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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Raymond MASSÉ, “La santé publique comme projet politique et projet individuel.” Un chapitre publié dans l'ouvrage sous la direction de Bernard Hours, Systèmes et politiques de santé. De la santé publique à l'anthropologie. Chapitre 2, pp. 41-66. Paris : Les Éditions Karthala, 2001, 358 pp. Collection: Médecines du monde. [Autorisation accordée par l'auteur le 14 novembre 2008 de diffuser cette oeuvre dans Les Classiques des sciences sociales.]

Raymond MASSÉ

La santé publique
comme projet politique et projet individuel
”.

Un chapitre publié dans l'ouvrage sous la direction de Bernard Hours, Systèmes et politiques de santé. De la santé publique à l'anthropologie. Chapitre 2, pp. 41-66. Paris : Les Éditions Karthala, 2001, 358 pp. Collection : Médecines du monde.

Introduction
La santé (publique) comme projet de société et projet politique

Santé publique et État-providence
Santé publique et éthique sociale
L'impératif de gestion des coûts des systèmes de santé
La santé comme marqueur du développement social

La construction socioculturelle du blâme sanitaire

La santé comme lieu d'un discours moral sur les comportements à risque

Narcissisme, individualisme et post-moralisme : la santé comme projet de vie individuel
Santé publique : entreprise de contrôle social ou lieu d'expression d'une nouvelle liberté ?

Les résistances à l'entreprise normative et la "crise" de la santé publique
Limites du modèle de contrôle social

De quelles façons l'anthropologie de la santé est-elle interpellée par l'analyse des systèmes et politiques de santé publique ?
Conclusion : les implications de ce champ de recherche pour l'anthropologie de la santé
Références bibliographiques


INTRODUCTION

L'un des volets majeurs des politiques publiques de santé, en amont de la gestion de l'accessibilité aux soins, est celui des politiques de santé publique définies ici comme déterminant la nature, la portée, le financement et la gestion des interventions de prévention de la maladie et de promotion de la santé. Au-delà de la lutte contre la maladie, la santé publique propose un nouvel objectif sociétal, un nouvel idéal, un leitmotiv qui doit mobiliser les acteurs sociosanitaires autour d'une nouvelle finalité : la gestion rationnelle des risques. La réussite de cette mission passe par la mise sur pied de structures d'intervention responsables de la mise en oeuvre des programmes de prévention. Mais dans la mesure où cette « nouvelle santé publique » définit les comportements et les habitudes de vie qui sont prescrits ou proscrits, la réussite de sa mission dépendra largement de l'acceptation par la population de ce nouveau cadre normatif Afin de légitimer l'imposition de réglementations et de limitations à la liberté des citoyens, la nouvelle santé publique se muera en entreprise normative (Lupton 1994) qui, en parallèle avec la religion et la loi, définira le bien et le mal, le souhaitable et l'inavouable, les voies du salut sanitaire individuel et le sanctionnable. À l'ère de l'espérance de vie prolongée, les nouvelles maladies de civilisation (ex : cancer, troubles cardiaques, sida) ne sont plus des phénomènes naturels ou des punitions divines, mais plutôt des conséquences insécuriaantes, bien qu'évitables, d'une vie impure. Bref, « le recours constant à l'idée de la -maladie comme moyen d'aborder les problèmes sociaux ne représente en rien l'abandon d'un cadre moraliste au profit d'une vision objective, mais simplement une stratégie de rechange » (Zola 1977 : 48). La santé publique deviendra le promoteur d'une « nouvelle moralité » (Massé 1999).

En tant qu'entreprise normative, nouvelle moralité, voire en tant qu'entreprise d'acculturation des citoyens modernes à la culture sanitaire (le healthism défini par les anglo-saxons) la santé publique s'impose comme un objet de recherche anthropologique des plus pertinents. Ce nouveau champ d'analyse commande toutefois une évolution dans les champs traditionnels de l'anthropologie médicale. À une anthropologie de la maladie préoccupée par les représentations de la maladie, l'articulation entre les composantes naturelles et surnaturelles dans les modèles étiologiques populaires et l'efficacité, empirique ou symbolique, des thérapies traditionnelles, devra se greffer une anthropologie de la santé dédiée à l'étude de la construction socioculturelle du concept de santé, à l'analyse des fondements idéologiques de l'intervention des États modernes dans la gestion de l'exposition de leurs citoyens aux « facteurs de risque », mais surtout à l'analyse de l'ancrage de cette entreprise normative et d'acculturation qu'est la « médecine sociale et préventive » dans la nouvelle individualité postmoderne. Dans sa forme de plus en plus invasive, la nouvelle santé publique n'a pu se développer, croyons-nous, en tant que phénomène de civilisation, que sur un terrain propice. Le présent texte s'attardera à deux de ces conditions préalables : d'abord, le développement des politiques néolibérales dans des États-providence qui feront de la santé le lieu d'ancrage d'un projet politique et d'un projet de société ; ensuite, l'émergence d'un citoyen narcissique postmoderne tout entier dédié à une éthique du bien-être, vulnérable face au processus de construction socioculturelle du « blâme sanitaire » et qui fera de la promotion de sa santé et du salut sanitaire un projet individuel de vie. Il nous apparaît alors que le dilemme posé par le choix entre le respect de sacro-sainte autonomie du citoyen moderne et le contrôle de ses agirs liés à la santé devient le lieu de l'une des crises significatives des systèmes de santé, mais aussi le lieu d'une éventuelle résistance contre l'entreprise normative et moralisatrice.


