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Collection « Les auteur(e)s classiques »

Une édition électronique réalisée à partir du livre sous la direction d’Albert FAUCHER, Cinquante ans de sciences sociales à l’Université Laval. L’histoire de la Faculté des sciences sociales (1938-1988). Sainte-Foy, Qc.: Faculté des sciences sociales de l’Université Laval, 1988, 390 pp.

[4]

LA PENSÉE ENRACINÉE.
Essais sur la sociologie de Michel Freitag.


Michel Freitag.
Ou pourquoi mieux vaut venir au monde
que de tomber dans l’environnement.”

Par Jacques-Alexandre MASCOTTO [1]

Michel Freitag est un penseur : quelques pensées, obstinément, le taraudent. Avec obsession, il les suit ou s’y agrippe. Michel Freitag est un penseur : son œuvre illumine sa biographie. Son œuvre le fait marcher, dans tous les sens du terme et sous toutes les latitudes, dans tous les temps aussi. Le penseur marche, arpente, sillonne l’espace et le temps. Comment cela a-t-il commencé ? Par un coup du sort, certainement, mais qu’il a su transfigurer en destin, de telle façon que l’inconvénient d’être né ne soit pas une fatalité mais une thèse médullaire, fibreuse, charnelle, qui se dispose à une antithèse : en son énigme le monde est beau. Le coup ne vient pas sans son écho, il ne vient que pour résonner. Du coup, dans la résonance, l’enfant se fait du monde une conception absolue [2]. Ainsi transpercé, sonore, il s’achemine vers la raison dans le dol et le dan, parce que la thèse ne lâche pas, mais aussi dans la lumière, sous la main du ciel, sur les épaules calamistrées du monde. L’existence est bien là, giboyeuse de formes, crépitante d’êtres, des êtres vivants, des formes multiples tour à tour féeriques et inquiétantes, qui invitent à jouer, à l’aventure, à la confrontation qui peut mal tourner, virer au vinaigre, déposer dans la chair le goût fielleux de la meurtrissure. Il y a donc cette saveur douce ou amère qui donne, en même temps que l’expérience de vivre, le savoir d’un dehors. Un dehors juste ou injuste, que l’enfant feint de maîtriser en misant sur l’excès, en théâtralisant, en peuplant le monde de présences ; il crée une extériorité à l’intérieur de soi en se faisant peur lui-même, comme pour exorciser, en la provoquant, l’intrusion de l’Autre qui anime un inquiétant et énigmatique dehors. En se le représentant, il s’exerce à la rencontre, il contracte des liens dans la représentation, il construit un espace de rencontres, il aménage le [5] temps du désir et, simultanément, de la reconnaissance : il manie un grand miroir. Le corps vivant se sait dans son corps, plus que lui-même : toutes les fonctions organiques sont enlacées aux formes du relationnel, sont pétries de temporalité.

Au commencement, est le rythme, « l’immanence de l’être et de la culture [3] » ou, pour le dire comme Michel Freitag, « l’immanence de l’être et des formes symboliques », le devenir culturel et politique du rythme relationnel du zoiòn, de l’être vivant. L’être humain peut être « politikon » parce qu’il est d’abord un zoiòn, un être vivant rythmique, relationnel, temporel, se manifestant, désirant se montrer, apparaître à d’autres êtres vivants. La phénoménalité du vivant se projette dans une logique symbolique au sein de laquelle le relationnel et le temporel s’autonomisent par rapport au fonctionnel (disons biologique). Mais Freitag le ressasse, obstiné, pertinace : cette logique à portée civilisationnelle dépend incessamment et continuellement de cette projection, de cet arrachement de la vie vers plus de vie : « Le cerf-volant s’est cassé ? Garde la ficelle » dit Yannis Ritsos. Se désigne ici un socle commun avec Portmann (Animal Forms), Jonas (The Phenomenom of Life), Arendt (The Life of the Mind), Merleau-Ponty (La chair du monde). Au commencement se tient la vie, c’est-à-dire l’échange de la manifestation, l’échange de la représentation, une solidarité de ce qui vit par et dans le dépassement, dans et par l’arrachement à l’immédiat, dans l’écartèlement de la substance vers la distanciation qui crée des entre-deux, l’espace des rencontres. C’est au-dehors de lui-même que l’être vivant se solidarise avec un autre être vivant. Toute solidarité suppose et appelle une extase, une sortie de soi. Quand le poète R.M. Rilke dit : « c’est le dehors qui fait la maison », il désigne la médiation des fenêtres sur le monde et ce dernier comme raison d’être de la maison. Toute solidarité est esthétique. En retour, toute esthétique met en rapport des éléments solidaires et toute solidarité est portée par le rythme. La solidarité est rythmique : la sortie de soi ramène à soi et fait grandir. Toute solidarité révèle un parcours qui passe par des détours. Que sont ces détours ? Les points d’ancrage de la manifestation, de l’expression, de la représentation, de la vie symbolique, des idées, des théories fournies par l’éducation, les institutions, la culture, c’est-à-dire la société qui est une architecture de l’expérience et de l’ancrage, une sédimentation plastique de la phylia, de l’attachement aux êtres et au monde. La phylia est le ressort de la solidarité organique d’un Durkheim exhaussé et prolongé par [6] Freitag. C’est dans les représentations et les institutions, aux niveaux supérieurs des formes symboliques, que la phénoménalité du vivant s’accomplit : epanastasis. C’est dans la société que la phénoménalité de la vie, son développement sensible vers la subjectivation en ses multiples modes de vie concrets et par l’action sociale historique se soutient d’une architecture symbolique d’où a pu naître et se développer une logique de la distanciation entre les êtres humains. Il y a distance entre des individus singuliers, entre des subjectivités, parce qu’il y a un dehors commun à chaque individualité. Ce dehors est objectif, ressenti, deviné, reconnu, il est le sens extérieur aux pratiques sociales. Freitag nomme ce dehors : la société comme unité synthétique d’intégration normative des pratiques conflictuelles. La société, comme le langage, est objective. Cela signifie que les individus sont toujours déjà plongés dans le sens. Alors les pratiques ne sont jamais arbitraires, les individus qui se reconnaissent objectivement peuvent être spontanés à même les pratiques instituantes, les conflits sociaux, les luttes idéologiques et politiques. L’identité individuelle et l’identité collective s’engendrent réciproquement, dans la différenciation institutionnelle, dans l’articulation de l’en soi et du pour soi. Dès lors, le processus de reproduction du centre signifiant enclenche un processus de synthétisation des contraintes et des limites, des principes de liberté et de réalité. La conscience s’empare des contradictions des rapports de classe, travaille à son unité et au pouvoir de s’unifier dans le sens, dans la société [4].

Jusqu’ici, rien n’a été dit. Freitag regarde par la fenêtre et le monde l’envahit. Il poursuit l’élaboration d’un concept et celui-ci, à peine entamé, sollicite sa filiation, ameute son clan, réclame ses attaches. Le concept a faim du monde, d’histoires, de nourritures célestes et terrestres. Il veut bien exécuter une danse stylisée, épurée, régler son rythme et s’insérer dans une logique théorique – mais pas avant de s’être recueilli dans son âme. Alors il faut répéter encore. Des jours et des jours de répétition avant d’entrer en scène – « mot renouvelé par la répétition » dit le poète grec Yannis Ritsos, à qui Freitag ressemble tant par la carrure, la stature et plus étonnant encore, du visage. Il faut répéter dans la pensée comment les formes du monde de la vie s’encrouent dans les formes du monde culturel-symbolique parce qu’avant d’écrire il faut en avoir le droit – « c’est la vie d’abord, et pas la pensée, qui te donne le droit à la parole » [7] (Ritsos). Par la répétition advient la gratitude d’être vivant, d’être venu au monde dans l’architecture d’accueil polyphonique, d’avoir pu voir et entendre une première fois dans la vue léguée, tissée au regard offert – « ce que tu as vu, tu ne le vois que beaucoup plus tard » (Ritsos). Alors le concept, en se retournant vers ce qui lui a été donné de saisir, s’incorpore dans la durée, s’autorise de son être en saluant l’ensemble de l’être qui lui a transmis le sens. « La répétition : une vérification du sens anonyme » (Ritsos). Voici Freitag installé, dès l’aube, devant sa table de travail. Quel est le sujet déjà ? La modernité ? Sa crise ? Le fascisme ? L’Amérique ? La globalisation ? À moins que ce ne soit la Renaissance ? La Réforme ? La nation ? Les révolutions ? Le droit ? Mais peut-être est-ce l’université ? L’art ? L’État ? Le capitalisme ? Oui, peut-être. Pourrait-il s’agir de la vie animale ? Du langage ? De la religion ? Du Québec ? Mais que viennent faire l’Empire romain, la Grèce, la Mésopotamie, l’Inde, les Hopis, les Dogons là-dedans ? Et ces contes, ces dires, qu’il tient d’un vieil indien de la Côte-Nord, ces paroles, ces gestes, ces expressions corporelles, ces rites, ces réponses, ces proverbes, ces mythes, ces façons de faire qu’il tire de ses voyages de jeunesse, en auto-stop, qui l’ont mené sur la Route de la soie, en Inde, en Iran, en Turquie, de connivence avec toutes ces richesses synthétiques, ces expressions autres qui dansent maintenant sur sa table ? « Une simple route ne conduit pas au futur » ; « Il faut agrandir ton miroir, il est trop petit pour toi, il te coupe la tête et les pieds » ; « Il faut creuser bien des trous dans le roseau avant qu’il ne chante » (Ritsos). Penser : seulement si les autres pensent en vous, à travers vous : penser dans la compagnie de ses genoux, certes, mais dans ce qui innerve, féconde la solitude du penseur, l’immense ethnos-ethos des êtres vivants, des civilisations. Ainsi : « c’est avec vous, oui (et pas dans la solitude) que je suis seul » (Ritsos). La solitude du penseur et la pensée peuplée : c’est toujours le monde de la vie qui accorde cette solitude, sinon elle serait, comme peut l’être un piano, désaccordée : « Jusqu’au fond de l’abîme, la gratitude » (Ritsos) Personne ne rêve à la place d’un autre, alors il faut bien écouter le rêve des autres puisque nous ne sommes pas les seuls à rêver. L’altérité du monde doit être répétée, s’il est légitime de parler, d’écrire, d’enseigner. Acquérir une légitimité, c’est en même temps ou du même coup, payer une dette, au langage, à l’ordre symbolique. Quand nous parlons, pensons, imaginons, rêvons, c’est bien le monde de la vie et de la culture qui, en nous, fait retour car « l’autre pour le sujet ne se réduit pas à son image » ; de te fabula [8] narratur : l’ordre normatif « n’est pas à la libre disposition de l’individu, parce que c’est la culture qui construit cet ordre normatif [5] ». Le statut de la répétition chez Freitag, c’est la statue de la dette qui marche du bord de mer jusque dans son jardin. Et cette statue vivante se manifeste pour l’aider à s’organiser, à se recomposer dans le retour énigmatique, foisonnant et dramatique, du monde. Pas de liens sans la dette de liens. Parce qu’il y a lieu de s’approprier le monde, l’altérité, ce que les autres ont déposé pour nous, nous ont transmis. Freitag est un penseur – Denken und Danken ou le présent s’offrant en présent, alors il doit faire sienne la culture, il doit composer avec sa dépendance d’humain à l’égard de la structure anthropologique de la transmission, il doit payer la dette de l’appropriation subjective et singulière. Violence qui perpétue, non-violence qui abrège, celle qui s’impose de nos jours, qui imite, qui copie, pour détourner l’étymologie, la généalogie, détorquer la fonction, l’usage, le sens, des mots et des objets. Le sujet n’est pas une photocopie ! dit Legendre ; des copies de copies n’ont pas de dette à servir. Le marketing et la publicité n’ont qu’à se débrouiller avec le droit à l’image et à la propriété intellectuelle. Grand tapage, mais misérables miroirs comparés au grand Miroir du monde. Même tabac (pas prohibé celui-là !) pour le droit à l’information, pour les porteurs d’informations et de communication, « individus libres de leurs pensées, qui savent ce qu’ils disent et qui, libérées des traditions, sont libres de leurs liens, face à la société, à la culture, au monde, c’est-à-dire face à toutes les formes de manifestation du pouvoir et de la limite [6] ». La violence de l’appropriation implique de se faire violence en revenant sans cesse au monde après le retour du monde sur soi et en recourant, corps et âme, à la répétition qui dévoile, dans le dévoilement originaire, pérenne et, dirait Heidegger, comme « contre-attente », Gegenwart (la présence du présent), dans la rencontre avec ce qui nous regarde, ici et maintenant au moment présent ; la répétition comme antwort, réponse, comme réplique à la justice de la physis, antwart (warten, attendre ; gegenwart : se tenir face à face dans un procès) – parce qu’« être réellement présent, c’est être à même de répondre[7] ». Dans les termes de Michel Freitag, cela donne : parce que le monde de la vie et le monde de la culture sont uniques et solidaires

[9]

