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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Chibli MALLAT, “Introduction à la pensée de Robert Fossaert.” Un article publié dans la revue Travaux et Jours, no 82, printemps-été 2009, pp. 97-111. Beyrouth, Liban: Université Saint-Joseph. [Texte diffusé dans Les Classiques des sciences sociales avec l'autorisation formelle de l'auteur accordée le 14 février 2014.]

Chibli MALLAT *

Presidential Professor of Middle Eastern Law and Politics
the University of Utah S.J. Quinney College of Law

Introduction à la pensée
de Robert Fossaert
.”

Un article publié dans la revue Travaux et Jours, no 82, printemps-été 2009, pp. 97-111. Beyrouth, Liban : Université Saint-Joseph.

1. Naissance d’un classique [97]
2. Illustration en SC [102]
3. Présentation de «ma seconde crise mondiale» [106]
4. Au-delà de la crise : du bon usage de La Société [109]


1. Naissance d'un classique

De nombreux auteurs sont prolixes plutôt que prolifiques, qui meublent des bibliothèques poussiéreuses d'œuvres longues et insipides. Ceux qui deviennent ‘classiques’ allient forcément quantité et qualité.  À l'exception de quelques philosophes tels Descartes ou Spinoza, dont les livres sont relativement peu nombreux, la trace écrite des grands penseurs de l'histoire humaine est toujours particulièrement riche. Même l'exception spinozienne est disputée par nul moins qu'Emmanuel Kant, qui dira que l'Éthique et le Traité Théologico-politique ‘auraient été bien plus courts s'ils n'avaient été aussi courts’, dans une phrase rapportée par un grand philosophe analytique du 20ème siècle, Martial Gueroult. Spinoza et Descartes exceptés ou non, l'alliance entre grand œuvre entendu comme masse imposante d'écrits, et qualité entendue comme profondeur et innovation, ne fait aucun doute chez tous les grands penseurs dont l'œuvre écrite nous est parvenue: Platon, Saint Thomas d'Aquin, Hegel ou Marx. Dans le long 20ème siècle, Weber, Foucault, Deleuze, Rawls, en Orient peut-être Muhammad Baqer al-Sadr, sont de cette trempe. Ainsi pour moi Robert Fossaert.

J'ai découvert la pensée de Fossaert dans un recensement, publié vers 1978 dans le Monde, des deux premiers volumes de sa somme annoncée en huit tomes sous le titre la Société. Ces deux volumes, Une théorie générale, qui énonçait un programme fossaertien ambitieux, et Les structures économiques, qui en illustraient déjà un pan important, sont parus en 1977. Avec les quatre volumes suivants, tous également publiés au Seuil,  tome 3 – Les appareils, 1978tome 4; Les classes, 1980; tome 5 – Les États, 1981;  tome 6 – Les structures idéologiques, 1983,  la  marche intellectuelle rigoureuse de la Société s'est poursuivie. Avec l'effondrement de l'URSS en 1990-1, les deux volumes suivants, Le monde au 21e siècle : une théorie des systèmes mondiaux, aux éditions Fayard, 1991, et L'avenir du socialisme, paru chez Stock en 1996, ont pris une forme différente qui répondait à la réalité d'un capitalisme triomphant, le ‘quatrième monde capitaliste’ tel qu'il se déroule depuis devant nos yeux. Avec un recentrage de l'analyse sur le monde plutôt que sur l'État-nation, qui s'illustrait dans les volumes précédents en un chapitre clôture axé sur la France, l'aspect recherche imposante avec quelques six cent ouvrages de bibliographie cités au fil des quelques premières 3000 pages s'est estompé pour devenir plus accessible au grand public. La langue fossaertienne des six premiers volumes produisait des concepts précis, synthétiques et innovateurs, avec des sigles en conséquent: MP, pour mode de production, FI pour formation idéologique, SC pour société civile, FE pour formation économique, VU, VE, VD, valeurs d'usage, d’échange, de développement, I/D réseau impôt-dépense, M/C réseau monnaie-crédit, etc., et les ouvrages qui se succédaient en faisaient explicitation et démonstration au fil de chapitres extrêmement riches d'histoire et de méthode, appuyés de tableaux synthétiques et de listes choisies permettant au lecteur patient de ne pas trop s'y perdre.  Au bout de six volumes, ces concepts devenaient usuels et relativement faciles à suivre, mais les deux volumes suivants ont simplifié le langage autant que possible pour un plus grand public. ‘Culturel’ a remplacé ‘idéologique’,  la France a cédé le pas au monde, les sigles ont presque disparu, mais l'audience potentielle s'est augmentée considérablement. Le monde au 21ème siècle, paru en 1991, a rencontré un succès de librairie remarqué, y compris une traduction japonaise, et L'avenir du socialisme a clôturé la Somme avec un titre provoquant, au moment où toute pensée de gauche semblait appartenir au passé plutôt qu'à un quelconque avenir.