La santé (publique) comme projet de société
et projet politique

Dès les XVIIIe et XIXe siècles, la santé publique apparaît comme un projet politique. Elle a pour mandat de protéger les populations contre les épidémies, mais aussi de garantir des conditions de vie minimales aux ouvriers des mines, des villes ouvrières de la révolution industrielle, des enfants et des pauvres. Après un intermède, au début du XXe siècle, au moment où les modèles environnementaux font place aux modèles épidémiologiques axés sur les maladies infectieuses et les agents pathogènes uniques, la santé publique revient, au gré du développement des économies néolibérales et des États-providence, à ses préoccupations premières quant aux impacts sanitaires de la pauvreté, des conditions de travail et des conditions de vie critiques. En substance, la santé publique réfère aux efforts communautaires organisés pour la prévention de la maladie et la promotion de la santé des groupes les plus vulnérables. Frenk souligne bien les enjeux politiques découlant de la santé publique lorsqu'il affirme : « Quoique leur finalité ultime soit associée avec le développement social et économique global, les interventions de santé possèdent aussi leur propre dynamique, du fait qu'elles contribuent au progrès général des nations. Parce qu'elle constitue un carrefour de divers enjeux, la santé permet à la population de donner un sens spécifique et quotidien aux objectifs de réduction des inégalités et de promotion du bien-être. C'est ainsi que, si elle respecte ses engagements, la santé publique s'épanouira » (Frenk 1993 : 488). La santé publique s'imposera comme projet de société et lieu de mobilisation politique. Cette vocation politique accordée au champ de la santé apparaît, paradoxalement, à une étape de l'évolution des civilisations ou la santé collective est à son plus haut niveau, mais où l'anxiété face au bien-être physique et mental est à son point culminant, phénomène que Barsky appelle le « paradoxe de la santé » (Barsky 1988). Comment alors expliquer les succès de la « nouvelle santé publique » ?

Santé publique et État-providence

Le développement de la nouvelle santé publique correspond, dans plusieurs pays occidentaux, aux mutations intellectuelles qui ont engendré l'État-providence. S'impose alors l'idée voulant que l'État se doit de garantir l'individu contre différents risques sociaux (maladie, vieillesse, chômage...) de même qu'une conception purement libérale de la responsabilité individuelle de ses agirs et de son devenir. La notion de « risque social » prendra alors la relève de la notion de « faute » promue par les Églises. Ce nouveau discours politique socialisant admettra qu'il existe des risques inhérents à la vie sociale et que l'individu ne peut être tenu seul responsable des risques auxquels il est exposé. Le citoyen a donc désormais un « droit à la réparation » qui prendra la forme d'un accès plus ou moins universel à des soins de santé. Ce droit à la prise en charge sociale des conséquences économiques de la maladie découlant de cette socialisation des risques (Ewald 1980) s'accompagnera toutefois d'une contrepartie obligée sous-forme d'un « devoir de protection »contre les facteurs pathogènes et un « devoir d'autogestion »des comportements à risque. La nouvelle santé publique, axée sur l'éducation à la prévention, la lutte aux comportements à risque et la promotion de saines habitudes de vie, recevra le mandat, dans plusieurs pays occidentaux, de faire la promotion de ce « devoir de gestion des risques à la santé ». La promotion du concept de « mode de vie sain » s'inscrit donc, comme le suggère O'Brien (1995) comme une condition du changement socio-politique vers le contrôle et la gestion des ressources de santé.

Santé publique et éthique sociale

La santé publique doit, dès lors, répondre d'une certaine éthique sociale qui, à l'image du rôle tenu par la bio-éthique dans le domaine des soins curatifs, devra « faire entendre un point de vue critique au moment des arbitrages entre la demande exprimée et les ressources mobilisées pour les soins de santé, de manière à éviter que les besoins de certaines catégories d'usagers soient systématiquement négligés, en raison de défaillances du marché ou de distorsions des processus politiques » (Forest 1999 : 39). La santé publique se verra investie du rôle de gardien d'un accès juste et égal aux soins de santé publique. De même, elle se devra de rappeler aux autorités que la maladie et le besoin de soins sont déterminés largement par des conditions et des habitudes de vie qui créent une exposition différentielle aux facteurs de risque. L'éthique sociale questionne, donc, non seulement l'allocation des ressources de soins, mais les facteurs sociaux, environnementaux, politiques, économiques qui, en amont, génèrent la maladie ou tout au moins y exposent les citoyens. Elle aura pour mandat de produire un point de vue critique lors de choix d'allocation de ressources qui impliquent non seulement les considérations utilitaristes, mais d'autres valeurs et principes tels la justice sociale, l'autonomie, l'égalité ou la bienveillance.

