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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Raymond MASSÉ et Marie-France BASTIEN, “La pauvreté génère-t-elle la maltraitance ? Espace de pauvreté et misère sociale chez deux échantillons de mères défavorisées.” Un article publié dans la Revue québécoise de psychologie, vol. 17, no l, 1996, pp. 3-24. [Autorisation accordée par l'auteur le 14 novembre 2008 de diffuser cette oeuvre dans Les Classiques des sciences sociales.]

Raymond MASSÉ et Marie-France BASTIEN

Respectivement anthropologue, spécialiste en anthropologie de la santé
Professeur titulaire, département d’anthropologie, Université Laval, d’une part,

Et Direction de la santé publique, Montréal, d’autre part.

La pauvreté génère-t-elle la maltraitance ?
Espace de pauvreté et misère sociale
chez deux échantillons de mères défavorisées
”. [1]

Un article publié dans la Revue québécoise de psychologie, vol. 17, no l, 1996, pp. 3-24.

Introduction
La multidimentionnalité de la misère
Les racines historiques de la misère sociale et économique
Existe-t-il un espace de pauvreté propre aux parents maltraitants ?
MÉTHODES
RÉSULTATS

La misère économique
La misère sociale
Histoire économique et sociale récente
Les antécédents de violence chez le parent

DISCUSSION
Abstract
Références

Tableau 1. Distribution (%) des mères des deux groupes à l'étude selon certaines caractéristiques de la misère économique et sociale
Tableau 2. Distribution (%) des mères des deux groupes à l'étude selon certaines caractéristiques de l'histoire familiale, conjugale, résidentielle et occupationnelle.
Tableau 3. Pourcentages des mères maltraitantes (n=67) chez qui sont présentes certaines caractéristiques en plus de celles identifiées dans la colonne de gauche


RÉSUMÉ

Le portrait généralement fait des parents maltraitants tend à départager leurs caractéristiques psychologiques, socio-démographiques et économiques. Une lecture diachronique et écologique des divers marqueurs de la maltraitance présents chez un groupe de 67 mères suivies par les services sociaux et un groupe témoin de 42 mères vivant aussi sous le seuil de la pauvreté montrera que la misère économique et sociale vécue par les mères maltraitantes prend racine dans une enfance marquée par la violence, des grossesses précoces, une profonde instabilité conjugale et résidentielle, un réseau de soutien restreint, des problèmes de drogue ou d'alcool. Bref, il naît dans un historique de « devenir mère » et un « espace de pauvreté » largement plus à risque que celui des mères témoins présentant un niveau socio-économique comparable.


INTRODUCTION

En dépit des nombreuses recherches qui associent les parents d'enfants maltraités à diverses caractéristiques socio-économiques, psychologiques ou familiales, les chercheurs éprouvent toujours de la difficulté à en dresser un portrait cohérent. Tout au plus fait-on face à une mosaïque d'indicateurs liés, dans diverses recherches indépendantes, tantôt à la pauvreté, tantôt à divers traits de personnalité, à la structure familiale ou aux antécédents de la violence. On construit des portraits-types à partir du collage d'un ensemble de caractéristiques observées dans divers échantillons indépendants. Il en résulte une vision « impressionniste » du parent maltraitant d'une utilité limitée pour guider l'intervention.

À cet égard, l'exemple des profils psychologiques élaborés comme des « constellations » de caractéristiques est révélateur (Oates, 1979 ; Prodgers, 1984 ; Francis et Hitz, 1992). Ces portraits montrent qu'un même individu cumule une faible estime de soi, un isolement émotif, une personnalité autoritaire, une immaturité émotive, un affect dépressif, un faible potentiel d'inhibition de l'agressivité, un transfert de responsabilités sur l'enfant, etc., sans qu'un cadre socio-économique et diachronique ne soit proposé pour permettre une intégration de ces caractéristiques psychosociales (Massé, 1992). Les portraits socio-économiques n'échappent pas non plus à cette logique cumulative. Le sexe, le statut conjugal, le revenu ou le statut d'emploi de l'abuseur y sont traités comme des facteurs indépendants, juxtaposés les uns aux autres et décontextualisés de l'histoire de vie et de l'environnement communautaire qui leur donnent un sens. La pauvreté est ramenée à ses manifestations empiriques les plus simples : faible revenu, sous-scolarisation et chômage. Bien que l'épidémiologie socioculturelle de la maltraitance soit parvenue à élargir le spectre des facteurs de causalité considérés au-delà des seules caractéristiques psychologiques analysées par le modèle médical traditionnel, le prochain défi en sera un d'approfondissement du sens que prennent ces facteurs dans la vie des gens. Les pistes tracées sont à cet effet très stimulantes et sont décrites tant par l'épidémiologie « socioclinique » britannique (Brown et Harris, 1989) avec son souci de recontextualiser les événements critiques dans l'histoire de vie et l'environnement socioculturel de l'individu que par l'ethnoépidémiologie (Good et Good, 1981 ; Kleinman, 1986 ; Massé, 1995) axée sur la « quête du sens » amorcée par l'individu pour interpréter ses problèmes de santé et les facteurs de risque.

Dans le souci d'une approche multifactorielle de la maltraitance, la présente recherche identifiera les caractéristiques des parents maltraitants tout en cherchant à en interpréter la signification dans le cadre d'un vécu humain complexe et en évolution. Une attention particulière sera consacrée au profil de pauvreté des parents d'enfants maltraités. Ce facteur de risque, largement reconnu comme partie intégrante du portrait de la maltraitance, sera redéfini dans le cadre élargi d'une « misère humaine » ayant une histoire. Le concept de pauvreté fera place à celui, plus « écologique », d'espace de pauvreté. Au-delà de la constellation de marqueurs économiques de la pauvreté, la recherche doit saisir l'ensemble des conditions de vie qui y sont associées. La misère sociale constitue ici un autre volet inséparable de la misère économique. Ensuite, cet espace de pauvreté sera saisi comme un espace en évolution dans le temps. Nous proposerons donc un portrait diachronique de la pauvreté en considérant le vécu de pauvreté du parent, de son enfance à aujourd'hui.


