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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Convocations thérapeutiques du sacré. (2002)
Conclusion


Une édition électronique réalisée à partir du livre sous la direction de Raymond Massé et Jean Benoist, Convocations thérapeutiques du sacré. Paris: Karthala, Éditeur, 2002, 495 pp. Collection: Médecines du monde Une édition numérique réalisée par Maurice KOUEPOU, bénévole, psychologue clinicien, Conseiller pédagogique/TE chez Délégation départementale de l'Éducation de base du Mayo Sava au Cameroun. [Autorisation accordée par les deux auteurs le 11 août 2015 de diffuser ce livre en libre accès dans Les Classiques des sciences sociales.]

[477]

Convocations thérapeutiques du sacré

Conclusion

La maladie entre nature et mystère

Jean Benoist

Ne soyons plus maintenant ni anthropologues ni médecins, mais simplement des humains que ce parcours a troublés dans leurs convictions, quelles qu'elles puissent être, car les situations décrites sont multiples, les certitudes contradictoires.

Où prend racine cet appel au sacré ? À quoi répond-il ? Que signifient les propos des anthropologues en ce domaine, et ceux des médecins, et ceux des religieux ?

Et, par-delà ce que dit leur lecture immédiate, de quoi traitent-ils fondamentalement ? Que l'on me permette de clore ce livre en sondant les thèmes qui le parcourent, tout en lui demeurant comme sous-jacents.

Dès l'ouverture de cet ouvrage, Raymond Massé se demande si le « désenchantement du monde » que beaucoup tiennent pour assuré n'est pas une illusion. Ne serait-il pas en fait une apparence issue de notre regard sur les autres ou sur notre propre passé ? Une apparence qui nous tromperait tous par le seul fait que nous prenons pour « enchantement » ce qui le serait pour nous si on nous l'offrait, alors que cela ne l'est pas nécessairement pour ceux dont il est le quotidien.

Nous pensons être plongés dans l'univers du naturel, celui de la matérialité, abandonnés par nos rêves, dans un monde où nous saurions désormais qu'ils ne seront à jamais [478] que des rêves. Mais dans toute société, « l'enchantement », ce sont les rêves des autres, alors que les nôtres sont pour nous une part du monde réel. Et ce monde tenu pour réel ne se décrit plus, semble-t-il, qu'avec le langage de la science. Mais ce langage est souvent un masque : les mots issus de la science sont souvent réinvestis d'une part imprévue de sacré (« les énergies », etc.), qui vient y réintroduire un « enchantement » inaperçu.

Certes, la médecine a-t-elle expulsé toute référence religieuse de son univers conceptuel, tout autant dans le domaine du corps que dans ceux de la psychologie individuelle ou de la prise en compte des relations sociales et des systèmes de représentations. Ce faisant, elle introduit le regard de la matérialité au plus intime de chacun de nous, dans son corps, dans sa vie, dans sa mort.

Par le tableau qu'elle nous en donne, elle s'écarte radicalement des réponses qu'espèrent nombre de ceux qui expriment une souffrance. Car s'il est un fait fondamental, qui traverse ce livre, c'est que la médecine moderne se proclame résolument « laïque » ; elle se situe de façon très volontaire et systématique, au sein de la démarche des sciences de la nature et de la vie. C'est pourquoi d'ailleurs les anthropologues, afin de la situer sans confusion au sein de son cadre de référence, la dénomment couramment « biomédecine ».

Mais ce livre montre aussi combien l'appel au sacré est constant lorsque la douleur est insupportable ou quand la mort se profile. La source issue de la nappe profonde de nos douleurs et de nos angoisses est commune à la quête de soins et à la prière, aux médecines et aux religions, et elle les irrigue du sacré qu'elle a puisé dans les profondeurs.

Mais alors, comment est gérée la tension entre la médecine qui se déconnecte ainsi du religieux et ses patients qui aspirent à ce qu'elle l'incorpore quelque part en elle ?

