RECHERCHE SUR LE SITE

Références
bibliographiques
avec le catalogue


En plein texte
avec Google

Recherche avancée
 

Tous les ouvrages
numérisés de cette
bibliothèque sont
disponibles en trois
formats de fichiers :
Word (.doc),
PDF et RTF

Pour une liste
complète des auteurs
de la bibliothèque,
en fichier Excel,
cliquer ici.
 

Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Raymond MASSÉ, “Souffrance psychique et détresse existentielle: la question du sens de la détresse au défi des mesures épidémiologiques.” Un article publié dans Revue médicale suisse, no 4, 2008, pp. S26-S29. [Autorisation accordée par l'auteur le 19 mai 2015 de diffuser cette oeuvre dans Les Classiques des sciences sociales.]

[S26]

Raymond MASSÉ

Souffrance psychique et détresse existentielle :
la question du sens de la détresse
au défi des mesures épidémiologiques
.”

Un article publié dans Revue médicale suisse, no 4, 2008, pp. S26-S29.


Introduction
LES DANGERS D'UNE RÉIFICATION DU SENS DE LA SOUFFRANCE PSYCHIQUE
LES ÉCHELLES DE MESURE DE LA DÉTRESSE
DES GRILLES DIAGNOSTIQUES AUX ÉCHELLES DE MESURE DE LA DÉTRESSE PSYCHOLOGIQUE
DES MANIFESTATIONS ET SYMPTÔMES AUX IDIOMES DE DÉTRESSE
SOUFFRANCE SOCIALE ET DÉTRESSE EXISTENTIELLE
Bibliographie


INTRODUCTION

L’importance des grilles de catégorisation des formes et des modalités de la souffrance psychique s'est imposée à la fin du vingtième siècle. Face à l'éclectisme prévalant dans la définition des diagnostics au sein de la communauté psychiatrique internationale et en l'absence de critères fiables et largement reconnus, tant l'Association psychiatrique américaine (avec le Diagnostic and Statistical Manual, DSM) que l'Organisation mondiale de la santé (avec la Classification internationale de la maladie) entreprirent d'élaborer une nosographie psychiatrique qui repose sur des critères rigoureux, des mesures validées et des données épidémiologiques probantes. La troisième version du DSM marquera un tournant important en proposant une grille multiaxiale et une liste de critères diagnostiques définissant des catégories mutuellement exclusives de « désordres » psychiques. La quatrième version du DSM apportera des précisions à cette grille en se basant sur les recherches cliniques et épidémiologiques réalisées au cours des deux décennies précédentes.

Les contributions de ces avancées scientifiques au processus diagnostique, au traitement (en particulier par un meilleur arrimage entre diagnostic et médication) et aux enquêtes épidémiologiques sont indéniables. Toutefois, en dépit des raffinements apportés à cet exercice de catégorisation des formes de détresse psychique, plusieurs n'en ont pas moins soulevé tout un ensemble de réserves et de critiques, certaines relevant d'un braquage idéologique, d'autres soulevant des questions de fond. [1] Globalement, l'enjeu principal est, à notre avis, celui d'une disqualification de la compréhension du sens de la souffrance psychique en tant que souffrance sociale et existentielle. Le présent texte propose des pistes de recherche permettant une prise en considération de cette dimension du sens de la détresse et de la souffrance, en particulier dans les enquêtes épidémiologiques en population générale.

