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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du livre de Leslie F. Manigat, Statu quo en Haïti ? D'un Duvalier à l'autre: l'itinéraire d'un fascisme de sous-développement. Paris: juin 1971, 32 pp. Une édition réalisée avec le concours de Jacques Charles, bénévole, sociologue, Port-au-Prince, membre du REJEBECSS-HAÏTI.

[1]

Leslie F. MANIGAT [1930-2014]

Maître de Conférences à l’Université de Paris VIII
et à l’Institut d'Etudes Politiques

Statu quo en Haïti ?

D'un Duvalier à l'autre:
l'itinéraire d'un fascisme de sous-développement.

Paris : juin 1971, 32 pp.

[2]
[3]

Préface [3]
Statu quo en Haïti : D’un Duvalier à l’autre : l’itinéraire d’un Fascisme de Sous-développement [5]
Introduction [5]
La marque d’origine : atout ou tare politique ? [6]
L'héritage : la parabole de Saint-simon [7]
La courbe évolutive d’un régime politique [9]
Esquisse d’un bilan économique et social [10]
Le nouvel état des forces politiques intérieures [13]
A. Chefs militaires et Politique. [13]
B. Oligarchie mobilière traditionnelle et Politique. [16]
C. Intérêts étrangers sur place et Politique. [17]
D. Hiérarchie catholique et Politique. [19]
E. Forces intellectuelles et syndicales et Politique. [21]
F. Le rôle historique de la papadocratie. [22]

Le nœud gordien de la conjoncture politique actuelle [24]
Le nouveau cours et l’incertitude des perspectives [28]
Bibliographie choisie [31]


PRÉFACE

Il n'y a pas longtemps — moins de vingt ans — le nom de Haïti dans un titre éveillait une curiosité sympathique. On nous enviait, nous autres Haïtiens, de posséder un si beau pays et une si belle histoire d’indépendance ! Aujourd'hui, on nous plaint plutôt et la curiosité pour Haïti, tout en restant sympathique pour la plupart des gens, se nuance tantôt d'une compassion attristée, tantôt d'un sourire amusé. Dans ce passage d’une vision enchanteresse de « paradis » — déjà non conforme à la réalité de la vie quotidienne pour nombre d’Haïtiens — à une vision cauchemardesque d'enfer (noircie à l’occasion pour les besoins de la cause), l'expérience haïtienne aurait-elle supprimé le purgatoire ?

À cette question, j'ai tenté, dès 1963-1964, c’est-à-dire au moment où le duvaliérisme s'organisait pour se perpétuer au pouvoir en la personne de Duvalier père, de contribuer à apporter ma réponse en insistant dans Haiti of the Sixties, object of international concern, publié par l'École des Hautes Études Internationales de l’Université Johns Hopkins, à Washington, sur la nécessité de mettre en cause avant tout et fondamentalement un système dans ses structures (le système traditionnel haïtien) tout en mettant en évidence la part de responsabilité du régime précédent (1950-1956) et la métamorphose coupable d'un homme (François Duvalier) et de son équipe face à la crise de ce système. Ainsi expliquais-je l'instauration, chez nous, d'un « fascisme de sous-développement ».

Aujourd'hui où le duvaliérisme croit possible de se perpétuer en la personne de Duvalier fils, une mise à jour conjoncturelle se justifie, en attendant une éventuelle Haiti of the Seventies pour analyser, à travers les invariances, tout ce qui aura changé, de 1963 à 1973... En attendant cette échéance décennale, la parution de cette brève mise au point conjoncturelle à une triple origine. D'abord, une demande de mes étudiants de Paris VIII (Histoire - Vincennes) et de « Sciences Po » (Relations Internationales), les premiers surtout avec lesquels j’ai débattu d’Haïti au cours de deux de nos soirées du mardi. Ensuite, une [4] sollicitation du Monde Diplomatique à faire pour ses lecteurs un article sur la situation haïtienne à la mort du Docteur Duvalier, article publié dans le numéro de juin de ce mensuel et dont la présente analyse est l'élargissement et l'approfondissement sans les contraintes journalistiques d'espace. En troisième lieu, une insistance de compatriotes et d’amis étrangers d'après lesquels, surtout avec la traduction en français du livre de Bernard Diederich et d'AI Burt, Papa Doc et les tontons-macoutes, qui est une véritable somme événementielle de l'ère de Duvalier, pouvait avoir sa raison d'être, à côté d'autres d’esprit semblable ou différent, mon analyse délibérément orientée à rendre, si possible, le tableau de la situation actuelle intelligible pour ceux qui s’intéressent à l’Haïti d'aujourd’hui.

Certains de mes compatriotes ou des amis étrangers du peuple haïtien préféreraient peut-être un ton de prise à partie plus vigoureuse qu'une analyse d'universitaire qui s'efforce d'être sereine et, autant que faire se peut, objective. De ceux-là, je me permets de solliciter une « seconde lecture » du texte qui suit. Ceux qui exercent un « métier d'intelligence » ont la redoutable responsabilité d’être porteurs d'une double vérité, celle, objective, du réel vécu qu'ils ont pour mission d'éclairer, mais aussi celle, subjective et somme toute inséparable de la première, de l'angle de prise de vue de ce réel par l'objectif de leur appareil de visée, qui a une valeur éclairante sur eux-mêmes. J'espère qu'à ceux qui me liront n’échappera point mon souci de ne pas sacrifier l’exigence de respecter l'intégrité de la première à la complaisance d'expliciter l'orientation de la seconde, celle-ci me paraissant déjà suffisamment évidente à travers les lignes et les pages qui viennent.

Paris, le 1er juin 1971.

L.F.M.

[5]

Statu quo en Haïti ?
D’un Duvalier à l’autre :
l’itinéraire d’un fascisme de sous-développement


Introduction

« Une dictature absurde (c’est-à-dire, sans doute, défiant toute analyse rationnelle...) une dictature pour rien... » ; « Ce n’est pas l'Amérique mais l’Afrique qu’il faut avoir en référence pour comprendre la politique haïtienne... » ; « Singulier petit pays de nègres inventeurs de la République dynastique... » Que n’a-t-on pas pensé, dit et écrit d'Haïti à l'occasion de la mort du président Duvalier et de la dévolution du pouvoir à son fils de dix-neuf ans Jean-Claude ! Situation déroutante, dont serait responsable on ne sait quel Ubu noir disposant d'un deus ex machina, le vodou, grâce à quoi il aurait réussi l’opération de transmission de la présidence à vie à son rejeton ? Ce serait à croire que d’une part, les régimes de Trujillo et de Batista pour rester dans la zone des Caraïbes et ne pas citer ceux d’Hitler, de Mussolini ou de Franco par exemple, n’ont pas existé avant le sien et que, d’autre part, le précédent de Luis Somoza succédant à son père Anastasio au pouvoir, au Nicaragua, n’est pas historique. En réalité, une situation, quelque complexe qu’elle soit, n’est rebelle à l'analyse que faute de savoir l'interroger et s’y intéresser.

Or, trois faits majeurs et corrélatifs dominent la situation politique haïtienne après la disparition du Dr François Duvalier. D'une part, Papa Doc, à la fin d’un « règne » qui lui a valu une solide réputation d’homme-fléau pour son pays, a réussi le dernier tour de force de mourir paisiblement, de maladie, dans son lit, en avril dernier, après avoir assuré la succession en faveur d’un fils qui ne faisait le poids que physiquement. Cette double performance, dans un pays qui avait l’habitude de renverser tout pouvoir qui essayait de se perpétuer, et le fait qu’on ne gouverne pas un peuple pendant quatorze ans par simple accident et sans le marquer, appellent à prendre au sérieux le cas haïtien après le traumatisme du régime de Duvalier père, une fois apaisée la vague de sensationnalisme folklorique déclenchée à l’annonce de la maladie, puis du décès d’un être énigmatique et pourtant déjà légendaire de son vivant : Papa Doc, le créateur du « pouvoir noir » des tontons-macoutes. D’autre part, l’apocalypse sanglante annoncée par les pronostiqueurs politiques et les observateurs diplomatiques [6] ne s’est pas produite. Contre maintes attentes, en dehors de quelques mouvements de panique dans le cortège, le jour des funérailles, et de quelques vaines tentatives d’agitation dans les marchés vite réprimées par la police régulière port-au-princienne, la population de la capitale est restée significativement calme, voyant intact le système de gouvernement et inchangé l’appareil policier. Enfin, l’interposition politique des officiels nord-américains en faveur de la continuité assortie de pressions en faveur d’une ouverture lente et progressive pour éviter une crise incontrôlable pour eux et leur faire faire l’économie d’une nouvelle intervention militaire, a contribué plus que tout autre au maintien du statu quo. Nouveau verrou de sûreté après que le principal eût sauté en la personne du tyran défunt ? La crise post-duvaliériste est-elle simplement différée comme l’avait été pendant quelque temps celle d’après Trujillo ? Ou bien, le président de l’Assemblée législative haïtienne a-t-il eu raison de s’écrier, dans l'élan d’une de ses « sincérités successives » : « Hier Duvalier, aujourd'hui Duvalier, demain Duvalier ? »

LA MARQUE D’ORIGINE :
ATOUT OU TARE POLITIQUE ?


Le régime de Duvalier fils porte la marque d'origine. En effet, la situation actuelle est le point d'aboutissement provisoire d’un itinéraire de quatorze années de papadocratie tonton-macoudarde, tyrannique, criminelle, corrompue et corruptrice, dont elle est solidaire par continuité politique. En ce sens, elle est lourde d’un bilan dont le passif et l’actif constituent l'héritage assumé par les successeurs. Aussi ces derniers sont-ils forcés de maintenir, à quelques exceptions individuelles près, les mêmes hommes-piliers, à quelques modifications près, les mêmes institutions-fondements et à quelques variantes près, le même « système » de gouvernement qui ont rendu possibles les quatorze années ininterrompues de l’ère de Duvalier. Il était à prévoir dans ce cas, qu’il leur serait quasi-impossible de désarmer une opposition qui, du père, a été et restera transférée légitimement contre le fils et pour laquelle, qu’elle change de peau ou non, la couleuvre de la passation du pouvoir à un « gamin », qui ne peut rien changer de fondamental ni se désolidariser de quiconque d’essentiel à l'équilibre du système légué par le père sans désavouer celui-ci et sans risquer de scier la branche sur laquelle il est posé, est et demeurera difficile à avaler.

Mais les débuts de la propre histoire des successeurs viennent aussi s’y inscrire, leur histoire autonome de quarante jours d'expérience du pouvoir, dont on se demande si elle est ou non déjà indicatrice d'une modification dans le rapport des forces en présence et de ce qu’ils voudraient présenter comme un « nouveau cours » par rapport à la ligne dure et fermée du père défunt. En ce sens, les chances de consolidation (continuité) ou d'éclatement (déduvaliérisation) du système rendent légitime une interrogation de la conjoncture post-mortem, pour essayer de dégager les perspectives dont elle est porteuse.

