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Introduction
Arnaud Martin
Le sous-continent latino-américain a ceci de fascinant qu’au-delà de l’apparente unité que lui donne son appartenance à l’aire culturelle luso-ibérique, il offre le visage d’une infinie diversité : paysages et climats, cultures et langues, religions et coutumes, tout est foisonnement, pluralisme et métissage. De cette diversité, il tire sa richesse et fait naître l’envoûtement que tout Européen ressent à son contact.
Pourtant, si l’on devait qualifier la situation politique de l’Amérique latine à la fin des années soixante-dix, le terme « unité » serait malheureusement bien plus adapté ; non pas l’unité d’un sous-continent œuvrant au rapprochement des peuples et des États et à l’estompement progressif de sentiments nationalistes provoqués et entretenus par les gouvernements dans leur propre intérêt et au mépris d’une origine, d’un passé et d’une culture communs, mais celle du régime politique adopté, généralement contre la volonté des peuples, et souvent avec l’aide ou le soutien du grand et parfois bien encombrant voisin du Nord. C’est ainsi qu’à partir de la fin des années cinquante, une chape de plomb s’abattit sur l’Amérique latine, et les démocraties tombèrent, une à une, laissant la place à des régimes autoritaires.
Qui n’a gardé en mémoire les images des coups d’État et des dictatures, largement diffusées par les chaînes de télévision occidentales, le bombardement du Palais de la Moneda et le regard du général Pinochet derrière ses lunettes noires, les « folles de la place de Mai » et le visage du courage que donne parfois le déses-[p. 12] poir, l’ordre glacial et silencieux dans les rues et les démocrates parqués dans des stades, les arrestations au lever du jour et les interrogatoires sous la torture, les opposants jetés à la mer au large des côtes chiliennes et les journalistes et religieux décédés dans des conditions jamais élucidées, témoins gênants d’un sous-continent à la dérive, puis, quelques années plus tard, les découvertes de charniers et de fosses communes et des millions de dollars de fonds publics et d’aides internationales détournés et placés sur des comptes bancaires aux États-Unis et en Europe ? La liste des méfaits commis durant plus de trente ans par les dictateurs en Amérique latine, la plupart du temps au nom d’une prétendue lutte contre le « péril communiste » et des nécessités impérieuses dictées par la « défense de la liberté », est telle qu’aucun travail de recherche ne pourra jamais en établir la dimension réelle. Tout ce qu’un régime autoritaire peut perpétrer comme crimes contre l’humanité et comme violations des libertés fondamentales l’a été en Amérique latine.
Mais le sous-continent a également connu, durant la même période, des guerres civiles d’une particulière cruauté. Des mouvements révolutionnaires, généralement inspirés de la doctrine marxiste, léninistes ou maoïstes, se sont lancés dans des guérillas dont les conséquences pour les populations civiles ont parfois été pires que les dictatures précédemment évoquées. Les populations, vivant souvent dans la plus extrême pauvreté, ont pu croire en des lendemains meilleurs et accorder leur soutien à des guérilleros armés et soutenus par l’Urss ou Cuba, jetant par là même l’opprobre sur des gouvernements de gauche authentiquement démocratiques et donnant temporairement un semblant de sens aux discours des dictateurs de droite qui prétendaient défendre la liberté contre le péril rouge.
Telle fut donc, brièvement résumée, la situation politique de l’Amérique latine durant plus de trente ans. Aussi, lorsque, dans les années quatre-vingts et quatre-vingt-dix, les pays latino-américains tentèrent de renouer avec un passé démocratique, nombreux furent les juristes et les politistes qui doutèrent des chances de réussite des processus de transition et de consolidation démocratique. Personne n’osait penser que la démocratie libérale deviendrait un jour le modèle politique dominant sur le sous-continent, [p. 13] que les régimes autoritaires tomberaient les uns après les autres, ni que les mouvements révolutionnaires perdraient leur soutien populaire et seraient mis au banc des accusés.