LES DANGERS D'UNE RÉIFICATION
DU SENS DE LA SOUFFRANCE PSYCHIQUE


Parmi les critiques fondamentales adressées à l'approche catégorielle, mentionnons celles qui déplorent une forme de réification du sens de la souffrance désormais confinée dans des catégories rigides qui inciteraient le chercheur à ne se préoccuper que des symptômes prédéfinis. Ce dernier se désintéresserait des interactions entre les symptômes tout autant que de la structure complexe des rapports entre des causalités multiples. [2] Les fondements sociaux, politiques et surtout culturels de la souffrance s'en trouveraient occultés. D'autres déplorent l'obsession de cette logique catégorielle dans son refus de considérer le problème de la comorbidité. L'exemple probablement le mieux documenté est celui des interactions entre diagnostics touchant la dépression et l'anxiété. Les recherches épidémiologiques et anthropologiques récentes portant sur les désordres affectifs en contexte transculturel [3] confirment l'association systématique des symptômes de dépression avec ceux de l'anxiété, des désordres maniaques, des troubles somatoformes et dissociatifs. Un groupe d'experts [4] en arrive à la conclusion que seulement une petite proportion des patients diagnostiqués dépressifs ou anxieux reçoivent les traitements appropriés pour leur condition. Globalement, d'autres déplorent que les nosographies psychiatriques confortent ainsi une psychiatrisation de la souffrance sociale. Dans un bilan récent, Horwitz et Wakefield [5] dénoncent les abus dans la médicalisation de la tristesse et du chagrin ramenés au rang de « désordres » de l'humeur alors qu'il s'agirait, fréquemment, de réactions normales aux difficultés de la vie. L'approche diagnostique biaiserait le jugement médical et augmenterait artificiellement le nombre de « cas » cliniques en élargissant abusivement le concept de maladie. En fait, la quatrième version du Diagnostic and Statistical Manual identifie une quantité toujours plus grande de « désordres » psychiatriques qui deviennent autant d'objets individualisés d'interventions cliniques. On entend alors par désordre « un syndrome ou un pattern comportemental ou psychologique significatif cliniquement et qui est associé, chez un individu, à une détresse (c'est-à-dire un symptôme douloureux) ou une invalidité (c'est-à-dire altération d'un ou plusieurs champs de fonctionnement) ou avec un risque significativement élevé de mort, d'invalidité ou de perte d'autonomie ».

Plus fondamentalement, pour certains [6], ces nosographies ne font que refléter des a priori ethnopsychologiques de la psychiatrie occidentale tels ceux de conception égocentrique du soi, obsession du contrôle de soi ou des oppositions corps-esprit, [S27] émotion-cognition, elles-mêmes en évolution. En fait, ces nosographies, en dépit de leurs prétentions à l'universalité, seraient des construits socioculturels profondément marqués par les cultures occidentales. Pourtant, les éditeurs du DSM ont démontré une certaine ouverture face à l'influence de la culture sur les définitions du normal et de l'anormal et sur les modalités d'expression (verbales, comportementales, cognitives, émotives) du mal-être psychologique. Cette ouverture s'est traduite par l'intégration de remarques soulignant des « traits culturels spécifiques » qui peuvent influer sur la manifestation des symptômes associés à certains désordres. Le but est alors d'éviter que ne soient considérées, par les cliniciens, comme désordres, des réponses culturellement acceptables à des événements (telle la perte d'un être cher) et comme psychopathologiques les variantes normales dans le comportement, les croyances ou l'expérience qui sont propres à la culture d'un individu. Toutefois, un bilan critique [7] des contributions des recherches menées par un task force on culture and diagnosis montre que les auteurs du DSM-IV n'ont démontré que très peu d'ouverture face à une prise en considération de l'influence de la culture sur les modalités d'expérience de la souffrance psychique et sociale.

Ces critiques adressées à l'approche diagnostique jettent un doute sur la validité et la pertinence de l'utilisation d'outils de mesure (tel le Diagnostic and Interview Schedule [8]) dérivés de cette logique catégorielle dans les enquêtes épidémiologiques, en particulier en population générale. Un consensus n'en émerge pas moins en épidémiologie socioculturelle [9] quant à l'importance, pour les responsables des politiques de santé mentale, de prendre en considération tout autant les données issues des enquêtes épidémiologiques classiques (indicateurs de prévalence, d'incidence, etc.) que celles découlant d'une analyse des conditions socio-économiques et de l'univers culturel dont lesquels émergent et sont vécus ces problèmes de santé. Un exemple intéressant en sont les travaux d'une équipe internationale [10] qui a proposé une méthodologie apte à prendre en considération les modèles explicatifs de la souffrance dans divers contextes culturels. Une autre avenue explorée au cours des trois dernières décennies est le recours à des échelles de mesure de la détresse.

