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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Raymond MASSÉ, “La flexibilité des critères dans la justification éthique des interventions : du principisme spécifié à un modèle centré sur les valeurs phares.” Un article publié dans l'ouvrage sous la direction de Christian Hervé, Bartha Maria Knoppers, Patrick A. Molinari et Grégoire Moutel, Éthique médicale, bioéthique et normativité, Séminaire d'experts, Université René-Descartes (Paris V), Paris, 3-4 décembre 2002, pp. 105-120. Paris : Les Éditions Dalloz, 2003, 221 pp. [Autorisation accordée par l'auteur le 14 novembre 2008 de diffuser cette oeuvre dans Les Classiques des sciences sociales.]

Raymond MASSÉ

Directeur, département d’anthropologie, Université Laval

La flexibilité des critères dans la justification éthique
des interventions : du principisme spécifié
à un modèle centré sur les valeurs phares
”.

Un article publié dans l'ouvrage sous la direction de Christian Hervé, Bartha Maria Knoppers, Patrick A. Molinari et Grégoire Moutel, Éthique médicale, bioéthique et normativité, Séminaire d'experts, Université René-Descartes (Paris V), Paris, 3-4 décembre 2002, pp. 105-120. Paris : Les Éditions Dalloz, 2003, 221 pp.

Introduction
1.   LA SANTÉ PUBLIQUE COMME ENTREPRISE NORMATIVE

A. Les normes au coeur de l'entreprise de prévention et de promotion de la santé
B. La cohabitation de la normativité éthique implicite avec d'autres normativités

II.   CRITIQUES ADRESSÉES AU PRINCIPISME EN TANT QUE PARAGON DES APPROCHES NORMATIVES

A. Le principisme fut critiqué pour son biais rationaliste, son caractère trop abstrait et son manque de sensibilité au contexte (Pelligrino, 1993)
B. Une seconde critique veut que le principisme encourage le recours à une normativité primaire
C. L'absence d’ancrage dans une théorie éthique fondamentale pouvant donner une cohérence à la série de principes

III.   LIMITES DU PRINCIPISME
IV.   UN MODÈLE D'ANALYSE FONDÉ SUR DES VALEURS PHARES
V.   TOUTE GRILLE D’ANALYSE EN ÉTHIQUE APPLIQUÉE N'EST-ELLE PAS NORMATIVE PAR DÉFINITION ?
VI.   NORMATIVITÉ ET ÉTHIQUE DE LA DISCUSSION
VII.   LES NORMES ET LES NORMATIVITÉS COMME OBJETS DE CRITIQUE
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE


INTRODUCTION

L'approche éthique fondée sur une liste limitée de principes, ou approche principiste, fut largement dénoncée au cours des deux dernières décennies pour sa normativité excessive et pour la rigidité qu'elle conférait à l'analyse des enjeux éthiques. En particulier, la définition qu'en ont donnée Beauchamp et Childress à travers les cinq éditions des Principles of Biomedical Ethics, fut critiquée pour son application mécaniste et décontextualisée de principes traités comme des normes absolues. Nous soutiendrons ici qu'en tant qu'entreprise normative, la santé publique appelle une éthique appliquée elle aussi normative qui aura profit à s'inspirer de certains postulats méthodologiques du principisme. Après avoir montré le caractère fondamentalement normatif de la santé publique à travers ses interventions de prévention et de promotion de la santé, nous rappellerons certains de ces postulats méthodologiques et nous soutiendrons que certaines des critiques adressées au principisme sont mal fondées. Nous proposerons ensuite qu'une éthique appliquée à la santé publique devrait moins chercher à décliner des principes éthiques généraux en règles et normes spécifiques de plus en plus précises et contraignantes qu'à redéfinir ces principes en tant que valeurs phares partagées par les divers acteurs sociaux concernés par les interventions et, dans un souci de respect du pluralisme, de leur adjoindre un certain nombre d'autres valeurs inscrites dans une moralité partagée. Ces valeurs définies comme des normes générales deviennent des éléments clefs d'une éthique appliquée qui nous apparaît comme incontournablement normative, et ce en dépit des connotations généralement négatives associées par les chercheurs à la normativité.


1. LA SANTÉ PUBLIQUE
COMME ENTREPRISE NORMATIVE

Le point de départ de la justification du recours à une éthique normative est ici que la santé publique étant fondamentalement une entreprise normative, un modèle d'analyse adapté des enjeux éthiques devra lui même être normatif [1]. Je propose que ce champ d'intervention se construit à la confluence de cinq grands ordres de normativité : administrative, professionnelle, technoscientifique, juridique et éthique. Si les quatre premiers sont plus explicites, la normativité éthique est surtout implicite et enracinée dans les valeurs qui fondent les interventions de prévention, de promotion et de protection de la santé des populations. Un modèle centré sur les valeurs phares devra d'abord s'attaquer à une certaine archéologie des valeurs imbriquées à chacune des étapes de l'implantation d'une intervention (estimations épidémiologiques de prévalence du problème de santé, choix des modes d'intervention, critères d'évaluation de l'efficience, etc.)