En réalité, la fracture centenaire droite-gauche s'était déjà vue remise en question par la force d'une pensée analytique unique toujours consciente de la pratique. En marge de la Société, Fossaert a clairsemé la bibliothèque publique d'ouvrages d'appoint, souvent de circonstance. Robert Fossaert ne s'est jamais reposé d'écrire, ni avant l'achèvement de sa Somme, ni après. Dans un petit ouvrage-manifeste écrit avec un grand spécialiste de la démographie, Michel Louis-Lévy, ils avaient conclu en 1992 à la nécessité d'encourager  un repeuplement de la France par une politique d'expansion qui restaurerait un optimisme dans les familles pour dépasser la stagnation démographique caractéristique des sociétés européennes de la fin du 20ème siècle, ainsi qu'une politique intelligente envers l'immigration. L'objectif était un doublement de la population française (ou presque) en deux ou trois décennies, pour confronter le problème structurel le plus grave, celui du chômage: ‘[L]a crise française sera guérie par une croisade victorieuse contre le chômage. Cet objectif — tout comme le nouvel élan démographique qui peut le prolonger durablement — est de nature à changer toutes les perspectives, tous les raisonnements, toutes les anticipations.’ (Robert Fossaert et Michel-Louis Lévy, Cent millions de Français contre le chômage, Paris 1992, 145.) Dans le sillon de l'analyse, ils avaient montré combien la vieille fracture entre la gauche et la droite signifiait peu dans une France dépassée par l'Europe, et une Europe dépassée par la mondialisation: ‘Droite/gauche ? Et si la ligne de partage opposait désormais les autruches aux audacieux ?’ (Id., 144, souligné dans l'original, comme l'ensemble des textes cités ci-après.)

Ainsi aussi, dans le registre ouvrage de circonstance, un livre contre la politique de nationalisation des banques par la première administration Mitterrand, que Fossaert connaissait bien pour avoir présidé à l'une des grandes banques nationalisées en 1982: La Nationalisation des chrysanthèmes, Seuil, 1985, vaut d'être relu aujourd'hui dans le contexte de la prise en charge de plusieurs secteurs économiques aux Etats-Unis par l'administration de Barack Obama, et les risques d'une approche animée par un pis-aller plutôt que par un dessein d'expansion économique réelle.

Ma grande déception a été l'absence d'une reconnaissance utile de la contribution sans pareille de Robert Fossaert au lieu privilégié où elle aurait dû se traduire: auprès de l'Internationale Socialiste. J'ai introduit la pensée de Fossaert à certains de ses dirigeants, y compris à un Congrès qui aurait pu refonder l'action de l'I.S. à Bruxelles en 2002, mais la masse imposante de la Somme a sans doute besoin de plusieurs années pour être assimilable, et l'I.S. depuis la direction de Willy Brandt a échoué dans sa vocation mondiale. En attendant que ses alliés naturels, jusqu'aujourd'hui incapables d'une quelconque rénovation malgré une tradition qui remonte au moins à Jean Jaurès, la pensée de Fossaert a cheminé sur des vecteurs intellectuels mexicains, libanais, japonais, et surtout québécois, somme toute limités par rapport à l'actualité et la profondeur de sa réflexion.

Fossaert a complété son grand œuvre à l'orée de ses soixante-dix ans. Banquier, militant de gauche, collègue des grands comptables de l'économie nationale rigoureuse avec Claude Gruson, il est resté en dehors des cercles universitaires classiques, même si son animation des ‘cercles Condorcet’ a permis des échanges réguliers avec les meilleurs universitaires et les politiciens les plus réfléchis. Jusqu'en 1977, il avait publié trois ouvrages qui permettent de voir l'universalisme et l'ambition de sa pensée bien avant sa formalisation encyclopédique dans la Société: L'avenir du capitalisme (Seuil, 1961), Le contrat socialiste (Seuil, 1969), et L'industrie des banquiers, (Seuil, 1966), publié sous le pseudonyme Jacques Lavrillère, petit ouvrage très clair qui demeure une introduction remarquable sur une institution obscure au grand public. Rétrospectivement, ces trois livres, plusieurs articles dans des revues plus ou moins spécialisées, et la collection ‘Société’ qu'il a dirigée au Seuil, et que l'ambassadeur de France au Liban avait saluée lors d'un dîner beyrouthin en présence de Fossaert comme une collection de références pour tout énarque et étudiant de Sciences Po dans les années 60, cet ensemble apparaît aujourd'hui comme un balbutiement anticipant un grand œuvre, qui a mûri sur trente ans. La Société est bien la Somme de Fossaert. Ses écrits  qui l'ont précédée la préparent, ses écrits ultérieurs en sont des applications qui illustrent la grande portée analytique de la pensée fossaertienne du monde tel qu'il devient.