à l’existence et à la prolongation desquels nous participons activement, le monde ontologique de l’en soi ne peut pas être épistémologiquement coupé du monde phénoménal, puisque c’est lui déjà qui habite le cœur de tout le procès de phénoménalisation, chez les êtres vivants d’abord, puis, à un niveau supérieur, dans toutes les cultures humaines ; à travers cette phénoménalisation, c’est donc l’en soi de la réalité qui se reconstruit en se révélant, selon l’ancien concept grec de la vérité comprise comme aletheia ou aletheuein, comme dévoilement[8]

Que signifie ce dévoilement ? Il faut prendre ici toute la mesure de l’acharnement freitagien à récuser conjointement l’hypersubjectivisme et le positivisme scientiste, aussi bien le délire constructiviste que la folie déconstructionniste, ces mutilations qui se propagent en vésanie et qui consistent à condamner le sujet à n’être qu’un effet de structure, ou inversement, à la promouvoir comme radical désirant, sublime négativité, gentil organisateur de signifiants, dans une même célébration de la « mort de l’homme » et de l’humanisme (il est cocasse d’entendre que ce mort a reçu son permis d’inhumer par les droits de l’homme). Le tout finissant par devenir ce drôle de paquet, le « structuralisme libertaire » qui pilote la « radicalisation libertaire de la société capitaliste [9] ». Aujourd’hui, plus que jamais, sévit l’excoriant divorce de l’en soi et du pour soi qui commande le mortel consensus entre les experts de l’un et de l’autre. C’est le réel qui parle, qui contient la connaissance ; le montage cognitif-épistémologique est déjà contenu dans la structure qui s’arroge le transcendantal et le dérobe au sujet. Encore un effort et on y arrive : le capitalisme est le transcendantal ! La logique opérationnelle à priori ! Le réel ventriloque ! [10] Le dévoilement freitagien implique de sauver le sujet transcendantal malgré lui. Cela ne pourra s’accomplir sans le relativiser, sans resituer l’être humain dans une dialectique terrestre du mondial, de l’universel et du particulier, qui tienne ensemble l’ontologie, l’éthique et le politique, dans la perspective d’élargir en même temps que le champ de l’expérience, les facultés humaines. Ce ne sera jamais l’homme nu, l’homo sacer, le sujet faible ou la victime, qui pourra affronter un système de puissance. Revenir à l’essence de la condition humaine, c’est remettre la question du pouvoir sur le tapis, c’est recouvrer la condition de s’avoir, de savoir et d’agir. Si Hannah [10] Arendt pensait, fort à propos, qu’il faut avoir du pouvoir pour le critiquer, il en faut peut-être encore plus pour affronter la puissance qui ne ressortit pas à l’ordre de la domination, mais au chaos de la dévastation. Si, hier, il fallait avoir du pouvoir pour changer le monde, il en faut encore plus aujourd’hui pour le sauver. Reconstruire l’instance politique requiert bien plus qu’une posture arc-boutée sur les droits : 

Pour cela il faudrait bannir dans la régulation et le contrôle de notre propre vie humaine tous les mécanismes d’expansion quantitative, tous les régulateurs automatiques à caractère systémique et cumulatif, comme le marché, l’argent, la publicité, la culture de consommation, l’accumulation indéfinie de la puissance, le principe éthique de l’autonomie principielle à l’égard de la société, l’idée d’une supériorité ontologique absolue de la vie humaine sur la nature[11]

Reconstruire l’instance politique signifie : la dimension normative ne s’abîme pas dans le principe transcendantal de la liberté ; cette liberté ne condense pas toute la subjectivité ; la dimension normative s’étend de la sensibilité du vivant au monde symbolique en tant que l’une et l’autre s’interpénètrent dans la culture et la civilisation (les civilisations sont la synthèse et la transmission dans la longue durée des idéalités, des horizons d’attente, des projections spéculatives, du « principe espérance », des visions d’avenir qui sont contenus dans les diverses cultures qu’elles regroupent). Michel Freitag propose ainsi une « échelle transcendantale » qui soit intégrée concrètement dans l’immanence du monde réel. Cette échelle est celle de la pluralité des modes d’être au monde, elle indique leur enlacement, des différents niveaux et degrés d’inter-indépendance, un emboîtement d’unités singulières qui exigent d’être reconnues en elles-mêmes, pour elles-mêmes. Nous pouvons comprendre que la polis est d’abord une modalité du rapport des êtres humains au monde. Dans sa politicité, sa fondation constitutionnelle ou politheia, c’est de la légitimité d’être avec et dans le monde qu’il est question. Toute politique réaliste aujourd’hui n’a pas le choix que de poser à nouveaux frais la question de la nature et de la forme de la souveraineté légitime. Dans le prisme d’une justice immanente au monde, telle qu’elle a déjà été posée par Anaximandre et reposée par la tragédie. Justice qui consiste à ne pas occuper toute la place, parce que l’être n’est pas une essence ni le genre suprême des étants, ni une immuabilité ou une éternité, mais le lieu où les êtres vivants demeurent dans le temps et séjournent dans la durée. Quand l’être se dispense, les modes d’aménager l’espace et [11] d’habiter les lieux se déploient : l’oikoumené, les universums concrets. Ce déploiement fait surgir la question du partage de l’existence donc celle de la « hiérarchisation des niveaux de pouvoir », des formes et des contenus d’autonomie. Le monde en partage implique de reconnaître des souverainetés différentes, de partager la souveraineté. Il y a une justice du monde qui ancre la théorie, qui la légitime si cette théorie rend grâce à sa propre possibilité d’être – la richesse des formes et des contenus qui la précèdent toujours. Adoubée par l’harmonie des formes, portée par le rythme du corps, tissée à la polis, établie par le poème du monde, cette théorie inscrite dans l’immanence de la vie avec Ritsos peut dire : « parler toujours de l’injustice à quelque chose d’injuste », « libre celui qui se soucie des autres ». Alors en ses assises qui sont aussi sa cause, elle acquiert la légitimité d’avertir : « les mots tombés hors du poème ont peur » (Ritsos).

Société civile, droit d’ingérence, intervention humanitaire, développement durable, écologie, chartes des droits et libertés, démocratie libérale, altérité, ordre sécuritaire… ces mots suintent la peur, mais ils la dissimulent et la travestissent en sentiment d’insécurité qui se transmue en impuissance, tout simplement pour être en mesure de composer avec l’empirique, l’absence au monde et l’humiliation infligée par la toute-puissance des organisations de l’appareil scientifique et technique, du capitalisme « supraliminaire », pour feindre de combler le décalage entre l’imagination et l’emprise exponentielle des spéculations boursières [12]. Contre les prophètes de malheur – « accumuler c’est la loi et les prophètes » (Marx) qui sont ceux des bourses et des marchés, contre les avant-courriers des futurs dictateurs de l’oxygène qui seront les mêmes que les présents magnats du pétrole, Freitag fait sienne la « propédeutique de la peur » de Hans Jonas. Devançons la méprise car les malentendus circulent déjà et demandons-nous : pourquoi la peur ? La peur, pour quoi ? En vue de quoi ? Pour s’imprégner du pouvoir qui en émane et reconstituer la possibilité de toute expérience véritable. La maïeutique consiste ici en ce que les gens fassent naître d’eux-mêmes cette expérience, qui est la sœur jumelle de la justice. À travers la peur c’est la justice qui se fait craindre et qui donne la légitimité et le pouvoir de crier – « Vous n’avez pas le droit ! ». Justice première, souveraine, qui obombre le dressage juridique issu tout droit du maternage social-démocrate par lequel on apprend sans rechigner à ramper verticalement vers l’État, [12] une carte signalétique entre les dents, pour s’en remettre, en fin de compte, aux haruspices d’une croissance économique illimitée dont dépendent les droits clientélistes branchés sur le marché du désir, ce nouvel avatar de l’optimisme de la production. Chez Freitag, et cela ne date pas d’hier, la stance se réclamant d’un dehors impulse : « Vous n’avez pas le droit ! » qui prime et minore la posture du « ceci est mon droit » descendant en droite ligne des seigneurs du Moyen Âge rivés à leurs privilèges convoités par la Couronne. L’œuvre freitagienne récuse la scission, voire la sécession, de l’individu avec le monde en faveur d’une négation ancrée, ontologique, éthique – parce qu’il faut bien, comme l’imaginait le poète Paul Celan, qu’il y ait une réponse à la question « mais qui témoigne pour le témoin ? ». La propédeutique de la peur reste incompréhensible si nous oublions qui a parlé avant nous, qui a agi avant nous et pour nous. Aussi l’extériorité comprend-elle l’histoire des vaincus qui réclament de nous, contemporains, une juste part dans le devenir. Seule la fidélité à tout ce qui témoigne pour nous peut vaincre le culte de la mort, dit Carme Castillo dans son film Rue Santa Fé. Fidélité au poème du monde, si nous ne voulons pas que les mots aient peur et que nous ne finissions pas avalés comme Jonas, dans le ventre de la baleine parce qu’il n’a pas avalé, c’est-à-dire accepté en lui l’avertissement de Dieu. Voulons-nous finir dans le ventre du système en répudiant l’extériorité, l’avertissement du monde de la vie ?

Yannis Ritsos écrit : « Le mythe est un bon masque pour les temps difficiles ». Nous voyons Freitag s’approprier consciemment la peur, avancer dans les temps difficiles derrière le masque de la peur. Avec une identité qui ne se laisse pas transpercer si facilement. Une identité, c’est-à-dire le contraire de la transparence et de la nudité. Avancer donc avec le masque de l’identité qui emprunte un deuxième corps, celui de la filiation et des références, par lequel s’exprime le parcours de soi à soi ou la division intime appropriée. C’est pourquoi l’individu ne se fragmente pas, ne se morcelle pas dans l’accueil de l’extériorité. Il se projette dans le monde parce qu’il a d’abord avalé le monde. Ici nous voyons le masque souriant de Freitag, penché sur le bocal qui se prend pour la mer, où vibrionnent les méchants petits poissons holistes et les gentils, non moins petits, poissons individualistes [13]. Si une mer sans poisson ne serait plus la mer, les individus sans société auraient un environnement comme les poissons [13] dans un bocal ou un aquarium. Aussi les écologistes se divisent-ils en trois espèces du même genre : ceux et celles qui veulent transformer la société et son miroir, le monde, en biodôme, les partisans du parc d’attractions et les inquisiteurs de la Réserve. La dévastation du monde, l’oubli de la société, la fin de l’histoire vont ensemble et attestent de la même incurie à penser ce que nous sommes en train de devenir et sous la tutelle de quelle force. Avançons avec le masque du mythe pour nommer ces forces : l’œil au scopein global de Sauron, les Nazgûls de l’appareil scientifique et technique, la magie du Marché incarné par le magicien Saroumane, les orques des réseaux organisationnels, les trolls du crédit de la masse financière, le Gollum des serviteurs idéologiques. Dans cette toile de puissance, les hommes de la Terre du Milieu n’éviteront l’extermination qu’en ayant recours à des extériorités : aux Elfes, aux Nains, aux petits hommes que sont les Hobbits, aux arbres (les Ents), au magicien Gandalf. Mais aussi en surmontant leurs divisions, leurs intérêts particuliers et, ce qui en est la condition, en rétablissant la généalogie, l’ordre des filiations, la justice dans la répartition et hiérarchisation des souverainetés – cela ne vient pas sans l’éviction des usurpateurs. Autrement dit : en recomposant le pouvoir. Alors les hommes pourront anéantir l’anneau de puissance qui les englobe. Anneau qui a une histoire et Tolkien ne se prive jamais de la rappeler. Une histoire, qui comprend l’historicité du mythe, non une tradition inventée, non une glorification idéologique du passé ou une mythologisation du passé tel que nous le voyons à l’œuvre un peu partout aujourd’hui. L’œuvre freitagienne interroge l’histoire du capitalisme, celle de ses conditions de possibilité onto-épistémologique, de ses supports et cadres idéologiques, à la lumière des ruptures et des continuités civilisationnelles, dans le prisme des transformations et mutation économiques, juridiques, culturelles, politiques et anthropologiques. On remarquera l’importance qu’occupent chez Freitag la dissolution subjective et sociale parallèlement à la décomposition de l’existence socio-historique et du monde réel dans les procédures opérationnelles, dans l’univers virtuel des communications ; l’oubli de la Iustitia en tant que lieu originaire du Ius, du droit et, corollairement, le délitement de ce droit dans les procédures transactionnelles, adaptatives ou réactionnelles ; la dissolution de l’oikonomïa dans l’économie capitaliste postmoderne ou la chrématistique généralisée, dans le cadre de la mutation de la propriété en capacité d’entreprendre et de contrôler et dans celui de la captation directe du salariat par la finance (endettement comme « salaire d’appoint », actionnariat, fonds de pension). Le statut théorico-épistémologique est lié au statut phénoménologique-historique de la « généalogie » pour féconder une démarche idéal-typique [14] des formes de la société [14]. Ce qui nous donne une sociologie dynamique des passages, des articulations entre différentes formes, des crises, des formes différentes de sortie de ces crises.