Tout système de santé est régi, ne serait-ce que de façon intuitive, par des principes qui répondent d'une certaine éthique sociale. Comme le rappelle Forest, « Pas de système de santé, quel qu'il soit, sans un principe interne de nature morale, sans une sorte de « règle de justice » au moins sommeillante, sans un ensemble de valeurs, même frustes et sans grande cohérence, auxquels on peut faire appel pour résoudre les difficultés imprévues ou les problèmes qui résistent aux solutions de routine » (Forest 1999 : 31). Dans le champ de la santé publique, cette éthique va donc bien au-delà de simples considérations de justice redistributive ou d'équité dans l'allocation des ressources de soins. Elle se préoccupe, en amont, de l'exposition différentielle des individus à diverses conditions ou habitudes de vie à risque. Ainsi, « d'un point de vue moral... une société qui « fabrique » des malades ne se rachète pas toujours en offrant des soins gratuits » (Forest 1999 : 39). Les États-providence endosseront cette responsabilité et la santé publique deviendra l'un des principaux champs d'action politique et le lieu d'un discours éthique sur la justice redistributive. La santé devient un bien, et un droit universel qui doit être protégé.

L'impératif de gestion des coûts des systèmes de santé

L'importance de la place tenue par la santé publique dans les systèmes de santé occidentaux s'expliquera aussi par la nécessité de contrôler les coûts des soins (et donc des comportements et habitudes de vie à risque), en particulier dans les systèmes étatisés offrant une couverture universelle des soins. L'un des lieux de la crise des systèmes de santé publique sera alors la tension qui se développera entre d'un côté, le discours moralisateur de la santé publique et l'agressivité qu'elle démontre dans son entreprise d'acculturation des populations aux valeurs liées à la prévention, et de l'autre côté, la soif de liberté d'action et la quête du bien-être personnel qui caractérise le citoyen moderne. Cette crise prendra d'autant plus d'importance que les États-providence seront confrontés, au début des années 80, à l'augmentation importante des coûts des services de santé curatifs. La prévention apparaîtra comme partie de la solution au contrôle des coûts. Au Québec, en particulier, les professionnels de la santé publique intégreront dans leur discours la notion de « rentabilité » à long terme des investissements en prévention et en promotion de la santé. Sera donc couplé au discours sur l'éthique sociale et sur une éthique du bien-être, un discours rationaliste sur les retombées économiques de la prévention. Une condition fondamentale permettant le développement de cette nouvelle santé publique sera donc la place centrale occupée par la rationalité politique des sociétés néolibérales (Gordon 1991), rationalité qui repose sur des principes tels que « l'individu est un agent atomisé et rationnel dont l'existence et les intérêts sont antérieurs à ceux de la société ; un scepticisme face aux capacité des autorités politiques à gouverner convenablement ; la planification et la vigilance comme régulateurs de l'activité économique, etc. » (Petersen et Lupton 1996 : 10).

La santé comme marqueur du développement social

Ainsi, dans la mesure où la société se responsabilise pour offrir un environnement physique mais aussi social sain, la santé est devenue éminemment un projet de société, voire un projet politique. La santé est le lieu d'expression du développement social et économique, un marqueur fondamental de la richesse et du développement des nations. Elle devient un lieu privilégié de lutte contre les inégalités sociales et de redistribution de la richesse, un levier du développement collectif autant que personnel. En fait, la santé publique se développe dans la mouvance d'un nouveau discours que Foucault (1984 : 274-75) fait remonter au XIXe siècle, et voulant que la maladie soit progressivement problématisée comme économique et politique qui appelle, dès lors, des mesures collectives de contrôle. Dans la mesure où sa promotion passe par l'imposition d'une discipline sociale et d'une nouvelle civilité, elle deviendra le lieu de « crises » politiques.


La construction socioculturelle
du blâme sanitaire

L'anthropologie a montré que, dans toutes les sociétés, la maladie est vécue comme une rupture de l'ordre moral. Etre un malade, ce n'est pas seulement être physiquement fragilisé, c'est aussi devenir suspect aux yeux de l'entourage. Suspect d'avoir enfreint certains tabous, suspect d'avoir fait un usage incontrôlé des forces maléfiques et des pouvoirs surnaturels, suspect d'être l'objet d'une attaque de sorcellerie en réaction à l'offensive de personnes à qui on a voulu du mal, suspect d'avoir enfreint les normes établies par la société. Le recours aux services des chamanes et autres formes de guérisseurs traditionnels, ou encore aux Églises nouvelles qui démonisent toutes les attaques de maladie, peut être vu comme permettant aux malades de se donner une nouvelle légitimité et de compenser les impacts fragilisants et déstabilisateurs de la culpabilité que leur feront porter les membres de la communauté.

Dans le monde moderne, les nouveaux péchés et tabous découlent en bonne partie de comportements jugés à risque pour la santé. Le tabou associé aux aliments a plus à voir avec la teneur en cholestérol qu'avec les liens symboliques de l'animal avec le clan ; le tabou sexuel ne réside plus dans l'origine sociale du partenaire mais dans le fait que la relation sexuelle sera ou non protégée. En fait, le projet politique et sociétal d'une population en santé passe par une construction socioculturelle du blâme qui sera porté sur l'individu qui présente des comportements sanitaires « irresponsables »mettant sa santé en péril. La santé publique, alors, jouera un rôle majeur dans l'entreprise de jugement moral sur les habitudes de vie. Dans un tel contexte, le suivi des prescriptions et proscriptions suggérées par la santé publique peut être considéré comme une nouvelle voie de relégitimation et de déculpabilisation face aux accrocs faits par le citoyen moderne à la gestion responsable de sa santé.