[7]

L'HÉRITAGE :
LA PARABOLE DE SAINT-SIMON


Le système duvaliérien, malgré sa complexité déroutante et ses contradictions imposées ou voulues, peut être aujourd’hui décrit dans ses résultats comme l’illustration originale de la parabole de Saint-Simon appliquée à la société politique traditionnelle haïtienne : montrer qu'un pouvoir capable de contrôler, sinon de gagner, 90% de la population peut, en ne reculant devant rien, « néantiser » politiquement et impunément les 10% qui constituaient les élites traditionnelles jusque-là maîtresses du jeu politique : dirigeants militaires, religieux, intellectuels, sociaux et économiques. Illustration d'un genre particulier puisqu’elle omet de faire la distinction capitale, dans les pertes supportables « sans mal politique pour l'État », entre « les plus essentiellement producteurs » (parmi lesquels Saint-Simon voyait les savants, artistes, ouvriers, techniciens, industriels et artisans, etc.) et « les trente mille individus réputés les plus importants de l’État » (où il rangeait la classe politique, les autorités religieuses et militaires, les fonctionnaires et employés publics, les autorités judiciaires et les privilégiés de la fortune). En ce sens, le système de Duvalier a été plus machiavélien que Saint-Simonien : « lorsque les fondateurs, en sachant s’appuyer sur la force pour faire croire le peuple, ont commencé à être en vénération et qu'ils se sont délivrés de ceux de même rang qui leur portaient envie, Ms demeurent puissants, tranquilles, honorés et heureux » (Machiavel).

Un tel système n’a pas besoin d’être révolutionnaire, il lui suffit de se dire tel au yeux des masses chloroformées par une propagande démagogique, pendant qu’en fait, arc-bouté sur la force brute, il ne fait qu’exploiter aux fins de rendre sa domination pérenne, les structures anciennes neutralisées, domestiquées et finalement récupérées.

Dans un pays rural à 90%, le grand absent de la vie politique réelle était pourtant le paysan. Reflet politique d'une dichotomie générale villes-campagnes qui est au cœur du système traditionnel haïtien, la « classe politique » jouait serré à Port-au-Prince et dans les grandes villes et ne recourait aux masses rurales que lors des élections, tribut périodique à rendre à une démocratie libérale de pure façade. Le reste du temps, les vrais « producteurs » n’avaient aucun poids dans le jeu politique actif, ces hommes à la vie rude et archaïque, analphabètes à 90%, à la case en terre battue et au toit de chaume, sans électricité ni eau courante, petits propriétaires ou locataires de lopins assurant bon an mal an la subsistance familiale (productions vivrières) et nationale (récolte de café surtout), encadrés et exploités au profit des classes privilégiées urbaines, sur le plan économique et financier par le « spéculateur », acheteur de la récolte pour compte des maisons d’import-export mais qui, en leur consentant des avances et en baptisant leurs enfants, les tiennent dans un véritable réseau de clientèle personnelle ; sur le plan social par les « grands dons », paysans aisés, grands et moyens propriétaires, auxquels ils sont attachés par des liens de type paraféodal et qui sont les alliés naturels des notables [8] venus des villes et des bourgs ; sur le plan moral par le clergé catholique et les prêtres du vodou, ces derniers leur servant également de médecins traitants et de conseillers sociaux ; enfin et surtout par le « chef de section » (l’officier de police rurale), véritable maître des vies et des biens, responsable devant l’autorité militaire urbaine. Ce réseau arachnéen, où la ville joue le rôle de l’araignée, fait du paysan l’être socialement le moins mobile de la société haïtienne et le transforme en spectateur politique, hors du coup, mais comptant les coups pour savoir dans quel camp il ne fait pas bon de se trouver. Tels étaient 90% de la population, mais seuls les 10% restants se croyaient véritablement représentatifs du peuple haïtien. En effet, tout l’effort national haïtien à travers l'évolution historique d’un siècle et demi d'indépendance a été mis au service de la production d’une élite, souvent de qualité, à l'intérieur de la population urbaine dont elle constituait la bourgeoisie d’affaires ou de professions libérales, classe supérieure et dirigeante de la société globale et les classes moyennes, lentement formées depuis l’indépendance et aspirant au partage du rôle dirigeant à côté ou en rivalité avec la précédente. A ce double niveau jouait le spectre des couleurs raciales, sous-produit du racisme blanc, qui mettait, au profit du plus clair de peau, une distance sociale entre mulâtres économiquement dominateurs et noirs politiquement revendicateurs. La valeur émotionnelle de cette question de couleur permettait aux classes moyennes noires de mobiliser les masses populaires dans des luttes qui, en dépit de la confusion (souvent intéressée et parfois démagogique) entre classes et couleurs, revêtaient un authentique contenu progressiste par rapport à l’exclusivisme sectaire d’une classe bourgeoise à comportement de caste.

Déclarant représenter désormais au pouvoir les 90% qui ne comptaient jusque-là pour rien politiquement et dont le faible niveau d'éducation politique présentait « l’avantage » de ne pas pouvoir constituer dans l’immédiat un obstacle au gouvernement personnel sans frein, Duvalier, en utilisant les masses rurales et urbaines au profit des intérêts de certains secteurs des classes moyennes ou même plus modestes, a commencé très tôt la démonstration que la fraction des 10% qui jusque-là était tout, pouvait être ramenée à rien politiquement, ou presque.

Et de fait, Duvalier a étendu aux élites nationales, pour les « néantiser » politiquement, les méthodes de gouvernement et le type de pouvoir que la paysannerie haïtienne connaissait déjà au niveau de la section rurale et qui, la plupart du temps et malgré le code militaire, livraient les paysans sans défense à l'arbitraire du tyranneau local qu’était souvent le « chef de section ». Par exemple, avant Duvalier, le Fort Dimanche servait déjà de prison pour enfermer les paysans de certaines régions entourant Port-au-Prince, qui y étaient acheminés à pied, les mains liées, par la justice expéditive du « chef de section ». Duvalier a élargi l'accès de Fort Dimanche aux membres de l’élite haïtienne dont certains ont eu alors seulement la révélation que ces cachots sinistres servaient déjà, avant eux, à enfermer des êtres humains, en violation des droits les plus élémentaires de la personne [9] humaine. Un des traits cardinaux du régime de Duvalier est qu’il a gouverné le pays en « chef de section » national, sachant fort machiavéliquement que cela ne pouvait choquer vraiment dans leurs habitudes et conceptions que moins de 10% de la population. Pour les 90%, ce n’était pas de l'inédit puisque la façade de démocratie libérale était restée un luxe urbain pour élites occidentalisées, pénétrées de culture gréco-latine et francophones, adeptes de l’humanisme révolutionnaire français de 1789 dont les constitutions haïtiennes étaient l'invariable et mensongère expression. Duvalier retournait le système traditionnel contre les élites qui avaient maintenu les masses au-dessous du seuil de conscience politique qui aurait permis à celles-ci d’éprouver l'impression d’implacabilité insupportable de la tyrannie, ces masses pour lesquelles la domination du plus fort, par la force pure et simple, était sinon chose naturelle, du moins constatation d’un fait de la vie tout à fait banal, pain quotidien des travaux et des jours. À cet égard, combien était saisissant et révélateur le contraste entre d’une part les élites qui trouvaient légitimement grotesques, inacceptables et anachroniques l’étalage sans fard ni pudeur, du despotisme le plus féroce et les gifles de la présidence à vie puis de la succession du « gamin » et d’autre part les masses mobilisées par force pour célébrer, somme toute dans l’allégresse communicative du tambour, de la musique, de l’alcool et des « coudialles » (fêtes et ripailles populaires) l'ère de « Duvalier pour tout le temps ». Le « génie » politique de Duvalier se situait tout entier dans l'art d'utiliser à son profit les maux structurels du système et d’exploiter, en se gardant bien d’y porter remède quant au fond, les conséquences psychologiques et objectives des injustices dont les masses populaires, rurales surtout, étaient avant lui et sont restées avec lui, les éternelles victimes au bénéfice de moins de 10% de la population.

LA COURBE ÉVOLUTIVE
D’UN RÉGIME POLITIQUE


En réalité, le fils succède au père à une phase de l’évolution du gouvernement de ce dernier à laquelle on n'a pas suffisamment prêté attention. Certes, de 1957 à 1969, Duvalier a étonné amis et ennemis en mettant fin brutalement aux illusions progressistes qu'on pouvait nourrir à son endroit, en frappant tous ses adversaires et rivaux politiques en même temps et dès le début (les partisans des candidats Déjoie, Jumelle et Fignolé, les indépendants de l'Alliance Démocratique et jusqu’à ses obligés politiques parmi ses propres supporters I) et en mettant à l’essai, au détriment du développement économique du pays, un système de contrôle policier absolu des conduites et des consciences annonciateur de l’avènement d'un crypto-fascisme. « Les cruautés bien pratiquées sont celles commises toutes à la fois au début du règne afin de pourvoir à la sûreté du prince nouveau » a écrit Machiavel dont le « grand fauve » de la politique haïtienne allait appliquer plus d'un précepte. Ensuite de 1961 à 1967, ce système, parfaitement rôdé, consolidé et pour ainsi dire épanoui, a assuré, par un terrorisme qui [10] Zone de texte: 11a franchi les limites de l'horreur, la pérennité d’un fascisme de sous-développement qui n’hésitait pas à annoncer ses couleurs cauchemardesques, quitte à aggraver la décroissance économique et à encourir l’ostracisme international. Par contre, de 1968 à 1970, le régime commençait à recueillir les dividendes de son efficacité politique. Cela allait lui permettre d’adopter un masque de libéralisation d’autant plus facile à simuler que la répression avait fait place nette pour le pouvoir personnel à vie sans contestation, que l'accoutumance à la terreur avait anesthésié une population matériellement désarmée et psychologiquement interdite, que les avatars d'une opposition en exil, parfois héroïque, souvent divisée et noyautée par infiltration, toujours finalement impuissante servaient sa cause à l’intérieur et qu'enfin les durcissements autoritaires dans bien des pays étrangers rendaient le régime fort de Duvalier moins anachronique ou, en tout cas, moins singulier. Cette dernière phase consacrait un processus de double légitimation du pouvoir duvaliériste par le ralliement, à l'intérieur, d’une aile réaliste de la bourgeoisie mobilière métisse et étrangère et par le retour en grâce, à l'extérieur, auprès des Américains rassurés par l'anticommunisme affiché, auprès des Français et des Canadiens saisis par le militantisme de la francophonie et auprès des européens impressionnés, à défaut de progrès, par la stabilité et la durée du régime, tous se voyant offrir, dans la sécurité et dans des conditions inespérées, un champ nouveau à l’expansion de leurs activités. Et ainsi on pouvait espérer améliorer l’image en maintenant les pièces essentielles du système répressif. Et personne alors ne s’est avisé du glissement en douce du pouvoir personnel au pouvoir anonyme du système, qui permettait déjà à des substituts de s'initier à gouverner au nom de Duvalier et par sa permission.