C’est pourtant le constat que l’on peut faire aujourd’hui, lorsque l’on observe le paysage politique latino-américain. Non seulement la transition démocratique a été menée à bien sans heurts majeurs dans la quasi-totalité des pays du sous-continent, mais les processus de consolidation démocratique sont largement entamés et, même si certaines démocraties montrent encore des signes de faiblesse, rien ne permet de penser à un retour prochain des régimes autoritaires.
Pourtant, la gravité des actes commis par les gouvernements dictatoriaux et les mouvements révolutionnaires durant des décennies de dérive autoritaire est telle qu’il paraissait inévitable que le ressentiment et la soif de vengeance l’emporteraient sur la volonté de construire ensemble une société démocratique. Envisager la coexistence pacifique des anciens ennemis d’hier, non seulement des forces politiques antagonistes, mais aussi des bourreaux et de leurs victimes, semblait, non pas simplement hasardeux, mais totalement irréaliste. Aussi parut-il indispensable de recourir à des outils juridiques et politiques destinés à assurer les conditions d’une pacification des sociétés latino-américaines, rendant possible une démocratisation effective et durable.
C’est ainsi que l’on a recherché, dans la création de « commissions de la vérité et de la réconciliation », le remède au caractère conflictuel des rapports humains dans une société fortement marquée, sur le plan collectif, par des clivages idéologiques et sociaux hérités d’un passé récent, et, sur le plan individuel, par des douleurs physiques et morales parfois indicibles et des rancœurs ou des sentiments d’injustices parfois très forts parmi les populations.
Les résultats obtenus n’ont certes pas toujours été à la hauteur des espérances, et les sociétés ne s’en sont pas trouvées pacifiées simplement par la création de ces commissions, mais un pas décisif a souvent été franchi sur le chemin tortueux conduisant à la démocratie consolidée, le dialogue entre les ennemis d’hier devenant, plus qu’une possibilité, une réalité. La vérité sur les événements survenus durant les périodes de dictature, sur les violations des Droits de l’homme, les exactions des forces de police ou [p. 14] des armées régulières ou de guérilla, les morts, les disparitions ou les séquestrations, n’a été qu’en partie établie, et la réconciliation est souvent demeurée un vœu pieux. Pour autant, ce qui semblait hier totalement impossible est devenu une réalité : la vengeance n’est plus à l’ordre du jour, les victimes et leurs proches se sont vus reconnaître le droit de savoir comment et pourquoi les violations massives des Droits de l’homme avaient pu se produire et, à défaut d’une véritable réparation des torts commis, si tant est que cela soit toujours possible, les victimes se sont vues rétablies dans leur dignité humaine, ce qui est déjà, en soi, la marque d’une victoire sur la barbarie. Ainsi, il apparaît, au regard de la pratique en Amérique latine, que si les commissions de la vérité et de la réconciliation sont loin d’être une garantie de succès des processus de transition et de consolidation démocratique, elles constituent manifestement un outil précieux pour ces derniers.
Le pouvoir démocratique fut souvent à l’origine de l’instauration de ces commissions : ce fut le cas en Argentine, au Chili, au Guatemala, au Panama, au Pérou, au Salvador et en Uruguay. Parfois, une commission non officielle fut créée, comme en Colombie, où deux commissions furent formées, ou au Guatemala, où une commission non officielle fut organisée en complément de la commission officielle. Dans tous les cas, ces commissions se caractérisèrent par une collaboration étroite de juristes et de membres éminents de la société civile, universitaires, intellectuels, militants d’organisations de défense des Droits de l’homme, religieux, etc.