Certains peuvent nier toute contradiction : il s'agit alors d'élargir le champ des connaissances scientifiques par l'inclusion de l'apport de la psychologie et des sciences sociales. On essaie de sortir la médecine du domaine strictement biologique (n'oublions pas toutefois que tout médecin tient nécessairement compte de faits de comportement et [479] d'environnement social) pour contourner le questionnement du malade sans s'écarter de la rationalité scientifique. La tension existentielle qui accompagne la maladie et la demande faite au thérapeute que son pouvoir transcende l'enchaînement des causalités naturelles sont alors interprétées en termes de psychologie ou de sociologie.

Mais ce n'est pas là que se situe le malade, et la tension est seulement transposée dans un autre ordre.

D'autres considèrent que cette tension tient à l'occultation par la biomédecine d'une part de la réalité, celle à laquelle on n'accède pas par l'expérimentation mais par la révélation. Ils offrent alors une solution qui se place explicitement au cœur de systèmes religieux. C'est là l'immémoriale histoire de la plupart des traditions de soins, qu'elles soient directement insérées dans des religions ou qu'elles apparaissent comme un champ connexe lié à elles.

La contradiction entre ces deux points de vue est telle qu'à leur frontière se succèdent escarmouches et grandes batailles. Il se développe toutefois de nos jours une zone ambiguë, un no man's land qui empiète sur l'un et l'autre champ. Il s'agit de systèmes de soins qui, tout en avançant masqués sous le discours des sciences contemporaines, fonctionnent selon des logiques (de la preuve, de l'explication etc.) qui procèdent du religieux, même si le divin n'y est pas explicite. Les « nouvelles spiritualités », la pensée « non-positiviste », certains aspects de la vision « postmoderne » des doctrines de soins occupent ce territoire en s'appuyant sur des traditions anciennes ou exotiques, sur des discours ésotériques, sur un doute systématique de la science et de ses limites. On tente ainsi de résoudre la contradiction, de briser l'impossibilité d'une métaphysique du corps humain et des troubles dont il est le siège en se plaçant dans un au-delà qui se situe toutefois au sein des sciences et non face à elles.

Les chemins suivis sont divers, ici comme ailleurs, et ce livre en témoigne. Les questions qu'il pose ne concernent pas seulement des intellectuels au cours de leurs recherches ; elles ont des incidences sur nos conduites : comment en effet face à un malade accepter suffisamment sa croyance, sans nécessairement la partager, pour que la mise en scène de son [480] vécu ouvre un accès à ses tourments ? Comment dans la recherche comme dans la clinique s'assurer une lucidité qui ne s'écarte pas de la voie étroite et indispensable, qui circule entre les facilités illusoires des affirmations et la cécité réductrice des refus ?

Ambiguïtés et dérives
à propos du corps et de la maladie


Commençons par ce qui est nécessairement au centre de tout débat sur l'homme et sa maladie : son corps, et la façon dont il est conçu. Une anthropologie du corps qui s'est peu à peu développée au sein de l'ethnologie générale et de l'anthropologie médicale peut nous aider à dissiper des ambiguïtés et des glissements inapparents de sens.

Car des concepts très divers se recroisent à propos du corps humain. Réalité biologique, il est aussi un objet investi de significations sociales car toutes ses apparences sont autant de messages que chaque société codifie. Il est également le principal fondement de l'identité du sujet : il est le sujet se vivant, percevant le monde par ses sens, y réagissant par ses plaisirs et par ses douleurs, et en fin de compte construisant sur ces bases son image de lui-même. Or des télescopages de sens conduisent à des raccourcis erronés sur lesquels se fondent bien des évidences trompeuses. S'interroger sur ce corps, lieu des maladies et des soins, on ne saurait mieux le faire que ne l'a réussi Paul Ricœur dans un constat qui résume sa pensée : « Le mental vécu, écrit-il, implique le corporel, mais en un sens du mot corps irréductible au sens du mot corps tel qu'il est connu des sciences de la nature. Au corps-objet s'oppose sémantiquement le corps vécu, le corps propre, mon corps (d'où je parle, ton corps [à toi a qui je m'adresse], son corps [à lui, à elle dont je raconte l'histoire]). Ainsi le corps figure-t-il deux fois dans le discours, comme corps-objet et comme corps-sujet ou, mieux, corps propre » (in Changeux et Ricœur, 1998 : 22).