ESQUISSE
D’UN BILAN ÉCONOMIQUE ET SOCIAL


De 1957 à 1967, le régime, soucieux de la seule efficacité politique a laissé sombrer l'économie du pays au niveau le plus bas depuis la seconde guerre mondiale. Certes, il n’a pas créé la crise ; il l'a trouvée déjà installée à son avènement, dans l'héritage obéré laissé par son prédécesseur le général-président Paul E. Magloire. Mais il a été incapable de la juguler. Le produit national brut a subi une baisse réelle de 15% entre 1962 et 1965, baisse qui s’est prolongée en 1966 (3,4%) et en 1967 (2,2%). Parallèlement, la consommation par habitant passait de 67$ en 1964 à 62 $ en 1967 alors que l'indice du coût de la vie, en prenant l’année 1943 comme année de base (indice 100) passait de 119 en 1964 à 135,2 en 1967. Il y a donc un phénomène de paupérisation nationale sans équivalent dans l'Amérique Latine et les Caraïbes d’alors. A l'ère de Duvalier, Haïti marchait à reculons.

Cet enlisement dans le sous-développement caractérisait tous les secteurs de l’économie. Chaque année, les pluies entraînent dans la mer 7 millions de tonnes de sol qui contiennent quelques 4.000 tonnes d'éléments nutritifs, sans que rien de sérieux soit entrepris pour lutter [11] contre cette érosion galopante. Si on prend pour indice de base la production agricole des deux premières années du gouvernement de Duvalier (soit 100 pour 1957 et 1958), cette valeur est passée à 90 en 1965 et à 87 en 1967. La production d’électricité est passée de 65 millions de kWh à 63,4 de 1965 à 1967. Les industries extractives ont connu la même baisse de production : de 1964 à 1966, la production de bauxite est tombée de 457.655 tl à 412.017, celle de cuivre de 18.421 te à 9.821 et celle de ciment de 56.170 tm à 32.500. L’industrie des biens de consommation ne s’est guère mieux portée, la fabrication des chaussures par exemple, passant de 98.730 paires en 1965 à 45.148 en 1967. Le revenu national par tête estimé à 77$ en 1962 passait à environ 70$ en 1967. En dépit des fanfaronnades de « la décennie du développement », les slogans de la propagande officielle se traduisaient par la régression de la production, la dégradation du capital existant et la baisse alarmante du niveau de vie des masses. L'Haïti de « l’ère de la révolution duvaliériste » connaissait avec ses 5 millions d’habitants le degré maximum de pression sur les ressources naturelles.

Une telle régression économique, aggravée par l’injustice des structures sociales, acculait à la misère le plus grand nombre, c’est -à- dire ces masses rurales que le régime prétendait défendre. D’après les chiffres officiels publiés par un organisme gouvernemental, la CONADEP (Commission Nationale de Développement et de Planification), la population active d’Haïti est répartie comme suit, au point de vue du revenu annuel moyen : secteur primaire, 85% de la population avec un revenu annuel par tête de $ 62 ; secteur secondaire, 6% de la population avec un revenu de $ 432 et le secteur tertiaire, 9% de la population disposant d’un revenu de $ 720. Ainsi le revenu total de ces 15% de la population active représente 60% du produit total du pays.

Dans la mesure où, en Haïti, le secteur primaire couvre la campagne et les secteurs secondaire et tertiaire surtout la ville, un géographe français a calculé que le secteur primaire produit les 9/10 des exportations, ce qui permet aux secteurs secondaire et tertiaire d’absorber les 9/10 des importations, et la « révolution » duvaliériste qui prétendait gouverner au nom de l'arrière-pays rural n’a guère changé ce fait qui est pourtant fondamental. S'il y a un médecin pour 20.000 habitants en moyenne, la moitié du corps médical exerce à Port-au-Prince. L’enseignement primaire rural public dispose d'un budget qui n’est pas le tiers de celui de l'enseignement primaire public urbain, lequel dessert, ne l'oublions pas, 10% de la population. Il est à signaler d’après les chiffres du budget opérationnel 1967-1968 que les ministres de l’Education nationale et de l’Agriculture disposent respectivement de 11,6% et 8,4% du budget de l’État dont 25% vont à l’Intérieur, à la Police et à la Défense nationale, lesquels disposent déjà de fonds importants « débudgétarisés » de la Régie du Tabac. Par comparaison, le budget de l'Université Yale aux États-Unis pour 12.000 personnes est de 3 fois supérieur au budget national haïtien censé être pour 5 millions d'habitants. Le budget d’éducation de la petite Jamaïque (superficie [12] 2 fois 1/2 moindre et population 3 fois moindre) égale le budget national de l'Haïti de Papa Doc. C'est bien simple, pas un seul programme de logements sociaux n’a été exécuté depuis 1957, c’est-à-dire depuis que Duvalier consacre ses veilles à l’amélioration du sort des masses laborieuses !

Un indice certain de la gravité de la situation est l’évolution de l’émigration sous les effets conjugués de la menace de la misère et de l’oppression. L’émigration rurale des coupeurs de canne, qui s’orientait depuis le début du siècle vers Cuba et la République Dominicaine, s'est aggravée vers cette dernière. Le Président dominicain Balaguer cite le chiffre de 300.000 h qui auraient franchi la frontière de 1961 à 1967 ! Elle cherche un autre exutoire à Nassau et dans les îles Bahamas. L'émigration massive des universitaires, des techniciens, des cadres supérieurs et moyens a pris le départ sous Duvalier dans une diaspora qui les disperse aux U.S.A., au Canada, en Afrique, en Europe, en Amérique Latine et jusqu'en Asie, au service ou non des Organisations internationales et des gouvernements étrangers. Cette perte de substance atteint également les ouvriers qualifiés I ! ! Le départ devient LA solution. Et commence, lentement mais implacablement, un processus refusé jusque-là par les Haïtiens de l’extérieur : la naturalisation dans les pays d'accueil, qui risque de transformer cette perte en définitive.

Certes, il n’y a pas que des ombres au tableau. Depuis 1968, on ne descend plus la pente, si on ne remonte pas encore vraiment. Le tourisme a repris. Les transferts privés, par suite des envois d’argent des Haïtiens de l’extérieur, et la reprise, bien que honteuse encore, de l'aide étrangère, ont stoppé la dégradation financière. Des firmes américaines délaissent Porto-Rico pour venir investir en Haïti où la main-d'œuvre est d’un bas prix sans égal. Ce sont des entreprises de « quick money », mais qu’importe pour des gouvernants décidés à faire flèche de tout bois. Entre-temps, des importants travaux d'infrastructure, périodiquement annoncés depuis 1957, seuls deux ou trois commencent à voir le jour : l’aéroport international de Maïs gâté pour avions à réaction ; la route bétonnée du Sud réalisée sur une trentaine de kilomètres ; la construction de la centrale hydro-électrique de Péligre entamée avec lenteur. Cela changeait tout de même avec le type de réalisations d’avant : Palais des Contributions, Quartier Général de la Police, casernes de la Garde présidentielle, etc.

Si la campagne d’alphabétisation n’a pas pu dépasser le stade de l'expérience de laboratoire en touchant seulement 3,5% de la masse des 90% d’analphabètes, par contre un effort très net est fait dans l’enseignement secondaire surtout, dû à l’initiative privée (missions catholiques et protestantes notamment). Un brassage social a été opéré par l’avènement dans les strates privilégiées, de quelques « Ti Joseph » venus des masses populaires par un processus de capillarité sociale grâce à la voie politique d’enrichissement et par la promotion de quelques familles de classes moyennes qui ont forcé, en tant qu'unités, les portes de la bourgeoisie au moins sur le plan du niveau de vie et du [13] style de consommation. Pendant ce temps là, l'oligarchie traditionnelle, en la personne de ses membres qui n’avaient pas fui devant l’orage ou qui sont retournés au pays après, gardait et consolidait même l'essentiel de sa puissance économique de classe restée intouchée, et de son commandement social, contre l’acceptation d’être tenue à l’écart des positions politiques de commande détenues par de nouveaux « bourgeois en style de consommation ». Devant la nécessité, elle savait comment ne pas lâcher la proie pour l’ombre. Et pour améliorer le sort du peuple, deux codes : le Code rural et le Code du travail dont on attend encore le respect des prescriptions relativement progressistes !

LE NOUVEL ÉTAT
DES FORCES POLITIQUES INTÉRIEURES


A. — Chefs militaires et Politique.

On dit souvent que Duvalier a détruit l’armée d’Haïti. Ce n'est pas exact. Il l’a maintenue en tant qu'institution, mais en la vidant de sa substance, en la neutralisant par la milice des tontons-macoutes et en la domestiquant par une politique habile et cynique de promotion d’officiers.

Que Duvalier ait mis de la ténacité et ait progressivement réussi à neutraliser l’armée par les tontons-macoutes pendant son « règne » est l’un des traits cardinaux de la situation politique du pays. En réalité, trois strates distinctes sinon successives constituent l’effectif des tontons-macoutes. La première, auxiliaire de la police secrète à l’origine, recrutée parmi les « anti-sociaux » de la société traditionnelle (délinquants de droit commun, marginaux du lumpen, ratés des différentes classes sociales) a joué le rôle d’hommes de main sans foi ni loi, véritables gangsters de la politique, responsables au premier chef du terrorisme aveugle avec ou sans cagoule. C’est donc la force civile armée d’exécution des basses œuvres du régime, parallèle à la section torturière de la police régulière qui dépend de l’armée et qu’elle surpasse en férocité sinon en technique. Pour cette strate, les tontons-macoutes, c’est la revanche sur « la société » par la voie du crime politique. Elle a été grignotée progressivement, parfois du vivant de Duvalier déjà et plus spectaculairement aujourd'hui. Les successeurs voudraient en faire des boucs-émissaires faciles.