Bien évidemment, ces commissions n’ont pas, à elles seules, entraîné une pacification des sociétés latino-américaines, mais elles y ont largement contribué, d’une part grâce aux résultats tangibles qu’elles ont permis d’obtenir en termes d’établissement ou de révélation de la vérité sur les comportements et les agissements des politiques, des forces militaires ou policières ou des guérilleros, d’autre part en facilitant les processus de reconnaissance des torts commis ou des responsabilités de chacun et les excuses demandées par les uns et accordées par les autres. Certes, la vérité n’a été que partiellement établie, et les témoignages des victimes et de leurs proches n’ont probablement permis que de l’approcher, et la réconciliation demeure toujours, [p. 15] pour une partie importante de la population, impossible, tant les conséquences de la disparition temporaire de l’État de droit ont été dramatiques, mais on ne peut pour autant réduire l’apport des commissions de la vérité et de la réconciliation à des résultats tangibles et chiffrables. La lumière faite sur une période particulièrement sombre de l’histoire des pays concernés, la dignité humaine recouvrée des victimes et de leurs familles, enfin écoutées et crues, la volonté affichée de construire la nouvelle société démocratique sur des éléments positifs que sont la vérité et le pardon, et non, comme souvent auparavant, sur la réécriture de l’histoire et le châtiment des crimes, sont autant d’apports à la construction des nouvelles sociétés démocratiques.
Comme le montre Estéban Cuya, les commissions de la vérité et de la réconciliation constituent donc, aujourd’hui, des acteurs majeurs des processus de transition et de consolidation démocratique. Cette affirmation se vérifie, non seulement en Amérique latine, mais aussi dans d’autres régions du monde concernées par de tels processus. Elles sont, pour les victimes survivantes des régimes autoritaires, pour leurs familles ou celles des morts et disparus, et pour les organisations chargées de défendre leurs intérêts ou leur mémoire, le dernier recours face à la volonté de laisser le passé sombrer dans l’oubli et s’endormir dans l’indifférence des jeunes générations. Ces commissions répondent souvent moins à une demande de justice qu’à un besoin de considération. Au-delà de la reconnaissance des torts des anciens dirigeants et de ceux qui ont soutenu et servi les régimes autoritaires du passé, l’établissement de la vérité est une impérieuse nécessité, tant sur le plan individuel, pour les victimes et leurs proches, que sur le plan collectif, pour le succès des processus de démocratisation. Ainsi, les commissions de la vérité et de la réconciliation ont pour mission essentielle d’aider à dépasser le passé, non pas en le niant, mais en l’intégrant dans un processus plus large de dépassement des clivages sociaux qui sont l’un des freins principaux au développement et au renforcement des régimes démocratiques. Il s’agit alors, paradoxe apparent, de faire en sorte que le passé soit intégré dans l’horizon politique.
Au contraire, la pratique a montré que l’absence de création de commissions de la vérité et de la réconciliation, certes, n’empê-[p. 16] chait pas les processus de transition démocratique, mais en rendait l’effectivité moins assurée. Comme l’expliquent Walber de Moura Agra et André Ramos Tavares en s’appuyant sur l’expérience brésilienne, en l’absence de telles commissions, les processus de transition démocratique sont largement dépendants de la volonté des forces politiques de l’ancien régime, qui s’exprime notamment dans un ensemble de lois imposées par les gouvernements autoritaires avant leur chute ou par les hommes politiques qui conservent des responsabilités sous la nouvelle démocratie. Ces lois sont incapables de satisfaire les demandes d’établissement de la vérité et de réparation des dommages causés, et elles alimentent frustrations et désillusions, au risque de saper les bases d’une démocratie encore fragile. C’est ainsi qu’il apparaît clairement que l’absence d’une commission de la vérité et de la réconciliation nuit au processus de consolidation démocratique.
Pourtant, les commissions de la vérité et de la réconciliation ne répondent pas toujours avec l’efficacité espérée aux enjeux des sociétés et des régimes postautoritaires. Bien au contraire, elles constituent parfois un nouveau défi posé aux jeunes régimes démocratiques latino-américains. En effet, les processus de transition démocratique se sont faits, en règle générale, dans la recherche du consensus, ou du moins dans celle de la pacification des rapports politiques et sociaux. Mais ce fut parfois au prix d’arrangements avec la morale, la justice et la vérité historique. Laisser dormir le passé permettrait-il donc de le dépasser ? Rien ne semble moins sûr. Une telle démarche ne conduit, au mieux, qu’à faire taire les rancœurs et éviter des processus de vengeance souvent étrangers à tout esprit de justice [1], au pire, qu’à bâtir la démocratie sur les bases fragiles du ressentiment et de l’incompréhension. Un peuple qui n’a pas su se réconcilier avec son passé ne peut en aucun cas bâtir en paix son avenir.