D'éviter la nasse du quotidien universitaire a permis à Robert Fossaert d'ignorer les thèses de qualité moyenne qui y sont souvent véhiculées, et les articles et autres ouvrages de collègues que l'on lit par amitié ou proximité. En dehors de l'université, mais au cœur de l'édition, les choix de Fossaert se sont orientés vers ce qui mérite d'être partagé par un plus large public. Au fil des ans, ce choix de lectures encyclopédique souligne l'appréciation de Fossaert et sa connaissance très précise de Karl Marx, Louis Althusser et Fernand Braudel, mais aussi de Raymond Aron et Norbert Elias. On le voit constamment usant de leurs textes d'une manière critique et créative. Pas de langue de bois, politique ou universitaire, pas de référence obligée au collègue du bureau d'à côté:  un choix sévère des meilleurs textes est constamment de rigueur pour comprendre la trame humaine dans une perspective historique et universelle, qui résulte dans une déconstruction intellectuelle de l'ordre social et sa reconstitution, comme l'arc en ciel après la pluie révèle la gamme totale des couleurs de l'eau de pluie réfractée par le soleil.

La Société est un arc-en-ciel organisé en trois niveaux de ce qu'il appelle l'ordre social, S, et qu'il distingue de l'ordre naturel, N, celui que les sciences dures expliquent, et de l'ordre humain, H, dont traitent les sciences de la psychologie individuelle. L'ordre social, objet de la Société, est une construction mentale qui se distingue des deux autres ordres de manière catégorielle. Il s'agit de comprendre la société des milliards d'êtres humains qui peuplent notre terre, héritiers de quarante siècles de civilisation documentée, plus ou moins quatre générations par siècle, donc sept milliards en 2010 auxquels s'ajouteront dans la première moitié du 21ème siècle trois autres milliards d'humains, alors que la durée de vie s'allonge pour augmenter ces quatre générations co-existantes d'une cinquième. D'où un torrent de changements qui s'imposent sur le travail, les variantes familiales, le passage générationnel de la richesse, les charges sociales et médicales d'une vie moyenne de plus de quatre-vingts ans, contre soixante il y a un demi-siècle, et quarante au milieu du 19ème.

C'est cet ordre mental que la Société reconstruit, dans la durée et le présent, comme dans l'avenir dans la mesure prospective possible. La dimension démographique, à laquelle Fossaert donne une importance certaine, n'est pas exclusive, elle opère en clef parallèle dans un monde à trois niveaux. La gamme de l'arc-en-ciel fossaertien a en effet trois composantes: le niveau économique, le niveau politique, et le niveau idéologique=culturel. Les hommes=femmes produisent pour survivre, et pour mieux vivre. Les hommes se rassemblent dans une structure hiérarchique, en pouvoir. Les hommes organisent  leur monde en pensée. Les concepts qui sous-tendent les trois gammes de l'arc-en-ciel sont la société comme Formation Économique, la société comme Formation Politique, et la société comme Formation Idéologique.  Ce sont trois perspectives sur un même objet qu'est l'ordre social, et leurs entrelacs sont explicités dans la complexité qui les unit en un même lieu que l'analyse examine au travers des trois prismes. Cet examen est de convenance analytique, l'objet est un. La clarté synthétique de la pensée fossaertienne est une de ses marques les plus impressionnantes. Je ne vois pas de meilleure théorie sociale au début du 21ème siècle.