La multidimentionnalité de la misère

La misère économique est le fondement de l'univers de la maltraitance (Garbarino et Crouter, 1978 ; Strauss, Gelles et Steinmetz, 1980). La pauvreté, définie à partir des revenus disponibles, constitue la caractéristique la plus fréquemment rapportée pour décrire les parents d'enfants maltraités. En 1988, 43% des enfants pris en charge pour négligence par le Centre des services sociaux du Montréal-métropolitain (CSSMM) étaient membres de familles vivant exclusivement de prestations d'aide sociale et près de la moitié de ces enfants vivaient dans des familles ayant un revenu annuel inférieur à 10 000 $ (Mayer-Renaud, 1990). Seuls 9,4% des mères et 6,0% des pères de ces enfants avaient une scolarité postsecondaire. Dans la région du Centre du Québec, 100% des familles négligentes ayant des enfants de 4 à 6 ans et 84% des familles mises en cause pour abus physiques vivaient sous le seuil de pauvreté (Ethier et al., 1992). Marois et Perrault rapportaient en 1981 que 60% des enfants victimes de maltraitance venaient de familles ayant un revenu annuel inférieur à 7 688 $ alors que, pour l'ensemble des familles québécoises, cette proportion se chiffrait à 11%. Près de 46% de ces familles tiraient leur revenu de l'assistance sociale.

Cette situation n'est pas particulière au Québec. Une enquête nationale américaine effectuée auprès de 6 000 parents (Strauss et Gelles, 1989) montre que les taux rapportés de violence sévère faite envers des enfants sont de 35 et 49 pour 1000 respectivement pour les parents de familles biparentales et monoparentales gagnants moins de 10 000 $ par année. Les taux correspondants sont de 20 et 26 pour 1000 pour les parents ayant un revenu supérieur à 10 000 $. Corrélativement à la pauvreté, on observe un plus fort taux de chômage chez les parents maltraitants (Steinberg et ai., 1981). Garbarino et Crouter (1978) ont montré, pour leur part, que le pourcentage de familles dont le revenu est inférieur au seuil de pauvreté américain et le pourcentage de familles dont la mère a principalement la responsabilité économique sont les meilleurs prédicteurs des mauvais traitements dans des territoires comptant entre 20 000 et 40 000 habitants. Faibles revenus, sous-scolarisation, sous-emploi et dépendance de l'aide sociale constituent la trame de cet « espace de pauvreté ».

Ainsi, cette misère économique s'accompagne de plusieurs facteurs corrélés traduisant une misère sociale. Les études susmentionnées soulignent la surreprésentation des femmes vivant en situation monoparentale dans les cas de négligence (Mayer-Renaud, 1990), en particulier chez les jeunes mères (Creighton, 1985). L'insécurité, l'inexpérience et l'instabilité conjugale seraient des variables intermédiaires responsables de cette surreprésentation. Il faut y ajouter la surcharge de travail et de stress de ces mères devant faire face, seules, aux responsabilités économiques de la famille et à l'éducation des enfants (Garbarino, 1976 ; Sack, Mason et Higgins, 1985). Lorsqu'il y a présence d'un conjoint, la vie familiale et conjugale ne s'en porte souvent pas mieux, ce dernier présentant souvent des problèmes d'alcoolisme, de toxicomanie et un comportement violent (54% des pères ont recours à la violence physique, 53% à la violence verbale et 28% ont déjà été emprisonnés dans l'échantillon de Mayer-Renaud, 1990). L'absence de conjoint s'inscrit dans le cadre d'un isolement social plus large. Comme le démontre une revue des écrits (Massé, 1990), la misère sociale se définit aussi comme le fait de disposer de moins de personnes-soutien dans son réseau de relations, de participer moins activement à des activités ou organisations sociales, d'avoir un réseau de soutien plus isolé, de vivre dans des quartiers anomiques ayant un tissu social déstructuré, etc. Enfin, cette misère expose les parents maltraitants à tout un éventail d'événements critiques susceptibles d'augmenter leur stress et de miner leur capacité de faire face adéquatement à leurs responsabilités parentales (Ethier, 1992). En effet, misère économique et sociale sont fortement liées. Un modèle socio-économique de prédiction de la maltraitance (Chamberland, Bouchard et Beaudry, 1986) montre, qu'à eux seuls, les indicateurs de misère socio-économique expliquent 74% de la variance dans les taux d'abus physique et de négligence sur les territoires des Centres locaux de services communautaires à Montréal. Les meilleurs prédicteurs de la maltraitance sont alors un revenu familial au-dessous du seuil de pauvreté, mais aussi le fait que la femme soit le seul soutien financier, l'âge de la mère à la naissance du premier enfant (moins de 21 ans) et des grossesses nombreuses (quatre enfants et plus).

Cette misère vécue durant l'enfance aurait des conséquences à long terme. Les recherches américaines portant sur des échantillons de parents toxicomanes montrent qu'entre 20% et 30% de ces familles en viendront à abuser physiquement ou à négliger sévèrement leurs enfants. À l'inverse, on retrouve deux fois plus de parents alcooliques ou toxicomanes dans les échantillons de parents mis en cause pour maltraitance (voir Lacharité, 1992 pour une recension des textes). À Montréal, 40% des pères et 32% des mères mis en cause pour négligence ont un problème de drogue ou d'alcool (Mayer-Renaud, 1990). Les mères présentent également des attitudes dépressives (23%), des psychoses (3,2%) ou des névroses (3,2%). De plus, 25 à 50% des familles maltraitantes compteraient un enfant né prématurément, avec un poids insuffisant à la naissance ou un handicap (Russel Searight et Handal, 1986 ; Zeller, 1987), ce qui augmenterait la charge parentale. Les écrits traitant des abus physiques (Milner et Chilamkurti, 1991) montrent clairement que la pauvreté est fortement associée à la sous-scolarisation, à la monoparentalité, à la présence de problèmes de santé, de détresse et aux psychopathologies. Préoccupés par l'impératif de trouver l'argent nécessaire, confrontés à de lourdes responsabilités parentales, exposés au stress quotidien de la misère économique, ces parents sont plus enclins à la toxicomanie et à la dépression. Ils en arrivent à reléguer au second plan leurs obligations envers l'enfant. Il en résulte souvent une incapacité physique ou psychologique de satisfaire aux besoins de l'enfant.