Un tel déploiement d’efforts conceptuels permet à Freitag de dégager un idéal-type conséquent de la modernité dans un double mouvement prospectif et rétrospectif. Ici il faut apprécier l’importance de la précision conceptuelle de Freitag quand il analyse le fascisme et le nazisme à la fois comme solution à la crise de la modernité et comme phénomène issu de la modernité de crise saisie en tant que formation sociale particulière, désynchronisée, pathologique, instable [15]. La crise de la modernité est issue de l’accumulation des contradictions de la société bourgeoise déjà mise en évidence par Karl Marx dans La Question juive : cette société est « la sphère de l’égoïsme, de la guerre de tous contre tous. Elle n’est plus l’essence de la communauté, mais l’essence de la distinction. Elle est devenue ce qu’elle était originellement ; elle exprime la séparation de l’homme de sa communauté, de lui-même et des autres hommes ». Ainsi sous le double effet du capitalisme comme « processus continu et sans fin de la réalisation du profit » (Capital I) et destruction de la nature et de la valeur d’usage dans la valeur d’échange, en particulier dans son mode industriel qui intensifie l’arrachement à la nature d’individus enfermés entre quatre murs et qui transmute le contrat de travail en contrat d’esclavage, la société bourgeoise moderne « est en apparence la plus grande liberté, parce que c’est apparemment l’indépendance la plus accomplie de l’individu, qui prend pour sa liberté personnelle le mouvement effréné – libéré des entraves générales et des liens humains – des éléments aliénés de sa vie, comme par exemple, le mouvement de la propriété, de l’industrie, de la religion, etc., alors qu’en réalité, il est l’accomplissement de sa servitude et de son inhumanité. La place du privilège a été occupée ici par le droit » (K. Marx, F. Engels, La sainte famille[16].

[15]

La modernité culturelle, politique et institutionnelle, a précédé, en Angleterre et en France, le mode de production industriel, pas en Allemagne où la modernité est tardive et se confond avec l’industrialisme et les bouleversements sociaux. En Italie comme en Allemagne, la modernité en crise fait office de modernité tout court, crise qui se trouve exacerbée, accélérée par une modernisation qui advient dans un contexte de décalage rythmique temporel entre la culture et les institutions, qui n’est donc pas « portée » par une société stabilisée par la synchronicité entre ses instances politiques, la culture et ses classes sociales. D’où le concept freitagien « modernité de crise ». L’intégration du culturel-symbolique et de la pratique politico-institutionnelle qui a commencé dans les interstices de la société traditionnelle à l’ouest de l’Europe, qui s’est poursuivie avec la Renaissance et la Réforme, puis consolidée avec les révolutions bourgeoises, a constitué un arrière-monde normatif, spéculaire, référentiel pour la société bourgeoise capitaliste. Cette absence d’arrière-monde explique pourquoi les régimes fascistes ne furent jamais institutionnalisés, pourquoi leurs pratiques se révélèrent anti-programmatiques, anti-doctrinaires dans le sens d’un appel à des vérités universelles ou universalisables, anti-théoriques car jamais les théoriciens de ces régimes n’ont essayé de convertir des possibilités objectives, historiques, en programme politique. Le dynamisme de l’action ou l’actionnisme était la réalisation immédiate de la « doctrine » ; l’action s’avérait une pragmatique sans but (Zweck) déterminée par la contagion des obstacles sur l’objectif (Ziel) dans le conditionnement réciproque de l’effet de choc et du chaos. Bref, une pragmatique de l’autodestruction.

Quelle place occupe l’analyse du nazisme dans l’économie générale et la visée de l’œuvre freitagienne ? Il y a lieu, d’abord, de récuser l’assimilation entre Modernité et Lumières, entre Modernité (dans sa totalité expressive) et nazisme, entre Raison et raison instrumentale, entre « grands récits » et totalitarisme et, corollaire, l’assemblage modernité totalitaire et postmodernité rédemptrice. Deuxièmement : rendre manifeste le processus de décomposition de la société moderne bourgeoise dans le mode de production industriel capitaliste d’où surgissent de puissantes organisations ayant pour logique l’extension et l’expansion des capacités de privatisation de la propriété juridique, une logique incompatible avec le mode de reproduction politico-institutionnel de la société. Troisièmement : il n’y a pas de « modernité inachevée », de solution moderne à la crise de la modernité et, corollaire, situer le nazisme dans la configuration des solutions non modernes et anti-modernes à cette crise. [16] Quatrièmement : en prenant la mesure exacte de la crise de la modernité, de la nature inquiétante de son irréversibilité, montrer que la solution triomphante - l’Amérique - s’est avérée l’élément pulsant et coordinateur de la postmodernité. Cinquièmement : théoriser la postmodernité comme mode de reproduction opérationnel, décisionnel-organisationnel, de la société ; en prenant l’exacte mesure de la globalisation, porter la question de la « solution » au niveau du concept et à hauteur civilisationnelle. Ce nouveau mode, tant dans sa logique que dans la dynamique globalisante du capitalisme, tend à dissoudre et le monde de la vie et la société dans un systémisme généralisé. Désormais la crise doit être entendue comme Krisis [17]. Krisis : l’affaire est grave, elle exige mise en jugement, appelle un grand débat, une dispute générale. Mais la dispute au sujet du capitalisme n’est-elle pas forclose ? La globalisation n’est-elle pas considérée comme un fatum ? Si débat il y a, tourne-t-il autour du globe, est-ce un débat général ? Le terme « durable » exprime-t-il une mise en jugement du « développement » ? Ne représente-t-il pas plutôt sa quintessence, sa nature illimitée ? Le développement durable est-il une sentence portée à l’encontre de la croissance et de l’économie ? N’en constitue-t-il pas plutôt la confirmation ?

Les multiples manières de critiquer la globalisation font partie intégrante de la Krisis. C’est même devenu une critique de convenance, fertile en ruses langagières, en falsifications sémantiques ; une « critique » complètement intégrée au système mondain de promotion médiatique. La dénonciation des « ratés », la nomenclature des « effets négatifs », le répertoire des scandales et de la corruption accréditent le consensus démocratique qui acquiert, en passant, un satisfecit moral. Il suffit de manier la rhétorique du dysfonctionnement et de la recherche de l’efficacité maximale – ce qui implique de bulldozer les « entraves », les « rigidités », les « mentalités rétrogrades », les « frilosités », tâche à laquelle devra s’atteler tout un archipel de Corporate Funds et de Multidisciplinary Research Projects pour prétendre que la « menace écologique » sera conjurée en étendant la logique du marché à l’écologie. C’est bien le propre d’une idéologie dominante que de présenter elle-même sa propre « critique », [17] désavouer certains de ses éléments, au niveau des effets, pour interdire toute remontée de la chaîne causale jusqu’au fondement et donc maintenir à l’abri ses axiomes fondamentaux. Non seulement le capitalisme peut être combattu, il doit impérativement l’être – par le capitalisme lui-même [18]. Qui exploite toutes les différences, accumule des quanta de critique, de rupture (avec Mai 68, la Révolution Tranquille, etc.), de révolutions culturelles et « sociétales », des quantités toujours nouvelles de valeur. La culture sans fond est devenue un fonds inépuisable de revendications et de survalorisation qui définissent l’ensemble du « culturel » aussi flexible que les « emplois » et branché sur les à-coups de l’accumulation [19]. Le capitalisme s’est proclamé citoyen et c’est déchoir de sa citoyenneté que de ne pas participer à l’habillage critique de la reproduction du citoyen collectif. Le bon citoyen a compris que le telos de la démocratie réside dans la révolution permanente des mœurs, il s’avise de sa propre performance critique en substituant la création de quanta culturels aux luttes politiques et sociales.

Là encore la production de signes-clichés, de signifiants débarrassés de tout signifié, comme l’intense production juridique couplée à la traque obsessionnelle de toutes les discriminations, de toutes les « exclusions », laquelle s’associe à la trame des droits de tous sur tout, rendent compte d’un mouvement sans fin et sans but, supposent et impliquent une croissance illimitée [20]. Le « culturel » postmoderne voué à la déconstruction permanente de valeurs, plaqué sur la « production destructrice » de la marchandise (les deux se rejoignent dans la « destruction créatrice ») est le résultat du lâchez-tout métastasique de la liberté dans l’éclatement de la culture symbolique commune, laquelle définit les contours, les limites, les formes et le contenu d’un monde commun, monde et culture qui sont donc reconnaissables, partageables et « solidarisables ». Cet éclatement, et Freitag n’a de cesse de le répéter, s’observe tout au long des différentes phases qui balisent le mode de production industriel et sa transmutation en système spéculatif et financier. Cette histoire est aussi celle de l’éclatement des sciences humaines dont l’ascension [18] promotionnelle a eu pour équivalent leur alignement sur les sciences du management et de l’organisation et, corollaire, la dissolution du fondement trinitaire du sujet. Ainsi la dimension cognitive est devenue le fondement exclusif de la connaissance au détriment des deux autres dimensions, normative-symbolique et expressive-esthétique. Du coup, la réalité concrète, le terreau expérientiel et intersubjectif de la pratique sociale, l’objectivité de l’identité, se sont dérobés, pour ainsi dire, sous les pieds du sujet. La réalité, au même titre que les normes et l’identité, seraient « produites ». De ce gigantesque hiatus entre l’en soi et le pour soi découle une productivité infinie du sujet – qui doit toujours travailler plus pour consommer plus, travailler plus à son image, à son moi intime, pour être plus, c’est-à-dire dans la concurrence exacerbée de tous contre tous, pour être minimalement. Aspirées par le trou noir qui s’est créé dans l’essence même de la réalité, les sciences sociales, pour ne pas sombrer au fond de l’abîme, produisent continuellement des images, des simulacres, des humeurs, des catégories, des types – de sujet. Dé-symbolisé, dé-qualifié, dé-classé, disqualifié, sans cause ni métaphore, sans miroir. Qui est tour à tour ou simultanément « faible », « victime », « créatif », « religieux », « nouveau », « stratégique », « nomade », « planétaire », « multi-poly-trans-identitaire », « virtuel », « post-humain »… participant du genre « consommateur-client-usager » enrobé dans une génération X ou Y, voire même auréolé du sexe des anges. D’où il appert que si la société n’existe plus – ou n’a jamais vraiment existé – une sociologie sans société se condamne à devenir le double mimétique de la valeur d’échange et le spin doctor ou le story spinner du processus sans fin ni sujet. D’où cette suite de paradoxes : le virtuel engendre un trop-plein de réalité (Annie Lebrun) ; l’évincement de la structure ontologique identitaire appelle une poursuite hystérique de l’identité ; le triomphe de la démocratie se mesure au nombre croissant de ses ennemis ; le « retrait de l’État » nécessite un super-interventionnisme de l’État dans tous les domaines, y compris ceux où s’exprime la vie psychique, familiale, privée ; l’intense activisme juridique se dédouble en « comptabilité créative », en usage transgressif des lois et des règlements (les mafias sont les adeptes spontanés, « percutanés », de la « philosophie » transgressive, marginale, ludique et libidinale…).