A. Les normes au cœur de l'entreprise de prévention
 et de promotion de la santé

La mission fondamentale de la médecine sociale et préventive passe par la prescription de saines habitudes de vie et la proscription de comportements à risque. Une telle entreprise normative qui définit le bien et le mal et identifie les comportements, environnements, conditions de vie acceptables et non acceptables, qui détermine le « doit » et le « ne-doit-pas-faire », appelle, croyons-nous, un cadre d'analyse éthique qui saura présenter des critères normatifs (valeurs, principes, règles) qui serviront à arbitrer les problèmes éthiques générés dans le cadre de la justification des finalités visées par ces prescriptions et proscriptions et des limites des moyens à utiliser pour arriver à ces fins.

La santé publique est normative à trois niveaux soit : ceux de la définition de la santé, du risque, des valeurs qui justifient l'intervention.

D'abord, s'appuyant sur les données médicales et épidémiologiques, elle adopte et parfois même définit les critères normatifs (ex. : seuils, taux) qui déterminent les frontières entre ce qui est normal ou pathologique. Ces critères permettront ensuite d'identifier les déviances en matière de santé physique (ex. : taux de tels agents chimiques polluants dans le sang des travailleurs), mentale (ex. : le seuil de détresse psychologique, de faible estime de soi) ou sociale (ex. : degré d'isolement social). À ce premier niveau, la normativité s'exprime par une construction normative du concept de santé décidant des caractéristiques qu'un individu doit posséder pour être considéré en santé.

Deuxièmement, la santé publique consacre une définition normative du risque. Les écarts aux normes, déterminant l'état de santé attendu, servent d'assises à la définition des « comportements à risque » et des « groupes à risque » qui deviendront les groupes cibles des interventions visant à éradiquer ces déviances. La santé publique procède à travers une construction socioculturelle du blâme (face aux comportements et conditions de vie à risque) qui repose sur une validation épidémiologique du risque. Elle se présente comme une entreprise de normalisation des groupes indisciplinés où la santé est présentée comme étant la normalité et la maladie et les traumatismes sont implicitement considérés comme des fautes. Comme le suggèrent Lecorps et Paturet (1999) la santé publique flirte parfois avec une nouvelle forme d'eugénisme. Non plus celui associé aux États totalitaires, mais un eugénisme populaire « discret, apaisé, redessiné aux contours du rêve de "santé parfaite" sécrété par la modernité démocratique » (Lecorps et Paturet, 1999 : 7). Le normatif ici réside non plus dans les critères définissant la santé (ce qu'un individu doit être pour être considéré en santé) mais dans les critères révélant les conditions du maintien de cette santé (ce qu'un individu doit faire pour être en santé ; ce qu'un environnement social doit être pour favoriser la santé). Rappelons toutefois que cette normativité n'est pas simplement imposée de l'extérieur, par des réglementations. Ces normes sont en large partie intériorisée par le citoyen. En fait, la santé publique procède rarement par coercition (lois antitabac, réglementation sur le port de la ceinture de sécurité, etc.). Elle procède plus subtilement en amenant le citoyen postmoderne individualisé et rationalisé à intérioriser les normes. Cette culpabilisation de la victime correspond aux nouvelles stratégies de contrôle social que Petersen et Lupton (1996) présentent, dans une perspective « foucaldienne », comme axées sur l'autocontrôle. Elle leur propose des normes auxquelles ils se conformeront volontairement. La santé publique transfère alors les prescriptions de contrôle des comportements et habitudes de vie à l'individu qui s'autodiscipline et, parfois, est invité à devenir un relais de l'autorité en tentant de discipliner son entourage. Elle compte de plus en plus sur des individus présentant un « soi civilisé » (Lupton et Chapman, 1995). Conscients des impacts de la maladie sur la stabilité de la société, ils font de la santé non un état, mais un projet individuel axé sur la vigilance et la discipline sanitaire.

Enfin, nous croyons que la promotion de la santé est normative à un troisième niveau. Il s'agit d'une normativité implicite qui se terre dans les valeurs qui influencent, implicitement ou explicitement, les professionnels de santé publique à chacune des étapes d'un programme d'intervention. Il s'agit d'une forme de normativisation du souhaitable et du justifiable. Sylvia Tesch (1988), et plus récemment Nurit Guttman (Guttman, 2000), rappellent que des valeurs implicites tels le respect de l'autonomie, la justice sociale, la responsabilité, la non-malfaisance, le bien commun, la liberté ou l'anti-paternalisme orientent profondément le choix des critères définissant les problèmes ciblés prioritairement, la nature des stratégies d'intervention, le contenu des messages de prévention, les modalités de mise en oeuvre, voire le choix des critères d'évaluation de l'efficacité du programme d'intervention. Bref, l'omniprésence des valeurs en santé publique laisse supposer l'existence d'une normativité éthique implicite. La santé publique apparaît comme entreprise normative dans la mesure où elle fait la promotion des valeurs imbriquées dans chacune des composantes et des étapes d'élaboration des interventions. Ces valeurs agissent comme autant de croyances normatives définissant, implicitement ou explicitement, autant le devoir-être que le devoir-faire des citoyens. Elles véhiculent donc une normativité culturelle et éthique. La question de la normativité ne peut donc être contournée.

