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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Jean Stoetzel élève de Maurice Halbwachs: les origines françaises de la théorie des opinions (1998)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Jean-Christophe Marcel, Jean Stoetzel élève de Maurice Halbwachs: les origines françaises de la théorie des opinions”. Un article paru dans la revue L'Année sociologique, 1998, vol. 48 no 2, décembre 1998, pp. 319 à 351. Paris: Les Presses universitaires de France. [Autorisation formelle de l'auteur accordée le 25 juillet 2006 de diffusion dans Les Classiques des sciences sociales.]

Introduction

« À Monsieur le Pr M. Halbwachs, mon directeur de thèse et mon maître, qui a encouragé, guidé, corrigé ce travail encore très imparfait, avec une sympathie et une compréhension que je n'oublierai pas. En témoignage de ma reconnaissance profonde et de mon respectueux attachement. »

 

Telle est la dédicace que l'on peut lire sur l'exemplaire de la Théorie des opinions que le jeune Dr Stoetzel avait offert jadis à Halbwachs [1]. L'hommage est vibrant, et tranche singulièrement avec le ton incisif que Stoetzel adoptera par la suite vis-à-vis de l'école durkheimienne. 

On sait, en effet, qu'il s'est fait le champion de l'antidurkheimisme, appelant par exemple en 1946 à rompre avec « le phlogistique sociologique, stérile et paralysant » inventé par Durkheim, et demandant qu'on mette « les jeunes générations de futurs chercheurs à l'abri de son influence »(Stoetzel, 1991, p. 451). Il y avait eu des précédents, car c'est très tôt que son « allergie » à la tradition philosophique pousse le jeune Stoetzel à rejeter toute parenté intellectuelle avec la sociologie durkheimienne. En 1941 il livre dans les Annales sociologiques pourtant encore tenues par les derniers collaborateurs de Durkheim, et alors qu'il est étudiant au Centre de documentation sociale dirigé par Célestin Bouglé, un article où il défend la posture d'une psychologie sociale qui « n'est pas [...] une sociologie rendant compte de ces actions (collectives) par une participation à la vie d'un Grand Être collectif, doué de conscience et de volonté » (Stoetzel, 1941, p. 5). À cette époque, il s'est déjà résolument tourné vers une autre tradition scientifique inspirée des recherches de Gallup (dont il a pris connaissance lors d'un voyage d'étude effectué à Columbia quelques années plus tôt) et commence à s'intéresser aux sondages et aux notions d'opinion et d'attitude. Il a en horreur le concept de conscience collective qui a ses yeux interdit « l'accumulation et le progrès scientifique » (Blondiaux, 1991, p. 416), et il ne cessera pas de le proclamer. Corrélativement, il rejette l'idée durkheimienne de contrainte sociale qui selon lui donne une vision faussée de la réalité sociale. Dans son manuel de psychologie sociale il rappelle encore plus de trente ans après que « l'acculturation ne consiste pas [...] à subir de ces contraintes paralysantes, auxquelles pensait d'abord Durkheim » (Stoetzel, 1978, p. 71). 

Pourtant, à côté de cette attitude manifeste de rejet à l'égard de ce qu'il nomme la sociologie d'inspiration philosophique de la « période humaniste » (Stoetzel, 1957), Stoetzel garde toujours une tendresse pour Halbwachs, qu'il ménage de ses critiques [2]. Il le présente comme le seul durkheimien qui, grâce à des travaux touchant à des thèmes non moins variés que les méthodes utilisées pour les traiter, garde vivant dans les années trente l'héritage de Durkheim, et assure la transition avec la période suivante dite « de l'empirisme » qui s'ouvrirait en 1945 (ibid., p. 641-642). Même dans le discours de Bordeaux de mars 1946, où nous avons vu que pourtant il n'épargnait guère l'École française de sociologie, il rappelait qu'il avait « des raisons bien précises de conserver une gratitude exceptionnelle [...] à la mémoire [...] du dernier et du plus tragiquement disparu de (mes) maîtres directs, Maurice Halbwachs » (Stoetzel, 1991, p. 444). Cette admiration, elle non plus, ne semble guère avoir été altérée par les années [3]. 