La santé comme lieu d'un discours moral
sur les comportements à risque

Le droit à la santé, valeur fondamentale reconnue aux masses des États-providence, est associé à un devoir individuel de la maximiser (Last 1992 : 1194). La santé publique compte alors sur la collaboration d'individus présentant un « soi civilisé », un soi qui reconnaît que certains comportements à risque menacent la stabilité de notre civilisation. Elle convaincra alors le citoyen que notre santé dépend de ce que nous faisons pour l'entretenir. Corrélativement, les problèmes de santé découlent de ce que nous n'avons pas eu la volonté de mettre en pratique. Il en résulte un discours moralisateur sur la pratique de comportements connus comme à risque. Intégré par l'individu moderne, ce discours se traduit par des sentiments de culpabilité et d'anxiété face à ses faiblesses. Il ressort, ainsi, des entrevues réalisées par Lupton et Chapman (1996) avec les Australiens, qu'un diagnostic de taux de cholestérol élevé est lourdement chargé de connotations morales. C'est le signe non seulement d'une absence de contrôle du citoyen sur lui-même, mais aussi le signe d'une pression indûment placée sur le système de soins à cause de comportements irresponsables. Foucault avait déjà proposé, dans Naissance de la clinique, que, dans les sociétés modernes, la santé remplaçait le salut comme attestation d'une existence vertueuse, que la santé représente l'ordre et la rectitude morale et que les comportements à risque représentent une menace à cet ordre moral.

Je crois que l'un des lieux importants des enjeux éthiques en santé publique est justement cette construction culturelle du blâme et des jugements moraux posés sur les comportements et les groupes « à risque » (Coughlin et Beauchamp 1996). En fait ce discours sur le blâme est aliénant dans la mesure où il masque l'entreprise normative et de contrôle social. Comme le mentionne Lupton, « la rhétorique du discours de la santé publique est telle que l'individu n'est pas conscient que le discours est axé sur la discipline ; la santé est considérée comme un droit universel, un bien fondamental et de là, les mesures prises pour protéger la santé doivent nécessairement être la préoccupation et le but de chaque individu. Les initiatives prises pour encourager l'individu à modifier ses comportements, à prendre conscience des risques apparaissent dès lors comme bienfaisantes » (Lupton 1994 : 32).

C'est par le biais de cette culpabilisation de la victime que la santé publique transfère les prescriptions de contrôle des comportements et habitudes de vie à l'individu qui s'auto-discipline et, parfois, devient un relais de l'autorité en tentant de discipliner les membres de son entourage. Une telle intériorisation des mécanismes de contrôle et de conformité aux normes, soutenue par les puissants instruments de mise en conformité et de construction de l'anxiété face au risque que sont les médias de masse, aboutit à une « microéthique de la honte » qui deviendrait une variante intériorisée libérale d'une macro-éthique de la peur à laquelle recourent les dictatures traditionnelles (Lecourt 1996 : 115). Dans les sociétés libérales, le contrôle social passe donc, selon Lecourt, par une honte intériorisée de ne pas être sain, énergique et productif, mais surtout une honte de ne pas avoir tout fait en son pouvoir pour maintenir sa santé (ibid., p. 115). Le lieu du pouvoir ne sera donc plus le système de santé publique, géré par un État tout-puissant, mais des « processus micropolitiques par lesquels les individus sont encouragés à se conformer aux règles morales de la société » (Petersen et Lupton 1996 : 14). Ce faisant, les rapports de pouvoir entre les professionnels et les institutions de santé publique et la population sont masqués : l'acculturation du citoyen à l'idéologie de la santé publique occulte les rapports de pouvoir qui marquent les rapports entre médecine sociale et préventive et citoyens.


Narcissisme, individualisme et post-moralisme :
la santé comme projet de vie individuel

Le développement de cette nouvelle santé publique fut facilité du fait qu'il a bénéficié d'un terrain rendu doublement fertile par l'individualisme post-moderne et le développement d'un ethos du bien-être. Dans le premier cas, la valorisation de la santé et du bien-être individuel et le repli narcissique ont fait des Occidentaux des êtres réceptifs aux messages visant le salut sanitaire (Lasch 1979). Ce terrain voit donc se développer une « culture éthique » caractérisée par un transfert des obligations supérieures envers Dieu vers la sphère humaine profane, obligations « métamorphosées en devoirs inconditionnels envers soi-même, envers les autres, envers la collectivité » (Lipovetsky 1992 : 14). Il en résulte, dans des sociétés que Lipovetsky qualifie de « post-moralistes », non pas l'abandon de toute éthique, mais l'émergence d'une éthique indolore qui répugne au devoir austère, couronne les droits individuels à l'autonomie, au désir, au bonheur, légitime le passage du bien au bien-être, et n'ordonne aucun sacrifice majeur qui ne rapporte directement à soi (ibid., p. 15). Dans un certain sens, la santé publique compose avec cet individualisme, y trouvant un terrain fertile et réceptif à ses messages d'auto-contrôle, à ses prescriptions et proscriptions visant le bien-être de chacun.