2. Illustration en SC

Les longs moments passés en compagnie de tel ou tel volume de la Société m'ont permis d'affûter des concepts jusque là élastiques, qui flottaient dans le foisonnement à la mode intellectuelle du jour. Ainsi la ‘société civile’, SC. Prenons ce mot contemporain devenu omniprésent, à tel point que certaines constitutions récentes l'y ont inclus. comme celle de l'Irak de 2005 en son article 43. Dans le tome cinq sur les États, qui est de 1981, Fossaert offre une étymologie socio-philosophique du concept, depuis les balbutiements hegeliens jusqu'au codage des Cahiers de Prison de Gramsci. Il nous fait d'abord comprendre qu'il n'est pas de concept utile de la SC en dehors d'un Etat, les deux formant couple nécessaire. La SC ne peut donc être comprise en dehors de l'État, les deux concepts présentant ensemble les piliers les plus importants de la FP, la Formation Politique, c'est-à-dire l'appréhension de la société sous le prisme du pouvoir d'État, son organisation en appareils, dont un tome entier les détaillant (La Société, tome 3, Les Appareils, 1978),  la lutte active pour capturer l'État de son sein (par exemple les partis politiques, ou, en résistance, les classes défavorisées organisées en syndicats), et la lutte passive constante, pour ainsi dire, qui est la SC. On appréciera mieux le langage particulier de la Société dans le contexte plus général qui décrit la SC au sein de la FP (Formation Politique), perspective qu'il faut contraster avec la FE (Formation Economique), elle-même comprenant plusieurs MP (Mode de Production) dont l'un est en général dominant: ‘Pris dans leur ensemble, l'État et la SC constituent la formation politique de la société ou FP. Le concept de FP doit être bien compris. Il ne désigne pas un morceau de la société, ni un étage de l'édifice social. Comme celui de FE, il désigne l'ensemble de la société, considérée sous un angle précis : non sous l'angle de la production, comme la FE, mais bien sous l'angle de l'organisation (et, donc, du pouvoir qui régit cette organisation). La FP synthétise ce que l'instance politique montre de la société... Sa structure propre n'est pas homologue de celle de la FE. Cette dernière se caractérisait comme une grappe de MP articulés les uns sur les autres sous la prédominance de l'un (ou de plusieurs) d'entre eux.’ (Les États, 1981, 224-5)

La synthèse de ce qu'est la SC permet l'appréciation de force analytique fossaertienne. La différence entre l'État et la SC se fait au niveau du ‘commandement’ de l'État sur ses appareils, son ‘autorité’: ‘Seront provisoirement considérés comme ressortissant à l'État tous les éléments de l'organisation sociale qui se trouvent normalement placés, dans la société considérée, sous l'autorité directe et exclusive de l'État. A contrario, seront considérés comme relevant de la SC, tous les éléments de l'organisation sociale qui sont ou semblent indépendants de l'État, mais aussi ceux qui semblent jouir d'une suffisante autonomie vis-à-vis de l'État et même ceux qui, tout en dépendant formellement de l'autorité étatique, n'en paraissent pas moins jouir de quelques degrés de liberté à l'égard du pouvoir d'État. Ainsi, par exemple, les entreprises privées qui semblent indépendantes de l'État, les partis gouvernementaux qui semblent néanmoins autonomes vis-à-vis de l'État, et les communes qui paraissent jouir de quelques degrés de liberté dans l'appareil de l'État seront tenus pour autant d'éléments à inscrire dans la SC, pour un pays comme la France contemporaine. Cette position méthodologique prudemment extensive ... implique, en effet, que l'État et la SC n'occupent pas des espaces distincts séparés par une frontière réelle, mais se définissent par leurs rapports réciproques, comme une certaine forme de polarisation du pouvoir dans la société.’ (Id., 152-3).

Encore faut-il intégrer la SC et l'État sous l'angle de la Formation Politique: ‘La FP, pour sa part, est [ainsi] agencée...: un immense soleil étatique, un lointain nuage de poussières familiales-villageoises et, entre les deux, des astéroïdes et des planètes de nombre et de taille variables, mais toujours satellisés par l'État. Ou, pour le dire de façon moins métaphorique : un État enveloppant et polarisant les multiples organisations incoordonnées que l'on désigne globalement sous le nom de SC.’ (Les États, 1981, 225)

Nulle SC sans État donc: ‘[L]'originalité de la SC, c'est l'État lui-même’ (Id., 217); mais aussi variantes analysables de SC au fil de l'histoire (Id., sur les sept types de SC, 182-87). Un exemple: lorsque la FP représente un État dans un contexte de formation économique FE à dominante féodale, c'est-à-dire que le mode de production agraire est prépondérant dans des relations de propriétaire-seigneur féodal à travailleur-paysan (serf, au mieux métayer), la SC qui y opère est bien différente, bien moins étoffée que lorsque la FE est marchande. Là la SC répond à un État au sein d'une FP qui permet à la bourgeoisie marchande une autonomie impossible à envisager dans un contexte féodal. Aussi les habitants du bourg s'organiseront naturellement en métiers corporatifs qui permettent une SC tenant tête à l'État à l'occasion, d'où révolution française en 1789 lorsque le Tiers-État s'empare du pouvoir, mais la SC compose plus généralement avec l'État en défendant une autonomie qui prend divers formes, certaines économiques et professionnelles, d'autres artistiques ou même  éducationnelles -- par exemple à travers la participation des enfants de la haute bourgeoisie dans les meilleurs collèges du royaume sous l'Ancien Régime.