Mais tous les tontons-macoutes ne sont pas des repris de justice ou des hommes de main. Une deuxième strate, auxiliaire et contrepoids de l'armée, recrutée parmi les fonctionnaires en quête de promotion sociale, les membres des professions libérales aux horizons bouchés, les opportunistes de la petite-bourgeoisie soucieux de ne pas perdre pied avec l'avènement du nouveau régime, les aigris des classes moyennes assoiffés de revanche sociale, les laissés pour compte des couches modestes acculés à survivre dans une société injuste et bloquée, est plus politisée et militarisée. Elle aime, en effet, jouer à l’armée dont elle « double » les chefs et c’est de ses rangs que sont sortis les « commandants » aux responsabilités des postes militaires. Pour cette strate, les tontons-macoutes, c’est la voie ouverte vers la satisfaction [14] de l’appétit de pouvoir politique et en même temps la force armée des inconditionnels du régime et un réflexe de défense sociale. Elle est capable de crimes, sans en faire sa spécialité exclusive.

La troisième strate est la milice populaire, embryonnaire et invertébrée, rurale d’appartenance ou d’origine, que le régime a hésité à organiser. Elle a peu ou pas d’armes, sert surtout de masse de manœuvre lors des concentrations populaires organisées et lors des défilés à effet de démonstration politique. Lancée dans le carrousel politique sans conscience politique véritable, cette strate se satisfait du salaire psychologique de savoir qu’elle compte maintenant dans la balance politique. Le revolver, symbole ostensiblement porté de sa puissance nouvellement acquise ou l’uniforme qui le distingue de ses frères de classe restés dans le « civil », assouvit sa soif de dignité et d’autorité sociale en même temps qu’il l’entoure de ce climat de respect craintif qu’éventuellement il peut monnayer soit sous forme d’abus faits aux autres soit sous forme de protection qu’elle peut offrir contre de menus avantages dans la vie quotidienne.

C'est l’ensemble de ces trois strates qu’on appelle vulgairement les tontons-macoutes et officiellement la Milice des Volontaires de la Sécurité nationale, un titre emprunté au fascisme mussolinien. En réalité, ce n’est pas une force indifférenciée et sa fidélité est plus personnelle qu’institutionnelle et ceci est important dans l’évaluation des forces politiques. Le fait qu’on a retiré leur revolver à certains éléments de la deuxième strate et leur puissance régionale à certains éléments de la troisième révèle que les successeurs ne les considèrent pas comme sûres à 100%.

Quant à l’armée régulière qui garde l'avantage d’avoir une présence et une organisation territoriales, quelques principes, une tradition, des cadres qui ont tant bien que mal été épargnés par le maelstrom des purges successives, elle n’est plus monolithique. À côté d'officiers de l'ancienne formation et de l’ancien style, qui ont survécu comme cadres compétents dans des postes et fonctions vidés de toute autorité réelle et en tout cas dépourvus de toute puissance politique et de tous moyens, pas même militaires puisque les stocks d’armes et de munitions leur échappent, et à côté d’officiers de carrière duvaliéristes et quasi-macoutisés, durcis par la compromission criminelle et anesthésiés par la corruption de l'argent politique, il y a deux catégories politiquement significatives : celle des jeunes Turcs se tenant sur la réserve et qui sans vouloir de l’ancienne armée au service de l’oligarchie traditionnelle ont assisté, impuissants, à la double dégradation de l’institution militaire d’être associée à la milice et de n’avoir pas su à temps être la « gardienne de la Constitution » contre l’oppression et la tyrannie ; ils aspirent à remettre l’institution militaire au service du peuple et du développement du pays après l’avoir réhabilitée. Mais surtout Duvalier, obsédé par l’idée fixe de ne plus permettre l’émergence d’un nouveau Magloire, c’est-à-dire d’empêcher tout homme, fût-il son gendre ou un obligé, de devenir fort à l’intérieur du régime et de menacer son pouvoir, après avoir exclu du service actif les cadres militaires les plus capables, a placé aux postes clefs de l’armée d’Haïti [15] des anciens soldats d’origine populaire, n’étant pas passés par l’Académie militaire, et à qui les régimes antérieurs auraient difficilement permis d’accéder aux centres de commande et aux positions de force réelle d’une institution-reine qui faisait et défaisait jusque-là les chefs d’État. Pour compléter le tableau, il faut ajouter la tendance à recruter des contingents militaires directement dans la milice comme après la rébellion de la marine en avril 1970.

Duvalier père a toujours voulu, et il y est presque parvenu à sa mort, amalgamer l’armée et la milice des tontons-macoutes. Le démontrent, son insistance à obtenir, des chefs d’état-major de l’armée, l'organisation de défilés militaires communs, son audace de nommer des miliciens au commandement de certains postes militaires (en association avec les chefs militaires réguliers), son habitude de faire marcher de pair patrouilles et sentinelles des deux forces, et la composition de son propre entourage de sécurité associant officiers réguliers et miliciens lourdement armés. La garde de son cercueil par 22 soldats et 22 miliciens est le couronnement symbolique de ce qu’on peut appeler la grande pensée du règne.

L événement sans doute le plus important de la nouvelle conjoncture post-mortem est le changement subtil, mais significatif, dans le rapport des forces au profit de l’armée. Elle n'est plus en perte de vitesse par rapport à sa rivale, la milice, autrefois plus sûre d’elle- même. Mais, héritage de l’œuvre du défunt, elle comprend toujours trois catégories distinctes : celle de ses cadres issus de l’académie militaire, qui sont susceptibles de penser encore en termes de professionnalisme, d’aspirer à reprendre le rôle politique dévolu autrefois à une force militaire, régulière et disciplinée, qu'ils considèrent comme la seule force matérielle véritable au service de l’ordre. Les bruits et rumeurs périodiques de « junte militaire » concernent le plus souvent les membres de cette catégorie, et ce sont eux qu’on crédite de vouloir régler son compte à la milice des tontons-macoutes. La seconde catégorie comprend les chefs militaires issus de la base et promus aux postes-clefs disposant des forces réelles de l’armée. Inconditionnels de Duvalier père à l’égal des tontons-macoutes, liés par intérêt à Duvalier fils, auquel ils ont transféré leur fidélité reconnaissante, ils sont susceptibles de poser un véritable problème à la première catégorie, qui ne semble pas avoir les moyens de les éliminer avec l’aide du pouvoir actuel ni de les gagner à une entreprise de coup d’État. Seront-ils fidèles à l'esprit de corps, ou seront-ils les gardiens de l'orthodoxie de l’ancien régime continué dans le fils ?

La troisième catégorie est, on l'a vu, celle des jeunes officiers, assez peu compromis pour constituer une réserve, assez lucides pour s’interroger sur l'état de dégradation de l’armée officielle, et assez patriotes pour s'interroger sur le rôle d’une armée moderne dans une politique nationale de progrès. Il n’est pas certain qu’ils aient la possibilité de se constituer en groupe de « jeunes Turcs ». Enfin, il ne faut pas exclure l’aléa imprévisible d’un coup de sergents à la Batista, la base et les cadres n’étant pas socialement et politiquement homogènes, bien que cette dernière éventualité paraisse peu probable.

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B. — Oligarchie mobilière traditionnelle et Politique.

Jusqu’à l’avènement de Duvalier, « le commerce et l’industrie » constituaient une des forces politiques décisives de la société traditionnelle, contrôlés par trois secteurs : le secteur indigène, bourgeoisie traditionnellement plus commerçante qu’industrielle, liée à la bourgeoisie de professions libérales, fraction de classe à esprit de caste, à prédominance métisse, souvent dénoncée dans la terminologie duvaliériste comme la bourgeoisie mulâtre exclusiviste, au sein de laquelle se manifeste « la fuite de race » ; le secteur libanais, surtout commerçant importateur, haïtien d’adoption et étranger par naturalisation, en processus d’enrichissement constant et d’ascension sociale ; et enfin le grand secteur étranger, industriel et commerçant exportateur. C’est surtout le premier et dans une moindre mesure le second qui constituaient les forces nationales actives en politique. Le système de Duvalier a consisté à appliquer un traitement spécifique à chacun de ces secteurs de cette bourgeoisie haïtienne pour la tenir en respect en tant que classe, en attendant de la rallier, individu par individu ou secteur par secteur, en jouant sur l’intérêt, la psychologie de classe et les rivalités à l’intérieur des classes. Le premier secteur avait, jusqu’à Duvalier, les dents assez longues pour faire et défaire les chefs d’État d’accord avec l’armée. Tenue partiellement en échec de 1946 à 1950 par l'expérience noire relativement progressiste des « authentiques » du régime du président Estimé, remise en selle par le coup d'État militaire de Magloire qui obtint d'elle qu'elle n'éliminât pas totalement l’acquis de l’expérience sociale de 1946, malgré un début de chasse aux quarante sizards, vaincue par Duvalier en 1957 alors qu'elle croyait venu le moment, dans l’élan de son retour en force depuis 1950, de prendre de façon plus nette et sans partage la direction du pouvoir politique avec son candidat Louis Déjoie, cette bourgeoisie mobilière indigène est d'abord l’adversaire déclaré du régime de l'homme qui avait dénoncé sa responsabilité historique dans les malheurs de la nation dans son livre « Le problème des classes à travers l’histoire d’Haïti », et, en tant que telle, victime des persécutions policières et politiques pour démontrer au peuple et lui révéler à elle-même qu'elle n'était plus intouchable. Puisqu’elle boudait, cessait d’investir et restait fidèle à ses options politiques et sociales exclusivistes, l’appareil de répression a dirigé ses coups contre elle, pendant que l'appareil de propagande diffusait des slogans de la « révolution » duvaliériste, verbalement présentée comme hostile à la domination de classe des « réactionnaires mulâtres ». Son refus politique de l’acceptation de Duvalier est allé, dans une première phase, jusqu’au désinvestissement en réplique aux exactions et aux pressions de toutes sortes : elle essaimait ses capitaux dans les îles voisines ou tentait l’aventure aux États-Unis et au Canada. Puis, comme elle est pratique et qu’elle faisait à l’étranger l'expérience que la compétition est dure dans les affaires alors qu’Haïti l'avait gâtée, comme elle est réaliste et qu’elle voyait durer le régime, comme elle est intelligente et qu’elle avait fini par saisir que les slogans révolutionnaires du régime n’étaient que « paroles verbales », elle a accepté d’être dépolitisée pour avoir de Duvalier en échange de sa neutralité intéressée et complice, [17] la sécurité des affaires. Par cette renonciation, elle cessait de se faire craindre politiquement par le régime dont elle reconnaissait que tout ce qui est politique relève du seul gouvernement et elle préparait les voies à un ralliement que plus rien de fondamental n’interdisait, surtout à l’heure où le régime embouchait la trompette anticommuniste. Ce ralliement qui avait l’avantage d’apporter au pouvoir une consécration et une caution qui lui manquaient, a été l'œuvre des trois dernières années du règne. Les affaires reprenaient, des investissements nouveaux apparaissaient, et Haïti devenait, par exemple, le premier pays exportateur de balles de base-ball du monde ! Et c’est à cette phase de la courbe évolutive des rapports entre le pouvoir et la bourgeoisie métisse que les successeurs recueillent l’héritage. La mort de Duvalier allait-elle remettre en cause l’équilibre laborieusement obtenu ?