L'espace de pauvreté exprime donc une misère économique, mais aussi une misère sociale et psychologique. L'un des enjeux majeurs de la recherche devient alors l'identification des covariables de la pauvreté. Tel sera l'objet de la présente étude.


Les racines historiques de la misère
sociale et économique

Les données disponibles provenant d'études transversales et les portraits de cet espace de pauvreté ne peuvent rendre compte de l'évolution dans le temps de chacune des formes de misère. Il est tout aussi difficile d'analyser leur enchaînement les unes aux autres et même leur antériorité par rapport aux abus ou à la négligence. Il est dès lors difficile de savoir si certaines caractéristiques (conflits conjugaux, mobilité résidentielle, isolement social) sont causes ou conséquences de la maltraitance. Un portrait synchronique de la pauvreté ne peut établir si les indicateurs recueillis révèlent une misère économique passagère ou une histoire de vie marquée par la pauvreté chez le parent maltraitant.

La misère des parents maltraitants prend-elle racine dans une enfance marquée par la violence ? Les comportements abusifs ou négligents s'expliquent-ils avant tout par des séquelles psychologiques, des valeurs ou des attitudes conditionnées par une enfance malheureuse, des antécédents de violence, de placement ? Les bilans des recherches (Kaufman et Zigler, 1987 ; Widom, 1989a) montrent que de 20% à 35% des parents ayant été abusés physiquement, sexuellement ou sévèrement négligés maltraiteront leurs enfants. À l'inverse, entre le quart et le tiers des parents qui abusent leurs propres enfants rapportent des antécédents d'abus ou de négligence. Par contre, seule une minorité des enfants maltraités deviendraient délinquants ou criminels (Widom, 1989b). Ainsi, même si l'hypothèse de la transmission intergénérationnelle de la violence est loin d'être démontrée, les antécédents de violence et, corrélativement, les antécédents de placement (Ethier, 1992) font partie de l'histoire de vie d'une portion significative des parents maltraitants.

Ici encore, ces caractéristiques ne peuvent être considérées indépendamment du contexte général de la famille d'origine. On peut faire l'hypothèse que ce qui caractérise le mieux ces parents maltraitants serait moins le fait d'avoir été sévèrement violentés, que le fait d'avoir souffert de négligence émotionnelle et d'avoir reçu peu d'attention et d'affection, bref d'avoir grandi dans un milieu familial caractérisé par une déficience au niveau des soins physiques et affectifs (Steele et Pollack, 1974). Le fait d'avoir vécu une enfance malheureuse et de posséder des antécédents de maltraitance ne peut toutefois être considéré indépendamment des autres facteurs qui caractérisent le milieu familial d'origine du parent tels la pauvreté, la dépression de la mère, le stress, l'isolement social des parents et les conceptions populaires des comportements parentaux adéquats. En fait, ce qui se transmet d'une génération à l'autre, c'est moins la maltraitance que la misère humaine et sociale, source de déviances multiples (Massé, 1994).

Un des objectifs de la recherche sera donc de vérifier si cet espace de pauvreté a une histoire et si oui, laquelle ?


Existe-t-il un espace de pauvreté
propre aux parents maltraitants ?

Recontextualiser le facteur pauvreté dans le cadre d'une misère sociale et psychologique et lui redonner sa dimension historique constituent deux conditions obligatoires au concept d'espace de pauvreté. Une question demeure toutefois entière : cette misère économique, sociale et psychologique est-elle propre aux parents maltraitants ? En quoi se démarque-t-elle de la misère des autres parents vivant dans les mêmes conditions socio-économiques ? Les rares études ayant utilisé des groupes de comparaison appariés au groupe de parents abuseurs selon le niveau de pauvreté tendent à montrer que les écarts entre les parents maltraitants et non maltraitants ne sont pas si importants. Une étude québécoise (Éthier, 1992) utilisant un tel devis montre, par exemple, que les antécédents de placement sont aussi fréquents chez les mères non maltraitantes (93%) que chez les mères maltraitantes (91%) pour un même niveau de pauvreté. De même, les écarts sont minimes concernant les antécédents d'abus sexuels (30% et 36%) ou de négligence (27% et 30%) (Ethier et al., 1991). Le recours à un tel groupe de comparaison dans la présente étude nous permettra de voir si cet espace de pauvreté et cette histoire de misère humaine et sociale sont seulement le lot des parents maltraitants.


MÉTHODES

Les données utilisées pour l'analyse des caractéristiques des parents maltraitants et non maltraitants en milieu de pauvreté portent sur deux sous-échantillons tirés d'échantillons plus larges. Le premier échantillon maître est constitué de 87 parents d'enfants âgés de 0 à 12 ans, mis en cause pour maltraitance entre octobre 1990 et décembre 1992. Ces cas étaient référés après une évaluation des dossiers par les intervenants des bureaux des Services sociaux du Sud-Est, de l'Est et du Centre-Nord sur le territoire du CSSMM. Ne furent ici retenus que les parents québécois d'origine française. Les cas d'abus sexuels ne furent pas retenus à cause de la spécificité de cette problématique. Par contre, 15% des cas cumulent abus physiques et négligence. Une comparaison (Massé et Bastien, 1995) avec les adultes abuseurs résidant sur le territoire du CSSMM (Mayer-Renaud, 1990) confirme la représentativité de cet échantillon sur le plan de diverses caractéristiques socio-démographiques (y compris le niveau et les sources de revenu) et des formes de maltraitance.