Quelles sont les caractéristiques de cet individualisme ? On le qualifie tantôt à partir du désengagement social du citoyen, tantôt par son engagement, mais pour des fins personnelles. Ainsi, prenant ses distances avec la lecture foucauldienne de la discipline, de la coercition et de la tyrannie exercées par les systèmes de santé sur l'individu, Lipovetsky (1983) invoquait dans L’ère du vide la survenue d'une « seconde révolution individualiste » issue d'un « procès de personnalisation » qui engendre une « personne » libérée et désengagée des structures rigides d'asservissement imposées par les institutions sociales, sanitaires, religieuses ou politiques, d'où le « vide » social qui la caractérise. Plus tard, Lipovetsky, précisant qu'il existe une grande différence entre le narcissisme et l'individualisme, soutiendra que le propre du narcissisme contemporain, c'est son activisme. L'individu postmoderne se prend en charge ; se construit dans le cadre d'une entreprise d'ego building. « On a affaire à un narcissisme prométhéen qui n'a plus rien à voir avec l'image du rêveur qu'est le Narcisse des poètes ou des littérateurs. Il ne faut donc pas réduire le narcissisme à un phénomène de privatisation. Derrière cette apparence s'exerce la volonté des individus qui cherchent à se réapproprier les choses pour ne pas les subir » (Lipbvetsky 1998 : 176). L'anthropologie, en fait, devrait peut-être voir dans l'attention consacrée à la santé et à la prévention de la maladie, non pas le signe d'un simple repli sur soi, sur des intérêts personnels, mais un exercice de réappropriation du destin, de contrôle sur les déterminismes biologiques et sociaux qui engendrent la maladie. Bref, une autre lecture de la santé publique pourrait être proposée : non plus comme normativisation imposée conduisant à l'aliénation du citoyen, mais, en mettant l'accent sur une dimension complémentaire, comme une stratégie de contrôle sur son destin, de participation sociale, d'implication dans une cause collective : une société en santé.

La santé publique se développerait alors dans le cadre de ce que Luc Ferry désigne comme un « humanisme transcendental » dans le cadre d'une sacralisation de l'humain qui suppose le passage d'une « transcendance verticale » (des entités extérieures et supérieures aux individus, situées pour ainsi dire en amont de lui) à une « transcendance horizontale » (celle des autres hommes par rapport à moi) » (Ferry 1996 : 123-124). Ce nouvel « homme-dieu » devient la nouvelle figure du sacré, la mesure de toute chose et surtout ce au nom de quoi il faut agir, transformer la société et le monde, changer le cours de l'histoire » (ibid. p. 97). C'est bel et bien à une telle entreprise de transformation du monde axée sur un humanisme transcendantal que s'attaque la nouvelle santé publique. Le fait que l'écologie et le spiritualisme (et ajouterais-je le healtism) occupent à peu près tout l'espace intellectuel de nos jours dans une époque désenchantée, (Ferry 1998 : 116), dans une société où les grandes réponses traditionnelles (religieuses, politiques, scientifiques) face à la question du sens de la vie sont dévalorisées, devrait devenir un objet de recherche central pour l'anthropologie.

Deux objets de recherche s'imposent ainsi à l'anthropologie de la santé. Le premier est la nature de ce nouvel individu postmoderne réceptif à la culture du « healthism » et à l'entreprise normative de la santé publique. Le second est le rôle de la santé publique comme acteur social qui alimente le processus d'acculturation de cet individu à l'ethos du bien-être, aux normes et aux valeurs promues par les systèmes de santé en sociétés libérales.


Santé publique : entreprise de contrôle social
ou lieu d'expression d'une nouvelle liberté ?

La tension vécue par ces citoyens postmodernes dans leur quête de bien-être immédiat, est le lieu d'une crise des systèmes de santé et d'un dilemme éthique, soit d'une crise des valeurs opposant autonomie individuelle et responsabilités face à la collectivité qui assume les coûts du « droit à la réparation » et la gestion des risques sociaux pour la santé. Coincés entre la pression normative de la santé publique et leur souhait de vivre librement, entre leur « devoir de gestion des risques » et le droit de décider ce qui est pertinent pour eux, ces citoyens sont l'objet d'un paternalisme de la part de la santé publique, paternalisme qui peut être défini comme « une interférence avec la liberté d'action de l'individu, justifiée par des raisons ayant trait à la sécurité, au bien, au bonheur, aux intérêts ou aux valeurs, bref au meilleur intérêt des personnes concernées » (Svensson et Sandlund 1990 : 275). La santé publique reconnaît, si l'on se fie aux propos des professionnels interviewés dans le cadre d'une enquête au Québec (Massé et al. 1999), que le succès de ses interventions repose sur certaines limites imposées à la liberté d'agir. Il existe toutefois un risque que cette passion pour le bien-être du plus grand nombre débouche sur ce que Tocqueville (1961) dans son étude sur la démocratie américaine appelait le « despotisme doux », soit un despotisme non plus militaire ou aristocratique, mais un despotisme consenti par un citoyen préoccupé par ses seuls intérêts individuels à un État qui reçoit le mandat de créer les conditions propices à l'atteinte du bien-être. La nouvelle santé publique répond en quelque sorte à un tel despotisme doux, qui commande moins qu'il ne réglemente mille détails de la vie quotidienne et fait imploser les normativités étrangères à celle, hégémonique, de l'opinion publique. Mill (1968), pour sa part, dans son apologie de l'utilitarisme, craint plus encore que ce despotisme doux d'un État contrôlant, le despotisme de la majorité qui peut se manifester au niveau du gouvernement mais aussi, et surtout, à travers une opinion publique imposant sa propre conception des vertus privées comme règles de conduite à ceux qui sont d'un autre avis. Mill se fait donc le défenseur de la liberté individuelle et critique fortement toute entrave à la liberté d'expression et à l'imposition du silence aux minorités par la majorité. Il anticipait, peut-être, les mises en garde de Freud à propos de la répression des pulsions primaires de l'individu, essentielle au développement de la civilisation, qui ne va toutefois pas sans générer des « malaises dans la civilisation »pouvant s'exprimer à travers des comportements névrotiques mais, éventuellement, à travers des explosions sociales si cette obligation de respect des normes sociales repose seulement sur des sanctions et des réglementations plutôt que sur leur intériorisation par le surmoi de l'individu (Freud 1972 : 56).