José Luis Cea Egaña montre ainsi très clairement comment le Chili doit faire face au délicat problème de l’apparente impossible conciliation entre la recherche de la vérité et le dépassement du passé. Ainsi, si la commission chilienne de la vérité et de la réconciliation ne permit pas de transcender les clivages au sein de la société civile, la Corporation de réparation et de réconciliation ne fit qu’aggraver le problème, alors que l’on pouvait espérer d’un [p. 17] approfondissement de la recherche de la vérité sur le sombre passé du Chili une pacification des rapports sociaux, on n’obtint qu’un réveil des douleurs engourdies et des ressentiments tus. Certes, occulter le passé constitue souvent, pour les victimes et leurs proches, une marque de mépris difficilement supportable, et l’on peut fort bien comprendre qu’ils souhaitent que toute la vérité soit faite sur des souffrances indicibles et des vies à jamais détruites. Mais l’on ne peut pas oublier que les pouvoirs publics doivent rechercher, par-dessus tout, la pacification de la société et la consolidation du régime démocratique, et que cela nécessite parfois que des politiques moralement discutables et douloureuses soient menées : plus que du passé, c’est de l’avenir que les gouvernements doivent se soucier. Or, dans l’exemple chilien, cette exigence de bon gouvernement a manifestement été oubliée depuis quelques années. Certes, la démocratie chilienne n’en est pas pour autant remise en cause. Mais elle en est toutefois affaiblie.
Pour autant, au-delà des urgentes nécessités des pays latino-américains en matière de consolidation démocratique, qui justifient parfois qu’un voile impudique soit jeté sur le passé récent d’un pays, on ne peut oublier ce que furent les régimes autoritaires que connut le sous-continent latino-américain durant près de trente ans. Des dizaines de milliers de morts, de disparus et de familles brisées par la douleur de la perte d’un être cher ou écartelées par l’exil de certains des leurs, des sociétés devenues le siège d’incessants conflits entre factions rivales, une paupérisation croissante de certaines parties de la population que le développement des économies n’est parvenu, ni à contenir, ni même à cacher, sont autant de stigmates qu’ont laissé les régimes autoritaires en Amérique latine. Salomón Lerner Febres montre à quel point ont pu être grandes les douleurs que les commissions de la vérité et de la réconciliation ont mises en évidence au travers de leurs activités. En offrant aux plus humbles une tribune pour dire leurs peines et leurs souffrances, elles ont essayé de jouer un rôle d’exutoire destiné, certes, à faciliter la consolidation démocratique, mais aussi et surtout à réconcilier les victimes des régimes autoritaires moins avec les responsables de leurs souffrances qu’avec leur passé et leur vécu. Rien n’est parfois plus difficile que de vivre avec soi-même. C’est en ce sens que ces commissions ont une fonction de reconstruction humaine.