LES ÉCHELLES DE MESURE DE LA DÉTRESSE

L'une des avenues de contournement suggérée par l'épidémiologie socioculturelle est le remplacement de la logique dichotomique déterminant la « présence » ou l'« absence » de tel désordre par le recours à une approche multidimensionnelle mesurant les niveaux de détresse à l'aide d'échelles de mesure [11] évaluant soit le niveau de « détresse psychologique », soit le niveau de « bien-être psychologique » des individus en population générale.

L'état de santé mentale d'une population ne se mesure plus seulement par le biais de la prévalence de divers « troubles » ou « désordres » mentaux, ou par le nombre d'individus suivis en psychiatrie, mais par leur niveau de détresse ressentie. Cette détresse déborde des simples inconforts émotionnels. Elle s'exprime sous trois grandes modalités. D'abord elle réfère à un « sentiment » de mal-être, une affliction qui peut prendre la forme de sentiments d'abandon, de désespoir, d'impuissance, de désarroi face aux aléas de la vie et aux infortunes. Cette première modalité peut être traduite par le concept de souffrance psychique référant à une expérience affective désagréable, ressentie comme une douleur psychique parfois tout aussi tangible que la douleur physique. Ensuite, la détresse est un vécu social ; elle est une « situation » de détresse marquée tantôt par l'isolement social, la pauvreté, le dénuement, la discrimination sociale, l'abandon ou le rejet. Enfin, la détresse réfère au concept plus englobant d'« être-au-monde », un rapport à soi et à l'environnement social modelé par ces sentiments et cette situation vécue. Ces trois dimensions de la détresse doivent être prises en compte dans les enquêtes épidémiologiques nationales (telles celles conduites au Canada, aux Etats-Unis ou en Suisse).

Les items intégrés dans ces échelles (et mesurés par le biais de la fréquence d'occurrence dans une période de temps de référence) sont généralement formulés à partir de « symptômes » observés chez des cas cliniques. Un score élevé obtenu à une échelle de détresse ou un score faible à une échelle de bien-être psychologique ne détermine pas un « diagnostic » psychiatrique. Il permet toutefois d'identifier, dans la population générale, des sous-groupes vulnérables, susceptibles de développer à moyen terme des désordres psychiatriques, de consulter des professionnels de la santé, de vivre des incapacités à remplir leurs rôles sociaux et professionnels ou de consommer des médicaments et des soins spécialisés. Ces échelles sont vues plutôt comme des sortes de « thermomètres » mesurant l'état de santé mentale des populations. Le concept de détresse psychologique s'est progressivement imposé pour désigner ces états de détresse non spécifique dont l'intensité est corrélée avec une faible estime de soi, le désespoir, la tristesse, l'anxiété et divers troubles cognitifs. [12] En se démarquant de la logique catégorielle (cas/non cas), ces échelles expriment un continuum de détresse et démontrent une plus grande sensibilité aux diverses manifestations de la souffrance psychique.

DES GRILLES DIAGNOSTIQUES AUX ÉCHELLES
DE MESURE DE LA DÉTRESSE PSYCHOLOGIQUE


La plupart de ces échelles reproduisent toutefois trois des biais généralement associés aux outils diagnostiques. Le premier est l'usage d'items découlant de symptômes observés dans des populations cliniques, présumant ainsi que les modalités d'expérience de la souffrance psychique sont les mêmes tant pour les formes sévères que légères de détresse. Le second biais est que très peu de ces outils reposent sur une banque de symptômes construite à partir du vécu d'épisode de détresse dans une population générale, symptômes qui traduiraient ainsi les manifestations de la détresse significatives pour une culture donnée, à une époque donnée. Enfin, troisièmement, elles postulent que ces symptômes sont invariables d'une culture à l'autre et d'un sous-groupe ethnique à l'autre à l'intérieur d'une même société. Si les biais associés à la logique empiriste et catégorielle des diagnostics sont évités, ces échelles ne réussissent que partiellement à saisir le sens profond de la souffrance psychique en fonction des contextes sociaux et culturels.