Remarque capitale qui pointe une distinction dont l'oubli engendre bien des confusions. Disons plus exactement que c'est parce qu'on omet trop souvent de penser la distinction entre ces deux figurations du corps que tant de confusions [481] viennent troubler les débats sur les connexions du champ médical et du champ religieux, et fragiliser les raisonnements sur le corps et la maladie, en particulier ceux des anthropologues.

Car chacune de ces deux figurations du corps est capable de porter la maladie, mais chacune la porte à sa façon. Or la maladie ne peut être conçue que dans un rapport cohérent avec la figuration du corps à laquelle elle réfère. Si bien que, si le mot corps « figure deux fois dans le discours », sous deux sens différents, il en va de même du mot maladie : il est lui-même, et nécessairement, porteur d'une dualité sémantique symétrique. La maladie-état, maladie-objet et la maladie-représentation touchent respectivement l'une le corps-objet, l'autre le corps propre

Et c'est là que l'anthropologie médicale est concernée, là aussi que l'expression « anthropologie de la maladie » est périlleuse, car en n'impliquant pas cette distinction elle reproduit les confusions.

N'oublions pas qu'au long de l'histoire humaine, la quasi-totalité des modes de soins que les sociétés ont mis au point, des plus explicitement ancrés dans l'espace religieux, à ceux qui mettent au premier plan une dimension proprement technique, n'opèrent aucune distinction entre les acceptions du mot « corps ». D'ailleurs le dégagement du « corps-objet », même lorsqu'il s'agit du cadavre, est très progressif, et bien souvent partiel. La notion d'un corps entièrement et exclusivement soumis aux lois de la vie biologique est sans doute encore inachevée au cœur même de nos sociétés, où elle semble cependant générale à première vue. Le corps-objet y a une place prééminente dans les opérations intellectuelles, comme lieu d'observation, voire d'expérimentation. Mais il n'est que très partiellement, et en tout cas très temporairement inséré dans la conception que chacun peut avoir de soi, de son corps, et, en cas de maladie, du siège et des mécanismes de son mal. Il suffit que la mort menace ou que le mal dure pour que le concept bascule.

Souvenons-nous que la biomédecine est le seul système d'interprétation et de prise en charge de la maladie qui ait placé le corps-objet comme centre, comme lieu d'action [482] presque exclusif. Lorsqu'elle le dépasse pour prendre en compte le sujet, ce n'est pas comme corps, mais comme acteur social, comme être psychique : elle contourne l'obstacle d'avoir à traiter du corps-sujet, du corps propre, tel que le malade le conçoit. Son centrage sur le corps-objet, certes racine de son efficacité, se révèle alors comme celle de ses fragilités : son silence sur le corps vécu est à la source de bien des insatisfactions qui la font contester.

Pour que les choses se réordonnent, il faut que cesse l'oscillation brouillonne et inconsciente du corps-objet au corps vécu, de la maladie-état, à la maladie-représentation [1] et surtout l'entrecroisement confus de ces deux doubles champs sémantiques. Mais la clarification conceptuelle ne peut suffire. La pesanteur des consensus est forte, et elle s'oppose souvent à cette clarification lorsque celle-ci les ébranle. La façon de penser les rapports des soins avec le sacré se construit toujours dans une situation sociale et historique.