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Cependant, une telle entreprise ne peut être menée à bien sans un processus de restauration historique. Il faut d’abord se réapproprier son passé, ce qui pose d’indéniables problèmes méthodologiques. C’est ce que nous avons voulu démontrer dans notre étude. La première difficulté consiste à mobiliser les mémoires individuelles et à révéler ou rappeler les faits souvent occultés, que ce soit pour des raisons politiques ou individuelles, pour éviter de devoir être confronté au passé. Progressivement, la vérité ou du moins une certaine vérité, car il est des domaines et des circonstances dans lesquels la subjectivité est un écueil inévitable se dégage des témoignages recueillis et des souvenirs réveillés. C’est alors qu’à partir de la mémoire individuelle peut se construire la mémoire collective : la société fait sienne l’histoire de ses membres, et les mémoires individuelles nourrissent celle de la société tout entière. Intervient ainsi le processus de construction de la mémoire historique, socle de la société en réconciliation et fondement de la politique de consolidation démocratique. Cette mémoire est produite, en théorie, par un processus d’interprétation de la mémoire collective à laquelle elle cherche à donner un sens. Au risque de s’écarter progressivement de la réalité, l’historien tente d’interpréter les faits tels qu’ils sont rapportés, parfois sans prêter suffisamment attention à la façon dont ils sont relatés. Paradoxalement, il cherche à apporter l’objectivité à la mémoire collective suspectée de partialité puisque produite à partir des mémoires individuelles, c’est-à-dire de la mémoire de ceux qui ont souffert dans leur chair et dans leur âme des régimes autoritaires, et c’est pourtant lui qui va apporter à la mémoire collective la subjectivité inhérente à toute recherche scientifique qui prétend réinterpréter le passé, comme s’il n’était pas évident que l’objectivité ne puisse être atteinte par un seul homme, fût-il honnête et se croyant réellement objectif, mais par la confrontation des subjectivités individuelles.
Ainsi faut-il dépasser la mémoire historique et revenir aux mémoires individuelles si l’on veut appréhender avec la plus grande exactitude possible ce que furent les régimes autoritaires latino-américains. Ceci est d’autant plus indispensable que c’est en entretenant la mémoire sur lesdits régimes que l’on peut prévenir leur retour : le passé n’est pas un éternel recommencement, [p. 19] et il n’a pas vocation à se répéter purement et simplement, mais il peut renaître de ses cendres si on l’oublie. Dès lors, dans la mesure où il n’est pas question d’oublier le passé, mais au contraire d’entretenir son souvenir, la réconciliation est-elle envisageable ? Ne faudrait-il pas, au contraire, l’oublier pour le dépasser ? La tentation est forte de répondre par l’affirmative, et les tenants d’une réconciliation à tout prix, c’est-à-dire factice, y cèdent souvent. Certes, revenir continuellement sur le passé est la meilleure façon d’entretenir les rancœurs et les tentations de vengeance. Pourtant, on ne peut construire ensemble l’avenir qu’en assumant ensemble le passé. De même, paradoxe apparent, le pardon est plus facilement accordable lorsque le coupable est puni et expie sa faute. Choix individuel, le pardon ne peut être collectif, et les politiques de réconciliation, qui imposent un pardon factice par l’amnistie ou la prescription des crimes, sont vouées à l’échec. Là encore, ce n’est qu’en entretenant la mémoire que le pardon, sans lequel aucune démocratie ne peut se consolider durablement, peut être accordé.
La question du traitement des informations recueillies par les commissions de la vérité et de la réconciliation est capitale pour comprendre le travail de construction de la mémoire historique qui participe aux processus de réconciliation dans le cadre post-conflictuel et de construction de la société démocratique. Celle-ci repose sur l’articulation entre les notions de témoignage, de vérité et d’archive, c’est-à-dire, plus précisément, sur les usages politiques des témoignages de guerres : les paroles des coupables et des victimes font l’objet d’une transcription, et à partir d’elles, la question de structuration de la mémoire de la violence se pose. La façon dont le passé est raconté et la place accordée à la douleur de la victime, les processus de collecte et de traitement de l’information et la théorisation opérée à partir de celle-ci, sont autant de paramètres à prendre en compte pour comprendre le processus de construction de la mémoire historique.
