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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article d'Alain Massot, “Pour une école à temps partagé.” Un article publié dans la revue Possibles, vol. 20, no 2, printemps 1996, pp. 132-145. [Autorisation accordée par l'auteur le 9 novembre 2011 de diffuser cet article dans Les Classiques des sciences sociales.]

[132]

Alain MASSOT

sociologue et professeur retraité,
Département des fondements et pratiques en éducation, Université Laval

Pour une école
à temps partagé
.”

Un article publié dans la revue Possibles, vol. 20, no 2, printemps 1996, pp. 132-145.


Dans un texte datant de l'énoncé d'une politique en éducation des années 1977-1978 (livre vert, livre orange...), je soulevais la question suivante : « Pourquoi comprend-on fort bien la démobilisation d'un travailleur affecté à des tâches non signifiantes, alors qu'on reporte toujours au lendemain la signification du travail scolaire qui restera insignifiant pour la majorité des jeunes ? » [1] J'entrevoyais une réponse possible dans le sillage de la polyvalence et de la récurrence afin d'éviter d'une part l'exclusion, et d'autre part une réinsertion scolaire impossible. Un article de presse publié en 1983 contenait une sorte d'anticipation : « Et nous en sommes seulement à la montée de la troisième vague. Qu'en sera-t-il lorsqu'elle éclatera ? » [2]. Dix ans plus tard, l'impossible relation formation-emploi n'a fait qu'enfoncer le clou du décrochage et de l'exclusion [3]. La question se pose donc à nouveau dans le contexte des actuels états généraux avec un niveau d'urgence accru : Comment [133] répondre aux réclamations venant de tous les horizons tout en évitant « le syndrome de Babel » dans un monde en perte de travail et en quête de sens ? Travaillant aujourd'hui sous la contrainte de faire plus avec moins, légitimée de surcroît par le nouveau concept suspect de « qualité totale » qui commence à envahir le monde de l'éducation, la Commission des états généraux est aux prises avec cette « dynamique malsaine qui anime le réseau ». Quête de sens, quête de travail dont l'absence-panique force la réflexion sur le plan de principes susceptibles d'établir des balises pour définir les politiques de l'instruction et de l'éducation. Dans cet esprit, j'avancerai quelques repères issus d'une tradition qui remonte en fait à Condorcet, le véritable fondateur des systèmes scolaires des sociétés modernes, bien qu'il soit inconnu dans les facultés des sciences de l'éducation. Enfin, j'avancerai un principe supplémentaire axé sur des problèmes qui surgissent d'une structure historique nouvelle et irréversible relevant de la métamorphose du travail.


Instruction et éducation

L'instruction publique est une condition de la naissance du citoyen éclairé, une condition intrinsèque de la liberté ainsi qu'une condition de l'expression d'un souci humaniste. Savoir, droit et liberté, telles sont les finalités constitutives de l'instruction publique. Cette synthèse que Condorcet opère fait de lui le premier et le plus moderne des penseurs des systèmes d'enseignement. Il relègue définitivement au passé le régime du despotisme éclairé et la monopolisation de l'instruction dans le préceptorat : « Trois grands apprentissages complémentaires unifient les thèses des Cinq Mémoires sur l'instruction publique : 1- L'apprentissage des savoirs élémentaires au sein d'une histoire générale de la raison humaine : c'est l'exigence épistémologico-didactique... 2- L'apprentissage de la citoyenneté éclairée et des droits de l'homme : c'est l'instruction civique... 3- L'apprentissage du sentiment [134] d'humanité... qui ouvre chaque élève à l'universalité éthique de l'humanité, présupposée par l'affirmation de la prééminence des droits de l'homme » [4]. Si cette articulation renvoie au modèle antique, elle en diffère néanmoins sur deux plans, par la constitution d'un savoir raisonné issu de la science classique et par l'accessibilité à ce savoir grâce au livre.