Le problème n'est pas, en soi, que des valeurs soient sous-jacentes aux interventions ; le problème, c'est la négation de ce fait et l'absence d'efforts pour les mettre clairement à jour. La problématique éthique découle du fait que l'influence de ces valeurs implicites ne fasse pas l'objet d'une analyse discursive dans les rangs des professionnels et des gestionnaires de même que sur la place publique. « La réflexion éthique multidisciplinaire [rappelle Hervé] gagne à ce que les professionnels qui oeuvrent dans les pratiques constituent leurs propres références sur le sens de leurs actions, souvent en rendant explicites des valeurs implicites » (Hervé, 1999 : 13).

B. La cohabitation de la normativité éthique implicite
avec d'autres normativités

Il apparaît évident que la santé publique évolue au carrefour de diverses normativités explicites (Bégin, 1995). Normativités professionnelles référant aux codes de déontologie des professionnels impliqués. Normativités technoscientifiques (Hotrois, 1984) qui réfèrent aux outils de mesure de la santé et au cadre épistémologique sous-jacent à l'épidémiologie et à ses préoccupations de quantification. Normativités juridiques qui incluent les normes des chartes de droits et libertés et les articles des diverses lois régissant le champ de la santé. La normativité éthique pour sa part, réfère au système de valeurs reconnues par consensus comme fondamentales et qui guident les comportements. Elle peut être observée explicitement à travers les codes d'éthiques disponibles et régissant la recherche par exemple. Toutefois, alors que les autres normativités sont fortement institutionnalisées, formalisées, et explicitées dans des codes écrits (en particulier la normativité juridique), la normativité éthique est largement implicite. L'une des premières fonctions d'un cadre d'analyse en éthique appliquée à la santé publique sera donc de favoriser la mise à jour des valeurs en présence (implicites dans les analyses des professionnels, mais parfois explicites dans les objectifs définis par les institutions de santé publique) à chacune des étapes de la mise en oeuvre d'une intervention de prévention, de protection et de promotion de la santé.


II. CRITIQUES ADRESSÉES AU PRINCIPISME
EN TANT QUE PARAGON DES APPROCHES NORMATIVES

Le principisme peut être défini comme une théorie éthique, mais surtout comme une méthodologie adaptée à une éthique appliquée fondée sur l'usage de principes moraux dans le but de mettre à jour, mais aussi solutionner, les dilemmes moraux. Il ne s'agit pas d'une approche subordonnée aux principes « principle-driven », mais guidée par les principes « principle-guided ». En fait, il faut distinguer le principisme comme théorie, des usages sociaux réducteurs et mécanistes qui en sont faits. Une éthique appliquée à la santé publique tirera profit à retenir les contributions méthodologiques suivantes :

- aucune norme (principe, règle, valeur) ne peut se voir accorder d'emblée de valeur absolue dans le contexte de sociétés pluralistes ; toutes ont une importance prima facie qui devra être pondérée en fonction des contextes ;

- l'analyse éthique implique l'arbitrage entre des normes qui sont toutes parfaitement défendables et légitimes ; l'éthique appliquée se définit alors comme le lieu de l'arbitrage de normes en conflit ;

- l'invocation et le recours à ces normes doivent passer par l'étape fondamentale de leur spécification, soit d'un processus de définition de leur portée et de leur pertinence dans un contexte spécifique donné.

Le principisme a le mérite d'offrir un cadre d'analyse clair pour une éthique normative pratique et productive tout en offrant aux professionnels de la santé publique un vocabulaire partagé à partir duquel ils pourront amorcer une véritable discussion éthique et le processus d'arbitrage.

Les critiques radicales adressées au principisme, parangon contemporain de l'approche normative sont, croyons-nous, en large partie non fondées et découlent d'une lecture partielle, voire partiale, des versions nuancées qu'en ont données Beauchamp et Childress, en particulier dans les quatrième et cinquième éditions de leur Principles of Biomedical Ethics. Les principales critiques qui seront ici contestées sont a) l'absence de sensibilité aux contextes spécifiques dans lesquels émerge la maladie et sont appliquées les interventions ; b) le caractère mécanique de la démarche d'analyse éthique ; c) l'absence de théorie éthique fondamentale pouvant donner une cohérence à la série de principes.

A. Le principisme fut critiqué pour son biais rationaliste,
son caractère trop abstrait et son manque de sensibilité
au contexte (Pelligrino, 1993)

Une première critique qui lui est adressée est d'être une approche linéaire, mécaniste, insensible au contexte social et culturel dans lequel émergent les dilemmes éthiques. Or, une telle critique apparaît tout à fait abusive à tous ceux qui fondent leur jugement sur une lecture des textes fondamentaux de Beauchamp et Childress plutôt que sur diverses utilisations faites par des membres de comité d'éthique, des principes proposés. En fait, ce que proposent ces auteurs, c'est un cadre moral d'analyse (moral framework) qu'ils savent incomplet mais qui ouvre la porte à l'arbitrage, à la discussion éthique et la contextualisation des guides normatifs appelés à baliser l'action. À l'encontre des applications mécanistes et linéaires des principes aux cas particuliers, Childress et Beauchamp, proposent plutôt une approche hybride entre la déduction et l'induction, soit une approche que nous pourrions qualifier de « transductive » et qui combine trois démarches dans l'analyse des cas spécifiques :