Le second échantillon maître est constitué de 123 parents d'origine française choisis au hasard (à partir d'une banque de 2000 noms de parents enregistrés au fichier provincial des allocations familiales) et résidant dans le même quartier que les parents maltraitants. Les 123 parents « témoins » ayant complété l'entrevue (taux d'acceptation de 63% parmi 207 parents contactés) devaient présenter le même pourcentage de mères (88% de femmes dans les deux échantillons), avoir, comme les parents maltraitants, au moins un enfant âgé de 0 à 12 ans au domicile et ne pas avoir de dossier de parent maltraitant.

Afin de contrôler l'influence de la pauvreté et du sexe sur les caractéristiques de cet espace de pauvreté, deux sous-échantillons de mères pauvres ont été constitués pour les fins de la présente étude. L'analyse reposera donc sur la comparaison de 67 « cas » pauvres et de 42 « témoins » pauvres au niveau d'un ensemble d'indicateurs de la misère économique, sociale et psychologique récente et ancienne. Ne furent, ici, retenues que les mères vivant dans une famille disposant d'un revenu inférieur au seuil de pauvreté (pondéré par la taille du ménage) défini par Statistique Canada en 1990. Notons que 91% des mères maltraitantes de l'échantillon global (67 sur 74) se qualifient pour faire partie des mères maltraitantes pauvres comparativement à 39% (42 sur 108) des mères témoins. Les premières sont nettement issues des familles les plus pauvres des quartiers défavorisés.

Les données furent recueillies par le biais d'entrevues d'une durée moyenne de 90 minutes, réalisées à domicile avec un questionnaire prétesté par des interviewers formés à la problématique de la maltraitance. Les répondants étaient préalablement informés des objectifs et de la nature des entrevues par lettre, puis par appel téléphonique. La mobilité résidentielle et occupationnelle, les antécédents de placement et de maltraitance, les problèmes de toxicomanie et les données relatives aux événements de vie critiques furent documentés par l'analyse de contenu des réponses fournies à des questions ouvertes standardisées. Une version adaptée du Arizona Social Support Interview Schedule (Barerra, 1982) fut utilisée pour la mesure du réseau de soutien social. Le test du khi carré (pour la comparaison des proportions) et l'analyse de variance à un seul critère de classification (pour la comparaison des moyennes) furent retenus pour évaluer la signification statistique des écarts intergroupes dans le cadre d'analyses exclusivement bivariées.


RÉSULTATS

La misère économique

La misère économique des mères de familles maltraitantes pauvres apparaît clairement (tableau 1) lorsque l'on considère qu'elles sont monoparentales trois fois sur quatre, que 94% d'entre elles ont une scolarité ne dépassant pas le secondaire, qu'elles comptent quasi exclusivement sur des prestations d'aide sociale pour subvenir à leurs besoins et que 54% d'entre elles disposent d'un revenu annuel inférieur à 10 000 $. Plus de la moitié (56%) cumulent ces quatre caractéristiques et présentent un « profil de misère économique ». Les données montrent aussi que, dans les rares cas où un conjoint est présent, ce dernier n'a pas complété ses études secondaires (85% des cas) et n'a pas d'emploi rémunéré (55,6% des cas).

Comparées aux familles témoins présentant elles-mêmes un revenu familial inférieur au seuil de faible revenu, les familles maltraitantes se caractérisent par une surreprésentation de revenus familiaux inférieurs à 10 000 $ et dépendent plus fréquemment de prestations d'aide sociale (91% comparativement à 48% pour les témoins). Cette situation est largement expliquée par une sous-scolarisation marquée (22% des mères maltraitantes ont complété au moins leurs études secondaires comparativement à 52% des mères témoins) et l'absence de conjoint. Cette dernière caractéristique est particulièrement notable, les mères maltraitantes étant nettement plus jeunes (et théoriquement moins exposées aux séparations) que les mères témoins. Ces dernières peuvent compter significativement plus souvent sur leur emploi rémunéré ou sur celui de leur conjoint.

La misère sociale

La monoparentalité et la sous-scolarisation ont une incidence non seulement sur le revenu, mais ces facteurs constituent aussi de sérieuses barrières à la mobilité sociale de ces jeunes mères et leur donnent peu d'espoir de s'en sortir. Leur charge familiale est lourde. Le tiers des mères maltraitantes ont trois enfants ou plus et, dans la moitié des cas, le plus jeune a moins de deux ans. Dans 50% des cas, l'un des enfants est né avec un poids insuffisant, prématurément ou avec un handicap (tableau 1). Assumer seule la responsabilité économique et l'éducation des enfants engendre une misère sociale qui se traduit par une exposition à tout un éventail d'événements stressants. Les plus fréquemment rapportés (pour les 12 derniers mois) sont le manque d'argent, les problèmes aigus de relation-communication avec l'un des enfants, les problèmes de santé d'un membre de la famille. Près de la moitié de ces mères ont connu une séparation ou un divorce dans ce laps de temps. Une fois sur trois, ces mères maltraitantes ont reconnu, en entrevue, avoir dû se débrouiller seules face à ces événements n'ayant obtenu l'aide de personne. Enfin, 30% de ces mères rapportent vivre actuellement des problèmes de drogue ou d'alcool sans que l'on puisse déterminer s'il s'agit d'une cause ou d'une conséquence de cette misère. Au total, elles disposent de 7,4 aidants potentiels provenant de leur famille, belle-famille, amis, voisins ou compagnons de travail dont 4,6 leur ont effectivement donné une forme ou une autre de soutien au cours des deux mois précédents l'entrevue.

Les mères défavorisées du groupe témoin vivent aussi dans cet univers de misère. Comparées aux autres mères défavorisées des mêmes quartiers, les mères témoins vivent autant d'événements critiques et vivent dans 45% des cas avec un enfant né prématurément ou présentant un handicap. Elles ont toutefois significativement moins d'enfants, connaissent beaucoup moins de situation de séparation et beaucoup moins de problèmes de toxicomanie. Elles disposent d'un réseau d'aidants potentiels plus large (9,1) même si elles n'ont reçu effectivement de l'aide que de 5 aidants.