Les résistances à l'entreprise normative
et la "crise" de la santé
publique

Les citoyens n'acceptent pas passivement ces messages de modération et les diktats d'évitement des comportements à risque. Les résistances à l'entreprise normative de santé publique s'imposent à leur tour comme un champ de recherche pour l'anthropologie de la santé. En fait, leur discours autant que leurs comportements quotidiens traduisent l'existence d'une certaine négociation entre leur propres intérêts et désirs et ceux du système de santé publique. Les messages de prévention ne sont pas automatiquement acceptés comme des vérités absolues et sont souvent contestés. La population invoquera les inconsistances dans les messages concernant les méfaits du gras, de l'alcool ou du cholestérol présentés alternativement comme sains et malsains. On évoquera les exemples de proches qui bafouent quotidiennement les préceptes de santé publique tout en étant en bonne santé. Face aux avis souvent contradictoires sur les régimes et le cholestérol par exemple, les individus se replieront sur le destin, le poids de l'hérédité ou sur des héros de la résistance à l'entreprise de normatisation (fumeurs invétérés, bon mangeurs, etc.) pour justifier leur « désobéissance civile ». Sans tomber dans les abus d'un surdéterminisme politique, l'anthropologie pourrait aussi considérer les grossesses planifiées à l'adolescence ou le tabagisme comme autant de pieds-de-nez aux messages officiels de prévention et de promotion de la santé. La population, donc, n'est pas totalement passive ; elle réagit en élaborant de plus en plus fréquemment des discours critiques contre les abus de cette moralisation des habitudes de vie. La crise des systèmes de santé publique réside en partie dans cette résistance offerte par des populations saturées de messages moralisants, culpabilisateurs.

La recherche devra aussi investir un champ d'étude encore peu analysé, soit les pressions en faveur de la normativité exercées par les sous-groupes sociaux eux-mêmes sur les individus. Relais involontaires de la volonté de contrôle du système de santé ou lieux autonomes de pouvoir et de coercition, les groupes communautaires exercent parfois des pressions importantes sur les individus, mais cette fois dans l'optique d'une résistance aux normes prescrites par le système de santé et d'une non-conformité aux prescriptions et proscriptions. Un exemple percutant en est donné par les recherches doctorales d'un anthropologue québécois, Bernard Roy, qui, dans son analyse du diabète chez les Montagnais (une communauté autochtone du nord-est du Québec), montre l'importance de la pression exercée par la communauté envers ceux qui oseraient cesser de boire de l'alcool, de manger « comme les autres », ou de valoriser la minceur dans un contexte où l'obésité est devenue la norme. Les entrevues réalisées avec les Montagnais impliqués dans des programmes de contrôle du diabète axés sur la modification des pratiques alimentaires et la pratique de l'activité physique, attestent que le simple fait de manifester une ouverture, un intérêt pour maigrir, porter des vêtements ajustés (au lieu des cotons ouatés) conduit inexorablement à être traité de traître à la nation et à être marginalisé à un point tel que l'individu n'aura d'autre choix que de quitter la réserve amérindienne pour aller vivre avec les Blancs « qu'il ou elle veut imiter ». Une telle pression à la résistance exercée par les communautés se retrouve probablement aussi dans les quartiers défavorisés et les communautés ethnoculturelles des grandes villes occidentales.