- l'application, qui implique une application mécaniste des principes et des règles (approche ouvertement dénoncée par Toulmin (1981) qui s'en prend « aux principes éternels, invariables, dont les implications pratiques peuvent faire fi des exceptions et des spécificités) ;

- l'équilibrage (balancing), qui dépend du poids accordé intuitivement à des principes en compétition (c'est l'approche défendue dans les trois premières éditions des Principles of Bioethics) ;

- la spécification, qui procède par un ajustement qualitatif des normes aux cas particuliers (Childress, 1994 : 81) et qui fait implicitement partie intégrante d'un principisme sensible au contexte, aux circonstances et aux spécificités du cas. Il propose donc une forme de « principisme spécifié » pour reprendre la formule proposée par DeGrazia, (1992) et que Beauchamp et Childress reprennent dans les quatrième et cinquième éditions des Principles of bioethics. Toutefois, considérant que les conflits moraux sont inévitables, qu'un seul principe, même « spécifié » ne saura rendre compte de la complexité des dilemmes en cause, l'approche de l'équilibrage ou de la pondération demeurera toujours importante.

Selon les défenseurs même du principisme, cette approche devrait donc retenir une procédure d'application de la grille d'analyse des valeurs et principes qui sache conjuguer ces trois approches de l'application, de l'équilibrage et de la spécification. En fait, on voit mal quelle approche moniste ou absolutiste pourrait être apte à baliser l'analyse des enjeux éthiques en santé publique. L'analyse éthique en est une de recherche d'équilibre entre des valeurs qui sont toutes importantes, qui doivent toutes être prises en considération, même si certaines prendront le dessus dans certaines circonstances. Ceci est fondamental : en fait toutes ces valeurs doivent « laisser des traces » dans les analyses, (Beauchamp et Childress, 1989 : 53), c'est-à-dire que les principes ne sont jamais mis de côté comme s'ils n'existaient pas ; ils créeront au moins des remords et des regrets et les éthiciens devront évaluer les coûts, le prix à payer pour mettre tel ou tel principe en second plan dans telle ou telle circonstance. Cette version du principisme est donc situationniste en partie, même si les conditions particulières sont analysées à la lumière d'un nombre limité de principes. Leur approche est donc ouverte et fondée sur une recherche d'équilibre entre des valeurs reconnues comme fondamentales dans une société donnée, à un moment donné de son évolution. Nous sommes loin de l'approche inductive du situationnisme, mais loin aussi d'un « déductivisme » mécaniste. Une éthique appliquée à la santé publique doit pouvoir compter sur une approche déductive, mais modérée, souple, ouverte et soucieuse des modulations importantes apportées à l'importance relative de certaines valeurs dans diverses populations ciblées (définies selon le sexe, l'origine ethnique, la religion, etc.). Toutefois, ce qui devient objet de critique donc, selon moi, c'est moins cette approche ouverte, que la nature des valeurs que sous-tendent ces principes.

B. Une seconde critique veut que le principisme
encourage le recours à une normativité primaire

L'approche principiste est normative dans le sens où « elle tente de répondre à la question : « Quels guides pour l'action sont moralement acceptables et pour quelles raisons ? » Mais ce cadre d'analyse ne doit jamais, selon les auteurs, dispenser les éthiciens de tout raisonnement moral ; au contraire, il l'alimente en lui donnant des outils et des balises. En fait, leurs principes ne sont aucunement associés à des règles absolues qui, selon eux, dépouillent les agents moraux de tout pouvoir d'arbitrage et sont susceptibles de faire des « victimes morales ». En fait, ils proposent une théorie éthique composite qui se veut une troisième voie entre l'empirisme et l'absolutisme dans laquelle les principes deviennent des contraintes relatives (prima facie). Cette approche accorde à chacun des principes de base un poids relatif qui sera relativisé, dans le cadre d'un contexte donné, par le poids accordé aux autres. D'ailleurs cette critique est en porte-à-faux avec une autre qui dénonce le flou lié à la trop large couverture des quatre principes. La faiblesse du principisme résiderait alors à la fois dans le fait que les quatre principes embrassent trop large mais que les règles qui en découlent soient trop normatives, restrictives, impératives, contraignantes. Pour cette raison, je crois préférable d'élargir la liste restreinte de principes à une liste élargie de valeurs, définies de façon plus souple, et qui seront alors spécifiées dans le cadre des délibérations éthiques.