Freitag dans sa critique conjointe de la « critique » constructiviste, de l’hyperindividualisme et de l’unidimensionnalité de l’« épistémologie » gestionnaire, s’il souligne bien la continuité, notamment sur le plan anthropologique et philosophique – l’intérêt fondé sur l’« égoïsme naturel » des individus, le psychisme dominé par la pleonexia, la volonté de possession et donc l’aspiration à la sécurité, [19] l’axiologie neutre du marché, le bonheur en tant que jouissance égotique et privée, l’individu sans idéal autre que la prospérité, etc., – situe cependant le néolibéralisme en rupture, de fait et de jure avec le libéralisme politique et économique. Si le second est partie prenante de la crise de la modernité, le premier fait partie intégrante de la Krisis postmoderne. Le néolibéralisme est la pratique constructiviste et l’idéologie volontariste de l’organisationnel, des organisations privées. Il ne participe pas de la représentation ni de la théorie mais, dans le contexte de l’emprise de l’appareil scientifique et technique, des technologies de la communication, il se propose, non pas de dominer la réalité, mais de l’engendrer – c’est bien ce que déclare dans un cynisme consommé et « décomplexé » Karl Rove, ex-stratège du Parti républicain américain : « Nous sommes un empire et nous créons notre propre réalité ». La réalité se ne pense plus, elle ignore le vrai et le faux, comme l’avait bien vu Hannah Arendt (Sur le mensonge et la violence en politique) ; ce n’est plus le mensonge qui est déconcertant, mais la réalité elle-même. C’est pourquoi le néo-conservatisme est le supplément du néolibéralisme, « qui est apparu sur le terrain préparé par le néolibéralisme, engendra une nouvelle forme politique, une modalité particulière de gouvernance et de citoyenneté qui, bien qu’incompatible avec les pratiques et les institutions démocratiques formelles, n’engendre aucune crise de légitimité : il vient parachever la dévalorisation néolibérale de ces pratiques et institutions [21] ». L’autoritarisme et le recours au religieux sont l’envers de la dépolitisation des problèmes sociaux et de la construction stratégique du « citoyen ». Le néo-conservatisme se présente comme supplément d’âme dans l’absence d’extériorité symbolique. Alors ce sera Dieu qui guidera la globalisation et l’Amérique. Si Freitag a écrit un long texte qui s’intitule « De la terreur au Meilleur des mondes », il a pris soin de la diviser en deux : (a) « Genèse et structure des totalitarismes archaïques » ; (b) « Globalisation et américanisation du monde » (voir note 14). La Krisis nous ramène aux totalitarismes archaïques » dont l’une des caractéristiques principales réside dans le mixte et/ou l’amalgame entre le dynamisme énergétique d’un « nouvel ordre » et le conservatisme petit-bourgeois, entre la répression impitoyable des « ennemis » et le déploiement activiste de la « société civile ». Ne faut-il pas voir dans les « droits de l’homme » un supplément à l’impossibilité d’exister humainement ? Ne sommes-nous pas en présence d’une structure perverse ? Qui est en passe de s’identifier [20] totalement au système de l’accumulation. Le néolibéralisme qui, à l’instar d’Ayn Rand (1905-1982), stipule que l’altruisme est un irrationalisme, que la Raison est capitaliste parce qu’elle ne désigne rien d’autre que l’individualisme, que le droit de chacun à vivre sa propre vie et ne signifie rien de moins que le droit d’accumuler et d’avoir un contrôle sur la propriété, ce néolibéralisme est la raison d’être du néo-conservatisme hypermoralisateur et mégavertueux. En retour, celui-ci offre une « critique » dépolitisante de la dépolitisation sous la guise d’une « archi-politique » de la conquête, de l’héroïsme et du sacrifice. Ce qu’ils ont en commun : les ennemis de l’Amérique utilisent les libertés démocratiques, éradiquons ces libertés = la démocratie est une entrave au marché. Ce que les deux dissimulent : le marché qui passe pour une donnée idéale et objective c’est-à-dire naturelle, relève d’un constructivisme agressif ou, comme le précise Freitag dans l’Impasse de la Globalisation, il n’existe pas de globalisation du marché, mais globalisation par le marché ; le capitalisme néolibéral ne propose pas la défense du libre marché, mais un système de la liberté de dépossession. Demandons-nous maintenant : pourquoi le néo-conservatisme ne délégitime pas le néolibéralisme ? Pourquoi la question de la légitimité ne se pose même pas ? Pourquoi et comment les présupposés égoïstes, anti-altruistes du libéralisme peuvent-ils se transposer en apologie de l’altérité, en rhétorique de l’Autre ? Dans le système de la concurrence généralisée, l’« Autre » est une menace (exemple : qu’attendent tous ces « Baby-boomers » pour crever ?) ou un « ennemi », ou bien encore celui qui travaille sous terre dans un sweatshop et qu’on ne veut pas voir. Cet Autre est à proximité parmi nous – comment pourrait-il vraiment être autre ? En même temps, c’est un immigrant, un réfugié ou un « exclu ». Le capital, en Occident, a substitué le techno-machinisme au travail vivant dont la nécessité disparaît au fur et à mesure des délocalisations, des innovations technologiques, de la fusion entre la finance et l’industrie (et donc la conversion des investisseurs en spéculateurs). Conséquemment, nous assistons à la constitution d’un phénomène – pas seulement l’apparition d’« hommes superflus » comme l’avait si bien exprimé Hannah Arendt, mais surtout leur massification. C’est déjà une différence de taille entre la crise et la Krisis : aussi cette masse superflue

ne constitue-t-elle déjà plus à proprement parler une armée industrielle de réserve […]. Une partie de la force de travail se trouve purement et simplement maintenue dans les marges de la production et de la vie sociale – abandonnée à son sort et à sa misère, confinée dans de véritables réserves, elle sombre pour subsister dans la [21] délinquance de proximité, ce qui permet de légitimer la politique sécuritaire et le gonflement des organes de répression[22]

Aussi cette masse de superflus (ce que sont réellement les « exclus ») est-elle rejetée hors de la condition ouvrière, hors de toutes classe (Hannah Arendt), mais aussi hors de toute condition humaine – rejetée dans un environnement dit Freitag. Plus la part de la subjectivité vivante diminue dans la composition organique du capital et plus l’individu occidental propulse sa « créativité » et ses droits en quintessence du genre humain. L’idéologie fait disparaître le travail, elle s’empare de la catégorie réelle de « plus-value » pour la rabattre sur les formes de répartition du capital, en tant que « plus-value monétaire » ; tandis que le droit du travail s’abolit dans les faits, le discours postmoderne sa lance bride abattue dans la « création » de droits. Des droits dont le porteur n’est pas le travailleur, puisque celui-ci ou celle-ci est irreprésentable autrement que sous la désignation de : « immigrant », « clandestin », « exclus de la croissance », c’est-à-dire « l’autre ». Cet « autre » s’insère dans un interminable chaîne d’altérités dont les maillons se composent, entre autres, c’est le cas de le dire, de « CDD », « CDI » [23], des « employés » en général. Au bout de la chaîne, sursexuée, suracialisée ou ethnicisée, se trouvent les « ennemis » - mais aussi l’Arpenteur, la grande figure de l’Altérité, Dieu.

La perversion consiste à produire de l’unité, au premier chef, l’unité illusoire de la conscience. Comme il n’y a pas d’unité sans parcours hors de soi et retour à soi, sur soi, la distanciation s’impose. Mais que devient cette dernière dans l’étiolement du monde commun ? Parce qu’il faut du commun, un fond de normativité connu et à reconnaître (le monde de la société, la société dans le monde) pour ne pas se perdre voire se déliter. L’unité de la conscience est d’autant [22] plus illusoire que la distanciation s’avère une distance infranchissable : « Le prétendu monde unifié du Capital a pour prix la brutale, la violente division de l’existence humaine en deux régions par des murs, des chiens policiers, des contrôles bureaucratiques, des patrouilles navales, des barbelés et des expulsions [24] ». L’unité de la conscience dans la production du cloisonnement global et globalisant ! La perversion consiste bien à rabâcher sur toute les tribunes qu’il n’y a qu’un seul monde, tout en partitionnant ce monde, tout en manipulant l’identité de la différence – parce que la différence des uns ne commence pas là où finit celle des autres, mais bien là où cette dernière commence. Ce qui apparaît comme unité transcendantale et objective (la société est la condition a priori de l’existence des rapports sociaux concrets, historiques), relève d’une unité fantasmée, compensatoire, qui obéit à l’impératif sécuritaire – qui s’affiche alors comme pseudo-transcendantal de l’identité dans la production communicationnelle-médiatique du « lien social ». Il faut fabriquer du « lien » comme il faut fabriquer de la « proximité » de la société civile, de la sécurité, du citoyen. Productivisme qui se place sous l’enseigne et à l’aune de la « puissance productive du capital ». Plus exactement : productivisme intégré à l’accumulation du capital, en tant qu’il est le supplément de « l’action systématique du capital sur sa partie constante », un des enjeux fondamentaux de la réflexion de Marx (dans les Grundrisse). L’un ne va pas sans l’autre, ils se rejoignent dans la croissance qu’est aussi la croissance illimitée des empreintes de l’Homme nouveau. Qu’il s’agit minimalement de remettre à sa place en tant qu’il n’exprime rien d’autre – en attendant le posthumain – que l’homme moyen, manager et animateur des moyens dans les classes moyennes dont le signe est la « consommation transgressive et ludique », c’est-à-dire le moyen ou la courroie de transmission vers le bas, l’incommensurablement bas (les employés, ouvriers immigrés) des Wonder Boys de l’Overclass, mannequins de la Jet Society et du Star System, nomades de la globalisation et pas moins ancrés dans le luxe, établis dans leurs nombreuses résidences sur la terre. On n’a jamais vu, de mémoire d’homme, autant de nomadisme fixateur. La perversité du recours au supplément moral et moralisateur : c’est le droit des plus riches, des plus puissants qui s’inscrit dans la puissance du droit qui n’est rien d’autre que le droit de puissance comme le rappelle Freitag dans l’Impasse de la Globalisation.

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Ce dernier ouvrage est celui de la Krisis, qui reprend, en les synthétisant, les questions concernant la postmodernité comme solution à la crise de la modernité, le totalitarisme, la conversion du pouvoir en puissance et celle de la domination politique en assujettissement systémique, l’avenir du monde et de la société – qui se confond avec celui de la condition humaine dans sa réalité, avec celui de la réalité tout court… On pourrait dire à partir de ce dernier « point » que la conscience transcendantale de l’individu social est conscience normative, objective-subjective du réel, la « conscience » unidimensionnelle supplémentée est la conscience du virtuel sur le mode pervers et exprime le retour du réel sous une forme pathologique [25]. Essayons maintenant, pour faire court, de parachever sous formes de thèses, la saisie freitagienne de la Krisis, qui est aussi une saisine devant la Justice du Cosmos, du wesen, du Monde.

A – Le capitalisme transforme sans cesse, en sa propre substance, tout ce qui n’est pas le capitalisme. « Sans cesse » signifie : la dynamique historique du capitalisme qui, sous sa forme globalisée, c’est-à-dire technologique, financière et organisationnelle, impulsée par la logique d’appropriation-dépossession inhérente à l’accumulation du capital, est arrivée à un point où le capitalisme s’approprie, de manière systémique, les conditions matérielles, culturelles, anthropologiques de son fonctionnement. L’appropriation, à l’époque de la Krisis, a subi une métabolé inouïe : le capitalisme métabolise les conditions de son fonctionnement et de son élargissement sans les reproduire. Ce qui veut dire : sans les reproduire telles qu’elles sont déjà elles-mêmes et pour elles-mêmes, sans assurer lui-même le coût de leur reproduction. L’élargissement infini et l’amplification exponentielle de la logique du capital ont pour effet la dévastation, l’accroissement du désert, l’abandon, le déchet, la « taudisation », les mégalopoles, etc.

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B – Après avoir absorbé la force de travail, s’être accaparé la terre, après avoir détruit les communautés ouvrières, le capitalisme se révèle, maintenant, carrément prédateur, dont la proie de choix est la société. En devenant un système exponentiel de pillage, il s’approprie le langage, l’éducation, il dicte à la mémoire des devoirs, il court-circuite toute pensée, toute réflexion historique en les atomisant dans le Droit nouveau qui dit la vérité, dont le signe est la repentance. Il s’imprègne de la critique par le biais de l’hypercritique, sous la forme du radicalisme libéral-libertaire. Il produit un savoir total qui incorpore, coopte toutes les différences qui ne remettent pas en question la logique du capital.

C – Le capitalisme néolibéral-néoconservateur ne propose pas la défense du libre marché, mais un système de la liberté de dépossession dominé par les grandes corporations organisationnelles. Celles-ci ont construit un « marché » qui est un réseau de réseaux, un immense espace de puissance où s’affrontent les grandes organisations capitalistes. La globalisation rend compte d’une chrématistique organisée à partir de puissances privées qui dévorent tout le champ de l’échange symbolique.

Ce qui distingue la puissance du pouvoir : elle est de nature privée. Sa logique se décline dans la privatisation à outrance ; le pouvoir participe du commun culturel-symbolique, politique-institutionnel, il est circonscrit par ce commun, limité par d’autres mondes communs, par d’autres pouvoirs, mais, en premier lieu, par l’exigence de légitimité qu’exige la souveraineté. Plus important encore : les puissances, parce qu’elles sont privées, parce qu’elles organisent « efficacement » (efficency) la logique du capital, n’assument aucune responsabilité à l’égard de l’avenir. Elles n’opèrent pas dans la durée – leur schème constitutif est la compression espace-temps. Les organisations privées sont la charnière d’une structure de dé-responsabilisation, elles ne rendent compte de leurs interventions sur le monde qu’à des conseils d’administration et à des gros actionnaires. Peut-il y avoir un « Nuremberg » pour des puissances privées, dont la responsabilité se dilue dans l’entrelacs des réseaux ?