Il est d'autres balises éclairantes de la SC au delà de sa diversité suivant les formes que prennent l'État et ses appareils dans telle Formation Politique: c'est l'analyse que Robert Fossaert donne à la SC non dans une perspective historique, mais dans sa présentation la plus proche de nous, celle que nous vivons sans l'appréhender de manière claire: par exemple les foisonnantes organisations non-gouvernementales, les ONG domestiques et transnationales. Amnesty International apparaît à partir des années soixante du siècle passé comme le prototype de la SCI, la Société Civile Internationale. Ces associations formées en dehors de l'État font pendant à l'ordre étatique international, donc une application extrêmement tangible que les défendeurs des droits de l'homme ont vécue dans le vif alentour l'année 1998, application qui perdure et s'amplifie jusque dans ses contexte libanais (tribunal Hariri), soudanais (mandat d'arrêt contre le président soudanais), ou cambodgien (procès des Khmers), et montre combien la théorie de Fossaert est prégnante dans la vaste trame mondiale.

De la guerre du golfe, qui a permis au dirigeant irakien de rester au pouvoir malgré une défaite cuisante, jusqu'à l'effondrement balkanique, une idée a fait son chemin: la poursuite judiciaire des criminels contre l'humanité. Échec pour l'Irak, succès relatif en Yougoslavie, puis au Rwanda, avec l'établissement des deux premiers tribunaux internationaux par l'ONU. Les nombreuses organisations qui luttent contre l'impunité transforment alors les tribunaux occasionnels en une juridiction moins limitée: ce sera la Cour Pénale Internationale, née à Rome en 1998. La CPI est l'expression remarquable du travail de la SCI, qui réussit par un travail organisationnel sans précédent  de convaincre plus de cent gouvernements à fonder la CPI par traité. L'idée bat en retraite lorsque l'administration américaine change en 2001, mais moins de dix ans plus tard, le travail persistant de la SCI permet à la CPI de mettre en accusation le dictateur soudanais pour crimes contre l'humanité au Darfour avec le soutien de l'administration Bush... 

Dans la complexité  internationale derrière l'émergence d'un phénomène comme la CPI, la pensée, comme l'action, sont opaques. C'est là où la pensée fossaertienne est unique: qui aurait pu relier tous les fils encombrés entre les États agissant dans un traité pour lever l'impunité telle que la dessine une organisation comme Amnesty, n'était-ce la contribution synthétique de Fossaert, si simple et si convaincante ? La SCI, qui ne peut être conçue sans les États et leur expression internationale, agit sur ces États pour la création d'une juridiction internationale sans précédent qu'est la CPI.  A défaut de cette synthèse, on navigue à vue.

SCI et CPI sont un exemple qu'on ne trouve pas ainsi explicités dans l'œuvre de Fossaert: je le donne parce que Fossaert m'a permis de voir les choses dans une perspective qui est, sinon, opaque dans l'ordre social. Bien sûr, Amnesty ou les défendeurs des droits de l'homme n'ont pas attendu cette pensée avant d'agir pour promouvoir une règle de droit punitive dans l'ordre criminel international. Mais ce prisme renforce l'action dans la mesure où il lui donne des éléments de clarté absents jusque là, et un sens.

3. Présentation de
‘ma seconde crise mondiale’

Depuis quelques années, Fossaert s'est remis au travail avec un souffle proche de celui qu'on lui connaît dans la Société, cette fois dans une verve plus prospective. Deux grands ouvrages en ont résulté: L'Inventaire du 21ème siècle (2006), et l'Invention du 21ème siècle (2007), à côté d'interventions plus réduites, telle ‘la réforme de l'ENA’ (2000), ou Civiliser les États-Unis (2003). Avec la toile internet, ces textes sont mis directement à la disposition du public, soit sur le site qu'il a établi il y a quelques années (www.macrosociologie.com), soit sur celui qu'offre le professeur Jean-Marie Tremblay à l'université de Chicoutimi au Québec (http://classiques.uqac.ca), qui reprend également l'ensemble de l'œuvre publiée depuis 1961.