Tableau 1.

Distribution (%) des mères des deux groupes à l'étude
selon certaines caractéristiques de la misère économique et sociale

Caractéristiques de la misère économique et sociale

Cas
(n=67)

Témoins
(n=42)

- Revenu familial+ :

Moins de 10 000 $

53,7

31,0 n.s

10 000 à 15 500 $

19,4

31,0

15 501 à 20 000 $

17,9

19,0

20 000 à 30 000 $

9,0

19,0


- Source du revenu familial :

Emploi rémunéré mère et/ou père

10,4

40,5*

Prestation d'aide sociale mère et/ou père

91,0

47,6*


- Niveau de scolarité (mère)++

élémentaire

11,9

14,3*

secondaire non complété

65,7

33,3

secondaire complété

16,4

35,7

autres

6,0

16,6


- Statut familial

biparentalité

10,4

31,0

famille reconstituée

16,4

4,8

monoparentalité

73,2

64,2


- Profil de misère socio-économique


56,7


35,7*

- Âge moyen (mère)

29,1

37,8*

- Nbre d'enfants dans famille

3 et plus

32,8

14,3*

nombre moyen

2,2

1,6*


- Âge du plus jeune enfant

0 - 2 ans

47,7

21,4*

3 - 5 ans

23,9

11,9

6 - 12 ans

28,4

66,7

- Familles avec au moins un enfant né
avec un poids insuffisant, handicapé
ou prématurément


50,7


45,2 n.s


- Événements de vie critiques : (12 mois)

- manque d'argent pour besoins de base

86,6

61,9 n.s

- problèmes santé physique ou mentale(mère)

26,9

23,8 n.s

- problèmes santé physique ou mentale (enfants)

25,4

23,8 n.s

- problèmes aigus de communication avec enfant

47,8

42,9 n.s

- séparation-divorce

29,9

7,1*

- proportion d'événement où la mère a dû se débrouiller seule, sans aucune aide

35,5

43,7 n.s


- Taille moyenne du réseau de soutien (X) :

- personnes aidantes potentielles

7,4

9,1*

- personnes qui ont offert de l'aide (2 derniers mois)

4,6

5,0 n.s


- Problèmes de drogue ou alcool


29,2


2,4*

*         p < 0,05

+        Revenu familial : test effectué après regroupement en deux catégories plus ou moins 15 500.

++      Scolarité : test effectué après regroupement en deux catégories secondaire complété ou non.

+++    Indice référant aux mères de famille monoparentales ayant un revenu inférieur à 15 500 $ provenant exclusivement de l'assistance sociale et une scolarité n'excédant pas un secondaire complété.

n.s      Non significatif.


Histoire économique et sociale récente

Cette misère économique et sociale a une histoire comme le montre le tableau 2. D'abord, au plan économique, le sous-emploi observé chez les mères maltraitantes date d'au moins trois ans : 75% d'entre elles n'ont occupé aucun emploi rémunéré et aucune n'a travaillé régulièrement durant cette période. Cette mise à l'écart du marché du travail n'est pas adoucie par l'activité économique des conjoints : dans les 18 cas sur 67 où les mères maltraitantes avaient un conjoint au moment de l'entrevue, ce conjoint n'a pas occupé d'emploi dans 56% des cas (durant les trois dernières années) et 78% d'entre eux n'ont pas travaillé régulièrement durant cette même période. Cette misère, enfin, n'est pas sédentaire. Deux fois sur trois, les mères maltraitantes occupaient le logement actuel depuis moins d'un an et plus du tiers d'entre elles ont connu trois déménagements ou plus durant les trois dernières années.

La situation des mères pauvres du groupe témoin est moins périlleuse, sans être reluisante. Près de 60% d'entre elles n'ont occupé aucun emploi au cours des trois dernières années et seulement 14,3% ont travaillé de façon régulière au cours de cette période. Cependant, elles peuvent davantage compter sur un emploi relativement stable d'un conjoint lorsque celui-ci est présent. Elles démontrent également une stabilité résidentielle nettement plus grande que les mères maltraitantes, n'ayant connu, dans 67% des cas, aucun déménagement au cours des trois dernières années.

L'histoire personnelle des mères maltraitantes est aussi marquée par une profonde instabilité conjugale. Dans les rares cas où un conjoint est présent, ce dernier n'est souvent pas le père biologique du dernier-né. D'ailleurs, si la mère a plus d'un enfant, dans 30 à 44% des cas, chacun de ses enfants a un père biologique différent. Cette situation peut être mise en parallèle avec le fait qu'elles ont eu leur première grossesse avant l'âge de 20 ans dans près de la moitié des cas. Plus de la moitié d'entre elles reconnaissent que leur première grossesse (mais aussi la dernière) n'était pas planifiée. La démarcation d'avec les mères du groupe témoin est notable : le conjoint actuel de ces dernières est, dans tous les cas, le père biologique de tous les enfants. Les premières, et surtout les dernières grossesses, sont plus fréquemment planifiées dans le groupe témoin. Point important : dans plus de la moitié des cas, la première grossesse avait lieu à 27 ans ou plus (rarement à moins de 20 ans). Les deux groupes se distinguent donc principalement par un historique du « devenir mère » qui semble plus à risque chez les mères maltraitantes.

Tableau 2

Distribution (%) des mères des deux groupes à l'étude
selon certaines caractéristiques de l'histoire familiale,
conjugale, résidentielle et occupationnelle.