L'éducation est un concept plus englobant. Pour Condorcet, elle « ne se borne pas à l'instruction positive, à l'enseignement des vérités de fait et de calcul, mais elle embrasse toutes les opinions politiques, morales ou religieuses. Or, la liberté de ces opinions ne serait plus qu'illusoire, si la société s'emparait des générations naissantes pour leur dicter ce qu'elles doivent croire » (Premier mémoire, p. 85). S'il importe de limiter l'ambition du politique à vouloir endoctriner, les enfants ne seraient-ils pas alors les victimes de l'endoctrinement des familles ? Le risque d'endoctrinement de l'État est plus grand que celui de l'endoctrinement des familles, répond Condorcet, dans la mesure où ces opinions n'étant pas universelles, les enfants peuvent s'en défier par une « sage instruction ». C'est donc à l'école publique qu'échoit le devoir d'instruire, et à la famille d'éduquer. Condorcet cherche à articuler d'une façon non contradictoire ces deux versants de la formation.


Un principe juridique

L'égalité des chances représente un principe classique malgré la confusion qu'il engendre. Au-delà d'une vision égalitariste simpliste d'équilibre statistique (de l'ordre du 50/50), d'une vision égalitariste absurde du cent pour cent ou du zéro pour cent (de l'ordre : tous à l'université ou bien fermons les universités) et du volontarisme de la « discrimination [135] positive » (de l'ordre du deux pour un), l'égalité des chances se présente d'abord et avant tout comme principe juridique. Il s'apprécie au fait que l'école est universelle, gratuite, publique et mixte, mais il ne peut pas garantir l'égalité des connaissances. Il a pour finalité première de combattre les différences de connaissances qui créent une relation de dépendance. Exemple : un analphabète se trouve irrémédiablement dans une situation de dépendance, ce qui coûtera néanmoins beaucoup moins cher à l'État qu'un chômeur détenteur d'un DEC professionnel. L'universalité scolaire concomitante à la disparition des privilèges scolaires au sens juridique n'a pas pour seul effet d'engendrer l'égalité, étant donné qu'il y aura toujours des savants et des non-savants ; on ne voit pas au nom de quel principe supérieur il faudrait décapiter les premiers pour rétablir une certaine idée de l'égalité. Qui a déjà souffert de ne pas recevoir le prix Nobel ? Ce principe d'égalité des chances exige de tenir compte des effets non voulus du système qui peuvent engendrer le mal tout en recherchant le bien. Enfin, il faut rappeler que la démocratisation scolaire, bien que nécessaire, n'est pas une condition suffisante garantissant une meilleure redistribution des richesses. En somme, l'éducation ne représente pas la panacée assurant une plus grande justice sociale. En conséquence, il faut délester l'école de cette mission impossible. Voilà l'esquisse d'une argumentation pour centrer la fonction première de l'école sur l'enseignement des connaissances qui permettent d'échapper à une relation de dépendance.


Le curriculum

Un autre principe a trait au curriculum, c'est-à-dire aux matières obligatoires. Il faut répondre à la question : « Que doit-on enseigner à l'école parmi toutes les connaissances et habiletés possibles justifiables d'un enseignement formel ? » La réponse découle en partie du principe précédent au sens où il [136] faut privilégier les connaissances qui soustraient la personne à une relation de dépendance par opposition à celles qui maintiennent ou qui créent une telle relation. Au cœur de ce savoir se trouvent la littérature (maîtrise de la langue), la philosophie (maîtrise de la raison) et les sciences (maîtrise de la raison scientifique). Ce savoir de base devrait inclure la pensée juridique, tout au moins sous ses formes positives, pense déjà Condorcet : « L'instruction vise à combattre l'ignorance des citoyens et particulièrement l'ignorance juridique ». [5] La méconnaissance de cette pensée place en effet la plupart des gens dans la plus grande dépendance au sein des sociétés modernes qui se judiciarisent de part en part. « C'est l'ignorance de ses droits qui a retenu si longtemps l'homme dans les fers... le défaut d'instruction sur ses intérêts politiques peut le replonger une seconde fois dans l'esclavage » [6].