C. L'absence d’ancrage dans une théorie éthique fondamentale
pouvant donner une cohérence à la série de principes

Le principisme fut aussi dénoncé pour le fait de ne pas être fondé sur une théorie éthique unique qui pourrait le chapeauter et nous guider dans la construction d'une hiérarchie de ces principes. On parle alors d'une « tyrannie des principes » (Toulmin, 1981), où les principes sont dépouillés de leur signification philosophique et réduits à des « mantras » ou incantations rituelles (Clouser et Gert, 1990) invoquées pour résoudre, comme par magie, les dilemmes. Cet argument est invoqué entre autres par Clouser et Gert (1990) qui ne croient pas qu'une liste de principes puisse remplacer à la fois une théorie morale et des règles morales particulières qui en découlent. Pour ce faire, il faudrait que le principisme a) puisse proposer des principes qui constituent des directives claires pour guider l'action morale, b) que les principes soient systématiquement interreliés à l'intérieur d'une théorie bien développée. Or, pour Beauchamp et Childress le principisme tient, bel et bien, lieu de théorie. D'ailleurs, dans la mesure où Gert définit la théorie morale comme « un effort pour rendre explicite, expliquer et, si possible, justifier la moralité - c'est-à-dire le système moral que les gens utilisent pour construire leurs jugements moraux et pour décider des façons d'agir lorsqu'ils sont confrontés à des problèmes moraux » (Gert, 1998 : 84), ne pouvons-nous pas considérer la version du principisme spécifié comme une forme de théorie morale ? N'oublions pas que les normes (principes ou valeurs) doivent parfois être appelées à la rescousse lorsque des dilemmes éthiques ne trouvent pas réponse par le recours à la théorie. En fait, « Il est démesuré d'attendre d'une théorie éthique qu'elle solutionne les problèmes moraux controversés dans des cas où les controverses elles-mêmes peuvent dépendre de l'engagement des adversaires vis-à-vis de principes éthiques différents et souvent rivaux » (Macklin, 1999. 300).

Enfin, Clouser et Gert (1990) avancent que le principisme ne peut tenir lieu de théorie morale que si, dans l'ensemble, les principes proposés sont systématiquement reliés les uns aux autres. Les conséquences pratiques de cette question sont fondamentales. Dans un cas particulier d'intervention préventive, par exemple, l'intervention doit-elle respecter tous les principes en même temps ? Le fait qu'une action puisse respecter certains principes tout en empiétant significativement sur certains autres constitue-t-il la preuve de l'incohérence de cet ensemble de principes et la marque indélébile de l'absence d'une théorie organisatrice ? L'impératif de cohérence implique-t-il que tous les principes doivent pouvoir s'appliquer à l'unisson dans un cas donné comme le proposent Clouser et Gert ?

Davis propose de trancher le débat en suggérant aux défenseurs du principisme de maintenir le postulat voulant que « le principisme constitue un substitut adéquat à la théorie morale mais, toutefois, que ses principes ne sont pas systématiquement reliés » (Davis, 1995 : 100). Il se rallie ainsi à Beauchamp et Childress qui, en bout de ligne, proposent que « notre présentation des principes - de pair avec les arguments pour démontrer la cohérence de ces principes avec les autres aspects de la vie morale [...] constitue la théorie dans le présent volume. Le faisceau de normes et d'arguments est la théorie » (Beauchamp et Childress, 1994 : 106).


III. LIMITES DU PRINCIPISME

On a souvent reproché aux quatre principes de la bioéthique principiste que sont l'autonomie, la justice, la bienfaisance et la non-malfaisance d'être trop généraux et vagues pour être utiles et efficaces dans la résolution des problèmes éthiques concrets. Beauchamp et Childress répliquent en les déclinant en une série de règles éthiques plus restreintes, puis en soumettant ces principes et règles à un processus de spécification. Loin d'offrir un système complet permettant de construire une éthique normative générale, ces principes doivent, selon les auteurs, composer avec des « règles morales dérivées » de type substantif (ex. : dire la vérité, respecter la confidentialité et la vie privée), autoritaire (ex. qui doit informer qui, qui doit décider en dernière instance) ou procédurale (ex. établir des priorités selon l'âge, l'ordre d'arrivée). Si les principes constituent des « guides d'action moins généraux que les théories mais plus généraux que les règles, les jugements ou les études de cas auxquels ils sont appliqués » (Childress et Beauchamp, 1994 : 79), ils n'en constituent pas moins des « généralisations normatives qui guident l'action » (Beauchamp et Childress, 1994 : 38). La démarche de déclinaison des théories en principe, puis des principes en règles est utile et louable. je crois, au contraire, que les principes, plutôt que d'être déclinés en règles à portée restreinte, puis d'être l'objet d'une spécification qui adapte principes et règles aux contextes, doivent au contraire être redéfinis en fonction des valeurs phares fondamentales auxquelles ils réfèrent et qui pourront ensuite être l'objet d'une discussion et d'un arbitrage par les divers acteurs concernés. Les quatre principes invoqués ne résument pas l'ensemble des valeurs fondamentales qui peuvent guider l'action. L'ajout de « règles » éthiques n'est pas suffisant pour rendre justice à la pluralité des valeurs phares qui caractérisent les sociétés modernes. La course à la multiplication des principes et des règles ne se comprend que dans l'optique d'une approche fondée sur les savoirs experts, d'une éthique appliquée par des maîtres dans l'art de leur sélection et de leur spécification ou par des membres de comités d'éthique en quête d'une démarche analytique se rapprochant du modèle des arbres de décision. Dans l'optique d'une véritable éthique de la discussion, fondée sur un arbitrage des normes en conflits, arbitrage opéré par l'ensemble des acteurs sociaux concernés, les valeurs phares, pour floues et englobantes qu'elles soient, constituent de meilleurs points de départ pour la discussion et l'arbitrage.