J'ai choisi la société civile, et la société civile internationale, comme une illustration rapide de ce que permet le système de Fossaert: d'abord une clarté et une précision où se noient la plupart des analystes contemporains, ensuite un contexte général cohérent, enfin un levier d'action intellectuelle et pratique dans un monde particulièrement complexe. Ce choix ne rend pas justice au système, ou au penseur, ne serait-ce que parce que dans le champ des questions qui obèrent l'humanité, la force de son analyse s'exerce dans les réponses qu'il offre de manière bien plus éloquente qu'un quelconque épigone.

Dans le texte qui suit, offert par Fossaert aux lecteurs de Travaux et Jours, la puissance explicative de sa pensée se déploie dans le contexte pressant de la crise économique mondiale.  Un banquier de gauche, pour être plus précis un banquier critique, c'est rare. Un banquier connaissant les rouages de l'économie au-delà des tableaux de pertes et profits de son entreprise, du régulateur lorsqu'il passe du côté de l'État, du responsable à la banque centrale ou au Trésor, ou encore au contrôle de la bourse, COB et autres Security Exchange Commissions, est encore plus rare.  De là l'importance de la contribution de Fossaert à la crise actuelle. Car il l'a vue venir au-delà des cycles financiers somme toute classiques. La crise est profonde comme elle ne l'a pas été depuis la grande dépression des années 1930. On peut résumer cette pensée complexe en un dérèglement structurel: ‘Le monde a changé de base,’ dit Fossaert dans cet article.

Les États-Unis d'Amérique ne peuvent plus dominer la planète comme auparavant, parce que leur économie, de proue jusqu'à la révolution informatique, s'est laissée rejoindre et parfois dépasser par ces autres pôles mondiaux que sont l'Union Européenne, la Chine et l'Inde, avec le Japon, le Brésil et l'Indonésie également devenus ou en passe de devenir des concurrents sérieux pour la production et l'écoulement des marchandises. Ce dérèglement dans la production économique, s'il faut simplifier, attendait la crise qui remettrait les pendules à l'heure du déclin américain dans l’économie-monde. La crise financière, qui a débuté en 2007, répond à une logique propre aux dérèglements financiers dont les crédits hypothécaires (les sub-prime) sont l'étincelle qui a mis le feu aux poudres, certes, mais c'est l’économie sous-jacente qui en détermine la portée ultime. Quant à la logique propre de la crise financière, elle opère par une série de dérèglements qui se sont succédé depuis les années 80. Dans Le monde au 21ème siècle, Fossaert avait illustré les aléas de la logique financière en des termes déjà prophétiques: ‘La mobilité internationale des capitaux, sur le marché mondial de l'argent, est à l'origine de maints désordres monétaires et financiers. Les perturbations les plus apparentes qui prennent l'allure de krachs boursiers, ne sont pas nécessairement les plus graves, car les banques centrales ont appris à les compenser par une offre de monnaie qui dilue la crise boursière en un supplément diffus d'inflation. Les défaillances bancaires sont plus dangereuses, d'autant qu'elles se renouvellent fréquemment. Hier, les caisses d'épargne américaines se sont effondrées, l'une après l'autre, mais leur sauvetage, étalé sur deux ou trois décennies, est à peine organisé, que la crise gagne les banques américaines où l'accumulation des mauvais risques, internes et internationaux, mal compensés par des provisions insuffisantes, peut déboucher sur de fréquentes faillites auxquelles le budget devra porter remède.’ (Le monde au 21ème siècle, section 78.) Ce texte, il faut le rappeler, est de 1991, et doit être lu avec cet autre passage qui décrit le modèle Wall Street et ses dérivés: ‘[L]es opérateurs boursiers, money managers et autres cambistes qui constituent ces « forces du marché » ne sont pas mus par des raisonnements économiques un tant soit peu sérieux, ni même par des desseins stratégiques précis, mais forment un milieu porté aux ruées moutonnières. Ainsi, les précautions visant à réduire les risques des placements financiers conduisent finalement à une extrême volatilité des changes, comme des cotations boursières et des taux d'intérêt. L'homéostasie recherchée se dégrade en entropie.’ (L'avenir du socialisme, Paris 1996, 309.)