Un détour au cœur de l'histoire de la France est à cet égard plein d'enseignements, et éclaire ce que nous observons autour de nous (pensons aux cultes de guérison, aux thérapies parallèles, à l'acceptation de l'occulte, etc.). Suivons Marc Bloch dans son étude de ce pouvoir de guérison que les rois de France recevaient avec l'onction divine lors de leur sacre à Reims. Ils « guérissaient les écrouelles », ces nodules suppurants dus à une forme du bacille de la tuberculose. La maladie était grave, tenace. Pendant des siècles, on vint vers le roi de France pour être soigné. On discuta beaucoup sur le mécanisme de la guérison, la place du pouvoir royal, celle du miracle, le rôle de l'attitude et de la croyance du malade. Mais jamais on ne parla d'échec, jamais on ne remit en cause le pouvoir religieux de guérison du roi.

Et cependant, comme le note Marc Bloch, on n'a aucune preuve de guérison. Aussi « Avant de rechercher comment les rois guérissaient, n'oublions pas de nous demander s'ils [483] guérissaient vraiment » (p. 420). Mais la question était si sacrilège qu'on ne la posait pas, qu'on ne la pensait pas. N'en va-t-il pas de même de nos jours devant les questions que pose le médecin sur beaucoup de pratiques de guérison contemporaines, religieuses ou ésotériques. Même dans bien des travaux d'anthropologues, on cherche à expliquer la guérison (« l'efficacité symbolique » est à cet égard une trouvaille de génie, bien que vide de sens), mais on ne met pas en doute sa réalité, généralement appuyée sur le seul poids du témoignage. Sur ce propos, le consensus et la croyance l'emportent. Or aucune expérience ne peut résister à la croyance, surtout lorsqu'elle est appuyée sur des témoignages. D'ailleurs, « la démarche expérimentale n'est pas une action intellectuelle spontanée. Elle est même tellement contraire au penchant naturel de l'intelligence humaine que sa maîtrise n'a pu être réalisée que très lentement, en luttant contre des résistances profondes [2] ».

Bien plus, l'environnement social pousse à la conviction, en matière de guérison religieuse, avec beaucoup plus d'efficacité que n'en aurait pour s'y opposer un quelconque raisonnement indépendant, ou quelque preuve issue d'une observation systématique. En effet, comme le remarque avec justesse Marc Bloch : « Pour rejeter comme irréel un fait que proclament ainsi une multitude de témoins ou prétendus témoins, il faut une hardiesse que seule peut donner, ou justifier, une connaissance sérieuse des résultats obtenus par l'étude du témoignage humain [3]. » La critique est pratiquement impossible sous le poids de l'opinion dominante : « Nous ne nous rendons plus compte aujourd'hui des difficultés où certains esprits, même relativement émancipés, ont pu être jetés autrefois par l'impossibilité où ils se trouvaient de repousser délibérément comme fausses les affirmations de l'universelle renommée [...]. Malgré les apparences, la démarche intellectuelle la plus simple et peut-être la plus sensée était alors d'accepter le fait considéré comme prouvé par l'expérience commune ; quitte à lui chercher des causes différentes de celles que lui attribuait l'imagination populaire » (p. 413). Propos qui pourraient être [484] repris en réponse à certaines des questions que posent des faits évoqués dans ce livre.

Nous pouvons maintenant retrouver le fil initial. Inéluctablement les thérapies traditionnelles reculent sur le front de la prise en charge du corps-objet, de la dimension naturelle, zoologique, de la maladie. Certes les thérapeutes de tous les temps ont cru atteindre la « maladie-objet » par les prières ou par les tâtonnements incertains des doctrines, et soigner ainsi... les écrouelles, mais les certitudes s'effritent et les objectifs se déplacent. Dire cela n'est pas disqualifier les thérapies religieuses. C'est aider à dégager leur place. Le pragmatisme comme la raison montrent qu'il est désormais possible de partager les rôles. Car, si rien ne démontre l'action du religieux sur le « corps-objet », sur la « maladie-objet », par contre il pénètre à la façon d'expériences transformatrices, libératrices, dans la représentation du mal, dans la façon dont il est vécu ; en soignant la représentation, elles transforment le vécu du corps. Elles peuvent soigner la représentation, parce qu'elles sont en cohérence avec elle. Et elles « délivrent du mal », du mal vécu, bien au-delà des lésions du corps.