Quant au secteur libanais ou italien, en concurrence avec le secteur précédent avec lequel sa solidarité se situe seulement au niveau large de la propriété et non au niveau du commandement social et encore moins de l’option politique, vite redevable à Duvalier de lui permettre d’être associé symboliquement au régime par l’intermédiaire de quelques-uns de ses membres injectés dans des positions politiques, plus à l'aise pour faire de bonnes affaires qu’à perdre son temps dans les chimères nostalgiques d’un pouvoir que le premier secteur n’avait jamais partagé avec lui, il s’occupait à consolider ses positions économiques et à améliorer ses positions sociales à l'ombre de la protection d’un duvaliérisme qui ne le gênait qu’à l’occasion des campagnes de collectes de fonds. La domestication de ce secteur a été faite à peu de frais. Pourquoi susciterait-elle des difficultés à l’avènement des continuateurs déclarés ?

C. — Intérêts étrangers sur place et Politique.

Mais la réalité haïtienne actuelle n'est pas saisie dans la véritable épaisseur de son tissu multiple sans sa dimension internationale et, avant tout, les intérêts économiques et politiques étrangers sur place.

Ici encore, il faut apprendre à distinguer, une fois posé le problème d ensemble du poids de l'étranger dans l’activité économique nationale : c’est une véritable position de monopole ou de quasi-monopole dans le commerce d’exportation et les investissements industriels ; mettant à profit la sécurité offerte par un régime à qui non seulement l'idée de nationalisation est étrangère, mais à qui un rapport d’organisation internationale va jusqu’à reprocher de ne pas contrôler, dans l'intérêt du public, les activités des compagnies étrangères et de ne pas réglementer les tarifs et les prix comme cela est la coutume dans les pays plus avancés, trop heureux de l'abondance d’une main-d’œuvre exceptionnellement peu chère (le salaire minimum quotidien était de 4 F par jour, alors que l'ouvrier portoricain gagnait aisément le double par heure). Deux firmes seulement achètent le coton, une exploite la bauxite, une le cuivre, une l'électricité des deux plus grandes villes du pays, etc. 75% du sucre sont exportés par une seule compagnie étrangère, l’exportation de la viande est le monopole d’une société étrangère, le ciment est produit par une firme étrangère. Le [18] café, qui représente 55% des exportations totales du pays, est exporté par 4 maisons commerciales étrangères qui contrôlent également le marché de consommation interne des textiles et des oléagineux. D’une façon générale, ce secteur, à l'origine, se reconnaissait mal dans un régime qui ne réunissait pas ses partenaires sociaux haïtiens habituels et qui n’hésitait pas à le pressurer. Il en est resté quelque chose qui empêche la totale identification du régime avec le grand capital étranger.

Les plus gros intérêts sont américains, mais c’est ici qu’il faut distinguer. En réalité, il y a eu quatre vagues d’investissements américains en Haïti, donnant en gros quatre types d'investissements qu’il serait injuste de confondre. Le premier type constitué par les investissements les plus anciens, correspond aux dinosaures du capitalisme américain en Haïti : la Compagnie Electrique, la Hasco (usine sucrière) par exemple et est devenu une enclave étrangère, peu soucieuse de participer plus activement au développement du pays, se contentant d’être installée dans la routine d’affaires amorties depuis longtemps et prolongées sans programme d’expansion, remplissant tant bien que mal l’un un contrat — tarif exorbitant de l’énergie électrique et irrégularité de son service — et l'autre, un modeste quota (le quota sucrier total d'Haïti aux U.S.A. a été de 28.480 t en 1967). Ce premier type s’est depuis si longtemps accommodé de la société traditionnelle qu’il préfère au pouvoir son partenaire privilégié, la bourgeoisie politicienne, aux hommes nouveaux charriés par le duvaliérisme. Mais comme ceux-ci sont devenus le pouvoir, il s'est accommodé bon gré mal gré avec eux et est sans doute prêt à continuer à le faire avec le régime des successeurs. De toute façon, il s’estime hors d'atteinte du pouvoir politique actuel puisque ses intérêts sont protégés par la nationalité américaine et qu’il a un lobby expérimenté dans leur défense. Le second type, plus important, plus récent et de gestion plus moderne, a fait preuve de plus de dynamisme : la Plantation Dauphin, la plus grande entreprise de production et de préparation du sisal du monde, la Reynolds Mining qui exploite la bauxite, la SEDREN qui exploite le cuivre et enfin l'usine le Ciment d’Haïti, les deux premières américaines, la troisième américano-canadienne et la quatrième française. Il est hors de doute que les sympathies politiques de ce type allaient de préférence à l’adversaire de Duvalier en 1957, lui-même entrepreneur industriel, candidat de l’oligarchie traditionnelle, Louis Déjoie. Mais Duvalier se gardant bien d'attenter aux intérêts de ces entrepreneurs, ceux-ci lui savent gré de pouvoir jouir de la stabilité de 14 ans sans augmentation de salaires et de la sécurité de 12 années sans grève ni revendications ouvrières, et de pouvoir poursuivre leurs activités aux moindres coûts (la Reynolds Mining, par exemple, s'est vue faire beaucoup moins d’exigences contractuelles en Haïti qu’à la Jamaïque voisine). Cependant les conditions locales n'ont pas été favorables à une politique d’expansion de leur part.

Le troisième type d’investissements, caractéristique de l'ère de Duvalier, est constitué par ce qu’on a appelé déjà les « nouveaux investissements requins », genre Hamco (abattage et exportation de [19] viande), la Caribbean Mills (minoterie), dotés de monopole sans rapport avec l’exploitation rationnelle des ressources locales d’un pays exportateur de viande sans être un pays d’élevage, et producteur de farine de froment sans être cultivateur de blé. Un exemple : les producteurs haïtiens reçoivent de la Hamco 5 cts américains pour une livre de poids vif, alors qu’à la Jamaïque le tarif est de 15 à 18 cts la livre. On comprend sans peine que Duvalier ait pu se ménager ses plus gros défenseurs dans ce type d’où se détachent les investissements texans des Murchinson dont deux affaires aux U.S.A., l’enquête sur les ramifications du lobby Irving Davidson et le scandale de l’affaire Bobby Baker intéressé dans l’exportation de viande d’Haïti, ont révélé les liens avec les milieux influents de Washington sous la précédente administration.

Enfin, une dernière présence étrangère dans les affaires est à signaler : celle de la Maffia, appelée, semble-t-il, à la rescousse par un Duvalier alors aux prises avec la C.I.A, pour opposer les moyens ténébreux de la première aux machinations pendant quelque temps hostiles de la seconde. Une enquête privée américaine la crédite de contrôler le Casino, les jeux, tout un trafic et un réseau d’activités de la Cosa Nostra grâce à ce nouveau bastion dans les Caraïbes, et d’avoir, en échange, fourni à Duvalier les armes et l'appui que lui refusait officiellement Washington.

Mais c’est surtout l'intérêt politico-stratégique des États-Unis qui est en cause, dans cette mer des Caraïbes qui est toujours leur lac en marge de leur ligne de rivage continental et le moyen de liaison maritime entre les façades Atlantique et Pacifique par le canal de Panama. Commandant l’une des portes de cette mer, Haïti est pour ainsi dire prise en sandwich, géographiquement et politiquement, entre la Cuba de Castro dont la sépare un canal de 90 kms, « voie d’infiltration possible », et la République dominicaine de Balaguer, travaillée par le ferment anti-impérialiste des nouvelles doctrines de Juan Bosch et de la gauche communiste. La vigilance de Washington apprécie cyniquement la performance du régime des Duvalier de maintenir le pays dans un îlot de stabilité tranquille et anticommuniste, au milieu des pays Caraïbes en pleine tension critique. De là, la rencontre entre leur intérêt national à brève échéance et le maintien en Haïti d’un statu quo relatif qui écarte provisoirement tout aléa. Hostiles donc à un déblocage explosif, ils espèrent amener le régime à changer progressivement de style, en escomptant que cette évolution rendrait possible, par transition lente, le retour au pays et plus tard aux affaires de l’opposition traditionnelle, ou en tout cas, d’une équipe non communiste.

D. — Hiérarchie catholique et Politique.

Troisième pilier de la hiérarchie traditionnelle Armée, Affaires, Eglise, le clergé catholique a subi un traitement de même style que celui de l’armée : écrémage, neutralisation par contrepoids, domestication par promotion d'en bas pour les uns, compromission par corruption pour les autres, tout en mettant à son actif l’indigénisation de la hiérarchie ecclésiale. L’histoire est en partie racontée par Duvalier [20] lui-même dans son livre modestement intitulé « Mémoires d'un leader du Tiers Monde ». Le régime a été en butte dès l'origine à l’hostilité d'une hiérarchie catholique étrangère, liée à l’oligarchie traditionnelle, et politiquement compromise dans le camp du candidat Déjoie. De ce fait, l’opposition de l’épiscopat catholique fondée sur des motifs moraux et religieux se doublait d’une opposition politique qui lui donnait sa coloration véritable aux yeux de Duvalier. Aussi, celui-ci s’arrangea-t-il pour expulser brusquement et d’un seul coup les évêques français des diocèses d’Haïti. Il a pu réussir d’autant plus facilement cette opération qu’il bénéficiait par ailleurs du soutien d'un clergé indigène revendiquant l’accès au pouvoir ecclésiastique national, qu'il finit par lui assurer après de délicates négociations avec le Saint Siège. La politique du fait accompli avait porté des fruits. Au même moment, il exploitait tactiquement le bon vouloir d’autorités protestantes ravies de gagner de l'influence politique aux dépens du catholicisme officiel, mais qu’il saura, le moment venu, tenir en respect à leur tour. Il réalisait l'avènement du clergé vaudouesque dans la « classe politique » par la substitution en fait, sinon en principe, de l’influence politique des prêtres du vaudou à celle traditionnelle des évêques catholiques dans l’entourage du pouvoir. La « macoutisation » du clergé vaudouesque n’était pas difficile, et on connaissait déjà des chefs tontons-macoutes prêtres de la religion populaire. Celle de la hiérarchie catholique était plus difficile, mais la malignité populaire ne l’a pas cru impossible, puisque l'on raconte volontiers à Port-au-Prince l'histoire que certains parmi les nouveaux évêques indigènes, le jour de leur réception par Duvalier, laissèrent maladroitement tomber leur revolver en cherchant à tirer leur mouchoir de leur poche. Là aussi, un groupe de jeune turcs, hostiles à l’ancienne hiérarchie traditionnaliste, mais meurtris par la situation de dégradation morale acceptée par la nouvelle à l’égard d’un pouvoir tyrannique, tortionnaire et corrompu, a essayé d'opposer les valeurs de la foi chrétienne aux crimes et aux turpitudes des gouvernants, et de représenter le nouveau visage de l’Eglise issue de Vatican II. Les plus en vue, accusés de communisme, se virent expulsés à leur tour, en bloc, bien que nationaux eux-mêmes. L’haïtianisation a marché habilement de pair avec la domestication. Aussi ne faut-il pas s’étonner que la hiérarchie catholique nouvelle ait donné le meilleur d'elle-même pour réussir les funérailles religieuses d’un Duvalier père qui fut, en son temps, excommunié, et le « Te Deum » pour célébrer l’avènement de Duvalier fils. Ceux qui restent, des jeunes progressistes ou simplement des indépendants du clergé, sont sur la corde raide, essayant d’avancer, tout en évitant les ennuis d’un côté et sans se compromettre de l’autre et constituent une Eglise du silence, peu redoutable à brève échéance pour le pouvoir. L’épiscopat catholique est d’ailleurs sur la défensive sur tous les fronts, ayant fort à faire avec le prosélytisme d’un protestantisme ami et néanmoins compétiteur en pleine expansion, avec la concurrence d’un vodou dont la réhabilitation quasi officielle modifie en faveur de celui-ci les pratiques syncrétiques catholico-vodouesques de la société traditionnelle, et enfin, avec la rivalité hostile des idéologies de gauche dont la faveur auprès d’une partie de la jeunesse fait reculer le domaine de juridiction du credo chrétien.