Ce savoir obligatoire doit s'éloigner des impératifs de la raison technicienne et productiviste. L'enseignement technique est même pense comme enseignement général : « Éclairer avant d'appliquer ou de manipuler, exercer sa raison en toutes circonstances avant de songer à l'efficacité... Aussi l'obsession de l'utilité immédiate est-elle une très mauvaise politique ; elle mutile les esprits en les rendant incapables de maîtriser leurs propres techniques ». [7]

En corollaire, les connaissances scolaires qui établissent une relation de dépendance, comme toutes celles imprégnées d'affectivité ésotérique ou mystique, ou encore celles qui versent dans le dogmatisme politique ou religieux, sont à exclure du curriculum obligatoire. « Il existe des savoirs clos, qui enferment un homme dans le cercle étroit des utilités immédiates, par exemple les savoir-faire empiriques qui transmettent des recettes. D'autres s'appuient sur une [37] révélation, un "crois-moi sur parole" : les modèles cléricaux, paralysants et inégalitaires, font obstacle à l'autonomie de la raison. D'autres enfin proposent ouvertement la manipulation, ce sont les vieilles techniques rhétoriques et sophistiques auxquelles les modernes "techniques de communications" n'ont rien à envier ». [8]

Faut-il tout enseigner ? Voilà le piège dans lequel risque de tomber toute commission d'états généraux si elle succombe à la tentation de répondre à l'ensemble des réclamations qui se traduisent nécessairement par une augmentation du temps scolaire. C'est le problème de la quadrature du cercle. Il faut donc trouver un principe discriminatoire entre ce qui est justifiable d'un enseignement formel et ce qui ne l'est pas. La difficulté consiste à établir « la proportion entre, d'une part l'idéal d'un savoir minimum satisfaisant à l'ensemble des exigences, et de l'autre, l'extension réelle des connaissances à un moment donné » [9]. Bien que la proportion entre l'essentiel et le superflu ne soit pas immuable, il est facile de comprendre l'inégale dépendance d'un sujet analphabète et d'un chercheur ratant une subvention. Le principe d'« utilité marginale »s'applique à cette démarcation. Cette argumentation concernant le curriculum commande aussi à l'école de prendre en charge en priorité ce qu'aucune autre institution sociale ne peut assumer adéquatement.


Neutralité et pratiques religieuses

Le principe de la neutralité dépend largement des deux précédents ; il concerne la religion et les pratiques qui lui sont liées. Dans la mesure où l'obligation scolaire est fondée historiquement, l'école se d'être neutre au sens du caractère mixte de l'école qui est aujourd'hui parfaitement accepté sur le plan [138] normatif. L'évolution structurelle des sociétés modernes, gouvernées par le principe d'égalité ou de justice sociale, conduit à la laïcité de l'école. Ainsi raisonne Condorcet : si l'éducation s'étendait aux opinions religieuses, il faudrait « établir autant d'éducations différentes qu'il y aurait de religions anciennes ou nouvelles professées sur son territoire ; ou bien elle obligerait les citoyens de diverses croyances, soit d'adopter la même pour leurs enfants, soit de se borner à choisir entre le petit nombre qu'il serait convenu d'encourager » (Premier mémoire, p. 87). Les opinions religieuses qui doivent être le choix d'une conscience indépendante ne peuvent appartenir au domaine de l'instruction. Il en est de la religion comme de la tenue vestimentaire. Faut-il rappeler que l'uniforme scolaire découle de l'universalité scolaire afin d'effacer les marques les plus ostentatoires de distinction de classe sociale ? Il est vrai qu'aujourd'hui le port du jean et du tee-shirt domine le code vestimentaire et rend plus ou moins désuète l'impérative règle de l'uniforme. Plus fondamentalement, le procès de l'école confessionnelle au Québec constitue une sorte de non-lieu si l'on prend en compte des pratiques religieuses des jeunes qui correspondent pour une large part à une situation de laïcité de facto. La question du pluralisme religieux à l'école se tranche facilement sur le plan logique : il faut interdire le port d'une croix ou d'une médaille au cou si ceux qui ne la portent pas sont éliminés d'une manière ostentatoire ou non.

Malheureusement, l'histoire ne se conforme pas à la logique formelle. Plus globalement, il s'agit de savoir combien de vies avons-nous afin de pouvoir concéder à l'autre le droit d« atteindre le ciel à sa manière » (cité par Habermas). Mais cela ne concerne en rien le curriculum imposé à tous les élèves. « On ne peut vouloir instruire et convertir à la fois »[10]

[139]