Une anthropologie critique
de l'anthropologie


Si par ses analyses, l'anthropologie aide à comprendre les liens profonds entre le médical et le sacré, elle rencontre cependant bien des pièges en ce domaine et tel ou tel s'y est fait prendre. Il nous appartient d'aborder en conclusion ces questions délicates. Partons alors d'une sorte d'anthropologie critique de l'anthropologie qui s'attache à déceler, sous des points de vue apparemment scientifiques et inspirés du « terrain », des positions idéologiques qui les rendent sujets à caution.

La ligne de crête sur laquelle essaie de se tenir l'anthropologie dans le champ des rapports du soin et du sacré chemine entre deux pentes auxquelles la facilité pousse parfois à s'abandonner.

L'une conduit à trier, au sein des pratiques de soins et des explications de la maladie et de ses causes, un noyau dur de connaissances « populaires » que la science contemporaine jauge par ses méthodes (de la pharmacologie aux psychothérapies), [485] et qu'elle sépare de ce qui n'a pas un fondement scientifique. Le religieux, le sacré en général apparaissent alors, autour du soin, comme un véritable excipient, qui l'enveloppe et le rend acceptable, mais qui n'intervient pas dans son mécanisme propre ; au mieux, le sacré-placebo se combine à la recette empirique pour atteindre un résultat thérapeutique.

Le champ du religieux lui-même suit souvent cette pente. Pour demeurer dans le camp du rationnel et refuser l'irrationalisme qui fonde la foi, des théologiens ont tenté de « sauver la grande leçon de Francis Bacon [...]. Ils s'ingénièrent à démontrer qu'ils faisaient scientifiquement de la théologie ; donc que les conclusions auxquelles ils parvenaient étaient aussi irréfutables que celles d'un naturaliste ou d'un mathématiciens [4] », et le « positivisme théologique », la théologie « scientiste » qu'évoque Dominique Lecourt a son écho en ce qui a trait à la maladie. Il s'agit alors de montrer que la guérison par la foi agit sur le corps et sur le psychisme par des mécanismes encore inconnus, que les thérapies religieuses savent manipuler, qui dépassent ce que la médecine connaît mais qui ne s'opposent pas à ses acquis.

Mais l'autre pente est plus subtile, et sans doute plus perverse. Elle concerne le raisonnement lui-même face à la maladie et à son interprétation.

Partons d'un fait fondamental : les médecines ont une forte dimension identitaire. On ne peut se faire arracher ce patrimoine sans souffrir, car cette dépossession touche au cœur des codes de mise en rapport de l'être au monde. Soucieux du respect pour les identités - et c'est effectivement une part centrale de sa tâche -, l'anthropologue n'a-t-il pas alors tendance à se tenir à distance de tout ce qui semble une évaluation de la valeur technique (en termes de diagnostic, de nosologie, de traitement) des médecines qui prévalent dans les sociétés qu'il étudie ? Le respect que l'anthropologue voue aux autres ne s'accompagne-t-il pas alors subrepticement de l'incorporation ethnocentrique de l'autre, un autre qui, comme une nourriture porteuse d'on ne sait quel pouvoir, [486] pourrait le conduire au-delà de cette surface des choses à laquelle la science semble réduire le monde ? Dans notre rapport au chamanisme ou aux plantes médicinales, quelle est la part de la démarche scientifique que nous affirmons suivre et celle de la participation masquée aux valeurs d'un New Age adapté à notre langage ? Sinon, pourquoi serait-ce, de toutes les médecines - celles de tous les lieux et celles de tous les temps - les nôtres qui nous attirent le moins : qui est aussi fasciné par la thériaque et par la médecine du temps de Molière que par les pratiques exotiques. Est-ce simplement parce que cette médecine fut la nôtre ? Ou bien parce qu'on a pu l'évaluer et de ce fait reconnaître son inefficacité ? Ou plus fondamentalement parce que la règle qui veut qu'on attribue les pouvoirs de guérison et les forces magiques au plus lointain, au plus différent, s'exprime sous cette forme chez certains anthropologues ?