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E. — Forces intellectuelles et syndicales et Politique.

De l’intellectualité, dont la vitalité s’alimentait de la percée de nouveaux échantillons et qui s’engageait de 1946 à 1957 dans les voies nouvelles d’une modernisation de la culture haïtienne par un élargissement de l’éventail des disciplines enseignées ou pratiquées, par une technicisation des connaissances et par un progressisme de l'orientation dont la dernière manifestation collective publique a été les Cours publics universitaires de l'été 1957, qu'il s’agisse de la presse où, à partir de l’avènement du régime des tontons-macoutes, elle s'exprime le moins possible sauf, bien entendu, dans sa partie qui encense le régime, souvent sur commande, ou de l’Université transformée dès 1961, après la dissolution des organisations syndicales d’étudiants et d’enseignants, et à l’issue de la dernière crise étudiante qui faillit ébranler le régime, en pépinière de duvaliéristes bon teint, le plus grand nombre et sans doute les plus valables, sauf exceptions, sont partis. Ceux qui restent ont appris le prix du silence et le goût forcé des commentaires à voix basse pour des oreilles sûres. Seuls une poignée de thuriféraires à la plume facilement portée au superlatif et un quarteron de technocrates appuient vraiment le régime. Parmi les laudateurs du régime, il n'est pas inintéressant de signaler la présence active d’un français établi là-bas de longue date, homme à particule et journaliste habile, ami très proche du défunt qui savait utiliser et récompenser ses talents multiples, promu dans le régime des successeurs au rang de conseiller spécial du président avec droit de participation au Conseil des ministres : il affiche des convictions maurrassiennes... Quelques indépendants, restés ou revenus sur place, continuent à maintenir la qualité traditionnelle des cadres professionnels du pays, prolongeant un des paradoxes les plus frappants de la réalité haïtienne : la possession par Haïti, malgré l’exode massif des cerveaux, d'équipes de médecins et d’architectes de tout premier ordre, d’intellectuels de classe internationale et d’artistes de renommée mondiale, mais le tout en petit nombre par rapport aux besoins du pays.

Les syndicats ouvriers indépendants, à cadres chrétiens comme la Fédération Haïtienne des Syndicats Chrétiens, ou à cadres communistes comme l’intersyndicale, n’ont pas dépassé le cap des années 1962-1963, brisés par le pouvoir et leurs chefs en prison ou en exil. Comme pour la presse, dont tous les journaux d'opposition ont été fermés, comme pour l’université, épurée de 1960 à 1963, le régime ne peut accepter que les organisations d’ouvriers dociles, renonçant non seulement à toute activité hostile mais même à toute neutralité politique.

Aussi, en vertu du principe « qui ne se déclare pas avec moi est contre moi », les journalistes, les intellectuels, les membres des professions libérales, les fonctionnaires, les leaders ouvriers sont-ils constamment sollicités de rédiger ou de lire des déclarations d’adhésion à la politique gouvernementale, ce qui ne fait qu’accélérer les départs [22] pour l'étranger. Mais, de toute façon, dans la situation de force actuelle, toute solution repose davantage sur « la dialectique des armes » que sur « l’arme de la dialectique ».

F. — Le rôle historique de la papadocratie.

On a cherché dans toutes les directions des précédents ou des inspirateurs à Duvalier. Et on n'a sans doute pas tout à fait tort : on retrouve un peu de Duvalier dans bien des régimes autoritaires passés ou présents arbitrés par un homme providentiel. Un récent ouvrage remonte jusqu'à la reine Marie-Caroline de Sicile, au début du dix-neuvième siècle. Les thuriféraires du régime aimaient l’inscrire dans une trinité des D avec Dieu et Dessalines, le rude fondateur de l'indépendance nationale. Le comparer à Rosas réputé « le plus absurdement cruel des caudillos d’Amérique Latine », mais le véritable fondateur de l’unité nationale de l’Argentine après l’indépendance de cet état est lui faire sans doute beaucoup d’honneur. Pour les tontons macoutes, on peut certes citer les précédents historiques des « rurales » de Porfirio Diaz au Mexique ou des « llaneros » de Gomez au Venezuela qui ont assuré respectivement trente-cinq et vingt-sept ans de pouvoir à l'un et l’autre, mais il y a dans l’histoire même d’Haïti le précédent des « Zinglins » de Soulouque. On peut trouver en lui un peu de Trujillo de la République dominicaine dont il s’est inspiré pour les techniques policières, l’action souterraine aux U.S.A. et le culte du pouvoir personnel ; un peu de Batista, de Cuba, pour l'impuissance à faire face à une crise qui le dépassait et le recours à la corruption, à la torture et aux « rackets » internationaux, un peu d’Anastasio Somoza qui réussit à transmettre le pouvoir à son fils Luis, au Nicaragua.

Duvalier lui-même cite avant tout comme référence Atatürk, le père de la Turquie moderne, mais dans la liste personnelle de ses modèles ou émules, il fait figurer pêle-mêle, significativement Salazar et Hitler, ambitieusement Nasser et Hô Chi Minh, et même dans son délire mégalomaniaque, de Gaulle et Mao ! Il n’en demeure pas moins le prototype d'une espèce sui generis, le Führer d’un fascisme de sous-développement qui risque de ne pas se réduire à un exemplaire unique.

Face à la crise de la société traditionnelle haïtienne, crise qui remonte au début de ce siècle, mais dont l’occupation américaine d’Haïti, de 1915 à 1934, avait différé l'issue, Duvalier est à la fois la résurgence historique du dix-neuvième siècle haïtien et le contemporain soumis aux pressions des réalités du vingtième siècle.

Archaïques sont sans doute son organisation du pouvoir, sa présidence à vie, son mépris de toute façade juridique, la crudité de son absolutisme personnel, sa conception essentiellement politique du développement économique, sa subordination absolue de la technique à la politique, ses invocations des forces telluriques, sa vision délirante du « leadership » haïtien dans le monde noir. Mais cet archaïsme plonge ses racines délibérément dans l’archaïsme des 90% de la population, pour lesquels il avait toujours été la norme sociologique.

[23]

Contemporains sont certainement sa technique du pouvoir totalitaire, sa science d’une propagande unilatérale violant les consciences, sa médication cynique combinant une dose de verbalisme révolutionnaire et une dose d’action répressive, l’exploitation habile à son profit de chaque conjoncture internationale, mettant en difficulté le grand voisin du Nord, son utilisation d'armes ultra-modernes comme force de dissuasion politique interne, son appel aux masses par des mobilisations occasionnelles qui interrompent à peine leur apathie politique, mais qui sont invoquées comme fondement et justification de sa politique.

En réalité, le moteur de l’action politique du régime est le ressentiment personnel d’un « homme nouveau », médecin sans clinique et intellectuel longtemps méconnu, dont les options idéologiques et culturelles empruntaient des itinéraires déjà prestigieusement occupés d’un côté par Price Mars, le père de la négritude et, de l’autre, par Jacques Roumain, l’ethnologue fondateur du parti communiste. Ressentiment d'un secteur des classes moyennes noires, dans une société cloisonnée et dichotomique, dont une ligne importante de clivage, la couleur, était généralement indicatrice de plus grandes chances de réussite sociale. Ressentiment d’un peuple de couleur, américain par la géographie, français par la langue et africain par la race, longtemps victime d’ostracisme de la part d’un monde à direction blanche qui avait jeté l'interdit sur sa révolution nationale d’indépendance. Le ressentiment personnel fait adopter le langage de la protestation sociale, mais dans l’ambivalence de l’hostilité par envie ; le ressentiment des classes moyennes fait parler un langage pseudo-révolutionnaire, mais mène facilement au fascisme ; et le ressentiment vis-à-vis de l’hostilité et de la dépendance étrangères revêt les formes d’un pseudo-nationalisme, mais il est capable de brader l’intérêt national au profit d’un étranger à courtiser. Protestation sociale, pseudo-révolutionarisme, pseudo-nationalisme sont alors l’expression de la recherche inconsciente d'une légitimation par la reconnaissance de ceux qu'on déclarait combattre et avec lesquels on est trop heureux de se réconcilier. À cet égard, il est significatif que le rapprochement avec les Américains et le ralliement de l'oligarchie mobilière métisse ont apporté la légitimation du pouvoir de Papa Doc l’usurpateur. Le rôle historique de la papadocratie aura été, sur le plan collectif, la dépolitisation des forces traditionnelles, la mise à nu des contradictions du système traditionnel portées à l’absurde par le régime, l’insertion des masses paysannes dans le mouvement politique sans éducation ni conscience politiques véritables, un certain brassage social au sommet par la montée de quelques secteurs sociaux modestes au cercle des privilégiés de la fortune et de la politique, l’hypothèque de l’avenir économique national au profit de l’étranger et l’évidence que Duvalier lui-même, à défaut d'avoir été un réparateur ou même un justicier, a été pour beaucoup un révélateur des maux structurels d'Haïti dont la gravité est illustrée par l'exode de ses cerveaux et d’une partie alarmante de ses forces vives, laissant sans encadrement compétent suffisant et sans stimulant efficace un potentiel humain pourtant riche en virtualités de 5 millions d’habitants, le pays réel.