IV. UN MODÈLE D'ANALYSE FONDÉ
SUR DES VALEURS PHARES

Afin d'élargir le champ des valeurs couvertes par les quatre principes de la bioéthique principiste, nous proposons qu'un cadre d'analyse des enjeux éthiques en santé publique doit faire une place explicite à certaines autres valeurs fondamentales, telles la promotion du bien-être, la défense du bien commun, la responsabilité, la solidarité (liste de valeurs ouvertes et en redéfinition constante) et à des principes épistémologiques et politiques, tel le principe d'incertitude. J'ai proposé ailleurs (Massé, 2003) qu'un cadre d'analyse des enjeux éthiques adapté aux interventions de santé publique devrait, en plus des valeurs sous-jacentes aux quatre principes classiques, faire porter son travail d'arbitrage sur six autres valeurs que sont la promotion du bien-être, la défense du bien commun, l'utilité, la responsabilité paternaliste, la solidarité et la précaution.

Nous ne nous attarderons pas ici sur la justification du choix de ces valeurs. Disons simplement qu'elles correspondent, pour nous, à des valeurs phares largement partagées dans la société québécoise contemporaine et qu'elles s'inscrivent dans une « moralité partagée » au sens où l'entendent Beauchamp et Childress (2001 : 401-408). Le point sur lequel nous voulons insister est que ces valeurs devraient être considérées comme des normes larges référant à des conceptions partagées du souhaitable et du justifiable qui serviront d'assises à une délibération éthique véritablement démocratique. L'un des avantages d'un modèle centré sur les valeurs phares, au-delà de l'affranchissement qu'il autorise face aux convictions religieuses et aux déontologies professionnelles, est de s'accorder au pluralisme des valeurs dans les sociétés postmodernes contemporaines. Tout comme le principisme le faisait dans un moindre degré, il respecte le pluralisme, la diversité des perspectives. Notons cependant, suivant Jean-Luc Ferry, que la validité des normes pour l'action ne dépend pas simplement de leur adhérence à des valeurs partagées. « Le fait pour [la norme] de s'accorder avec des systèmes de valeurs, même éventuellement divergents, ne fournit qu'une légitimation. Cela ne saurait remplacer une véritable justification » (Ferry, 2002 : 80). Mais le but de toute éthique appliqué n'est pas de justifier en valeur ; l'enjeu est de légitimer l'action, même au prix d'empiètements sur certaines valeurs personnelles ou partagées.

Nous abordons les valeurs comme étant des « croyances durables dans le fait que tel mode de comportement ou finalité de l'existence est personnellement ou socialement préférable à un autre » (Rokeach, 1979 : 10). Nous y voyons des conceptions fondamentales, construites et partagées par une collectivité, de ce qui devrait être. Il s'agit de conceptions du souhaitable qui expriment des orientations normatives de l'action. Elles sont bel et bien des normes définies par la collectivité, intégrées à des degrés divers par des individus socialisés et enculturés dans une socioculture donnée. Les valeurs peuvent être considérées comme des normes générales dépouillées de référents explicites à des modalités de comportement ou à des sanctions accompagnant ces comportements. Elles référent à des énoncés d'évaluation « qui contiennent des expressions d'appréciation ou de dépréciation (bien, mal, meilleur, pire, etc.) » (Ogien, 1996 : 1053), énoncés associés au « devoir-être » et ainsi à une dimension axiologique. Notons que les enjeux éthiques ne trouvent pas racine dans la nature de certaines valeurs ou normes ; en fait, elles sont toutes défendables en elles-mêmes. Les enjeux émergent lorsque certaines valeurs ou normes apparaissent comme irréconciliables, voire incommensurables.

Une telle approche fondée sur l'arbitrage de valeurs phares ne confine pas à une éthique empirique dans la mesure où, comme le souligne Schneider-Bunner (1997), le positionnement de l'analyse des valeurs sur un seul axe marqué des pôles opposés du descriptif et du normatif en masque la complexité. Identifier les valeurs (et les conflits de valeurs) en jeu dans une intervention donnée relève du positivisme et de la description empirique. Toutefois, ces jugements de faits (telle intervention implique des empiètements sur telle ou telle valeur) sont toujours construits à partir d'un choix normatif de valeurs critères qui sont retenues comme objet d'observation le choix des valeurs observées implique un choix implicite de valeurs critères). Une fois ces conflits de valeurs identifiés, il n'y a qu'un pas à franchir pour émettre des jugements prescriptifs (donc normatif) sur les interventions qui devraient ou non être engagées. Observer par exemple que telle intervention est susceptible de faire primer l'autonomie de l'individu sur la valeur d'équité, accule la santé publique à faire un choix normatif qui prendra la forme d'une prescription d'action ou d'inaction (ce qu'il faudrait faire). Bref, l'analyse des valeurs en jeu (description, empirisme) n'est jamais très loin de l'émission de jugements experts sur ce qu'il faudrait faire (normatif).