Si les rapports de pouvoir peuvent se convertir en rapports de droit venant s’inscrire dans une symbolique politique, les puissances organisationnelles privées sécrètent des liens de dépendance, d’assujettissement, de servitude, de vassalité et de suzeraineté à l’intérieur d’une nébuleuse où règnent, selon des modalités de connexions les plus diverses, le lobbying, l’influence, le contrôle, la corruption, la manipulation – qui ne sont pas convertibles en rapports [25] de droit. Droit qui, du reste, dans le système de la puissance, a perdu toute capacité de symbolisation…

D – La logique d’expansion du capital s’est toujours déroulée à partir d’un centre. Chaque crise du capitalisme fait apparaître un nouveau centre qui impulse une forme nouvelle d’accumulation. Celle-ci s’exprime aussi bien par les plus grandes capacités financières du nouveau centre que par la rationalité supérieure de son organisation et de son idéologie. L’Amérique a été le dernier centre. Mais ce ne fut pas un centre comme les autres : il était question de radicaliser la nouveauté venue du Nouveau Monde, pour faire advenir plus qu’une nouvelle forme d’accumulation – un Monde Nouveau. De plus, ce dernier centre n’a pas eu à lutter contre le précédent, c’est-à-dire l’Angleterre. Mais contre un adversaire d’un nouveau genre, le nazisme, en s’alliant au régime soviétique, tout aussi nouveau, quoique de façon différente. Après la victoire sur le nazisme, cette alliance s’est retournée en guerre ontologique dont l’enjeu n’était, ni plus ni moins, que la conception du monde et de l’humanité. S’ensuivit une bipolarité qui aura radicalisé les alignements et considérablement réduit l’horizon ontologique des sociétés, des civilisations : la liberté définie par la présence supposée de ses ennemis et le choix de choisir dans le choix du Même. C’est au sein même de cette bipolarité que la logique d’expansion du capital, couplée à la guerre froide, a fait naître la « globalisation ». L’écroulement de l’Union soviétique s’avèrera le facteur précipitant de la transcroissance de l’hégémonie américaine en pilotage de la globalisation, grâce aux potentialités systémiques de l’Amérique – la propriété comme droit de l’entreprise dans les virtualités immenses de l’« entreprendre » ; l’action soumise au principe d’efficacité opérationnelle qui ne s’engendre pas à partir de l’écart entre le sens objectif, extérieur, et l’intériorisation par l’individu, mais comme ré-action adaptive aux demandes de la réalité, du marché ; le contrôle sur les ouvriers ; l’enracinement du marketing, etc. Grâce aussi à l’étendue du complexe militaro-universitaire-techno-industriel. L’Amérique a donc exercé un droit de seigneurie sur la globalisation. L’espace de puissance se déploie à partir de la logique systémique globale et à partir de l’Amérique. La Krisis est surdéterminée par le couplage entre systémisme et américanisation, par une superpuissance qui n’est pas un centre. Par cette contradiction : jusqu’où, jusqu’à quand l’empire du capital est-il compatible avec l’empire américain ? Il ne s’agit pas d’une contradiction statique. Pour contrôler la logique systémique, l’Amérique doit impulser un déploiement toujours plus ample, plus intense, du systémisme. Ce qui a pour conséquence, d’une part, sa [26] propre systémisation et, d’autre part, le recours à l’archaïsme moralisateur, à la stance théologique-volontariste pour « justifier » son interventionnisme militaire au service de la puissance américaine, mais également du capitalisme systémique. En d’autres termes : l’idéologie dominante – le systémisme, se déploie derrière une idéologie apparemment dominante dont elle s’accrédite – le théologisme néo-conservateur. L’un sert de « booster » à l’autre, et réciproquement.

Freitag est en droit, Freitag a lieu de poser la question du totalitarisme, de reprendre à nouveau frais le questionnement arendtien – (a) seule l’accumulation illimitée de la politique de puissance peut-être à la hauteur d’une accumulation illimitée du capital ; (b) le concept de totalitarisme ne coïncide pas avec le nazisme, le genre se distribue en différentes espèces ; (c) le totalitarisme s’attaque à l’humanité entière, à la condition humaine, aux conditions de son apparaître dans le monde, il se caractérise par l’abandon du monde et le mépris de la politique qui est l’exercice fondamental de la pluralité humaine (d) dans le totalitarisme, le mensonge se confond avec la réalité, le réel devient le script du mensonge, il est directement l’« objet » de la puissance qui est toujours puissance sur le réel ; (e) un « élément » se conjugue à un autre « élément », lesquels s’arriment à d’autres « éléments » pour se cristalliser en totalitarisme.

 La cristallisation arendtienne et le systémisme freitagien présentent une analogie forte, mais ne sont pas identiques. On pourrait dire que, pour Freitag, le systémisme est une cristallisation in progress présente dans la Krisis. La « gouvernance » révèle des « capacités systémiques » qui permettent au capitalisme globalisé de déplacer les crises, de les retarder, de les refouler. La gouvernance fonctionne par la crise qui est l’essence même du mode de gestion des « problèmes », des risques, de la sécurité, de la flexibilité, de la « flexisécurité », des nuisances, des dommages, etc. Déjà de nombreux déplacements de crise se cristallisent en apories dans la Krisis. D’où le questionnement : la Krisis impulsera-t-elle le systémisme en totalitarisme systémique ? Celui-ci s’imposera-t-il comme « solution irréversible » aux catastrophes irréversibles ? L’impasse du capitalisme globalisé, le capitalisme tout court, de l’Occident, des types de réponse à l’Occident, débouchera-t-elle sur des impasses civilisationnelles qui cristalliseront toutes les apories, les catastrophes en totalitarisme systémique planétaire ? D’où la précision freitagienne : le totalitarisme est apparu comme « solution », en l’occurrence à la crise de la modernité ressentie et vécue comme modernité de crise ; d’où la [27] distinction entre « totalitarisme archaïque » et « totalitarisme systémique ». Différence entre l’un et l’autre : ne serait-ce que par l’échelle forcément globale planétaire de la solution ; par le niveau supraliminaire des technologies de destruction ; par le contrôle des puissances organisationnelles sur les « États » ; par l’ampleur de la dévastation de la nature ; par la disparition tendancielle de l’universel qu’implique la dépolitisation, par le conformisme d’un nouveau genre : le réel se conforme au discours.

Qu’y a-t-il de nouveau dans le monde ? Cette question arendtienne est l’arché de toute pensée digne de ce nom. Quelle tâche pour la théorie ? – identifier ce qui est sans précédent, être en mesure de penser l’évènement, de dire pourquoi il n’est pas théorisable avec les anciens concepts. Freitag pense le nouveau – dont fait partie la « pensée » opérationnelle de la « société du savoir », de l’oubli systémique de la société, c’est-à-dire l’interdiction et l’impossibilité de produire des concepts. Là où Hannah Arendt définit la nouveauté radicale du XXe siècle – la capacité d’arrêter de penser – couplée à cette autre « caractéristique du XXe siècle » – des individus qui prétendent se définir comme « libres » sans apparaître dans l’espace public (l’étiolement idiosyncrasique de la liberté dans la Toughtlessness [26]), Freitag pense la systémisation de cette nouveauté et sa neutralisation idéologique dans l’éthique dépolitisée. Ce qui nous permet de questionner et théoriser des « éléments nouveaux », comme l’apparition d’un nouveau type d’évidence – l’évidence démocratique. Le débat « sans contrainte » sur la torture rend ipso facto « self-evident » la « vérité de la démocratie » à partir de laquelle il est possible d’affirmer un usage démocratique de la torture. La « tolérance zéro » soulève la menace qui pèse sur les « droits et libertés » et prouve ipso facto l’étendue kilométrique de la liberté. La simple énonciation « guerre au terrorisme » construit un « ennemi », donc un État, rend évidente la guerre puisqu’il n’est de guerres qu’entre États et prouve aussi l’existence de l’État ennemi. Un nouveau type d’altérité aussi – l’altérité illimitée, tous azimuts. La postmodernité s’est installée dans la production arbitraire, continue et sans fin de l’altérité, double mimétique de la critique infinie qui prend pour acquise l’existence sans fin du capitalisme systémique et globalisé. L’Autre, et c’est un parfait exemple de substitutisme, cette méthodologie du trop-plein de réalité propre à l’ontologie du vide – a remplacé l’extérieur, le dehors. [28] Si la société comprend en son concept l’opposition dialectique de l’individu et de la société, l’autre commande la soumission et oblige à la repentance (c’est toujours la soumission des plus faibles, parmi les autres). On ne manquera pas d’établir un parallèle entre le mode archaïque de rendre hallucinante la réalité – l’éradication de l’altérité (Juifs, homosexuels, slaves, communistes…) et le mode systémique de la rendre ahurissante – la production en chaîne de l’altérité (dont l’alter-mondialisme). Il y a toujours un moment où la mise en pièce de l’identité est la monnaie de la pièce d’identité.

La Krisis : il ne reste plus beaucoup de temps pour l’intellectuel [27] de se rappeler le chœur antique et la question colorée en rouge qui doit rester ininterrompue : l’humanité peut-elle disparaître ? En paraphrasant Hannah Arendt, disons ceci : tout intellectuel qui croit que ce qui est arrivé n’arrivera plus, qui prétend que ce qui est advenu peut réapparaître sous la même forme, est un brouteur de poils dans les narines du sphinx.

La Krisis. Le temps a sauté hors de ses gongs, alors il est vain de suivre le cours du temps. Il faut imaginer un autre temps, un contre-temps. Ce à quoi s’emploie l’écrivain José Saramago : un beau jour, plus personne ne meurt (Intermittences de la mort) ; un beau jour, tout le monde, sauf une femme et un chien, est aveugle (L’aveuglement) ; un beau jour, toute le monde, ou presque, a déposé un bulletin de vote blanc au fond des urnes électorales (La lucidité). Que va-t-il se passer dans ces mondes ? La seule façon de le savoir, c’est de lire les romans. Si la lecture a lieu, c’est que l’histoire se déroule dans un monde, aucune expérience n’est possible en dehors ou sans celui-ci. Le lecteur ne sait rien à l’avance, il ne connaît pas l’histoire, sinon la lecture n’aurait aucun sens. S’il lit, ce n’est pas en vertu d’un savoir, mais parce qu’il fait une expérience, avec les autres. Les « acteurs » de l’histoire. Le contre-temps ne désigne pas un contre-monde, mais insiste sur la nécessité d’un monde, du monde – qui n’est pas une donnée naturelle ; il peut seulement apparaître entre les acteurs, entre l’écrivain et les lecteurs, entre ceux-ci et les acteurs… L’histoire aura une fin ou de multiples fins parce qu’elle procède d’un commencement, d’un évènement qui transcende la causalité, elle se confond avec le dévoilement de ce qui est caché sous l’ordre causal. Dans l’espace entre les uns et les autres tout peut arriver. Plus encore : cet espace est la condition pour que quelque chose se manifeste. C’est pourquoi Arendt insiste : c’est le monde entre nos vies qui rend nos [29] vies humaines. Si le romancier suppose et « suscite » la nécessité du monde – tissé aux vies humaines, celui-ci n’apparaît que par et dans l’action politique qui, en elle-même, est la liberté de faire l’expérience de la diversité du monde. La liberté ne se poursuit pas par des moyens politiques, elle se confond avec la politique. C’est pourquoi Freitag précise : si la crise advient dans le monde, la Krisis exprime sa dévastation, qui est aussi celle de la politique. C’est pourquoi Freitag réfléchit sur la condition, non sur les solutions [28]. Que pourrait bien être une « solution » dans un système général de « hijacking » de tous les concepts, de toutes les catégories, du langage ? Ne faut-il pas, d’abord, à l’instar de Freitag, rectifier les noms – « économie », « communauté », « liberté », « altérité » ? En l’absence de toute opposition ? En tant qu’une opposition marque sa différence vis-à-vis du capitalisme – une opposition qui soit la négation déterminée de ses conditions d’émergence à l’intérieur du capitalisme, qui soit donc en mesure d’assumer une référence extérieure, en même temps autonome et singulière, précisément parce que le capitalisme ne doit pas se confondre avec l’extériorité symbolique. Autrement dit, jamais un « alter-mondialisme » sera la négation déterminée de la globalisation. Il y a un moment d’extériorité, sans lequel l’émergence de tout mouvement d’opposition se voit captée par le transformisme et mutée dans la continuité du capitalisme. D’où le concept freitagien de « mutation postmoderne ». La postmodernité ne se laisse pas appréhender avec le concept de « transformation », qui impliquerait une préservation de l’ancien dans le dépassement ainsi qu’une légitimation du changement de forme ou d’une réforme. A contrario, la postmodernité se caractérise par la production de pseudo-actions, de pseudo-altérités, de pseudo-ruptures – un métabolisme qui, en neutralisant toute rupture, détruit, anéantit toutes conditions – réduites à l’état de « ressources » et donc, de déchets. Le libéralisme, au même titre que la social-démocratie, a muté, stricto sensu, en néolibéralisme. Cela n’invalide aucunement, au contraire, le décisionnisme idéologico-étatique dans le pilotage de la globalisation néolibérale. Cela signifie que la politique elle-même a muté en mode opératoire décisionnel, en interventionnisme tous azimuts. De la même manière que le virtuel engendre un trop plein de réalité qui [30] abolit toute distanciation de la part du sujet, branché et connecté, la mutation systémique emporte un trop-plein symbolique, à l’intérieur duquel prolifèrent les altérités, les ruptures, les contestations, les figures du « sujet » : « c’est ainsi que la société organisationnelle se nourrit sans cesse des « extériorités » et des « altérités » qu’elle ne cesse elle-même de créer[29] ». Le sujet postmoderne est le sujet en puissance toujours en avance sur son ombre pour maintenir la tendance des produits dérivés de son identité, troquant son rythme contre des pulsions s’il veut devancer la panique de celui qui aurait « manqué » le dernier wagon pour le casting de sa vie. Une anticipation pulsionnelle adéquate à la temporalité urgencielle du procès global de valorisation ; un quantum de valeurs qui ne cesse de se dévaloriser selon le mécanisme de l’obsolescence dans l’a-rythmie compulsive de la concurrence. Ce sujet a reçu le label écologique de « sujet biodégradable ». Un label n’est pas un concept et il cache beaucoup de choses. Freitag ne manque pas de faire remarquer que le couple altérité-identité se rattache, dans les faits, à la « participation statuaire et curriculaire à la société systémique [30] ». En d’autres termes : le sujet est le sujet employé de l’entreprise, de l’organisation. Si, d’un côté, nous avons l’arlequinade des jeux de rôles, la fadaise des « avatars », la pantalonnade des cyber-biographies, de l’autre, nous avons les individus des classes moyennes, utilisés jusqu’au stress ou à l’os par le management des entreprises. Les identités flottent d’autant plus « librement » dans le cyber-espace qu’elles sont chevillées à l’entreprise. Le premier attribue un badge ou un signe d’appartenance à la réalité, la deuxième confère un statut de classe – la classe de ceux qu’ont la seule existence reconnue, la classe statuaire du capital et de la société civile. D’une façon comme une autre s’abolit le sujet transcendantal, s’élude le sujet politique – frappé d’interdiction, voué, comme dit Freitag, aux poubelles de l’histoire et aux ténèbres du passé. L’altérité : n’importe quel autre pourvu qu’il entre comme [31] fraction de valeur dans les dérives, apparemment illimitées, de l’accumulation. Exeunt la personne, l’individu et son masque ! Welcome le statut « décomplexé » et la mascarade de la transparence ! Clapping hand à la réflexivité pléonastique : on connaissait les self-evident truths de la constitution américaine, voici venus sur le marché les montages linguistiques du genre – « je m’auto-produis », « je m’auto-évalue », « je m’auto-identifie »… et pourquoi pas « je m’auto-suicide » ? « Je m’auto-dévore » ? On peut tirer de ces fariboles une remarque anodine : un sujet qui s’excipe de pléonasme identitaire n’est pas sûr de la sonorité de sa personne pour vouloir ainsi en prolonger l’écho. Parce que, dirait Durkheim, une personnalité qui ne serait pas celle d’un individu socialisé serait imaginaire. On peut surtout prêter attention à ce qu’écrit Freitag : à force de jouer avec l’identité-altérité et l’inflation identitaire,