Culture et utopie

Ce principe concerne la langue, l'histoire et l'identité. Il s'inscrit à la suite des principes précédents. L'école fait face à un contexte socio-historique de plus en plus multiethnique. Assumer cette ouverture multiethnique ressemble jusqu'à un certain point au problème de la mutation des écoles lors de l'intégration des garçons et des filles dans une même institution. J'utilise ici la catégorie sexuelle en tant que fait sociologique et non pas biologique. Cette intégration n'a jamais altéré l'identité sexuelle des femmes et des hommes tant il y a autre chose que l'école dans la vie. il faut donc se demander ce que les élèves apprennent en commun indépendamment de leur appartenance sexuelle. Au risque de forcer le paradoxe, je dirais que l'école se doit d'être a-ethnique au sens où l'on peut dire aujourd'hui qu'elle est non sexiste. J'insiste sur le fait que je ne traite que de la fonction et du curriculum obligatoire de l'école. Mais en forçant le paradoxe, ne risque-t-on pas de tomber dans un autre paradoxe ? S'il est possible de concevoir une école a-ethnique de la même façon qu'elle se veut non sexiste, peut-elle être a-culturelle ? Paradoxe contre paradoxe, l'école a-ethnique ne se comprend qu'en autant que les conditions d'une identité collective puissent être garanties. « Ne faut-il pas maîtriser la même langue et la même instruction élémentaire pour pouvoir argumenter et débattre ensemble ? » se demande Kintzler à la suite de Condorcet. [11] Cette question renvoie à une évidence que l'on a tendance à oublier trop souvent au nom d'un universalisme oecumenique naïf à la mode comme dans ces pièces de théâtre à quatre langues. « Comme si on pouvait réconcilier les langues », lance Baudrillard dans Le Syndrome de Babel !

Cette garantie passe par une langue maîtresse et par l'histoire. L'utopie du multilinguisme relève de l'ordre des illusions dites idéologiques. Mais [140] l'affirmation d'une langue officielle n'est absolument pas incompatible avec l'enseignement d'une, de deux ou de trois langues étrangères. Il importe de ne pas confondre un melting-pot unilingue qui est en train d'éclater aux États-Unis (à preuve, les diverses législations adoptées concernant l'anglais comme langue officielle) et un melting-pot multilingue qui ne saurait être ni multilingue ni un melting-pot.

Ces principes issus de Condorcet devraient encore pouvoir guider la réflexion sur le chambardement permanent des systèmes scolaires. Une conclusion de Kintzler mérite à cet égard une attention particulière lorsqu'elle souligne l'absence de toute intégration sociale possible pour ceux dont « on s'est donné le droit de ne pas les instruire... et de les rendre inégaux aux autres... sous prétexte de "respecter leur culture" ». Cette conclusion revêt un caractère d'une actualité étonnante lorsque l'on sait qu'elle était acquise pour Condorcet dans la tourmente de la révolution de 1789.


Pour l'école à temps partagé

Le dernier principe veut établir la fin de l'école à temps plein que l'on pourrait nommer d'une manière positive l'école à temps partagé. Soulignons d'abord l'immense paradoxe entre la pression pour augmenter le contenu du curriculum - et donc le temps scolaire - et le temps de travail possible qui se rétrécit jusqu'à saper la valeur même du travail. « Tous les défauts de notre organisation du temps sont inscrits dans le temps scolaire, sous leur forme pure. De quatre à dix-huit ans, l'enfant consacre le plus clair de son temps à étudier. La semaine scolaire, c'est déjà les quarante heures. La vraie vie est déjà ailleurs » (La révolution du temps choisi). Ce profond hiatus ne peut pas ne pas avoir d'effet sur l'école dont l'abandon scolaire serait le symptôme objectif le plus flagrant. Il faut même se demander si les jeunes ne seraient pas les cobayes d'une société [141] en mal de travail. Ce dernier principe suppose donc un double mouvement : le resserrement de la définition du curriculum obligatoire et l'ouverture d'un curriculum optionnel selon les dispositions et les choix de chaque élève. Ce curriculum optionnel et encadré occuperait la seconde partie de la journée scolaire. L'application de ce principe mériterait un long développement, mais on peut l'illustrer ainsi : si l'éducation physique fait partie du curriculum obligatoire, les « cours » de bicyclette (qu'il vaudrait mieux nommer « cyclisme de fin de semaine ») devraient appartenir au curriculum facultatif. De même, si le solfège est obligatoire, l'expression musicale devrait se tenir dans le cadre des activités facultatives. On pourrait établir un rapport semblable entre différentes matières, comme la biologie et la cuisine, par exemple. En bref, il s'agit de décharger la mission obligatoire de l'école de la part du curriculum qui comporte une dimension liée aux dispositions et aux goûts personnels. Cette division des exigences scolaires se trouve parfaitement exposée chez Condorcet : instruction commune, études relatives aux diverses professions et connaissances fondamentales relatives aux diverses professions (cf. Premier mémoire).