Limites du modèle de contrôle social

Foucault a fait une contribution majeure à l'analyse du pouvoir médical en montrant que la gestion rationnelle moderne des systèmes de santé passe par un processus d'exclusion, de normalisation, de standardisation et de contrôle des corps et, par déduction, des âmes. Mais Lipovetsky (1998) a peut-être raison de souligner les limites d'une analyse centrée sur le seul pouvoir et l'exclusion. Il croit que, « sur la question de l'exclusion, Marcel Gauchet a vu plus juste que Foucault en montrant que la modernité ne se définit pas comme exclusion de l'autre - en l'occurrence ici le fou, l'insensé - mais au contraire comme commencement d'intégration de l'insensé dans l'ordre de l'humain » (Lipovetsky 1998 : 168). Peut-être serait-il intéressant d'explorer l'hypothèse voulant que la quête postmoderne du bien-être s'impose comme un nouveau lieu d'ancrage à la fois dans le social et dans le soi narcissique. Le healthism serait-il alors, non pas une idéologie qui masque la normatisation, mais une occasion d'émancipation, d'arrachement aux divers déterminismes biologiques, des conditions de vie difficiles et de stress ? Parallèlement aux contraintes imposées par l'exercice de normatisation que représente la santé publique, conjointement à l'intégration par un individu « civilisé » d'une éthique de gestion des risques, ne peut-on pas voir dans la quête de la santé, dans l'individualisme engagé envers le bien-être personnel, un nouveau lieu d'exercice de la liberté, définie par Ferry comme « une possibilité d'arrachement aux situations particulières dans lesquelles nous sommes englués, c'est-à-dire les situations d'appartenance, de communautarisme, dans lesquelles nous sommes enfermés par nature, ou en tout cas par naissance » ou encore comme « la capacité de s'arracher aux codes, de s'émanciper des codes, que ces codes soient historico-sociologiques ou naturels » ? (Ferry 1998 : 131). Pouvoir et liberté, coercition et résistance ne pourraient-ils pas être deux dimensions inséparables des rapports qu'entretient le citoyen vis à vis des interventions de santé publique, tout comme le fait, par exemple, pour les femmes de prendre par obligation une pilule anticontraceptive tous les jours est autant signe de libération du déterminisme biologique que signe d'asservissement à la médicalisation. L'anthropologie devra, par exemple, démontrer l'ouverture nécessaire pour analyser les pratiques préventives et l'adhésion aux prescriptions de la santé publique (ne pas fumer, ne pas avoir de relations sexuelles non protégées, etc.) comme des signes d'aliénation au pouvoir de la médecine sociale et préventive mais aussi, de façon hypothétique (et provocatrice) comme des lieux d'intégration sociale et de « participation sociale » au sens que lui donnait Lévy-Bruhl, soit en tant que manifestations de libération du joug du déterminisme biologique, qu'expressions de la maîtrise sur soi ou du contrôle de son destin, ou encore que lieux d'exercice d'une liberté postmoderne engagée (engagée tant envers soi pour la quête du bien-être personnel qu'envers la collectivité à titre de contribution à l'équilibre social).


De quelles façons l'anthropologie de la santé
est-elle interpellée par l'analyse des systèmes
et politiques de santé publique ?

La nouvelle santé publique s'impose comme un objet de recherche fondamental pour l'anthropologie de la santé du fait qu'elle appelle à une analyse de la nature profonde de l'homme moderne (ou postmoderne), du renouvellement du sens que prennent les rapports entre le citoyen et l'État, de la signification de la santé, voire de la redéfinition du sens de la liberté d'action, de l'autonomie et de la responsabilité sociale face aux groupes vulnérables.

Outre certaines pistes données plus haut dans le texte, nous pouvons identifier les raisons suivantes qui militent en faveur d'une analyse anthropologique des systèmes et des politiques de santé publique :

1. Dans la mesure où l'on aborde la santé publique elle-même comme une culture sanitaire, soit comme la définit Fassin (1996 : 270) comme « un ensemble de normes, de valeurs et de savoirs qui concernent la gestion du corps », elle devient un objet d'analyse pour l'anthropologie. La santé publique n'est pas qu'une institution ou un système de gestion de la prévention ; elle est aussi un système de croyances, de valeurs qui définissent une nouvelle moralité. Mais la santé publique est culture aussi, dans un sens plus profond, en tant que forme symbolique de l'ordre social. En ce sens, les fondements éthiques des interventions préventives pourraient être relus à travers l'effort fait par les diverses sociétés pour penser et imposer un ordre aux comportements liés au pur et à l'impur (Douglas 1966). Les représentations et les pratiques de prévention serviraient alors à mettre de l'ordre dans l'apparent désordre des risques, des souffrances, des infortunes (Fassin 1996). Les rites de prévention proposés aux citoyens, tant des sociétés modernes que traditionnelles, remplissent des fonctions sociales de renforcement de la solidarité (la santé pour tous, avec le concours de tous), de l'identité (ex : nous les non-fumeurs), et du contrôle des déviances, pour n'en nommer que quelques-unes. Dans une telle perspective, il est possible de comprendre les institutions et les professionnels de la santé publique comme des « métaphores de l'ordre social et politique » (Hours et Sélim 1997 : 106).

2. Dans la promotion qu'elle fait de cette culture sanitaire, la santé publique s'est engagée dans une entreprise d'acculturation des masses, et particulier en travaillant à l'intériorisation des valeurs, des normes et autres justifications du contrôle des comportements à risque. L'un des défis qui attend l'anthropologie consiste alors à analyser les mécanismes de ce changement culturel imposé et à étudier les stratégies de résistance élaborées par les sous-groupes sociaux considérés à risque pour faire respecter leurs valeurs propres. Dans le cadre de cette nouvelle « société du risque » décrite par Beck (1992), les citoyens ne deviennent pas seulement obsédés et anxieux face aux multiples facteurs de risque auxquels la santé publique les sensibilise, mais, plus profondément, ils vivent un processus d'acculturation qui a des incidences profondes sur leurs valeurs sociales, sur leur identité et la façon de concevoir les rapports sociaux. En fait, la santé publique peut être vue comme une entreprise d'impérialisme culturel qui impose de nouvelles normes de pureté, de responsabilité, d'autonomie, de justice sociale (Forde 1998).