Maintenant que cette prophétie semble s'être réalisée, que faire ? Dans le texte qui suit, quelques coupes: d'abord comprendre qu'‘[i]l serait naïf d'escompter une rapide sortie de crise, quelles que soient les péripéties boursières du proche avenir, car les troubles de l'économie mondiale ont à peine commencé de se manifester’, et ‘les cascades d'effets négatifs’ sont ’inégales’, ‘mais leur ampleur sera grande.’ Comprendre également que les titres boursiers ou hors-bourses créés depuis la dérèglementation bancaire des années 80 sont ‘des châteaux de cartes empilés en pyramides variées’ qui n'en ont pas fini de tomber; pour les redresser, une formule résume les points focaux de la crise financière: ‘Budgets et fiscalités, monnaies et transactions, paradis et contrôles’, sont les axes principaux de l'assainissement que je paraphrase ainsi. Budgets et fiscalités: pour financer la sortie de crise, il faut lever les impôts adéquats, c'est-à-dire justes et économiquement ‘productifs’ pour colmater les déficits béants que le sauvetage des institutions aux créances toxiques nécessite. Les monnaies et transactions doivent être équilibrées pour éviter les spéculations et autres désordres monétaires relevant de la fuite de capitaux et autres faux rééquilibrages déguisés en panacée; les paradis incontrôlés et autres calembredaines imaginées par des comptables créatifs de pyramides et d'évasions fiscales doivent être efficacement limités.

Il n'en reste pas moins que la crise ne peut être entendue en dehors de ‘l'économie réelle’: ‘[T]outes les créances financières, quelle qu'en soit la forme, sont du "papier", des créances circulantes dont la valeur ne se réalise que par un échange ultime avec la monnaie, créance circulante de dernier recours parce qu'elle est, elle-même, adossée à une garantie étatique. Le papier-monnaie marque la frontière entre l'économie réelle et ses efflorescences financières.’ Il faut alors ‘prendr[e] la liberté de centrer l'attention sur l'économie réelle que les ravages de l'économie financière corrompent de diverses façons.’

L'économie réelle est donc le concept clef. Toute sortie de la crise dépend de sa relance: ‘On touche, ici, à l'une des clés de la relance générale de l'économie mondiale. Quand les effets les plus négatifs de la crise financière auront été surmontés, ce qui prendra pas mal d'années, le tonus de l'économie mondiale dépendra de la vigueur de l'épargne réelle, c'est-à-dire de celle qui débouche sur une formation brute de capital fixe, autrement dit sur des investissements en usines et machines, comme en matières premières et en tous autres équipements contribuant directement à l'efficacité des capitaux ainsi fixés. Les pyramides de titres empilées les unes sur les autres qui ont distrait beaucoup d'épargne au cours des dernières décennies constituent l'exact contraire de ce qu'il faudra faire.’

4. Au-delà de la crise:
du bon usage de La Société

‘Ma seconde crise mondiale’ a été rédigée en partie sur ma requête. Dans la pensée mondiale ambiante, je ne connais pas d'envergure intellectuelle capable d'adresser la crise comme celle de Robert Fossaert: nous avons la chance de l'entendre, au milieu d'une cacophonie sans pareille, en parler directement. Mais il faut aller au-delà de ce texte bien court relativement à l'œuvre prolifique de Fossaert, une œuvre que cette introduction soutient se ranger à côté des grands classiques de la pensée humaine.

Cette introduction est surtout un appel, pour paraphraser Althusser sur Marx (‘Il faut lire Le Capital, et se mettre au travail.’) à un bon usage de Fossaert: ‘Il faut lire La Société, et se mettre au travail.’ Le lecteur  trouvera une lucarne de l'universalisme de Fossaert dans la section ‘du bon usage de la crise’: il démonte les rouages du FMI, des banques centrales, du concordat de Bâle, des produits financiers créateurs de pyramides toxiques, sans perdre le fil du monde tel qu'il devient en dehors de la Formation Économique proprement dite. Sans tomber dans l'apocalyptique de Cassandre, c'est prêter attention aux volcans qui agitent un monde en crise économique ouverte.

Pour ma part, cette attention continue aux divers niveaux de l'analyse sociale, -- l'économique, le politique et le culturel, l'ensemble dans une planète sur-déterminée par l'international --,  a toujours donné prise à une cohérence théorique adossée à un usage pratique de La Société. J'en ai donné un exemple rapide par le biais de la SCI et l'émergence de la justice internationale. Il en est bien d'autres.

Pour citer rapidement trois autres exemples qui ont guidé ma recherche pendant trois décennies: ‘Le monde façon Europe,’ concept paru dans Le Monde au 21ème siècle, offre à la construction européenne un sens universel bien plus utile par exemple que le ‘soft power’ avancé par Joseph Nye au même moment. Dans les quinze années qui ont suivi, l'extension européenne à presque l'ensemble du continent s'est poursuivie cahin-caha, et les États du Proche-Orient, comme l'Islande et la Russie, se sont retrouvés à la recherche d'un modèle européen: soit comme la Turquie et l'Islande, par l'attrait de l'intégration pure et simple, soit au Proche-Orient dans son ensemble par une reconfiguration du modèle avec la crise palestinienne en son centre.