il y a dans tout cela – je parle de la tendance – une sorte de généralisation banale, « quotidiennisée », « privatisée », « démocratisée » ou plutôt popularisée, du nazisme, laquelle n’en recèle pas moins un potentiel immense de violence et de dénégation de l’autre, de « génocide »[31]

Le concept de mutation éclaire le systémisme : le système « se reproduit » à la mutation qui est un anti-mode, parce qu’il est un anti-monde, programmé pour l’absorption. Il absorbe d’autant plus qu’il sécrète des différences purement mimétiques, transversales, performatives, des simulacres de différence et d’extériorité. Ainsi la religion est mutée en religieux, l’action en réaction, celle de l’ « autre » en violence, en terrorisme, l’autre en « exclu », en ennemi, en victime [32] ou en objet de jouissance, l’histoire en snapshots mémoriels. Dans ce subterfuge intégré, les personnes deviennent des choses, selon un mécanisme transfuge de la réification, et les choses deviennent des personnes (la bourse a réagi, la réponse du marché, etc.). On comprendra pourquoi Freitag s’oppose à la « modernité inachevée » qui n’est pas un concept, mais un lapsus : encore une effort, citoyen, allons jusqu’au bout, le désir est toujours inachevé, infini ! L’inachèvement est un euphémisme de la croissance – « alter », différence oblige. Alain Damasio, dans son roman La Zone du Dehors, exprime cette participation des différences à valeur mutationnelle au systémisme :

Nous ne sommes plus devant un pouvoir de béton, mais devant le consensus mou. Nous sommes face à un gros bloc de gélatine et de glu. Vous lui donnez un coup de couteau et il avale le couteau. Vous lui donnez un coup de boule et il vous avale la tête. Les balles, il les engloutit, il les dissout. C’est un estomac qui absorbe tout, qui peut tout digérer et qui transforme ce qui l’attaque en merde gélatineuse et en glu[32]

C’est ainsi que les classes moyennes, experts, consultants, créatifs – tous les fonctionnaires de la mutation – se révoltent contre l’espèce rétrograde, retardée, la plus-value subjective attardée dans la composition organique du capital qui n’apporte plus rien au créativisme mutationnel, à la valorisation systémique. Alors la social-démocratie se révolte contre l’« embourgeoisement de la classe ouvrière » ce qui est une manière comme une autre d’élever son impuissance à la formalisation esthétique, de muter sa mauvaise conscience en réflexivité décomplexée. C’est pourquoi dans La Zone du dehors, Damasio nous montre l’action des « voltés », qui se tiennent dans la « volte » - « si nous avons enlevé le ré de révolte, n’est-ce pas pour signifier que nous voulions échapper à ces affrontements sans fin avec le système ». Le ré retourne à la situation, mais ne la retourne pas, il convertit (comme dans la croyance) la volte-face en approbation : la révolte est entrée dans la mouvance de la créativité participative (« manifestive ») comme le doute dans celui de la foi. Si chacun peut convoiter le paradis, chacun peut espérer une allocation universelle, citoyenne et garantie ! Je suis un alter ! I’m born again ! Demain je serai un mutant ! C’est le Tao, c’est la voie, la Troisième, le tropisme des initiés qui me fait traverser le Purgatoire de la croissance ! Expier mon humanisme, ma nostalgie, mes privilèges, mes avantages, mon patriarcat et tout le paquet ! Et surtout me repentir du [33] questionnement : y a-t-il un avenir si disparaît la contingence, qui tisse l’indéterminé au déterminé, qui situe l’action dans la durée et le temps – « notre héritage n’est précédé d’aucun testament » (René Char) ; l’action donc, qui renouvelle l’autorité qui la précède, qui ne détruit pas[33] sa filiation, mais en ouvre le registre, qui s’augmente en augmentant l’autorité qui l’autorise, la légitime. D’où l’insistance freitagienne : reconnaître ce registre, notre propre enregistrement dans l’humanité. On est toujours autorisé à naître. Autorisé à l’inédit, à l’imprévisible, au commencement. On contracte donc une obligation – la responsabilité obligeante : « La naissance n’est pas un fait : c’est une institution [34] ». Alors toujours cette répétition, par laquelle Freitag se renouvelle et se tient dans la continuité de l’Être, du Wesen, du monde de la vie : l’institution relève du « même genre de l’Être que la naissance [35] ». La naissance est en passe de tomber dans l’environnement, elle passe de l’institution à l’organisation, de la Paideia à l’infantilisation [36].

[34]

Il revient souvent sur le même sujet. La répétition est d’avance un changement.
Et de toute façon les mots vont leur propre chemin, plus loin que notre volonté,
vers des sources secrètes qui sont celles de l’amour.
Yannis Ritsos,
Les principes cachés
Car il faut le savoir, la naissance est une chose étrange dont on ne vient jamais à bout[37]
Yannis Ritsos,
Le chef-d’œuvre sans queue ni texte

Que devons-nous répéter ? Nous risquer à dire : les sources de Freitag se nomment Phylia, Harmonia, Phronesis et Diké. Et c’est aux sources qu’il nous faut puiser les ressources pour lutter contre la globalisation systémique. La condition humaine coïnciderait-elle avec la Polis et le Logos ? Le sens serait-il contemporain de la philosophie, de la problématique philosophique de la vérité qui oppose l’avenir d’un sujet émancipé à l’univers mythique ? Le sujet historique à l’homme préhistorique ? L’histoire à la nature ? Pour répondre à ces questions, il ne faut pas, dit Freitag, tomber dans le fantasme d’idéal d’émancipation moderne qui évince la part de la nature dans l’historicité, tranche radicalement entre nature et histoire. Cet idéal s’illustre dans la division du travail, comporte la césure dirimante entre la liberté et le monde de la vie, entre la vérité et la participation au sacré. L’idéal occidental de liberté, qui s’est traduit en liberté occidentale advenue tribunal universel de la liberté, s’est développé à partir de ce que Freitag désigne comme « catastrophe ontologique [38] ». Cette « catastrophe » a ouvert une brèche par laquelle s’est constitué l’espace arbitraire subjectif qui se sera avéré l’espace adéquat, idéologique et fantasmatique du capitalisme globalisé. Ce n’est pas la subjectivité en elle-même qui est en cause, mais la subjectivité arbitraire, en tant qu’elle se pense et se positionne dans la séparation du sujet et de l’objet, de l’en soi et du pour soi, dans son historicité appréhendée en opposition à la nature. Une subjectivité délestée de l’histoire de la subjectivation, amputée de ses origines dans l’histoire de la nature, subjectivité libre de conquérir cette nature, s’exprimant par la domination sur l’ensemble de l’étant. La liberté moderne, dans une modernité qui érode ses contretemps, dilapide ses contrepoints [35] synthétiques et katéchontiques, ne se récite plus, elle s’investit dans l’individualisme bourgeois. Cela est catastrophique dans les deux significations du mot grec katastrophé : elle détruit l’unité ontologique du sujet et de l’objet, réduit l’en soi à une pur et simple phénoménalité empirique ; elle subjugue également, elle dissout en son exégèse l’altérité du monde, dont le dévoilement n’est plus saisi qu’à partir de la seule volonté du sujet dans les différentes productions véritatives de sa vérité, bref dans le caractère radicalement subjectif de son histoire qui ne fait qu’une avec la dramatisation historique de la subjectivité. La subjugation est telle que la signification du mot « global » dans la « globalisation » s’est dissoute dans les communications. Si à l’origine « globe » s’apparentait à la « glèbe », c’est parce que cette glèbe était liée au globus, la motte de terre. Mais le refoulement a des limites et nous pouvons imaginer une globalisation de l’humus de l’homme sous l’égide d’une glèbe mondiale. Refoulement précédé par l’abaissement des ethnoï pré-historiques qui auraient été enchaînés au travail pour la survie, la simple reproduction de la vie. Il ne faut rien connaître à l’Égypte pour ignorer « combien peu comptait la culture des champs au regard de cette gigantesque exigence de participation au monde divin et à la réalisation effective de l’immortalité qui lui était propre : toute l’énergie de la société y est constamment mobilisée, non seulement pour inscrire l’ordre de la société dans l’ordre du divin-cosmique, mais pour participer nécessairement à la responsabilité du maintien de cet ordre transcendantal [39] ». Freitag parle d’une société unifiée autour de la participation au cosmos, au divin, non d’une classe d’esclaves vouée à l’immortalisation des pharaons ; aussi relate-t-il les milliers de tombes d’individus de rang modeste, nullement modestes comparées aux tombes du Vulgus moderne et postmoderne. L’œuvre n’est jamais bien loin du travail [40]. Aussi l’histoire de l’art commence-t-elle avec le dévoilement du monde dans l’histoire naturelle. Bien avant la philosophie. Si les hommes des cavernes ont peint des bisons, des rennes, des aurochs, ce n’était pas pour préfigurer comment ils allaient finir dans leur estomac – parce que ces animaux étaient beaux en eux-mêmes et que ces hommes étaient [36] sensibles à l’expressivité des formes animales, surpris par leur beauté, celle-ci touchant à l’essence des choses. Ce qu’exprime fort justement Maurice Merleau-Ponty :

La culture, dans ses formes, sinon les plus belles, du moins les plus efficaces, serait plutôt une transformation de la nature, une série de médiations où la structure n’émerge jamais d’emblée comme pur universel. Comment appeler, sinon histoire, ce milieu où une forme grevée de contingence ouvre soudain un cycle d’avenir, et le commande avec l’autorité de l’institué ? [41]

Autrement dit, il n’y a pas de césure absolue – il s’agit d’une transformation, entre l’homme historique et l’homme préhistorique. La polis s’enracine dans la contingence du symbolique de la vie. Le sens n’est pas le produit du face à face rédhibitoire avec un monde hétéronome. Nous ne pourrons pas feindre la surprise, dit Freitag, de voir la liberté subjective radicale s’inscrire triomphalement dans l’hétéronomie absolue – la réalité artificielle du systémisme ! Celui-ci ne serait donc pas une « seconde nature », mais bien la véritable nature de l’arbitraire subjectif tourné vers l’avenir, hier porté par le progrès, aujourd’hui par la croissance et la fuite en avant.