[24]

Mais les traits les plus frappants du paradoxe duvaliérien sont d’une part, que les 14 années de papadocratie ont abouti à dégager des forces nouvelles mais en équilibre instable avec les anciennes, contenues mais non détruites, ce qui a pour effet d’empêcher un déblocage de la situation de crise dans laquelle l'ordre fasciste duvaliérien trouve à la fois son humus naturel et sa justification et d’autre part que le développement incontestable d’un esprit plus « national » (redécouverte du typique haïtien, acheter et consommer « national », penser et créer « national ») s’accompagne cependant d’un état d’esprit de désertion et de la consolidation, à la direction de la société, des secteurs sociaux les moins « nationaux » (milieux d'ancrage, de médiation ou d’attraction de la domination économique, socio-culturelle et politique de l’étranger).

LE NŒUD GORDIEN
DE LA CONJONCTURE POLITIQUE ACTUELLE


Maintenant que le verrou de la personne de Duvalier a sauté du fait de sa mort, d'autres empêchent le déblocage de la situation dont le plus important à l’intérieur est, malgré les déclarations d’ouverture, le maintien de l'appareil répressif du système et, à l'extérieur, l'interposition d’une politique américaine de statu quo relatif pour éviter une crise dont l’un des aléas, si elle n’était pas contrôlée et canalisée par Washington, risquerait, à ses yeux, de donner des chances à un castro-communisme local subventionné de l’extérieur...

Depuis longtemps déjà, les États-Unis n’ont pas caché que dans l’éventualité d’une crise grave, susceptible de déboucher sur une voie révolutionnaire anti-impérialiste d’inspiration communiste, ils n’hésiteraient pas à débarquer à nouveau les « Marines » et les forces spéciales, rééditant ainsi l’expérience de l’intervention en République Dominicaine, en 1965. Les encouragements officiels de l’ambassadeur américain Knox au régime et ses plaidoyers publics, dans la mesure où ils traduisent sa position réelle, en faveur d'une politique nord-américaine de soutien aux Duvalier, s’expliquent sans doute dans cette perspective d’éviter à tout prix une crise de ce type. En ce sens, le régime des successeurs est chargé politiquement — c’est son rôle historique — de faire faire aux U.S.A. l’économie d'une nouvelle intervention et occupation militaire avec les réactions qu’elle ne manquerait pas de susciter chez les patriotes haïtiens de toutes tendances et aussi dans l’opinion nord-américaine elle-même et dans le monde. En tout cas, un des prévisions que j’avais faites, dès 1963-1964, à la fin de Haiti of the Sixties et selon laquelle toute continuation du régime de Duvalier risque de frayer la voie au développement d’un fort sentiment antiaméricain chez les Haïtiens, semble avoir un début de réalisation, même dans les milieux d'exilés à New York peu suspects de sympathie naturelle pour les idées de gauche. La question pour Washington, comme d’ailleurs pour Paris, est de savoir si ces deux plus importants parmi les principaux pôles traditionnels de la diplomatie haïtienne (Washington et Paris) sacrifieraient ou compromettraient leurs intérêts à moyenne ou à longue échéance, à leurs intérêts immédiats au nom d’un réalisme [25] fondé sur une situation précaire, sans parler des considérations de morale internationale auxquelles le fait d’être une grande puissance ne devrait pas dispenser d’obéir.

Car, en Haïti même, tout est loin d'être dit de manière irrévocable, même si le calme de la rue et le caractère apparemment normal de la vie quotidienne, expression d'une situation plus subie qu’acceptée, autorisent provisoirement à croire en un succès de la continuité et en l’avenir du duvaliérisme sans Duvalier père.

Le monde des affaires continue d’afficher, à l’égard du fils, l'opportunisme tactique qui lui a réussi ces trois dernières années avec le père. Bourgeoisie commerçante dans ses deux strates métisse et libano-syrienne, elle a besoin du pouvoir politique pour alimenter, protéger et soutenir ses affaires, l’État passant les plus grosses commandes et pouvant octroyer, en plus de la sécurité, de gros avantages douaniers, fiscaux ou autres. Bourgeoisie industrielle dans ses deux strates métisse et étrangère, elle apprécie la sécurité dans la stabilité et les garanties de profit offertes par un régime sous lequel les grèves ne sont pas tolérées, les salaires n’augmentent pas au rythme de croissance des bénéfices et d’augmentation du coût de la vie, et les obligations sociales du code du travail peuvent être contournées par « arrangements » particuliers. Il n’en demeure pas moins que pour le monde des affaires, la situation actuelle est un moindre mal (pas le pire cependant) et il n’est guère solidaire à la vie et à la mort avec le régime des successeurs à la perte duquel il assisterait ou même travaillerait sans déplaisir, à condition de pouvoir récupérer tout ou partie de son influence politique.

Le reste de la population urbaine, en l'absence de tout parti politique véritablement implanté et dans l’impossibilité d’organisations de masse autres que celles instituées par le pouvoir, est chloroformé par une propagande unilatérale, face à laquelle la presse clandestine est encore de faible portée. Force potentielle, elle rallierait sans doute tout mouvement sérieux et efficace en lui apportant les dimensions de l’explosion populaire, mais l’opposition a difficilement accès aux masses, police et tontons-macoutes veillant au grain. Aussi, ne faut-il pas s'étonner de l’apathie politique apparente et provisoire de ce secteur. Muselée par la crainte de se trouver compromise aux yeux d’une police toujours omniprésente et toute-puissante, cette population urbaine est surtout soucieuse, pour le moment du moins, d’éviter les ennuis avant même qu’elle puisse relever la tête si elle arrive à s’en donner les moyens un jour et, dans l’hypothèse où, cessant de se contenter d’y penser, elle entreprend d’y travailler. Champ difficile à ensemencer dans l’état actuel, par les porteurs d’idées révolutionnaires. En attendant, elle pratique le refuge dans l’humour et dans le fantasmique, comme l'attestent les trois histoires les plus significatives racontées sur Duvalier. La première : une vieille paysanne à qui un sorcier avait recommandé d’appliquer d'urgence une image de Satan sur la tête de sa fille gravement malade pour la guérir, utilisa, faute de mieux, une photo de Duvalier qu’elle avait à portée de main. La mort fut instantanée et le sorcier d’expliquer à la mère éplorée que la dose avait été trop [26] forte. La deuxième : la très forte chaleur orageuse le jour des funérailles de Duvalier a été expliquée par la malignité populaire comme l’effet de l’ouverture toute grande des portes de l’enfer pour accueillir son hôte le plus encombrant. Enfin, la troisième raconte comment saint Pierre, n’en croyant pas ses yeux, vit accourir aux portes du paradis le jour de la mort de Duvalier, Satan en personne, affolé et penaud. Duvalier, se plaignait-il, venait, par un coup d’État, de prendre le pouvoir à vie dans l’Enfer. Si le ridicule, jusqu’au grotesque, n'a pas tué ce régime, l’humour, même noir, ne l’enterrera pas.

À la campagne, les propriétaires fonciers, responsables en grande partie, par leur influence, du succès de la campagne électorale de Duvalier dans les provinces, ont été vite soit éliminés, soit domestiqués soit tout simplement court-circuités sur le plan politique — le seul qui intéressait Papa Doc — par la promotion d’« hommes nouveaux » comme chefs tonton-macoutes régionaux, par un choix présidentiel personnel des chefs de section, par l’utilisation habile de l'emprise des prêtres du vodou sur les paysans et par l’appel direct aux masses paysannes sans passer par l’intermédiaire obligés de leurs anciens chefs traditionnels vis-à-vis desquels le fils n'a de toute façon pas les dettes politiques du père.

Quant à la paysannerie pauvre, si souvent évoquée dans les slogans gouvernementaux, lancée dans le mouvement politique sans éducation politique véritable, éveillée tout de même à un certain sens de la dignité, mais sans prise de conscience réelle de sa condition infra-humaine et des possibilités d’en sortir, elle est manipulée par le pouvoir et grisée par le tourbillon des manifestations à Port-au-Prince, après lesquelles elle retrouve inchangées à la campagne, ses conditions d'existence matérielle et spirituelle. Sa philosophie vis-à-vis de ses oppresseurs est celle de la patience du « Bon Dieu bon », c'est-à-dire que sa malignité est sans bornes, comme sa capacité d'accoutumance souriante malgré sa misère, sa prudence aussi, dictée par l’expérience, de même que son sens pratique en endossant l’uniforme de la milice rurale si on l’y oblige. Une guérilla rurale aurait fort à faire pour se l’apprivoiser de manière à se trouver en son sein « comme un poisson dans l’eau ».

Bien entendu, au niveau des forces politiques actives, des plans se font, des complots s’ourdissent, des rumeurs de coups d’État militaires imminents parviennent à l’extérieur, jusqu’à Radio Canada qui interrompt ses émissions pour annoncer très sérieusement la formation d'une junte militaire en Haïti, nouvelle démentie par la suite. Cette annonce était-elle simplement prématurée ? C’est un fait en tout cas que dans le fragile équilibre gouvernemental actuel, le fait nouveau de la situation, c’est que l’armée n'est plus en perte de vitesse comme avant et son retour en force peut lui rendre sa capacité d'initiative, bien que celle-ci continue d’avoir des limites.

En tout cas, elle a reconquis le pouvoir de la rue que lui avaient pratiquement enlevé les tontons-macoutes. Elle reprend un peu de son initiative en matière de police de l’ordre public. Et surtout, elle est [27] devenue porteuse de l’espérance politique à la fois de l’opposition traditionnelle au moins comme voie de déblocage et transition vers la déduvaliérisation postérieure, et de certains partisans du régime peu chauds à l’égard de la formule grotesque de l’avènement du « gamin » et inquiets de risquer de tout perdre en laissant le pouvoir entre les mains jugées fragiles de la famille, face à une situation pleine de difficultés périlleuses et de contradictions.