Diverses modalités de ce principe

Des écoles à temps partagé existent depuis longtemps dans divers pays. En réalité, il ne s'agit pas d'un principe nouveau. Par contre, sa généralisation à l'ensemble d'un réseau scolaire l'est. Les écoles spécialisées à mi-temps (sport, musique, arts visuels) en constituent une application sectorielle originale. La ville d'Épinal a décidé récemment de s'inspirer du modèle allemand : le matin est consacré à l'enseignement théorique et l'après-midi aux activités sportives et créatives.

Rien n'est plus irritant que de tenter des expériences scolaires. Mais il peut être encore plus grave de ne rien faire devant la faillite des systèmes scolaires. [142] Entre ces deux risques, il conviendrait de prendre le moindre et d'en limiter l'expérience en temps et localités avant d'envisager son extension générale à l'ensemble du réseau scolaire.

On le remarque, cette discussion ne renvoie ni à l'esprit nostalgique des anciens dont fait partie Alan Bloom, ni à l'idéologie de la fin de l'école qui a fait tant de ravages en laissant le champ libre aux industries culturelles. Celles-ci se sont engouffrées dans la sphère publique de l'instruction par le biais d'une « didactique pepsi-cola », comme si elles ne disposaient pas suffisamment du temps social des réseaux télévisuels. Si la pensée classique demeure une référence incontournable, il est inexact de prétendre qu'elle constitue l'horizon indépassable. La pensée critique moderne est largement court-circuitée par le savoir scolaire et académique. Il ne s'agit pas non plus d'une révolution scolaire à la Mao établissant la domination totalitaire du politique sur l'instruction et l'éducation, pas plus qu'il ne s'agit de verser dans le relativisme sceptique pour lequel tout est égal à tout.


Critique du pédagogisme

Le pédagogisme pourrait être défini comme la recherche des conditions de la réussite sans effort : « Afin de combattre les inégalités scolaires, l'enseignement ne devra plus chercher en premier lieu à communiquer à l'élève un savoir, son rôle consistera désormais plutôt à lui "apprendre à apprendre" ou mieux à imaginer et à animer des "activités d'éveil" ». [12]

C'est bien là l'idée du rapport Gros-Bourdieu remis au Président de la République : ôtons les examens, il n'y aura plus ni décrochage, ni échec scolaire.

À ce point, il importe de revenir un instant sur quelques leçons que nous offre la sociologie de [143] l'éducation, pourvu que l'on veuille bien se débarrasser de ces a priori clandestins qui minent la discipline. Or, quelles sont les causes de l'inégalité des chances en éducation ? Si l'on fait abstraction du discours volontariste et clientéliste, donc simplificateur, voire dogmatique, l'ensemble des travaux sociologiques sur la question établit deux processus essentiels à l'oeuvre dans la génération des inégalités scolaires que sont les relations entre la réussite scolaire et l'origine scolaire d'une part, et l'orientation inégale à réussite égale d'autre part. Il faut insister sur le fait que le deuxième processus a des effets exponentiels alors que le premier processus tend à se dissiper au cours des cheminements scolaires. Quelles conclusions peut-on en tirer sur le plan pédagogique ?

Il importe d'établir en premier lieu que la dynamique entre la pédagogie et les inégalités se pose différemment selon le niveau scolaire considéré. Si les réformes pédagogiques (pédagogie compensatoire, conscientisante, de rattrapage, etc.) peuvent avoir un effet réel sur les inégalités scolaires au début du cursus scolaire, leur pertinence et leur efficacité diminuent par la suite puisqu'elles ne visent que le premier des deux processus.