V. TOUTE GRILLE D’ANALYSE EN ÉTHIQUE
APPLIQUÉE N'EST-ELLE PAS NORMATIVE
PAR DÉFINITION ?

Toute grille d'analyse, d'identification des valeurs, des enjeux et des dilemmes éthiques reposera elle-même sur des valeurs et principes implicites. Comme le rappelle Lacroix « l'éthique appliquée apparaît comme une volonté d'établir un point de vue normatif commun » (Lacroix, 2000. 231). D'où l'importance d'élaborer un cadre d'identification, d'analyse et d'arbitrage des conflits potentiels de valeurs qui soit clair, explicite, manipulable par les professionnels de la promotion de la santé eux-mêmes, et donc, nous croyons, un cadre structurel inévitablement normatif

Nous qualifions de normative cette grille d'analyse éthique fondée sur des valeurs phares dans la mesure où, croyons-nous, il est utopique de croire que l'identification des problèmes prioritaires de santé publique, le choix des cibles d'intervention, le choix des méthodes et stratégies d'intervention, la nature et l'ampleur des résultats attendus, ne soient balisés, consciemment ou inconsciemment, par des normes implicites véhiculées par les divers acteurs (sociaux, professionnels, et politiques) impliqués. Une certaine normativité est, croyons-nous, inhérente à toute grille d'analyse éthique pour deux autres raisons. D'abord, dès que ces principes sont formulés et intégrés dans une grille d'analyse, ils acquièrent un caractère potentiellement formel et normatif. Ensuite, même en l'absence d'une formulation claire de ces valeurs, toute analyse éthique est largement influencée par des valeurs et des principes non explicités. Le normatif est donc toujours présent, même s'il n'est pas explicité, même s'il est nié. Mieux vaut donc rendre cette grille d'analyse le plus explicite possible.

Certains croient qu'il est utopique de croire que l'analyse éthique puisse être libre de toute normativité, de toute influence de principes et valeurs implicites. « Si nous avons raison de penser que les problèmes moraux ne peuvent surgir abstraction faite de la théorie, les résultats de notre étude varieront en fonction des codes ou théories moraux à travers lesquels nous les observons » (O'Neil, Onora, 1998 : 218). Pour Macklin, il est illusoire d'opposer théorie éthique et normativité. En fait, « les théories éthiques renferment des principes normatifs qui établissent les critères du juste et de l'injuste, du bien et du mal, d'actions ou de politiques justes ou injustes. Les principes normatifs constituent les éléments clés des théories éthiques dans leur application aux situations pratiques » (Macklin, 1999 : 302). Bien sûr, la théorie dépasse et englobe son contenu normatif ; mais on a tord d'opposer les normes à la théorie comme on opposerait la fermeture, la rigidité à l'ouverture. Nier la normativité inhérente à toute théorie est un leurre.


VI. NORMATIVITÉ ET ÉTHIQUE
DE LA DISCUSSION

Nous pouvons être partiellement d'accord avec une telle normativité éthique à condition qu'elle n'évacue pas toute éthique de la discussion au profit d'une application mécaniste de cette grille de valeurs et de principes. Suivant Habermas, nous croyons qu'il faille dépasser le débat portant sur la valeur intrinsèque, universelle ou relative, d'une liste de valeurs ou de principes, pour adopter une approche ouverte de discussion portant sur les conditions dans lesquelles ces principes et valeurs peuvent être considérés comme importants.

Dans le cadre de son approche cosmopolitique du droit et de l'éthique, Habermas (1996) propose un idéal de démocratie planétaire fondée sur des espaces publics de discussion qui redéfiniront, d'un contexte à l'autre, la nature et la portée de ce principe. Ce qui est universel ici ce n'est pas le principe de justice (ou ceux d'autonomie, de responsabilité, de solidarité, etc.), mais le principe de la discussion ouverte et démocratique entre acteurs concernés. L'éthique de la discussion permet de dépasser l'opposition entre intérêts individuels et intérêts populationnels d'où découlent plusieurs enjeux en médecine sociale et préventive. Les valeurs privées et normes publiques doivent être négociées, publiquement et ouvertement, dans le cadre d'une discussion rationnelle et démocratique visant le consensus. L'éthique de la discussion offre une solution en permettant d'évacuer le débat sans fin sur la substance et la hiérarchisation des valeurs pour privilégier une argumentation constructive interrogeant les prétentions à la validité des proscriptions et prescriptions qui font l'objet du débat éthique. Le but est alors de transformer les valeurs pluralistes et individuelles en normes universelles acceptables par le plus grand nombre. Rappelons en ce sens, que l'éthicien, pas plus que les autres acteurs, n'a un accès privilégié au juste : seule la discussion peut fonder l'acceptabilité rationnelle des normes publiques.

Mais ce consensus qui résultera de la discussion ne découle pas d'un consensus sur les dénominateurs communs qui fondent des valeurs universelles. Il résulte d'un choix rationnel, argumenté sur les valeurs et normes acceptables comme arbitres dans un contexte et des circonstances données. « Au modèle d'un consensus par recoupement vient donc s'opposer celui d'un consensus par confrontation » (Ferry, 2002 : 63) entre les valeurs et points de vue avancés par les divers participants à la discussion. Habermas (1992) conscient du fait que la recherche de vérités établies en substance et reconnues par tous est vouée à l'échec, suggère une éthique qui en appelle à une discussion pratique qui vise moins à débattre des « universaux » acceptables qu'à fonder des normes auxquelles se rallieront même ceux qui y verront certains empiètements sur leurs valeurs personnelles. Il est plus facile d'arriver à une entente sur des situations pratiques que de faire consensus sur des positions théoriques. « Nous pouvons ne jamais accorder entre elles nos visions du monde respectives, tout en étant capables de nous entendre entre nous sur des règles, afin de coordonner nos actions et plan d'action »(Ferry, 2002 : 71). La confrontation et l'arbitrage des valeurs phares qui fondent le modèle de résolution des conflits éthiques défendu dans le présent ouvrage, n'ont pas pour but de susciter un consensus sur la hiérarchisation définitive de ces valeurs. L'objectif pratique est d'en arriver à une position commune sur les normes qui doivent régir la mise en oeuvre de tel ou tel programme de santé publique dans des contextes comparables. « La supériorité d'une valeur sur une autre est pratiquement indécidable » (Ferry, 2002 : 75). Ce qui est en jeu dans la discussion éthique pratique n'est pas la valeur comparée des valeurs, mais « la hiérarchisation de leur portée normative » (Ferry, 2002 : 75).