3. Une troisième raison en est que cette nouvelle moralité est source d'intolérance. L'idéologie du « healthism » sert à légitimer une attitude d'intolérance, de marginalisation, de stigmatisation des citoyens qui ne respectent pas les credos sanitaires et qui s'adonnent volontairement à des comportements décrétés à risque par une épidémiologie normative. En dépit d'une rhétorique égalitariste, la nouvelle santé publique jette les bases de nouvelles formes de discrimination fondées sur l'incapacité de certains sous-groupes à gérer leur comportements à risque.
Cette discrimination repose aussi sur l'imposition d'une rationalité utilitariste, administrative de type coût-bénéfices, qui conduit la santé publique à rejeter toutes les formes de logiques divergentes et alternatives qui justifient les comportements à risque. L'anthropologie ici, en particulier, peut contribuer au débat sur l'éthique en balisant les limites d'une analyse strictement rationnelle des comportements reliés à la santé, en démontrant que les choix « rationnels » sont généralement influencés par des contraintes culturelles qui déterminent la valeur relative des diverses finalités des comportements, la santé n'étant que l'une d'elles.

4. L'anthropologie devra aussi travailler à la reconnaissance de l'influence de la culture même dans les sphères d'action consacrées de la scientificité et ce, en faisant une analyse des valeurs sous-jacentes, imbriquées à la forme comme au contenu des programmes de prévention. Or les professionnels de la santé publique ont la conviction d'être des scientifiques objectifs qui réussissent à évacuer toute considération culturelle au profit de données épidémiologiques validées et de l'évaluation contrôlée de l'impact des interventions. Certains des professionnels québécois rencontrés disent même qu'il y a trop d'éthique en santé publique, et qu'il faudrait que cette discipline redevienne plus scientifique, objective et moins impliquée émotivement, socialement et donc, politiquement. La portée de ce constat est plus grave encore dans le cas, constaté au Québec, du manque de sensibilité culturelle des programmes destinés aux groupes.


Conclusion :

les implications de ce champ de recherche
pour l'anthropologie de la santé

En tant que lieu d'expression de l'ethos du citoyen postmoderne et de redéfinition des rapports entre culture, société et individu, la santé publique invite l'anthropologie à renouer avec l'analyse du contexte sociétal. global qui influe sur les rapports entretenus par l'individu avec la santé et la maladie. Elle convie la discipline à s'affranchir du local, du phénoménologique, pour renouer avec une critique globale des forces politiques et des grandes idéologies qui modulent le rapport de l'individu au corps.

Se désintéressant, dans la mouvance postmoderne, de l'analyse macro-sociale des systèmes et politiques de santé, l'anthropologie de la santé, en particulier nord-américaine, a récemment porté son attention sur la micro-analyse des itinéraires de soins, des constructions individuelles du sens de la maladie, de l'indétermination des comportements et des croyances, sur l'imprévisibilité des itinéraires et des rapports avec les services de soins, ou sur les localismes. Dans sa version interprétativiste, elle s'est culturalisée pour ne s'intéresser qu'à la construction des réseaux de signification associés à telle ou telle maladie. Dans sa version critique, elle s'est politisée en mettant l'accent sur les rapports de pouvoir asymétriques et les inégalités sociales qui génèrent les inégalités face à la maladie. Le courant phénoménologique en a fait une discipline centrée sur l'expérience personnelle de la maladie et l'étude des modes d'incarnation (embodiement) du « mal-être au monde ».

On peut voir dans le rejet postmoderne des grands modèles explicatifs ou dans le repli phénoménologique sur la personne des réactions aux abus des analyses « macro » qui réifient les systèmes et les politiques en les ramenant à des forces tangibles, des forces structurantes qui conditionnent le savoir et les pratiques de citoyen conçus comme dépourvus de tout libre arbitre, de tout pouvoir de création, de résistance. Il s'agit probablement aussi d'une saine réaction aux prétentions abusives des méta-récits marxistes, féministes ou structuralistes qui tentaient de ramener la complexité des rapports sociaux à quelques principes universels et qui évitaient difficilement les pièges de la surdétermination du sens et de la réification des logiques économiques ou politiques. On peut penser avec Lévi (1996) que les approches macro-sociologiques, par leur recours à des modèles et à des concepts réifiés ou à des procédures mécanistes de généralisation, sont « responsables de simplifications lourdes de conséquences idéologiques, voire politiques ».

Nous croyons qu'une anthropologie de la santé publique appelle un certain équilibre entre l'intérêt pour la macro et la micro-analyse. Elle devra se rappeler que, selon les termes de Jacques Revel (1996 : 30), « chaque acteur historique participe... à des processus de dimensions et niveaux variables, du plus local au plus global ». Faire imploser l'analyse macro ou fonctionnaliste d'une société globale définie comme ensemble cohérent de groupes, d'institutions et de représentations, risque de confiner l'anthropologie à une forme d'empirisme fondé sur le culte du vécu immédiat. Mais, il faut aussi éviter le piège, souligné par Marc Abélès (1996), d'une propension à fétichiser le micro. Croire abusivement que la micro-analyse, l'analyse du vécu immédiat, engendre quasi mécaniquement une meilleure connaissance des rapports à la maladie peut devenir un véritable obstacle épistémologique et peut confiner à l'impuissance épistémologique.

En trame de fonds, l'anthropologie de demain se trouve confrontée à une nouvelle définition de ses rapports avec le « contexte », micro ou macro-contexte. L'anthropologie des systèmes et des politiques de santé publique constitue un champ de recherche privilégié pour approfondir l'analyse de l'articulation entre pouvoir médical et liberté individuelle, déterminisme politique et indétermination des agirs préventifs, idéologies dominantes et résistances populaires.


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Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mercredi 13 mai 2009 16:51
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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