À partir des exemples péruvien, sud-africain et colombien, Alejandro Castillejo Cuéllar propose ainsi une réflexion sur la question de la structuration de la mémoire de la violence, et montre comment le récit et l’archivage du passé violent d’un [p. 20] pays, notamment par le vote d’une loi instaurant une commission d’enquête dont l’objectif est l’établissement d’une vérité sur les faits, a une incidence sur les possibilités de construire le futur et de concevoir la « réparation », dans un sens non seulement phénoménologique, mais aussi juridique. C’est ainsi que les regards historiques spécifiques qui, dans certains contextes sociaux, établissent le lien entre le passé et le présent, orientent et conditionnent le travail de collecte, de traitement, mais aussi parfois d’occultation de l’information, et conditionnent la viabilité d’une relative stabilité dans une relation postconflictuelle.
On voit ainsi que les commissions de la vérité et de la réconciliation, tant dans la détermination de leurs fonctions que dans le but même visé par leur création, soulèvent, aux confins du droit, de la politique et de la morale, de graves questions éthiques. Parmi elles, la plus fondamentale est probablement celle du lien entre la pratique de la justice restauratrice, les droits des victimes et le pardon.
Guillermo Kerber montre que c’est à travers l’articulation de la reconnaissance des droits des victimes et du pardon que l’on peut établir trois périodes dans la pratique des commissions de la vérité et de la réconciliation : une première période, les années quatre-vingt, durant laquelle lesdites commissions relevèrent largement de l’expérimentation, c’est-à-dire de la recherche de voies nouvelles vers la consolidation démocratique nécessitant le dépassement des rancœurs du passé ; une seconde période, les années quatre-vingt-dix, durant laquelle la commission sud-africaine a véritablement montré la voie à plusieurs pays latino-américains en mettant l’accent sur le fait que, plus que la recherche de la vérité, c’est la réconciliation des ennemis d’hier, et surtout des victimes et de leurs bourreaux, qui devait être l’objectif des commissions de la vérité et de la réconciliation ; enfin, la troisième période, le début xxie siècle, qui peut apparaître comme l’aboutissement des pratiques antérieures, et qui vise à restaurer une vérité parfois trop rapidement écartée ou déformée dans un but d’efficacité politique en matière de consolidation démocratique.
L’étude de Guillermo Kerber permet ainsi de voir à quel point le travail des commissions de la vérité et de la réconciliation fut difficile, tant les enjeux étaient complexes et importants : celles-ci n’étaient pas un but en soi ; elles étaient le moyen de dépasser [p. 21] un conflit violent. Mais un tel projet s’est heurté à des difficultés insoupçonnées au début, celles inhérentes à l’hétérogénéité de la société concernée. Ainsi, il est apparu qu’aussi efficace soit-elle, une commission de la vérité et de la réconciliation ne pouvait apporter de véritable solution à la pacification de la société postconflictuelle qui ne soit replacée dans une politique globale combinant moyens politiques, sociaux, juridiques et culturels, sans lesquels justice et réconciliation ne sont que de vains mots. Ce n’est qu’à ce prix que justice et pardon, indissociables en théorie, peuvent être durablement réunis.
Dans le même sens, le rôle des excuses dans les processus de réconciliation nationale est considérable. Comme le montre Pablo de Greiff, elles participent à la restauration de la confiance des citoyens dans leurs institutions, mais ceci en grande partie parce que tel est le dessein du pouvoir. Cela soulève de nombreuses interrogations, notamment en raison d’une incertitude sémantique. En effet, alors que le mot « réconciliation » occupe une place prépondérante dans la littérature et la pratique de la justice transitionnelle, le consensus est loin d’être fait sur le sens qu’on doit lui donner. Plus encore, les désaccords sont profonds quant aux moyens à employer pour y parvenir. Il semble donc indispensable d’établir avec clarté quelles sont les contraintes qui doivent être respectées pour que l’objectif de la réconciliation, convenablement défini, puisse être atteint.