Tout cela conduit bien souvent à une dérive intellectuelle porteuse de confusion : par crainte de contester l'identitaire, on refuse de discuter la technique. Et là commence un saut qualitatif de la démarche, qui rejoint une tendance générale au recul épouvanté devant les rigueurs de la recherche expérimentale et devant les conclusions de la science (de la science en général, mais ici en particulier des sciences biomédicales). Ce sont ces rigueurs et ces conclusions que l'on fuit, et l'inconnaissable apparaît comme un refuge face à cette intolérable contrainte. Tendance au doute, à une certaine laxité du raisonnement, qui semble être celle de notre époque « postmoderne », mais qui n'est en fait pas si récente. Qu'on lise ce que Musil décrivait dès les années 1920 à travers l'un de ses personnages qui « se rappelait encore très bien comment l'incertitude avait retrouvé son crédit. On avait pu lire de plus en plus souvent des déclarations dans lesquelles des gens qui exercent un métier assez incertain, des poètes, des critiques, des femmes, ou ceux dont la vocation est de former la "nouvelle génération" se plaignaient de ce que la science pure fût un poison qui dissolvait les grandes œuvres de l'homme sans pouvoir les recomposer, et en appelaient à une nouvelle foi, à un retour aux sources [487] intérieures, à un renouveau spirituel ou autres chansons du même genre. Naïvement il avait commencé par penser que c'étaient là des gens qui s'étaient blessés en faisant du cheval et maintenant, clopinant, réclamaient à grands cris qu'on les oignît d'âme ; mais il dut reconnaître peu à peu que cet appel réitéré qui lui avait paru d'abord si comique trouvait partout de vastes échos : la science commençait à se démoder, et le type d'homme indéfini qui domine notre époque avait commencé à s'imposer [5] ».

Pas un mot n'est à changer lorsque l'on pense aux positions de certains anthropologues, qui passent des adhésions naïves aux discours chamaniques au relativisme généralisé postmoderniste. Il s'édifie alors une barrière imperméable à toute autre approche des faits de santé et de maladie. Or, un anthropologue doit exercer sur lui-même une lucidité sans pitié, pour débusquer au sein de son discours, dans le choix de sa posture théorique et souvent jusqu'au cœur de ses conclusions, les idéologies qui avancent souvent sous le masque trompeur de la « théorie » et qui tiennent en fait lieu de morale.

Car en matière de maladie et de soin, la pensée évite difficilement d'être imbibée d'une morale qui ne dit pas son nom, mais qui pousse à essayer de séparer non le vrai du faux, mais un bien d'un mal, un bon d'un mauvais. Or, même à ce carrefour passionnant et troublant où le religieux et le médical s'entrelacent dans la souffrance et dans la mort, la rigueur intellectuelle interdit de céder à des convictions intimes, si fortes puissent-elles être, et si cautionnées qu'elles soient par certains environnements. L'équilibre s'impose, comme le rappelle Jacques Bouveresse en citant des propos de Montaigne sur la science : « Ceux qui la méprisent témoignent assez leur bêtise ; mais je n'estime pas pour autant sa valeur jusques à cette mesure extrême que certains lui attribuent. »

L'infiltration de la morale dans l'épistémologie peut avoir sur l'anthropologie des effets redoutables, en orientant l'observation et l'analyse à partir d'un système de valeur étranger à la société et aux faits observés. Dans le même ouvrage, Jacques Bouveresse constate à quel point la forme de pensée qui réduit l'épistémologie à la morale a « contribué [488] dans une mesure considérable à légitimer et à renforcer le mépris que peuvent éprouver à l'égard de la science des gens qui ignorent tout de ce qu'elle est mais se targuent d'avoir compris mieux que personne ce qu'elle signifie et ce qu'elle veut. Le réductionnisme de type moraliste a l'avantage de restituer à l'individu la souveraineté apparente de l'évaluation, qui transforme l'ignorance et le ressentiment en une supériorité "savante" d'un autre type, celle du généalogiste qui sait à quoi s'en tenir sur les origines exactes du besoin de vérité et de connaissance » (1984 : 12).