[S28]

Pour éviter les pièges inhérents à ces prétentions universalistes et aux biais cliniques, nous avons déjà proposé une démarche méthodologique visant à identifier, à l'intérieur d'un groupe ethnique donné (par exemple, les Québécois francophones), les principales manifestations culturellement acceptées de détresse ou de bien-être psychologique. Deux échelles de mesure de la détresse puis du bien-être psychologique ont été élaborées à partir d'une banque de manifestations de détresse et de signes de bien-être, construites à partir de l'analyse de contenu d'un échantillon aléatoire de récits d'épisodes vécus. La performance de ces outils a conduit à leur utilisation dans des enquêtes épidémiologiques québécoises [13] et canadiennes [14] démontrant la possibilité d'élaborer des outils de mesure de la détresse et de la souffrance psychique valides et de là, la possible complémentarité entre des méthodes qualitatives et quantitatives.

DES MANIFESTATIONS ET SYMPTÔMES
AUX IDIOMES DE DÉTRESSE


La question de l'ancrage de cette souffrance dans un environnement social et culturel qui donne sens aux manifestations et aux symptômes ne s'en trouve toutefois pas épuisée. La culture joue en fait un triple rôle. Elle définit d'abord les balises définissant le normal et l'anormal, l'acceptable et l'intolérable tant dans les comportements que dans les représentations sociales de la souffrance. Elle propose ensuite un ensemble de signes et d'idiomes permettant aux individus de reconnaître et d'exprimer leur souffrance à travers des codes reconnus par les membres d'une culture donnée. Enfin, elle structure ce vocabulaire culturellement déterminé dans un « langage » de la détresse. Une première position épistémologique qui devait servir de fondement à toute recherche sur la souffrance psychique est alors de dépasser les logiques visant à découper les « désordres » mentaux en entités catégorielles réifiées pour analyser les idiomes à travers lesquels, les Suisses par exemple, expérimentent la souffrance mentale dans leur corps et leur esprit et l'expriment à l'entourage.

Nous pouvons définir les idiomes de détresse comme des moyens ou des canaux culturellement reconnus de communication, par lesquels les membres d'un groupe ethnoculturel expérimentent, interprètent et communiquent leur expérience de la souffrance. Ces idiomes culturellement appropriés d'expression de la détresse peuvent être somatiques, affectifs, cognitifs ou comportementaux. Dans le contexte québécois francophone, nous avons pu identifier [15] [16] comme fondement d'un langage de la détresse, la démoralisation, l'angoisse, le stress, l'autodévalorisation et la somatisation comme des idiomes de détresse évoluant autour de deux idiomes centraux que sont la propension au « retrait social » et la tendance au « repli sur soi ». Ici, une culture fortement influencée par l'individualité, l'autonomie et la responsabilisation individuelle a favorisé, chez les individus vivant une souffrance psychique, le développement d'un langage de la détresse centré sur le repli sur soi, le retrait des activités sociales que l'on ne se sent plus en mesure d'assumer et un profond sentiment de culpabilité et d'incompétence personnelle. Dans le contexte des Antilles françaises contemporaines, caractérisé par un environnement culturel façonné par le passé esclavagiste et la désappropriation colonialiste des leviers de décision économique et politique [17], le « langage créole » [18] de la détresse se structure autour : a) d'idiomes d'expression tels les bouffées de violence, les décompensations publiques, les délires de persécution ou les hallucinations auditives et b) d'idiomes créoles d'explication causale marqués par le fond magico-religieux tels le « quimbois » (attaque de sorcellerie), la « jalousie » (envie du statut social de l'autre) ou de la « déveine » (propension à attribuer à des malveillances maléfiques la répétition d'infortunes diverses).

Ces idiomes ne doivent pas être assimilés à des entités elles-mêmes réifiées, fixes, données une fois pour toutes. Le chercheur doit les concevoir comme des « formes culturelles » qui condensent une série de signes dans certains canaux privilégiés de communication et qui transforment l'expérience de la souffrance en abstractions, tout en rendant possible la communication et en structurant l'inter-subjectivité [19]. Ces idiomes se « cristallisent à partir de la dynamique dialectique entre l'expérience corporelle et les catégories culturelles, entre l'expérience et le sens ». [20] Loin d'être assimilables à des structures inconscientes statiques, ils agissent comme des modèles génératifs de sens et comme des pratiques formatives d'interprétation qui font office de forces médiatrices entre les mondes de l'expérience vécue et de la représentation. La construction du sens de la détresse est alors indissociable de l'expérience vécue. Une anthropologie sémiotique de la détresse est indissociable d'une phénoménologie du vécu. Les récits d'épisodes de détresse sont ainsi des spécimens de l'ensemble des discours que les membres du groupe peuvent élaborer pour expérimenter, communiquer et expliquer leur souffrance. C'est donc à l'intersection de ces matrices de signes, d'étiquettes et de causes culturellement significatives, mais aussi de ces idiomes d'expression, d'identification et d'explication qui les canalisent, que se construit le langage de la détresse dans une culture donnée.