Caractéristiques

Cas
(n=67)

Témoins
(n=42)

- Mois travaillés (3 ans) :

0 (aucun emploi rémunéré) +

74,6

59,5 n.s

1 à 35 mois

25,4

26,2

36 mois (un même emploi stable)

00,0

14,3

- Mois travaillés conjoint (3 ans)

(n=18)

(n=15)

0 (aucun emploi rémunéré) +

55,6

13,3*

- Durée de résidence dans le logement habité au moment de l'entrevue

1 an et moins

62,7

9,5*

13 mois à 5 ans

31,3

50,0

5 ans et plus

6,0

40,5

moyenne (mois)

20,4

65,5*

- Nombre de déménagements (3 ans) : (n=64)

aucun déménagement

21,9

66,7*

1 ou 2 déménagements

42,2

33,3

3 déménagements ou plus

35,9

0,0

moyenne (mois)

2,0

0,4*

- Conjoint actuel n'est pas le père biologique
du plus jeune enfant

(n=25)
38,9

(n=13)
13,3*


Caractéristiques

Cas
(n=67)

Témoins
(n=42)

- Nombre de pères biologiques différents
si 2 enfants :

(n=25)

(n=13)

1 père

56,0

100,0

2 pères

44,0

0,0

- Nombre de pères biologiques différents
si 3 ou 4 enfants

(n=21)

(n=6)

1 père

40,9 (8

100,0*

2 pères

31,8 (7)

3 pères

27,3 (6)

- Âge au moment de quitter la famille d'origine :

(n=65)

13 - 16 ans

29,2

14,3*

17 - 20 ans

60,0

45,2

21 ans et plus

10,8

40,5

- Âge de la mère à la première grossesse

(n=41)

moins de 18 ans

9,0

2,4*

18 à 20 ans

37,3

12,2

21 à 26 ans

38,8

29,3

27 ans et plus

14,9

56,1

âge moyen

22,4

28,7

- Grossesse non planifiée

(n=65)

première grossesse

55,4

40,5 n.s

dernière grossesse (si deux et plus)

55,6

36,8 n.s

- Père biologique absent ou décédé au moment de quitter le foyer familial

(n=47)
31,9

(n=41)
12,2*

- Antécédents d'abus physiques (oui)

(n=65)

70,8

47,6*

- Antécédents d'abus sexuels (oui)

(n=66)

39,4

26,2

- Antécédents de placement (oui)

(n=53)

45,3

21,4*

- Enfance malheureuse (oui)

47,8

28,6 n.s

*          p < 0,05

+         Test statistique sur l'écart intergroupe effectué après regroupement en

deux catégories : aucun emploi, au moins un emploi.

++       Test effectué après regroupement en deux catégories : 20 ans et moins, 21 ans et plus.

n.s       Non significatif.


Les antécédents de violence chez le parent

Le tableau 2 montre que cette misère sociale et économique prend racine dans l'enfance des mères maltraitantes. Elles rapportent avoir été victimes d'abus physiques ou psychologiques (71% des cas) et d'abus sexuels (39%). Dans près de la moitié des cas, plusieurs abuseurs sont identifiés. Il a été rapporté ailleurs (Massé, 1994) que ces abuseurs étaient des membres de la famille d'origine pour 70% des cas d'abus physiques et pour 35% des cas d'abus psychologiques et sexuels. Près d'une mère sur trois a connu les deux formes d'abus. L'enfance de près de la moitié de ces mères est marquée par des antécédents de placement en dehors du milieu familial, généralement à la suite de l'intervention des services sociaux dans la famille d'origine. Dans 85% des cas, elles ont connu deux placements ou plus (5 et plus dans 25% des cas). Enfin, au moment de quitter définitivement leur milieu familial d'origine, ces mères maltraitantes vivaient, dans 32% des cas, dans une famille marquée par l'absence du père biologique. Rien alors de surprenant à ce que la moitié d'entre elles reconnaissent avoir vécu une enfance malheureuse. Les principales causes invoquées sont le fait d'avoir été victime ou témoin de violence de la part des parents, d'avoir vécu des conflits avec ces derniers ou d'avoir eu à composer avec des parents malades ou ayant des problèmes de comportement (toxicomanie, agressivité, etc.).

Les mères du groupe témoin semblent avoir vécu une enfance moins difficile. Elles ont connu moins d'abus physiques ou sexuels, sont moins nombreuses à avoir été placées dans un foyer d'accueil, ont généralement alors connu un seul placement et sont moins nombreuses à reconnaître avoir vécu une enfance malheureuse. Il ne s'agit toutefois pas du portrait d'une enfance idyllique : la moitié d'entre elles rapportent avoir été abusées physiquement ou psychologiquement, le quart ont connu au moins un abus sexuel et une mère témoin sur cinq fut placée en dehors de la famille.

On peut soupçonner que ces diverses caractéristiques de la misère économique et sociale sont fortement corrélées les unes avec les autres. Le tableau 3 fait voir les interrelations entre ces facteurs chez les mères maltraitantes. On y observe, entre autres, que les mères abusées physiquement durant leur enfance (no 5 de la colonne de gauche), dans une très forte majorité, ont connu une enfance malheureuse (63%), ont quitté le foyer familial avant 21 ans (89%), ont eu des enfants de plusieurs pères biologiques (67%) et connaissent présentement une forte mobilité résidentielle (65%). De même, 97% de celles reconnaissant avoir vécu une enfance malheureuse rapportent avoir été abusées physiquement et, dans 94% des cas, elles ont quitté tôt le milieu familial d'origine. Près des deux tiers d'entre elles ont des antécédents d'abus sexuels, des antécédents de placement, présentent une instabilité résidentielle ou ont eu des enfants de plusieurs pères biologiques. En fait, les mères présentant l'une ou l'autre des caractéristiques considérées dans ce tableau cumulent entre cinq et huit autres « facteurs de risque » dans au moins 50% des cas, phénomène de multicollinéarité masqué dans les résultats de nos régressions logistiques.