Par éthique normative, nous n'entendons donc pas une éthique qui dicte aux citoyens de quelle façon agir, ni une éthique qui définit les normes auxquelles devront, obligatoirement et sous peine de sanction, se soumettre les comportements pour être éthiquement acceptables. Nous invoquons plutôt une grille d'analyse qui repose sur un nombre de balises qui guident non pas les agissements des citoyens, mais l'évaluation faite par les parties participantes à la discussion éthique de l'acceptabilité de ces actions. Une éthique normative postule simplement que les critères du jugement éthique sont les mêmes, quelle que soit la situation.


VII. LES NORMES ET LES NORMATIVITÉS
COMME OBJETS DE CRITIQUE

Les débats sur l'éthique normative sont influencés par le fait que le concept de normes soit généralement affublé d'une connotation négative. Les normes réfèrent à des concepts connexes de contraintes, de sanctions, de contrôle, de limitation des libertés, d'entraves au libre arbitre, etc. Le domaine du normatif est celui du « doit » ; ce que l'on croit que l'on doit faire soi-même ou que les autres devraient faire en prescrivant des normes pour soi ou pour les autres membres de la société. Mais aussi, ce qui rend une norme « normative » est sa capacité d'être renforcée et imposée par la coercition. Dans un tel contexte, les sciences sociales, croyons-nous, auraient intérêt à retenir cette construction socioculturelle négative des normes comme un objet d'analyse des plus pertinents dans nos sociétés postmodernes caractérisées par une supposée perte des repères normatifs.

Pas étonnant alors que l'éthique normative soit aussi mal vue. Les normes font l'objet de mises en accusation. Soulignons ici simplement certaines critiques. Pour Hottois (1990), les normes ne sont pas données une fois pour toutes. Elles évoluent, disparaissent, sont remplacées par de nouvelles normes mieux adaptées au consensus social du moment. On ne peut pas alors fonder l'éthique sur une série fermée de normes. Il croit que l'on devrait se contenter de développer des systèmes de régulation pragmatique, toujours provisoire, adaptés aux contextes. Durand (1999) pour sa part, en appelle plutôt à une éthique de la responsabilité solidaire. « L'éthique nouvelle [dit-il] ne peut plus fonctionner sous le mode de la soumission et de la normativité mais seulement sur celui de l'interrogation, de la discussion démocratique et de la régulation provisoire. [...] il s'agit d'une éthique placée sous le signe de la responsabilité solidaire, qui se manifeste dans la recherche avec d'autres de ce qui peut être permis - toujours provisoirement - compte tenu des règles de prudence, de prévoyance et de vigilance » (Durand, 1999 : 357). La position de Durand est révélatrice d'une tendance générale qui aborde les normes comme n'étant pas des objets de discussion, mais des contraintes qui ne peuvent être soumises au débat. Une approche alternative serait d'aborder les normes comme, non pas des contraintes immuables qui coupent court à toute discussion, mais comme des guides pour l'action dont la portée et l'importance relatives peuvent être redéfinies dans le cadre d'une discussion éthique.


CONCLUSION

En conclusion, je crois que la santé publique n'a pas d'autres choix que d'adopter une approche normative mais ouverte (si ces deux qualificatifs ne sont pas antithétiques), approche flexible qui sera fondée sur une liste de valeurs « élicitées »clairement mais définies largement, face auxquelles tous les acteurs se sont positionnés. Ce cadre d'analyse éthique doit reconnaître non seulement la pluralité des lectures que feront divers sous-groupes sociaux de ces valeurs, mais aussi que ces valeurs sont en constante évolution et que leur importance relative est toujours négociable et renégociée. Toutefois, notre acceptation de la normativité doit éviter de tomber dans les ornières d'une « utopie cognitive » (Fuller, 1988 :263), héritage d'une logique positiviste postulant la possibilité, pour le citoyen, de faire des choix entre des théories, principes ou valeurs qui sont suffisamment bien définis et articulés pour être traduits dans un langage commun pour des fins de comparaisons systématiques. Les valeurs qui servent à justifier les interventions de santé publique ne devront jamais être traitées comme étant fondatrices, établies sur des bases exclusivement rationalistes, pas plus qu'en tant que normes ahistoriques et décontextualisées à partir desquelles pourront être élaborés des jugements.


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[1] En fait, nous pourrions soutenir que la finalité de toute éthique appliquée étant de guider l'action et définissant les normes générales qui doivent baliser l'acceptable et le justifiable, tout cadre d'analyse utilisable en éthique appliquée ne pourra être que normatif. Mais cette hypothèse déborde largement le cadre du présent texte.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mercredi 13 mai 2009 7:05
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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