La souffrance psychique ne peut être assimilée à une construction culturelle : en fait la souffrance ressentie par le dépressif, l'anxieux, l'angoissé ou le maniacodépressif est belle et bien réelle, tangible. Toutefois, le choix des modalités d'expression, de communication et d'explication de cette souffrance est profondément influencé par la culture qui offre un éventail culturellement significatif d'idiomes permettant à l'individu d'expérimenter et de communiquer sa souffrance et permettant à son entourage de décoder ces manifestations. Le défi pour les enquêtes épidémiologiques nationales consiste à disposer d'outils de mesure qui soient sensibles à ces langages de la détresse.

SOUFFRANCE SOCIALE
ET DÉTRESSE EXISTENTIELLE


Enfin, la détresse doit être considérée dans ses dimensions à la fois existentielle (interpersonnelle et intersubjective) et collective, comme une « souffrance sociale » qui exprime les formes d'incarnation de la misère humaine et qui donc ne peut être séparée de la violence politique et économique qui la génère. [21] Le défi de la mesure de la souffrance psychique passe par une ethno-épidémiologie critique qui n'établit plus de barrières rigides entre souffrance sociale et souffrance mentale, entre états psychiatriques [S29] pathologiques et conditions socio-économiques. Le bien-fondé de cette approche est évident dans le cas des formes de détresse générées par la torture, la répression politique, les génocides, le travail servile et l'extrême pauvreté. Mais la préoccupation pour les sources politiques et économiques de la souffrance doit être tout aussi présente dans le cas des modes plus subtils de pressions exercées sur le citoyen moderne. Regrouper des problèmes divers tels la toxicomanie, les suicides, les crises psychotiques, la dépression et la violence envers autrui sous l'étiquette de détresse psychologique ou de souffrance psychique permet de les appréhender non plus seulement comme des « états » médicaux, mais comme des manifestations d'une souffrance sociale partagée par les membres les plus vulnérables de la société. Une telle perspective permet de transcender le découpage disciplinaire qui compartimente les signes cliniques, des causes économiques et du contexte politique de la détresse. Elle permet de dépasser l'analyse des corrélations entre, d'un côté, la pauvreté, le stress ou l'isolement social comme facteurs de risque et, de l'autre côté, les pathologies mentales pour introduire un souci pour les modes d'articulation entre divers niveaux de causes trop souvent traités séparément et en dehors de tout recadrage historique. C'est une telle approche, arrimant analyse critique des causes et construction locale du sens de la maladie qui fut retenue par les auteurs du collectif sur la « souffrance sociale » [22] et qui visait à « détruire les vieilles dichotomies, par exemple, celles qui opposent les niveaux individuel et social d'analyse, les représentations et l'expérience, la souffrance de l'intervention ».

Nous comprenons alors mieux les raisons pour lesquelles nous devons nous intéresser à la détresse, même si elle ne conduit que dans un nombre restreint de cas à de véritables « désordres psychiatriques ». D'abord, sur un plan clinique, un niveau élevé de détresse constitue un signe prédicateur d'un possible basculement vers des désordres mentaux invalidants. On peut y voir un cri de détresse ou un appel à l'aide qui justifie des interventions préventives tant de la part des membres de l'entourage que de la part des autorités politiques et sanitaires. Ensuite, cette détresse justifie un souci humaniste pour les soins tout autant que pour toute autre forme de souffrance. Enfin, comme le rappellent Mirowsky et Ross [23], la distribution sociale de la détresse est un puissant révélateur des inégalités sociales et des rapports de pouvoir asymétriques. La détresse est à la fois une forme d'expression mais surtout le révélateur, d'une souffrance sociale qui appelle des mesures politiques et communautaires de soutien aux groupes vulnérables.