Tableau 3

Pourcentages des mères maltraitantes (n=67)
chez qui sont présentes certaines caractéristiques en plus de celles
identifiées dans la colonne de gauche

Caractéristiques

1

2

3

4

5

6

7

8

9

10

1-  Profil de pauvreté (n=38)

X

33

37

92

75

38

61

48

50

53

2-  Drogue, alcoolisme (n=20)

63

X

79

94

67

53

53

44

64

53

3-  Stabilité résidentielle < 12 mois (n=42)

57

38

X

88

75

44

57

50

55

57

4-  Quitter foyer familial avant 21 ans (n=58)

59

30

62

X

70

58

48

50

64

50

5-  Antécédents abus physiques (n=46)

59

32

65

89

X

46

52

50

67

63

6-  Antécédents abus sexuels (n=28)

54

40

69

96

89

X

50

57

70

70

7-  Mère <21 ans naissance premier enfant (n=31)

61

33

77

97

80

43

X

63

62

61

8-  Antécédents de placement (n=24)

58

29

71

100

83

54

63

X

61

67

9-  Plus d'un père     biologique si plus d'un enfant (n=20)

42

27

65

92

73

46

62

58

X

49

10- Enfance malheureuse (n=32)

63

33

75

94

97

58

59

57

64

X



DISCUSSION

Nos résultats confirment l'existence d'une surreprésentation des familles maltraitantes dans les strates les plus défavorisées de la population de la région de Montréal. De fait, les familles maltraitantes comptent parmi les plus pauvres des quartiers populaires. Ces résultats vont dans le sens de l'association faite entre pauvreté et maltraitance par d'autres études américaines (Garbarino, 1976 ; Garbarino et Crouter, 1978 ; Strauss, Gelles, et Steimetz, 1980) et québécoises (Mayer-Renaud, 1990 ; Chamberland, Bouchard et Beaudry, 1986 ; Marois et Perreault, 1981).

Les résultats confirment, toutefois, que la pauvreté ne peut être réduite à la simple dimension du revenu. Ce qui est en cause ici comme facteur de risque, c'est bien un "espace de pauvreté" qui recouvre une multitude de dimensions et de manifestations de la misère économique, sociale et psychologique. Les indicateurs classiques de la pauvreté confirment bien la misère économique de ces parents : revenus annuels très faibles provenant quasi exclusivement de l'aide sociale, sous-scolarisation de la mère et du conjoint, sous-emploi et instabilité occupationnelle. Mais à ce portrait socio-économique périlleux s'ajoutent une vie familiale chargée et une vie de couple instable : plusieurs enfants, plusieurs pères biologiques différents, grossesses non planifiées, naissance du premier enfant avant l'âge de 20 ans. Tout comme Russell Searight et Handal (1986) ainsi que Zeller (1987), nous constatons que les familles maltraitantes doivent subvenir aux besoins soit d'un enfant né prématurément ou de petit poids à la naissance, soit d'un enfant handicapé. L'instabilité des familles maltraitantes se traduit également par le nombre élevé de déménagements vécus au cours des trois dernières années ainsi que par la durée d'habitation relativement courte entre ces déménagements. Cette instabilité résidentielle a également été notée dans les travaux de Gil (1970) et Lauer, Tenbroek et Grossman (1974).

Cet espace de pauvreté a aussi une histoire. L'insuffisance de revenu, le sous-emploi, l'instabilité conjugale et la mobilité résidentielle observés au moment de l'entrevue datent d'au moins trois ans. Ces nombreuses difficultés de vie sont très souvent précédées d'un lourd passé chez les familles maltraitantes. Une enfance qualifiée de malheureuse, des antécédents d'abus physiques, psychologiques et sexuels, une expérience de placement et un père absent au moment de quitter la maison font partie de l'histoire de vie des mères maltraitantes. L'importance de ces antécédents de violence chez les parents maltraitants renforce les hypothèses de Kaufman et Zigler (1987), de Widom (1989a) et de Ethier (1992). Il n'est donc pas surprenant de retrouver chez ces familles maltraitantes un pourcentage important de personnes qui consomment, de façon abusive, des drogues ou de l'alcool, ce qu'avaient également observé Mayer-Renaud (1990) et Lacharité (1992) dans leur propre étude. Il s'agit donc d'une misère chronique et non conjoncturelle.

Le portrait dressé ici de l'espace de pauvreté dans lequel évolue le parent d'enfant maltraité diffère quelque peu de celui des autres parents défavorisés habitant dans le même quartier. Les mères témoins sont, elles aussi, peu impliquées sur le marché du travail et chefs de familles monoparentales. Toutefois, leur situation économique est moins difficile à cause, en partie, du travail rémunéré du conjoint (lorsque ce dernier est présent). Elles sont aussi plus nombreuses à avoir occupé un emploi rémunéré durant les trois dernières années, possiblement du fait qu'elles sont plus nombreuses à avoir des enfants d'âge scolaire et qu'elles ont, pour la plupart, complété leurs études secondaires. De plus, les mères témoins se démarquent par une forte stabilité résidentielle et conjugale. Même si elles vivent aussi fréquemment dans des familles monoparentales au moment de l'entrevue, toutes ont eu leurs enfants d'un seul père biologique. Cette stabilité conjugale relative lorsque les enfants étaient en bas âge constitue peut-être un facteur de protection. Globalement, l'enfance des mères du groupe témoin et les rapports avec leurs propres parents semblent avoir été plus heureux.