Or, le « regard éloigné » si emblématique de l'anthropologie doit savoir se poser aussi sur les idées. S'il doit être capable d'entendre les réponses que l'homme a accumulées au long des siècles pour donner sens à son désarroi, il doit aussi ne jamais transiger avec les impitoyables exigences de la lucidité. Que de fois l'anthropologue tombe-t-il dans le piège de confondre vérité culturelle et vérité scientifique... Dans son objectif d'accéder à la première ne se détourne-t-il pas de la seconde, qui fonde cependant sa démarche de connaissance ?

Conclusion

Tout soignant, et en particulier le médecin, sait que chaque acte de soins soigne : soigner, c'est prendre soin, c'est « se tourner vers » et faire des gestes, administrer des produits, tenir un discours. Chaque acte de soins possède, du fait de son accomplissement une vérité médicale, nécessaire, répondant à un appel, la vérité du « prendre soin ». Cela ne veut absolument pas dire que soigner c'est guérir. Or la confusion est fréquente. La prière en acte n'affirme en rien sa vérité biologique, et se doit de n'exclure ni de confondre les deux niveaux de vérité. Et, pas plus que la tâche des médecins n'est de réduire la personne à son corps biologique, ce n'est la tâche des anthropologues de pousser au nom de leurs discours à abdiquer la modestie des incertitudes au profit des adhésions globalisantes et rassurantes.

Or celles-ci sont attirantes. J'aimerais tellement moi aussi avoir la baguette de la fée, pouvoir dire « Sésame [489] ouvre-toi », pouvoir guérir en posant ma main sur un front, faire exaucer un vœu en le prononçant devant l'étoile qui file, être certain qu'il y a des secrets et des pouvoirs et que certains sur la terre ou aux cieux les détiennent.

Mais le monde résiste à ce vœu de guérir, qui me ronge. Ce vœu qui s'adresse au coté invisible des choses et le peuple de son attente. Attente créatrice des cultes et des rites, mais attente qui ne peut recevoir de réponse que lorsque, tout en leur donnant un sens, je me soumets enfin aux inexorables lois de mon corps.

Références bibliographiques

Benoist J.

1993 Anthropologie médicale en société créole, Paris, PUF.

Bloch M.

1983 [1924] Les rois thaumaturges, Paris, Gallimard. Préface de Jacques Le Goff, 542 p.

Bouveresse J.

1984 Rationalité et cynisme, Paris, Éditions de Minuit.

Lecourt D.

1992 L'Amérique entre la Bible et Darwin, Paris, PUF.

Musil R.

1995 L'homme sans qualités, Paris, Le Seuil, coll. « Points ».

Ricœur P.

2000 in Jean-Pierre Changeux, Paul Ricœur, Ce qui nous fait penser. La nature et la règle, Paris, Odile Jacob, coll. « Poche », 1998.

[490]



[1] Pour un long développement de la question de la maladie comme état face à la maladie comme représentation, voir dans notre ouvrage Anthropologie médicale en société créole, le chapitre « D'une efficacité à l'autre ».

[2] Mirko Grmek, Le chaudron de Médée : 19.

[3] Marc Bloch, Les rois thaumaturges : 413.

[4] Dominique Lecourt, L'Amérique entre la Bible et Darwin : 64-65.

[5] Robert Musil, L'homme sans qualités, vol. l : 314.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mercredi 10 août 2016 14:25
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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