[1] Kirk S, H. Kutchins. Aimez-vous le DSM ? Le triomphe de la psychiatrie américaine. Le Plessis-Robinson, Institut pour le progrès de la connaissance. New York : Walter de Gruyter éditeur, 1998.

[2] Mirowski J, Ros CE. Psychiatric diagnostic as reified measurement, J. Health Soc Behav, 1989 ; 30 : l1-25.

[3] Kirmayer LJ. Cultural variations in the clinical presentation of depression and anxiety. Implications for diagnosis and treatment, J. Clin Psychiatry, 2001 ; 62 : 22-30.

[4] Ballenger JC, Davidson JRT, Lecrubier Y, et al. Consensus statement on transcultural issues in dépression and anxiety from the International Consensus Group on dépression and anxiety. J. Clin Psychiatry, 200l ; 62 (Suppl) : 47-55.

[5] Horwitz AV, Wakefield JC. The loss of sadness. How psychiatry transformed normal sorrow into depressive disorder. Oxford, New York : Oxford University Press, 2007.

[6] Gaines AD. Ethnopsychiatry : The cultural construction of professional and foek psychiatry. Albany NY : State University of New York Press, 1992.

[7] Kirmayer L. Culture in DSM-IV. Transcult Psychiatry, 1998 ; 35 : 1-3.

[8] The Computerized Diagnostic Interview Schedule (C DIS-IV), commercialisé par la Washington University School of Medicine.

[9] Trostle JA, Epidemiology and Culture. New York, Cambridge : University Press, 2005.

[10] Weiss MG. Cultural epidemiology : An introduction and overview, Anthropology and Medicine, 2001 ; 8 : 5-29.

[11] La revue internationale Social Indicators Research est consacrée aux débats scientifiques autour de telles échelles de mesure de la détresse, de la satisfaction face à la vie, de bien-être.

[12] Link B, Dohrenwend BR Formulation of hypothrses about the true prevalence of demoralization in the United States, In Dohrenwend BP, Gould MS, Link B, Neugebauer RWunsch-Hitzig R (eds.). Mental health in the United States : Epidemiologic estimates. NewYork : Praeger, 1980.

[13] Santé Québec. L'enquête de santé. Rapport final. Ministère de la santé. Québec, 1998.

[14] Santé Canada. Enquête sur la santé dans les collectivités canadiennes. Santé mentale et bien-être. Statistique Canada, 2005.

[15] Massé R. Qualitative and quantitative analysis of idioms of distress : Complementarity or incommensurability eth-nosemantic, content and confirmatory factor analyses. Qual. Health Res, 2000 ; 10 : 411-423.

[16] Massé R, Poulin C, Lambert J, Dassa C. Elaboration et validation d'un outil de mesure de la détresse psychologique au Québec. Can. J. Public Health, 1998 ; 89 : 183-189.

[17] Massé R. Pour une ethnoépidémiologie critique de la détresse psychologique à la Martinique. Sci. Soc. Santé, 2001 ; 19 : 45-73.

[18] Massé R. Détresse créole. Ethnoépidémiologie de la détresse psychologique à la Martinique. Québec : Presses de l'Université Laval, 2008.

[19] Massé R. Les conditions d'une anthropologie sémioti-que de la détresse psychologique. Recherche Sémiotique/Semiotic Inquiry, 1999 ; 19 : 39-62.

[20] Kleinman A. The illness narratives : Suffering healing and the human condition. NewYork : Basic Books, 1988 ; p. 14.

[21] Kleinman A. Writing at the margin. Discourse between anthropology and Medicine. Berkeley : University of California Press, 1995.

[22] Kleinman A, Das V, Lock M. Introduction 9-25 : in Social Suffering. Berkeley London : University of California Press, 1997.

[23] Mirowski J, Ross CE. Social causes of psychological distress (second edition). Hawthorne, NewYork : Aldine de Gruyter, 2003.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le vendredi 26 juin 2015 9:53
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



Saguenay - Lac-Saint-Jean, Québec
La vie des Classiques des sciences sociales
dans Facebook.
Membre Crossref