C’est ainsi qu’il apparaît que trois conceptions de la réconciliation peuvent être retenues, sous-tendues, à des degrés divers, par le principe de confiance civique, et que les excuses contribuent pour beaucoup à la réussite de l’entreprise, même si l’on doit se montrer prudent quant à leur sincérité et à leur signification réelle, donc, finalement, raisonnablement optimiste quant à leur portée effective. Importantes, les excuses ne doivent pas pour autant occulter l’impérieuse nécessité de la mise en œuvre d’un certain nombre de mesures de justice transitionnelle destinées à rendre dignes de confiance des institutions qui, malgré leurs desseins affichés et l’apparente bonne volonté des gouvernants, ne parviennent pas toujours à obtenir des populations l’adhésion nécessaire. Ainsi, parce que la consolidation démocratique ne peut être obtenue sans la confiance des gouvernés, les excuses des coupables [p. 22] d’hier ne sont aucunement une garantie essentielle du succès de la renaissance démocratique des pays latino-américains. C’est donc dans le cadre d’une approche globale des politiques de réconciliation qu’il convient de replacer les excuses.
Cette question est indissociable de celle du traitement accordé par les commissions de la vérité et de la réconciliation aux victimes des régimes autoritaires. Ces dernières sont sollicitées par lesdites commissions ; d’elles, on attend que resurgissent les souvenirs du passé et que, de leurs témoignages, se dégage la mémoire collective à partir de laquelle sera construite, plus tard, la mémoire historique ; pourtant, dans les sociétés en voie de consolidation démocratique, les victimes des violations des Droits de l’homme ne bénéficient pas des garanties essentielles d’un accès à la vérité et à la justice. Il suffit, pour s’en convaincre, de rappeler que le niveau d’élucidation des crimes et de sanction des coupables, l’indépendance de la justice, ou encore la volonté des gouvernements de respecter leurs engagements internationaux en la matière, sont loin d’être satisfaisants.
Comme le montre Estebán Cuya, les carences des États latino-américains sont patentes, et ceux-ci se discréditent en niant aux victimes des anciens régimes autoritaires le droit de voir la vérité établie et la justice rendue. Certes, les commissions de la vérité et de la réconciliation constituent un outil précieux, voire indispensable, pour promouvoir un nouveau « contrat social » redonnant à la population la confiance dans l’État et ouvrant la voie à la restauration de l’État de droit, facilitant par là même la réintégration pleine et entière du pays dans la communauté internationale. Entre droit et éthique, ces commissions participent à l’établissement de la vérité sur les faits qui se sont produits sous les régimes autoritaires.
Pourtant, on doit reconnaître que certaines victimes sont oubliées, et on ne peut que le déplorer. Nombreuses sont celles dont les commissions de la vérité et de la réconciliation n’ont pas connu l’existence, celles-ci n’ayant pu témoigner, que ce soit pour des raisons d’éloignement, de langue, de peur d’éventuelles représailles, du délai trop court imposé aux commissions pour rendre leur rapport, etc.. Quelles que soient les raisons, la conséquence est la même, à savoir une connaissance lacunaire des exactions [p. 23] commises sous les régimes autoritaires. Cela conduit à alimenter les frustrations chez de nombreuses victimes ou leurs proches, affaiblissant la confiance dans les institutions de la jeune démocratie. Ainsi, en donnant aux victimes la parole dont elles ont été trop longtemps privées et en restaurant leur dignité humaine, les commissions de la vérité et de la réconciliation ont pu jouer un rôle important dans les processus de consolidation démocratique. Pour autant, le bilan établi par Estebán Cuya n’est qu’en demi-teinte, tant les victimes oubliées par ces commissions sont nombreuses. En ce sens, l’expérience n’est certes pas un échec, mais simplement un pas de plus vers une démocratie consolidée. Le chemin y conduisant est encore long et escarpé, et les risques d’un échec toujours aussi menaçants.
[1] L’épuration en France, au lendemain de la seconde guerre mondiale, et son cortège de femmes au crâne rasé et d’exécutions sommaires au petit matin, ou, plus près de nous, la parodie de jugement et l’exécution honteuse du couple Ceaucescu en 1989 après la chute du régime communiste en Roumanie, nous rappellent que la justice ne se rend pas à la va-vite et que les pires excès des régimes autoritaires ou totalitaires ne justifient pas certaines pratiques.
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