C'est pourquoi les quelques lignes de dédicace placées en épitaphe de ce travail nous semblent révélatrices d'un lien qui dépasse largement le cadre d'une relation « affective » de maître à élève [4], et s'apparenterait aussi à une filiation intellectuelle qui à nos yeux concerne surtout les travaux tardifs du durkheimien sur la mémoire collective et sur la démographie [5]. Ce que Stoetzel retient surtout de son directeur de thèse c'est cette idée qu'il y a des contextes sociaux à la production des phénomènes psychologiques, et en particulier à la mise en œuvre des mécanismes qui influencent les attitudes et les opinions. En résumé, s'il importe désormais de sonder les consciences individuelles pour étudier une opinion qui est à envisager comme la forme verbale de la conduite - laquelle reflète la construction de la personnalité individuelle - il faut garder le souci de replacer les interprétations individuelles dans la totalité d'une conscience plus large, constituée de ce que les individus vivent en commun. N'affirme-t-il pas dans sa Théorie des opinions que, pourvu qu'elle soit collectivement partagée, l'opinion est « la preuve sensible du sentiment du groupe » (Stoetzel, 1943, p. 359) préoccupé de durer dans le temps et dans l'espace (ibid., p. 170) ? 

De même, là où sa théorie des opinions rencontre la sociologie et la démographie, Stoetzel, nous semble-t-il, ne laisse pas d'adopter une vision du groupe qui est très proche de celle d'Halbwachs. Comment comprendre autrement les enquêtes effectuées sous les auspices de l'INED, par exemple, lesquelles révèlent l'importance accordée aux faits de démographie, considérés dans la lignée d'Halbwachs comme l'inscription physique visible des faits sociaux ? C'est pourquoi il nous semble aussi qu'il a un positionnement ambigu face à la sociologie durkheimienne : il est, à notre connaissance, le seul chercheur [6] de sa génération à utiliser le concept de conscience collective [7] ! 

C'est cette relation ambivalente avec l'héritage durkheimien que nous voudrions interroger, en posant l'hypothèse que Stoetzel était bien plus influencé par Halbwachs qu'il n'a voulu (ou pu) le laisser croire (préoccupé qu'il était comme tous les chercheurs de sa génération de reconstruire la sociologie française en réaction contre la pensée de ces aînés). Malgré la rupture épistémologique profonde que constitue la mise au point de la théorie des opinions et de la technique des sondages, nous serions tenté de croire qu'il garde d'Halbwachs une volonté de bien cerner un domaine où les faits de psychologie ne cessent jamais d'être le reflet de courants sociaux profonds, mus par des lois propres et qu'il importe de mettre à jour. Ce qui rétrospectivement entérine la fécondité de la psychologie collective que ce dernier avait commencé à développer dans les dernières années de sa vie.


[1] Cet ouvrage peut être consulté à la bibliothèque de l'IRESCO, dont le fonds est en grande partie celui du Centre d'études sociologiques, créé en mars 1946 à l'initiative de G. Gurvitch et de Mme Halbwachs (d'après Lautman, 1981, p. 270). Or, Y. Halbwachs avait fait don de la bibliothèque de son mari au nouvel organisme.

[2] Ce que n'a pas manqué de noter Mondiaux, dont le propos est pourtant de montrer en quoi la sociologie de Stoetzel était l'antithèse du projet de Durkheim (Mondiaux, 1991).

[3] Signalons pour achever de convaincre le lecteur que, par exemple, l'enquête menée avec Girard sur les rapports entre Français et immigrés commence par une citation tirée de la Morphologie sociale (Stoetzel et Girard, 1953a, p. 6), et que le chapitre 8 du Traité de psychologie sociale est presque entièrement consacré à Halbwachs et au problème de la mémoire collective (Stoetzel, 1978).

[4] Même si, en effet, les liens entre Halbwachs et Stoetzel n'étaient pas qu'intellectuels. Par exemple, lors de la campagne que le durkheimien mène pour son élection au Collège de France il demande à son élève de lui servir d'« homme de paille » en se présentant en seconde ligne derrière lui.

[5] Voir Halbwachs, 1950 ; et Halbwachs, 1925. À propos de la Mémoire collective, Stoetzel estime que « this theory was extremely new at that time » (Stoetzel, 1957, p. 633).

[6] Avec Girard il est vrai, mais on sait que les liens intellectuels entre les deux hommes ont toujours été très étroits, et ce n'est sûrement pas un hasard.

[7] Voir, par exemple, Stoetzel et Girard, 1953a, p. 34.


Retour au texte de l'auteur: Jean--Christophe Marcel, sociologue, Sorbonne Dernière mise à jour de cette page le vendredi 11 août 2006 15:40
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur au Cégep de Chicoutimi.
 



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