Dans le fil de cette réflexion, Fossaert avait également cerné les paramètres précis d'une solution au conflit arabo-israélien, et j'avais cité ce passage du Monde au 21ème siècle dans mon The Middle East into the 21st century (Londres 1996) où l'on retrouve la dette à sa pensée jusque dans le titre de l'ouvrage: ‘Après cinq guerres et d'incessantes incursions contre les camps palestiniens du Liban, Israël n'a pas encore désarmé tous ses ennemis arabes et n'y réussira pas, tant que le rêve d'une Grande Palestine juive — ravivé depuis 1989 par un regain d'immigration en provenance de l'URSS — n'aura pas été abandonné, au profit d'une organisation bi-nationale et, sans doute, bi-étatique, incluant ou non la Jordanie, mais garantissant l'existence politique des Palestiniens arabes.’ (Le monde au 21e siècle, section 83). Bi-nationale, ou bi-étatique, Fossaert a résumé en deux mots la solution. Sa pensée sur la question a poursuivi son propre chemin, qu'on retrouvera dans une formulation dramatique en 2007 (‘Le suicide d'Israël est inéluctable si ce pays poursuit sur sa lancée des années 1948-2007. Sa disparition adviendra au plus tard durant les années 2050-2060’, Chapitre 11 de l'Invention du 21ème siècle, 2007). Hormis un statu quo suicidaire, le choix entre ‘les deux États’, maintenant entériné par plusieurs résolutions du Conseil de Sécurité de l'ONU, et celui de ce que j'appelle ‘un État fédéral Israel-Palestine’, définira longtemps les paramètres d'une solution non-violente.

Je peux multiplier les instances, dont par exemple la naissance d'une doctrine nucléaire stratégique de ‘duos dissuasifs’. Après avoir passé en revue le système établi des P-5 à puissance nucléaire, le danger, mais aussi le nouvel équilibre nucléaire, est ainsi dessiné: ‘Quant aux États plus modestement équipés, qui rejoindront Israël et l'Inde dans la troisième catégorie des puissances nucléaires, on doit s'attendre à ce que leur poids, essentiellement régional, conduise à la multiplication des duos dissuasifs reproduisant, à plus modeste échelle, les attitudes réciproques des États-Unis et de l'URSS. Ainsi, aux dissuasions de proximité — déjà établies entre l'URSS et la Chine, comme entre celle-ci et les États-Unis protecteurs du Japon et de la Corée ? et, virtuellement, entre la Chine et l'Inde — pourraient s'adjoindre des couples Inde-Pakistan, Israël-Irak ou Irak-Iran, et même Argentine-Brésil, si les serments de 1990 se révélaient fragiles.’ (Id. section 88) Ces ‘serments’ de dénucléarisation autour d'une doctrine américaine inquiète de ces proliférations se sont effectivement révélés fragiles. On appréciera dans le contexte de tension montante autour du projet nucléaire iranien combien la refonte fossaertienne de la doctrine stratégique nucléaire est éclairante.

Tout chercheur, activiste politique ou écologique, ou simple citoyen en quête de clarté dans la crise économique actuelle ou les devenirs étatiques de régions en convulsion, devra faire son propre travail de lecture. Dans son ouvrage de 1991, Fossaert s’était laissé tenter par une phrase de Marc Bloch: ‘Laissons le dernier mot à Marc Bloch, méditant sur la défaite française de 1940 et qui, après avoir noté que « l'histoire est, par essence, science du changement », déclare : « Elle peut s'essayer à pénétrer l'avenir ; elle n'est pas, je crois, incapable d'y parvenir » (Id., introduction, in fine). Le dernier tome de La Société était plus prudent: ‘Le Monde au 21e siècle m'a offert, par surcroît, l'occasion d'en tester les vertus prospectives (et non : prédictives).’ (L'avenir du socialisme, 160.)

Prospective plutôt que prédictive, La Société et ses cousins offrent une palette exceptionnelle pour la compréhension du monde tel qu'il devient. Dans  le texte qui suit, le lecteur pourra en juger lui-même au travers d'une courte analyse de la crise économique mondiale. 

Manuscrit remis le 27 Mai 2009



* Professeur de Droit, Chaire Jean Monnet de l’Union Européenne, Université Saint-Joseph; Presidential Professor of Middle Eastern Law and Politics, University of Utah, USA.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le vendredi 14 février 2014 16:06
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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