La masse de l’opposition extérieure, parcellisée autour d’une quarantaine de réputés présidentiables, divisée en une dizaine de groupements de droite, quelques cinq à six organisations de gauche non communiste et au moins sept partis se réclamant du marxisme-léninisme, se voit provisoirement condamnée à l’attentisme et se réfugie dans l’imaginaire. Certes, certains groupes ou certains individus ont su donner le meilleur d'eux-mêmes, jusqu’au sacrifice suprême face aux forces de la tyrannie et l’opposition aura, un jour, une liste émouvante de héros, jeunes surtout, à faire vénérer par une patrie qui sera, alors, en mesure d’être reconnaissante du sang versé pour la libérer. Mais la tragique impuissance de l’opposition s’est manifestée dans la relative facilitée de la passation du pouvoir à un autre Duvalier. Elle manque d’organisation plus que de doctrine et de moyens nationaux et internationaux plus que de leaders et surtout, elle souffre d'une carence jusqu’ici majeure : un pôle de ralliement. Dans cette situation, il arrive même soit à des activistes impatients et aventuristes, soit à des farfelus d'allure messianique d’avoir leur heure de gloire. Une aventure récente, après avoir suscité à New York des espérances insensées, vient de se terminer dans la révélation de l’imposture. Autrement, c’est l’attentisme. Attentisme de ceux qui attendaient une mort de Duvalier qui n’a encore rien changé de fondamental si on n’excepte l'affichage d'une nouvelle image de marque pour la consommation internationale. Attentisme de ceux qui attendent toujours le feu vert hypothétique soit des Américains, soit des Soviétiques ou des Cubains, ce qui fait dépendre toute décision d’un jeu international qui échappe au contrôle des Haïtiens. Attentisme de ceux qui attendent le mûrissement de la situation intérieure et un conflit déclaré inévitable entre les tenants actuels du système temporairement solidaires ; ce qui laisse à ces derniers l’initiative des événements.

Bien entendu, au niveau des groupes les plus sérieux, à droite et à gauche et sur lesquels il convient d'être discret, des plans sont mis au point, une préparation s’organise et des moyens sont envisagés et recherchés pour en finir avec le régime, mais l’interposition de Washington apparaît comme le nœud gordien de tout dénouement dédu-valiérisateur. Ce nœud gordien reste à trancher, Washington étant toujours susceptible de modifier sa ligne politique sous la pression des circonstances changeantes. En attendant, l'obstruction américaine au déblocage rapide de la situation, espéré par tous les secteurs de l’opposition prend une gravité exceptionnelle pour l’intérêt national haïtien à brève et à longue échéance, puisqu’elle empêche le redéploiement des forces pour la compétition démocratique et l'ouverture d’un large éventail d’options. Car le pouvoir des Duvalier, en essayant d'améliorer son image de marque pour la consommation internationale, [28] en introduisant des modifications de surface et des changements individuels limités, en donnant de nouveaux masques à d’anciens visages, ne se pense pas en termes de transition, mais de consolidation.

LE NOUVEAU COURS
ET L’INCERTITUDE DES PERSPECTIVES


En effet, le régime des successeurs, dont certains indices révèlent qu’il ne croyait même pas en lui-même le jour des funérailles de Duvalier père, cherche à se consolider et à se refaire une virginité. Un cabinet ministériel est formé, qui comprend de jeunes techniciens diplômés d'universités européennes, mais son pouvoir est fantomatique, les centres de décision sont ailleurs. Une amnistie singulière est libellée en des termes d'une évidente duperie, puisqu’elle peut exclure n’importe qui au gré du pouvoir. La nouvelle combinaison tente ses chances du côté américain en relançant l’anticommunisme et du côté français en exploitant les possibilités matérielles et les ouvertures économiques de la francophonie. En attendant, elle recourt aux expédients les plus originaux, telle la loi sur le divorce en 48 heures pour attirer les couples étrangers en mal de divorce ultra-rapide. Outre les entreprises de « quick money » dont certaines viennent de Porto Rico pour exploiter le meilleur marché de la main-d’œuvre, la nouvelle politique économique consiste, pour maintenir l'impression d’un rythme de croissance, à débiter le pays en petits lots : plages du Sud concédées à des groupes canado-suisses, l’île de la Tortue abandonnée à des intérêts privés américains, l’île de la Gonâve négociée par des intérêts français. C’est une mise en coupe réglée par une vente en détail simulée en concessions pouvant atteindre 99 ans !

Mais le « nouveau cours » peut se révéler capable de gestes et même d’opérations qu’il voudrait faire croire prometteurs d'un véritable changement de climat et même de politique. Il trouve alors rapidement ses limites politiques (ne pas désavouer le père) et objectives (ne pas ruiner ses propres forces). Entre les écueils de toutes sortes, dont la plupart, pour l’instant, ne lui viennent pas de ses adversaires, il essaie de trouver un nouveau rythme de croisière. Pour essayer de contenir la flambée de vie chère, les prix des denrées de première nécessité sont fixés à des niveaux-plafonds, mesure routinière périodique. Le salaire minimum a été d’un coup augmenté de 43% passant de trois gourdes et demi (70 cents U.S.) à cinq gourdes (1 dollar U.S.), alors qu’il n'avait pas bougé depuis vingt ans, y compris les quatorze années de Papa Doc. Alors que celui-ci restait enfermé dans son palais-forteresse, les successeurs renouent avec la tradition des tournées en province comme test de popularité et y entreprennent une « réforme administrative » pour redonner confiance, mais il s’agit d’un simple changement de personnel administratif limité. Des mesures d’assainissement financier sont annoncées sur des questions mineures, alors qu’on attend toujours le retour au budget normal de l'État des fonds importants recueillis par la Régie du Tabac et qui sont détournés au profit des gouvernants. Les travaux de la centrale hydro-électrique de [29] Péligre approchent de leur terme, l’inauguration étant prévue pour le 22 juillet prochain, soit plus de quinze années après l’achèvement du barrage. Des groupes privés étrangers sont en lice pour certains travaux comme la route du Sud et, au nom de la francophonie, Port-au-Prince demande officiellement à Paris d’être inscrit pour une part plus substantielle au programme de la coopération. Pour donner le change, on destitue quelques têtes régionales de tontons-macoutes, mais pour les remplacer par d'autres dans les principales villes et ce sont des bataillons mixtes armée-milice qui rendent les honneurs aux délégations envoyées dans les provinces. La création d’un corps spécial de « léopards » anticommunistes et d’une armée de réserve de 30 000 hommes semblent une manœuvre politique pour sauver l’institution macoutarde autant qu’une mesure à consommation étrangère en rebaptisant une ancienne fonction décriée.

Mais la recherche d'une nouvelle image de marque peut-elle, par le « nouveau cours » et la prétendue libéralisation dont elle serait porteuse, amorcer un processus de dégagement de forces nouvelles qui, à terme, pourraient se retourner contre ses auteurs comme le passage de l’empire autoritaire à l'empire libéral a emporté l’empire ? Ou ne servira-t-elle, comme les successeurs le voudraient sans doute, qu’à masquer l'invariance du système qui saurait jeter du lest pour se perpétuer ?

Quoi qu’il en soit, géré comme un bien familial, le pouvoir, entre les mains des Duvalier (mère, fils et fille aînée), agglutine autour de lui parents, alliés ou protégés et favoris. Cambronne, homme-lige du défunt, a les faveurs de la veuve. C’est le fils adoptif de la politique. On le fait ministre de l’Intérieur et de la Défense nationale. La famille Raymond a des liens de parenté avec les Duvalier. Claude Raymond est chef d’état-major de l’armée, Adrien Raymond est ministre des Affaires étrangères, Rodrigue Raymond est ambassadeur auprès du Marché commun européen à Bruxelles, Marc Raymond possède le cabinet juridique qui fait les bonnes affaires du divorce en 48 heures et, enfin, Paulette Raymond-Laroche est toujours secrétaire privée de Mme Veuve Duvalier faite « Première Dame de la République ».

Un dosage habile intègre provisoirement au système les conflits d’intérêt entre favoris civils, politiques ou techniciens, militaires réguliers et tontons-macoutes, grâce à une pyramide à trois étages de pouvoirs superposés. À l’étage inférieur, le cabinet ministériel dont la trilogie comprend des serviteurs politiques du père défunt, quelques techniciens diplômés des universités européennes et des tontons-macoutes, a le pouvoir de gestion administrative. En son sein, l’homme fort est le ministre de l’Intérieur Cambronne, symbole de la continuité et garant de la puissance maintenue des tontons-macoutes. À l’étage au-dessus, le comité des conseillers spéciaux, dont la trilogie comprend des favoris politiques civils influents, des militaires anciens soldats promus au commandement des forces réelles de l’armée et des chefs tontons-macoutes particulièrement puissants, a le pouvoir d’orientation. En son sein, l’homme fort semble être le conseiller spécial pour la Sécurité nationale et la Police Luc Désyr, chef de la police secrète [30] du père, maintenu en fonctions par le fils. À l’étage supérieur, la famille Duvalier et surtout la trinité veuve-mère, fils et fille aînée, noyau réel de la toute-puissance, se réserve le pouvoir de décision.

Malgré la remontée de l’armée et quelques velléités de normalisation, les tontons-macoutes, dont quelques chefs tombent en disgrâce par grignotage progressif, demeurent, selon les termes d’un communiqué rassurant pour eux, l'un des piliers du système. Comment, en effet, scier la branche sur laquelle le régime repose sans tomber dans les filets de l’armée ? La fin du mois de deuil officiel (22 avril-22 mai), laisse ouverte l’interrogation initiale : continuité dans une ouverture simulée ou déduvaliérisation par explosion ou par érosion ? Les prochains mois devraient pouvoir y apporter les premiers éléments de réponse. Peut-être après tout qu'Haïti, toute singulière qu’elle soit et tout cas-limite qu’elle paraisse, suive simplement, à sa manière, un itinéraire bien caraïbéen et latino-américain.

Paris, le 1er juin 1971.

Leslie F. MANIGAT.

[31]

BIBLIOGRAPHIE CHOISIE

Pour connaître l'Haïti d’aujourd'hui, les publications commencent à ne pas manquer. Outre les ouvrages portant la signature du Docteur François Duvalier, on a retenu ici une vingtaine de titres. La liste qui suit n'a donc aucune prétention exhaustive, mais signale quelques études d’intérêt et d’orientation suffisamment divers pour servir de base à une initiation aux « choses d’Haïti », à l’ère de Duvalier (1957-1970).

BITTER Maurice. — « Haïti », collection Petite Planète, Paris, Editions du Seuil, 1970.

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DUVALIER François. — « Œuvres essentielles », tome I « Éléments d’une doctrine » ; tome II « La marche à la présidence » ; tomes III et IV « La Révolution au pouvoir », Port-au-Prince, 1966-1968.

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[32]

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Et les diverses publications, entre 1957 et 1971, soit de l’Institut Haïtien de Statistiques et de la CONADEP haïtienne, soit des organisations internationales comme la CEPAL, le F.M.I. et l’O.E.A. (surtout la BID, le CIAP et l’HA pour les données statistiques), soit des organisations politiques haïtiennes qui ont fait paraître, outre des journaux et revues, des brochures et des fascicules d'analyses de la situation, d’études de cas ou de fixation de leurs positions.

Juin 1971 - Dépôt légal n° 2480



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mardi 26 novembre 2019 9:17
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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