Une autre démarcation importante entre les deux groupes de mères se situe au niveau de l'historique du « devenir mère ». Les mères maltraitantes ont plus fréquemment quitté le foyer familial avant l'âge de 20 ans, ont eu une première grossesse avant cet âge et ont eu significativement plus d'enfants. On peut faire l'hypothèse que le vécu hâtif des responsabilités parentales est responsable de leur exposition à plusieurs des facteurs de risque déjà mentionnés (instabilité conjugale, sous-scolarisation, etc.). Cette accession précoce aux responsabilités parentales pourrait s'expliquer par leur surexposition à la violence physique et sexuelle durant leur enfance et par le fait qu'elles proviennent de familles plus nombreuses que les mères témoins. On a montré (Colin et ai., 1992) qu'en milieu d'extrême pauvreté la grossesse précoce, tout en reposant sur des motifs complexes, réfère à une volonté de « transcender la pauvreté ». L'expérience de la maternité donne aux jeunes mères dépendantes économiquement et affectivement la chance de rompre avec le passé et de construire une relation mère-enfant exempte des lacunes connues dans la relation avec leur propre mère. Cette expérience de « devenir mère » leur permet d'accéder à l'autonomie, de se donner une identité sociale respectable et valorisée, bref d'amorcer une stratégie de changement et de donner un sens à leur vie. Le soutien aux jeunes adolescentes susceptibles de vivre un passage précoce à la maternité devient l'un des enjeux majeurs de la prévention de la maltraitance. Des programmes visant à redonner une dimension plus réaliste à l'image idéalisée de la maternité chez les adolescents, tel celui expérimenté par le CLSC de Verdun et axé sur l'expérience de maternage d'un bébé-poupée par des adolescents, pourraient s'avérer des outils stratégiques de prévention primaire de la maltraitance.

Donc, à pauvreté égale, les mères maltraitantes sont sensiblement plus exposées à divers stresseurs liés à leur histoire de vie ou à leurs conditions actuelles de vie que les mères du groupe témoin, ce qui rejoint les résultats d'Ethier (1992). Vivant des rapports sociaux et économiques dévalorisants et désavantageux (sous-emploi, rapports conjugaux difficiles), conséquences d'une plus grande vulnérabilité économique (faible scolarisation, manque d'expérience) et souvent obligée d'assurer à la fois la survie matérielle et l'éducation des enfants, la mère d'enfants maltraités se retrouve face à des frustrations et un stress chronique qui empoisonnent les relations intrafamiliales. Cette misère compromet sérieusement les outils de défense que sont la patience et l'endurance du parent en l'absence desquels l'enfant peut devenir le bouc émissaire désigné de la frustration (Chamberland, 1992).

L'évidence d'un lien « direct » entre pauvreté et maltraitance suggérée par diverses études (Garbarino et Crouter, 1978 et Strauss, Gelles et Steimetz, 1980) demande donc à être révisée ou à tout le moins nuancée. La pauvreté n'est « cause » de la maltraitance que parce que ses effets s'expriment à travers une multiplicité de covariables. En tant qu'espace de la misère humaine et sociale, elle est le lieu où s'opère la synthèse, retransposée dans le vécu de la famille, des divers facteurs prédisposant à la négligence et à la violence. La pauvreté n'est pas qu'un indicateur socio-économique ; c'est un environnement socio-économique à risque, l'espace d'une misère sociale et psychologique ; c'est une condition globale de vie plus qu'une tare individuelle. Les résultats suggèrent clairement que les principales covariables de la maltraitance sont non pas les indicateurs du niveau actuel de revenu, mais divers facteurs liés à l'histoire de vie de la mère, à l'espace de pauvreté qui est le leur, de même qu'à une misère sociale et psychologique.

Les limites des données ne permettent pas d'analyser plus à fond l'histoire économique et sociale du parent maltraitant. Les recherches à venir devraient en faire l'une de leurs priorités. Malheureusement, les études transversales regroupent les pauvres en une catégorie uniforme masquant les différences importantes entre pauvreté transitoire et pauvreté chronique. Des études longitudinales devraient donc analyser l'influence de ces deux formes de pauvreté sur la maltraitance. La première concerne un historique de pauvreté chronique marquée par une socialisation et une enculturation dans un milieu de misère sociale et économique. La seconde forme, plus transitoire, causée par une perte d'emploi, une séparation des conjoints ou autres événements, pourrait être interprétée en fonction de la grille des événements critiques, événements qui mettent à l'épreuve l'adéquation de l'aide offerte par le réseau de soutien. On peut faire l'hypothèse que ces deux manifestations (chronique et temporaire) de la pauvreté sont probablement associées de façon différente à la maltraitance, voire associées à des formes différentes de maltraitance.

Les enjeux des recherches à venir seront également de comprendre cet espace de pauvreté et, plus précisément, d'analyser les interrelations, dans un cadre systémique, entre facteurs psychologiques, facteurs liés à l'isolement social, facteurs économiques et facteurs culturels (Dubé et Provost, 1991). Les analyses statistiques multivariées permettant d'identifier un nombre restreint d'indices de la maltraitance qui se démarquent, une fois les effets des covariables contrôlés, masquent trop souvent la complexité d'une réalité caractérisée par une très forte multicolinéarité entre les indicateurs. L'évacuation de variables très fortement corrélées aux indicateurs retenus dans les modèles finals (de régression logistique, par exemple, tels ceux présentés dans Massé et Bastien, 1995) ne sert pas toujours les intérêts de l'intervention. Le portrait des caractéristiques des parents maltraitants qui en découle découpe le parent maltraitant en défauts et faiblesses. Une telle approche donne prise aux préjugés et aux jugements de valeurs. Nous avons préféré ici une analyse descriptive qui sert mieux les objectifs d'une analyse contextualisée de la maltraitance.


Abstract

Interviews were conducted with 67 neglectful mothers and 42 non-neglectful mothers of low socioeconomic status of Montreal. Results show that neglectful mothers report more stressful life events, more drugs problems, less support from informal networks and early pregnancies. Retrospective data show greater marital instability, geographic mobility and chronic poverty. Discussion is about the limits of a definition of poverty as a risk factor or as a simple causai factor without any diachronic analysis of the social, psychological and family troubles as mediating factors of abuse and neglect.


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[1] Projet subventionné dans le cadre du Programme de subvention pour études et analyses du Conseil régional de la santé et des services sociaux du Montréal-métropolitain (MSSS) et réalisé à la Direction de la Santé publique, Équipe écologie humaine et sociale, Régie régionale de Montréal.

Pour informations : Raymond Massé, Département d'anthropologie, Pavillon Charles de Koninck, Université Laval, Sainte-Foy (Québec), G1K 7P4.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mercredi 13 mai 2009 13:38
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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