Aux niveaux secondaire et collégial, les logiques de situation qui obligent à des choix irréversibles entre des filières longues et courtes, générales et professionnelles, etc., prennent une valeur stratégique en fonction de l'origine sociale des élèves, si bien que la substitution de choix qui engagent l'avenir par des choix moins contraignants minimiserait les effets sociaux de l'orientation scolaire. Un système de bourses axé sur la réussite scolaire en fonction de l'origine sociale peut contribuer à compenser les coûts pesant sur les élèves de milieux défavorisés.

Au niveau universitaire, une politique d'égalité des chances repose principalement sur le renforcement de la relation entre les cheminements scolaires [144] et les résultats scolaires. Cette conclusion qui est valable pour l'ensemble du système scolaire s'applique encore davantage au niveau universitaire. Elle conduit « à réaffirmer l'idée simple que l'école a une fonction primordiale d'apprentissage, qu'elle est un lieu où sont enseignés des savoirs et des savoir-faire, qu'elle ne peut fonctionner de manière satisfaisante que si les travaux d'apprentissage y sont contrôlés de manière fiable et si le devenir de l'enfant dans le système scolaire est directement dépendant de ses performances » [13]. Toute politique d'égalité passant outre à la relation entre les résultats et les cheminements scolaires conduirait à renforcer les inégalités.

Le droit de réussite semble avoir supplanté le devoir d'assiduité aux études. Le pédagogisme ne viserait qu'à camoufler ce débalancement en faveur du droit de réussite. L'institution se doit de garantir la réussite sans effort. Il y a des causes générales à cet état de fait dont l'analyse sort du cadre restreint de cet article.

Une autre conclusion de Kintzler mérite une attention particulière : « Avec Condorcet, on est loin des interrogations futiles et des états d'âme sur la relation entre enseignant et enseigné, sur le bien-être et le mal-être des élèves, sur leur degré de vivacité ou sur "l'animation" qui règne dans l'école. Il convient de mettre les choses à leur place. L'interrogation première consiste à se demander ce qu'il convient d'apprendre à un futur citoyen, ou tout simplement à un homme, pour qu'il puisse être en mesure de jouir de ses droits et d'honorer ses devoirs sans avoir constamment besoin de la tutelle directe d'autrui. On n'entre pas dans la salle de classe pour y faire une expérience de relation humaine, mais pour y acquérir quelque chose dont on a besoin comme homme et comme citoyen, et qu'il n'est pas possible d'acquérir autrement ». « L'instruction est la condition philosophique de la formation d'un sujet politique autonome » [14].

[145]

Condorcet, le premier penseur de nos systèmes scolaires modernes, est d'une lecture primordiale pour tous ceux que la chose scolaire intéresse. Son nom pourrait orner le fronton d'une des nombreuses facultés de sciences de l'éducation, à l'intérieur desquelles de nombreux « spécialistes » s'interrogent sur les contenus et les modalités de l'instruction pour l'avenir. Condorcet apporte des réponses éclairées à ces questions qui traitent des conditions de la naissance du citoyen.

Les états généraux sur l'éducation sont mobilisés par deux défis deucalioniens qui relèvent de la résolution de la quadrature du cercle et de la construction de la tour de Babel ; une société ne saurait se fonder sur de telles lubies.



[1] A. Massot, « Innover au passé », POSSIBLES, vol. 3, no 3-4, printemps-été 1979, p. 111 à 118.

[2] A. Massot, « Attendre de Québec un tête-à-queue contrôlé », Le Devoir, 19 octobre 1983.

[3] D. Germain et A. Massot, « Éducation et travail : des droits sociaux en instance de divorce », La Revue de carriérologie, automne 1994, vol. 5, no 4, p. 127-147.

[4] C. Kintzler (en coll. avec C. Coutel), Introduction et Notes in Condorcet, Cinq mémoires sur l'instruction publique, Paris, Flammarion, 1994, p. 11-12. [Livre disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

[5] C. Kintzler, op. cit., p. 16.

[6] Idem, p. 14.

[7] Ibidem, p. 25.

[8] Ibidem, p. 23-24.

[9] Ibidem, p. 26.

[10] Ibidem, note p. 14.

[11] Ibidem, p. 12.

[12] R. Boudon, « Les causes de l'inégalité des chances scolaires », Revue Commentaire, automne 1990, p. 541.

[13] Idem, p. 542.

[14] C. Kintzler, op. cit., p. 23.


Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mercredi 26 décembre 2012 16:49
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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