Quel renouvellement apporte la répétition des fondements de l’historicité ? Celui de la catégorie de puissance, que Freitag associe à celle de justice. L’histoire naturelle de l’art, le travail de l’œuvre, l’enfance de l’art, se rapportent à un monde qui se dévoile en faisant surgir des formes qui sont manifestation de puissances. L’homme préhistorique est en présence d’une multitude mouvante de puissances agissantes. Il doit se rendre complice de certaines d’entre elles pour en neutraliser d’autres, il doit s’exercer à l’art du réel qui est rusé parce que contingent, faire la part des choses dans un univers dont il sait n’être pas le seul occupant. La puissance d’agir, qui s’indique comme souci et pratique du réel, dépend de la juste répartition parmi les êtres vivants, les morts, les dieux, etc. L’être humain venu au monde est accueilli, mis à couvert, même si sa naissance apparaît comme une intrusion, au sein de l’ajointement mutuel des puissances. Cette irruption dans le monde est une adikia, une injustice dans l’ordre du cosmos, qui est réparée en partie par d’autres êtres qui acceptent, accueillent le nouveau venu – qui contracte une dette de justice. Cette dette est honorée quand l’être accepté répare l’injustice éprouvée par les autres en acceptant à son tour ces derniers. Les hommes préhistoriques ne doutaient point de l’action, de la violence de toute [37] action. D’où la préséance de Diké, la justice, sur la liberté, dont la vérité est l’exercice de la puissance, donc la capacité de commettre une injustice. Ainsi les êtres peuvent-ils agir, ne sont pas dans l’impuissance, parce qu’ils se placent à leur juste place, sous la tutelle de Diké qui veille à la répartition réciproque des puissances, à ce qu’elles soient bien définies, partagées donc légitimes. L’enracinement dans le monde vivant confère une légitimité à la puissance et la justice règne par l’action en vue de l’action ; elle est le domaine immédiat ou naît l’homme, condamné à agir, donc à méditer sur la nécessaire modestie de son mode opératoire, à se rappeler par l’humilité son humus – sous peine de mettre à terre l’harmonie dans la manifestation des puissances selon leur être [42]. Il ne saurait y avoir de pouvoir qui ne se légitime pas par la capacité à reconnaître les différentes puissances, les faire valoir, en tant que pouvoir des limites qui veille à la limitation ou l’attribution des puissances. Une liberté qui se définit comme libérée du monde se sacralise, aboutit à se définir comme essence immuable, libérée des formes politiques. Cette liberté finit par briser son cadre, fissurer son unité, parce qu’elle abandonne le réel ; elle finit par aliéner la puissance de l’agir public et commun dans des puissances réifiées, objectivées dans le capitalisme et dans l’appareil techno-scientifique. Celles-ci aspirent le Droit dans le trou noir d’un déferlement qui ne peut s’arrêter que dans l’anéantissement de l’Être. Liberté simoniaque qui troque sa temporalité expérencielle contre un encerclement assuranciel, qui échange la justice contre l’actuariat : l’abstraction moyenne agrégée de la liberté des classes moyennes projetée dans la valeur en puissance, dérivée de la croissance de la valeur libérée de tout particulier concret. Cette liberté est, en définitive, totale, puisqu’elle s’est même libérée de son usage et de sa capacité à se situer dans son récit par lequel elle pourrait prendre le temps de dire : merci. « Tu as eu le temps de dire merci ? Rien n’est perdu » (Ritsos). Puissance de l’action ou impuissance de la liberté ; puissance de la justice ou droit des plus puissants ; historicité partagée, enracinée dans le monde ou fin de l’histoire ; éthique des formes symboliques ou esthétique cosmétique de la dévastation ; Polemos entre puissances dans le rétablissement de la justice ou système cumulatif de [38] la puissance déchaînée contre la physis ? – telles sont les vraies alternatives dans la Krisis.

L’institution répète la venue au monde, la répétition l’institutionnalise. Faire apparaître le monde est de l’ordre de l’action, de la liberté. Cependant, le monde n’apparaît pas toujours, cela impliquerait que l’homme soit « animal politique », non un être d’action, mais un hyperactif. Le monde est, se tient, dure et nous endure, il est notre demeure. Quand Freitag parle de « culturel-symbolique », de « langage », d’ « institution », de « cultures » et de « civilisations », il garde manifestement en vue les réserves de sens, les formes et présences normatives de l’ « être-avec » en tant qu’ « entre », « in-between », irrigué, institué. Monde préservé. Monde en attente. La Krisis rejoint la problématique arendtienne du désert et des grands vents de sable totalitaires : « The withering away of everything between us, can also be described as the spread of the désert [43] ».

Dans le petit texte qu’est l’épilogue de The Promise of Politics, Arendt s’attaque d’emblée au diagnostic – partie intégrante du désert. Elle nomme le plus illustre et le premier diagnosticien du désert : Nietzsche. L’erreur décisive, écrit-elle, consiste à penser que le désert est en nous – c’est une illusion terrible. Si nous commençons à croire que quelque chose s’est détraqué en nous, c’est que nous sommes coupables de ne pouvoir nous adapter aux conditions du désert. Intervient la psychologie – « Modern psychology is desert psychology » – qui s’acharne à nous arracher notre seul espoir ; « nous, qui ne sommes pas du désert bien que nous y vivions, sommes incapables de le transformer en monde humain [44] ». Ce qu’il y a en commun entre Freitag, Arendt et Anders saute aux yeux : il ne s’agit pas, d’abord, de transformer le monde – le capitalisme globalisé et les pratiques gestionnaires s’en chargent – mais de transformer le désert en monde. Il ne s’agit pas de changer les individus – la psychologie s’en occupe – mais de tenir à ce qui fait qu’un individu demeure un individu : « The danger lies in becoming true inhabitants of the desert and feeling at home whit it [45] ». Dans le désert l’illusion est totale, écrit Arendt ; le [39] désert est plein de mirages, pense Freitag. L’une pointe l’illusion d’ajustement et d’adaptation, celle de la psychologie, « the discipline of adjusting human life to the desert » ; l’autre attire l’attention sur les ramifications, l’échelle et les virtualités de l’ajustement : l’éducation, les programmes universitaires, la prétendue « science économique », les médias, toutes les disciplines de la fabrique du lien social, etc. Illusion de la paix, de la pacification, mirages de la démocratie libérale et de la « société du savoir ». Les deux penseurs, l’une avec l’image du désert, l’autre avec le concept de Krisis posent la question du totalitarisme : les grands vents de sable, les mouvements totalitaires « seem to be the most adequate political form of desert life ». Freitag dit la même chose : le totalitarisme peut être la « solution » à la Krisis [46].

La psychologie (aujourd’hui, en termes freitagiens : le système des disciplines d’adaptation au systémisme) et les mouvements totalitaires (aujourd’hui les politiques interventionnistes du chaos organisé, les réponses pathologiques à la globalisation délirante…) s’attaquent aux deux facultés humaines qui sont essentielles pour la transformation du désert en monde : la passion de vivre – même dans les conditions du désert – et l’action – dont l’impulsion est le courage de devenir un être agissant. Sans ces deux facultés, nous perdons celles de souffrir et la « vertu de l’endurance ».

Dans les conditions du désert, de la worldlessness, de l’acosmie, les oasis sont essentielles au courage et à l’endurance. S’adapter, s’ajuster, renier ce que l’on a sanctifié, le parti communiste par exemple, ou bien encore dénoncer des massacres lointains sans remonter la chaîne causale qui, le plus souvent, commence autour de soi, sans questionner les présupposés cachés de ladite chaîne – tout cela ne requiert aucun courage, « car l’élévation de l’impuissance à l’impossible c’est, subjectivement, la question du courage [47] ». Or le [40] courage d’endurer et d’envisager l’impossible pour ne pas demeurer dans l’impuissance, le courage politique, a besoin d’oasis telles que l’isolement de l’artiste, la solitude du philosophe, l’amour, l’amitié, précise Arendt. Que se passe-t-il quand on prétend s’échapper du désert, c’est-à-dire là où s’indique la politique ? Parce que vouloir fuir le désert, c’est faire preuve d’escapisme politique, c’est renoncer à le transformer en monde humain. Arendt ajoute : « we ruin the life – giving oases when we go to them for the purpose of escaping… ». On apporte inévitablement sous ses semelles le sable du désert dans les oasis. C’est apporter le désert avec soi si on oppose la pensée, l’amour, l’amitié, l’art à la politique, si l’on pratique le substitutisme escapiste. Jean-Pierre Vernant, grand résistant, a dit des choses essentielles là-dessus : la résistance aurait-elle été possible sans l’amitié, sans la phylia, sans l’amor mundi ? Quand il parle de l’identité, il écarte l’absolu et l’ego – « C’est cela, le monde, la vie, la finitude [...] on fabrique sa propre identité avec les autres et avec de l’autre, mais pas n’importe quel autre. C’est là qu’intervient l’amitié [48] ». Imaginerait-on transformer le désert en monde humain, tout seul ? Sans le courage de l’endurance ? Endurer tout seul ? L’amitié n’est pas un refuge, mais un ressort pour l’être vertueux ; pour sa différence, pour l’action :

Dans les moments de guerre, de danger, les amis, les copains deviennent tout d’un coup comme les membres d’une sorte de mafia et, par conséquent, les liens sont plus forts. De plus, on éprouve le sentiment de sa différence […]. Les gens qui étaient engagés dans la Résistance de façon très active avaient le sentiment qu’eux-mêmes et ceux qu’ils voyaient par leur boulot étaient à part. Aristoï, disaient les Grecs, les meilleurs, les bons[49]

Michel Freitag est fort en amitié, il connaît la justice précieuse, celle de l’amitié précisément. Il a la passion du monde. Il est plus qu’un professeur – une oasis pour un très grand nombre d’individus qui, auprès de lui ou en compagnie de ses œuvres, se sentent des êtres vivants et peuvent ainsi mieux endurer le désert. C’est le secret qui reste secret : pourquoi j’ai tout de suite aimé Rimbaud et le Moravagine de Cendrars, se demandait Henry Miller, alors que j’avais besoin du dictionnaire pour en comprendre le moindre mot ? La seule réponse : « what I am trying to say is that some men compel you to accept them, compel you to understand, and finally, to adore [50] ».

[41]

Alors la condition : se tenir dans l’ouvert du questionnement anti-nihiliste ; ce qui, à l’époque de la Krisis, fait figure d’impossible – sortir de « cette perversion de la compréhension » que représente la « société du savoir », bardée d’assertions apodictiques s’identifiant au réel. Que présuppose la lutte contre le totalitarisme ? De se déprendre du nihilisme, c’est-à-dire de se réconcilier avec le monde qu’est « la manière spécifiquement humaine de vivre », parce que « chaque individu a besoin de se réconcilier avec le monde duquel il était étranger à la naissance [51] ». La phrase se poursuit ainsi : « et au sein duquel, à proportion de sa remarquable singularité, il demeure toujours étranger ». Cette condition d’étranger est, en même temps que le ressort de l’identité subjective, « une part d’origine », l’une et l’autre sont liées par le sens. Nous ne sommes donc pas adaptés au monde, mais liés librement à celui-ci ; c’est pourquoi « nous devons nous efforcer de prendre part au dialogue sans fin avec l’essence du monde [52] » si nous voulons combattre le totalitarisme – combat qui exige davantage qu’une recherche des solutions pour la survie, pour l’adaptation [53], dans le telos de la mutation. Curieuse adaptation qui consiste à renier cette condition d’étranger au monde pourtant venu au monde, à la déporter vers un autre devenu l’emblème de la haine de soi et du monde. Intranquillité mutée en insécurité. En effet, celui qui estime ne rien devoir au monde et que le monde lui doit tout a congédié la protection du sens et du questionnement, a perdu toute part d’origine suffisante, a effectivement besoin de s’en remettre aux politiques sécuritaires. Au train où vont méthodologisme et privatisation à l’université, il y a aura bientôt un garde de sécurité pour chaque étudiant. Il apparaît qu’une monade méthodiste a une ombre – celle de son chien ou de son robot. Les statues traversent le temps parce qu’elles se tiennent debout, si elles semblent venir du passé, c’est parce que « le passé découle de l’étrange expansion qui est ce monde [54] ».

[42]

Michel Freitag : ou ne jamais tomber dans la prison de l’environnement, fût-elle celle du savoir ou de l’écologisme, parce que, contrairement à l’illusion postmoderne de la « liberté », « on ne peut être à la fois un gardien de prison et un homme évadé [55] ».



[1] N.B. – Celui qui a écrit cette présentation de Michel Freitag s’est soutenu des commentaires de Sandra Martins et de la phylia traversant la Genossenschaft de l’Archie : Elise Tong Sang, Rémy de Villeneuve, Benoît Coutu et Olivier Régol.

[2] Louis Scutenaire, Mes inscriptions 1943-1944, Paris, Allia, 1998.

[3] Michel Clouscard, Le capitalisme de la séduction, Paris, Delga, 2005 (1981).

[4] Michel Freitag, L’oubli de la société. Pour une théorie critique de la postmodernité, Ste-Foy et Rennes, PUL et PUR, 2002.

[5] Pierre Legendre, Ce que l’occident ne voit pas de l’occident, Paris, Fayard, 2004, p. 91.

[6] Ibid., p. 103.

[7] Martin Heidegger, La dévastation et l’attente. Entretien sur le chemin de campagne, Paris, Gallimard, 2006 (1945). La citation est des traducteurs Philippe Arjanovsky et Hadrien France-Lanord, p. 93.

[8] Michel Freitag, « Combien de temps le développement peut-il encore durer ? », Société, no. 27, automne 2007, p. 236.

[9] Michel Clouscard, Critique du libéralisme libertaire. Généalogie de la contre-révolution, Paris, Delga, 2005, p. 231.

[10] Le réel qui parle tout seul a son interprète unilingue : le centre, la politique du centre, ce non-lieu où convergent les intérêts agrégés, dans leurs moyennes formatées.

[11] Freitag, « Combien de temps le développement… », op. cit., 2007, p. 220.

[12] Lire Günter Anders. Et si je suis désespéré, que voulez-vous que j’y fasse ?, Paris, Allia, 2001.

[13] Voir Michel Freitag, « Pour un dépassement entre holisme et individualisme en sociologie », Revue européenne des sciences sociales, vol. 23, no. 59, 1994.

[14] Michel Freitag, « La dissolution postmoderne de l’identité transcendantale », dans P.L. Assoun et M. Zafiropoulos (dir.), Les solutions sociales de l’inconscient, Paris, Anthropos, 2001 ; « La dissolution systémique du monde réel dans l’univers virtuel des nouvelles technologies de communication », Montréal, GRICIS, 2002.

[15] Lire Michel Freitag, « Genèse et structure des totalitarismes archaïques », dans Daniel Dagenais (dir.), Hannah Arendt, le totalitarisme et le monde contemporain, Ste-Foy, PUL, 2003.

[16] Cité par Louis Janover, La démocratie comme science-fiction de la politique, Arles, Sulliver, 2007, pp. 129-130. 

[17] Nous tiendrons ensemble ce qui suit : Michel Freitag, « Globalisation et américanisation du monde », dans Dagenais (dir.), Hannah Arendt…, op cit., 2003 ; « L’avenir de la société : Globalisation ou mondialisation ? », Société, no. 24-25, 2005 ; « La globalisation contre les sociétés », dans Michel Freitag et Éric Pineault (dir.), Le monde enchaîné, Montréal, Nota Bene, 1999 ; Michel Freitag, L’impasse de la globalisation, Montréal, Écosociété, 2008.

[18] Le système idéologique du capitalisme atteint sa perfection quand la gauche devient la vraie droite. Ainsi la critique de gauche des effets et méfaits du capitalisme, imputés à la droite traditionnelle, « complexée », « frileuse » et sourde à la nécessité de la « rupture », s’est avérée le ticket gagnant pour entrer au gouvernement de Nicolas Sarkozy, qui a prouvé, en la circonstance, qu’il incarnait la vraie social-démocratie.

[19] Janover, La démocratie…, op. cit., 2007, pp. 95-100.

[20] Voir Jean-Claude Michéa, L’Empire du moindre mal, Paris, Climats, pp. 98-101.

[21] Wendy Brown, Les habits neufs de la politique mondiale : Néolibéralisme et néo-conservatisme, Paris, Les Prairies ordinaires, 2006, p. 113.

[22] Janover, La démocratie…, op. cit., 2007, p. 77.

[23] Désignation acronyque des « contrats à durée déterminée » (CDD) ou « à durée indéterminée » (CDI). Les mots sont la cible principale du discours libertaire-démocratique qui les détrousse de toute puissance évocatrice, de toute capacité à dessiner une communauté et appeler une subjectivation politique. Le mot ne signifie plus la chose, il la pointe, comme on pointe du doigt. La novlangue abolit l’écart entre les mots et les choses, ôte toute possibilité de théâtralisation, toute possibilité de représentation par laquelle s’immisce une idéalité, se glisse inter-prétation qui indique une distance (inter) entre les mots et les choses. Le langage contient en lui une mise en scène du sujet qui est un acteur sur la scène du monde, et non un pantin dans une mise en situation. Entre les mots et les choses l’espace de la pratique, les mots et les choses : l’espace de la pratique. La novlangue est le signe de la dissolution de la société dans le « social ».

[24] Alain Badiou, De quoi Sarkozy est-il le nom ?, Paris, Lignes, 2007, p. 76.

[25] La séparation entre sciences de la nature et sciences de la culture – qui a alimenté la conscience tragique de l’individu moderne aux prises avec l’industrialisme – a été liquidée, et non surmontée, par l’épistémologie postmoderne. Ce qui a pour résultat une surenchère méthodologique dans les sciences sociales devenues « sociétales » (le lien social se substituant aux rapports sociaux de la société). Le productivisme méthodologique trouve son « unité » dans la fabrication du consensus démocratique libéral vêtu du supplément moral de l’altérité qui est le reflet du Grand Autre, l’Altérité de Dieu – la même Altérité pour le Lethé des mégataudis où la mort s’oublie, pour l’Enfer de la survie, pour le Purgatoire de la subsistance, pour le Paradis des loisirs, enfin pour les Anges du luxe.

[26] Hannah Arendt, The Human condition, Chicago, UCP, 1958 ; Michel Freitag, L’abîme de la liberté. Critique du libéralisme, à paraître au Seuil, 2008.

[27] Judith Vienneau, Y a-t-il un intellectuel dans la salle ? Entrevue/vidéo avec Michel Freitag, 2001.

[28] Avancer des solutions revient à connaître, à l’avance, les moyens de l’action, de telle façon que lesdits moyens seront inévitablement sanctifiés, c’est-à-dire justifiés a priori, comme a posteriori, à l’intérieur d’une structure d’approbation des « données du problème » - il n’y a pas d’autre alternative ; une structure qui évince a priori toute autre possibilité. Voir Arendt, The Promise of Politics, New York, Schocken books, 2005.

[29] Freitag, L’oubli…, op. cit., 2002, p. 223. Ces « altérités », « surcontextualisées mais décausalisées », entrent dans le tropisme des « contacts sociaux » - le contact se substituant au rapport, puisqu’il s’agit d’individus « autoréalisés ». Les contacts forment un réseau sans contrainte venant soulager les individus tarabustés par la contrainte ou l’injonction de la réalisation de soi. Ces contacts sociaux sont agencés par l’« hyperlien » du capital qui fournit la motivation : jouir pleinement du marché. Pas besoin de se reconnaître dans l’autre, pas besoin non plus de la durée où s’irrigue l’expérience, l’intensité du contact ou l’intérêt circonstanciel se substituant à l’autorité de l’institué.

[30] Ibid., p. 221. Apparemment, le sujet autoréalisé se contente de la reconnaissance juridique de son statut et de ses pulsions – si ce n’est pas de l’hétéronomie, qu’est-ce ?

[31] Ibid., p. 224. La distinction entre « totalitarisme archaïque » et « totalitarisme systémique » est d’ordre conceptuel, elle ne s’aplatit pas sur la pseudo-distinction entre totalitarisme « hard » et totalitarisme « soft ». Le fascisme italien était-il « soft » ? La nature de la violence dépend de son fondement qui détermine « jusqu'à où elle peut aller » dans une logique d’accumulation, dans l’engendrement réciproque de la destruction et de l’autodestruction ? Sur qui et sur quoi elle s’abat ? Si le « totalitarisme systémique », en son concept, implique un transfert de la violence « archaïque » dans la pacification générale du posthumain, il n’en demeure pas moins que la situation actuelle est déterminée par la répression policière, surdéterminée par la contradiction entre « homeland security », « national interest » et « globalized others », entre « Let America Shine » et « terrorists out there », entre Occident et « Global Balkans », entre « démocratie libérale » et « Global Turmoils ». La « troisième voie » vers le systémisme couvre des génocides comme le souligne Freitag. La violence génocidaire peut surgir à tout moment de la collision entre systémisation de l’Amérique et systématisation du « national interest », son déferlement systématique dans le systémisme et, plus généralement, de la collusion entre les États et la globalisation systémique.

[32] Alain Damasio, La zone du dehors, Paris, Cylibris, 2001.

[33] Rappelons que pour Hannah Arendt une solution anti-politique est le contraire de l’action, elle est le propre de toute destruction.

[34] Myriam Revault d’Allonnes, Le pouvoir des commencements. Essai sur l’autorité, Paris, Seuil, 2006, p. 263.

[35] Maurice Merleau-Ponty, cité par Revault d’Allonnes, Le pouvoir…, op. cit., 2006.

[36] N’entendons-nous pas, chaque jour, que tel ministre doit « revoir sa copie », tel syndicat « refaire ses devoirs », que le gouvernement « a reçu sa note de passage »… Cette infantilisation dénote la mutation de la domination, on passe du détournement patriarcal de l’autorité paternelle (le Père tyrannique) au détournement castrateur de l’autorité maternelle. On passe ainsi du contrôle disciplinaire visant le comportement extérieur des individus à une emprise totalitaire qui exige la soumission des sujets sommés d’aimer inconditionnellement leur surmoi. Le capital « donne » du travail, les hommes « se sacrifient » à la tâche, la démocratie est « le meilleur des mondes ». Le capital, telle une Mère possessive, fonctionne au chantage affectif et au dévouement sacrificiel : il faut aimer son entreprise, son État, ses policiers qui sont des « héros ». Les experts sont des ex-pères aux commandes d’un monde infantilisé. Ainsi « de nouveaux hommes » exercent leur emprise totale en tant que « Mères », aussi bien sur les femmes que sur les hommes.

[37] Les vers de Ritsos cités plus haut proviennent tous de Sur une corde, Paris, Sorlin, 1989. Les vers tirés des Principes et du Chef-d’œuvre sont extraits de Le miroir dans le mur et autres poèmes, Paris, Gallimard, 2001.

[38] Michel Freitag, L’abîmeop.cit., 2008. Les axes de cette critique freitagienne sont résumés dans Michel Freitag, Les apories de la prétention. Réflexions sur Les Essais hérétiques de Jan Patócka, manuscrit, Acton Vale, 2008.

[39] Freitag, Les apories de la prétention, op. cit., 2008. Manuscrit cité.

[40] À tel point que les Grecs distinguaient deux sortes de travail – l’Ergon et le Ponos, rattaché à la peine, aux maux et aux tourments. Les Filotesia erga signifient les œuvres de l’amour ; les Poléméia erga signifient les choses de la guerre, en tant que celle-ci exige de grandes capacités d’organiser l’action. Ainsi la Guerre de Troie, Tó Trooïkon Engon, est apparentée à une œuvre d’art. On appréciera ce vers de Ritsos : « En travaillant, tu apprends à la fois le travail et l’art. » (Sur une corde, op. cit., 1989.)

[41] Maurice Merleau-Ponty, Signes, Paris, Gallimard, 2001 (1960), p. 199.

[42] Le Droit, Ius est tiré de Iustitia (Diké). Il est lié à la Phronésis, la sagesse du prudent, d’où la Juris Prudentia, ou jurisprudence, parce que « l’homme ne suffit pas à déterminer le droit », dit Sophocle. En interrogeant le droit, c’est l’humanité qui s’interroge sur elle-même. Elle découvrirait que le Droit est d’origine charnelle dirait Merleau-ponty, car il exprime la co-appartenance des êtres et du monde.

[43] Hannah Arendt, The Promise…, op. cit., 2005, p. 201.

[44] Ibidem.

[45] Ibidem. L’overclass est-elle la classe des « surhommes » qui ont maîtrise et seigneurie sur le désert ? Wondermen de l’accaparement et de la jouissance, à l’époque de la décomposition des « vertus » et de la décence, qui trouvent dans l’« amoralisme » et la « dévalorisation de toutes les valeurs » leur idéologie de classe adéquate. C’est ce que pensait Ferdinand Tönnies, dès 1897 : « Nietzsche redonne courage et confiance à ceux qui ne sont pas disposés à abandonner leur situation sociale privilégiée, mais ont perdu la foi en ses sanctions morales et éprouvent en dégoût naturel pour la simulation ordinaire d’une telle foi […]. Ils apprécient à ressentir leur domination comme un corrélat indispensable de leurs personnalités ». Ferdinand Tönnies, « Le culte de Nietzsche. Une critique » (1897) et « Les Fous de Nietzsche » (1893), un recueil de textes de F.Tönnies et Julius Duboc, par Michel de Maule, 2007, p. 40.

[46] L’épilogue de The Promise of Politics date de 1955, donc peu après la publication de Origins of Totalitarism. Il est probable que Hannah Arendt, aujourd’hui, n’emploierait pas l’expression « Totalitarian movements ». Nous pouvons conjecturer que sa pensée irait dans le sens d’un « Totalitarisme systémique », surtout après ce qu’elle a dit sur la psychologie.

[47] Badiou, De quoi Sarkozy…, op. cit., 2007, p. 95.

[48] Jean-Pierre Vernant, Entre mythe et politique, Paris, Seuil, 1969, p. 28.

[49] Ibidem.

[50] Henry Miller, Remember to Remember, Londres, The Grey Welle Press, 1952, p. 181.

[51] Hannah Arendt, « Compréhension et politique », dans Hannah Arendt, La nature du totalitarisme, Paris, Payot, 2006, pp. 34-35. Voir aussi Hannah Arendt, « Compréhension et politique », Esprit, no. 6, 1980, de même que Essays in Understanding 1930–1954, New York, Schocken Books, 2004. Texte paru pour la première fois dans Partisan Review, vol. 20, no. 4, 1953.

[52] Arendt, « Compréhension et politique », op. cit., 2006, p. 53.

[53] D’où l’importance de donner un sens à la connaissance, à la compréhension de ce pourquoi nous nous battons. Si Freitag se répète, c’est parce que « les grandes pensées tournent toujours en rond, vouant l’esprit humain à rien de moins qu’un dialogue sans fin entre lui-même et l’essence de ce qui est », Ibid., p. 52.

[54] Pascal Quignard, Les ombres errantes, Paris, Grasset, 2002, p. 168.

[55] Ibid., p. 143.


Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le lundi 15 juin 2020 13:08
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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