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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

La jeunesse intellectuelle d'Égypte
au lendemain de la deuxième guerre mondiale
. (1960)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Raoul Makarius(1960), La jeunesse intellectuelle d'Égypte au lendemain de la deuxième guerre mondiale. La Haye : Mouton et Co, Éditeurs, 1960, 100 pages. Michel Makarius, le fils de Laura et Raoul Makarius, nous a généreusement accordé, dimanche le 17 novembre 2002, son autorisation de diffuser cette oeuvre ethnologique. Un grand merci.

Introduction :

Importance particulière du rôle de la jeunesse intellectuelle


Il peut paraître paradoxal d'affirmer que la jeunesse d'Égypte (et il n'est question ici que de la jeunesse au lendemain de la deuxième guerre mondiale) joue un rôle particulièrement important dans la vie sociale du pays et dans son évolution, et de dire, en même temps, que les manifestations actives de sa présence, en tant que catégorie sociale bien déterminée, sont presque inexistantes ; car dans le sens que l'on prête ordinairement au mot « jeunesse » en Occident, il n'y a pas de jeunesse en Égypte. C'est pourquoi - et c'est justement où l'on touche du doigt le paradoxe - la jeunesse d'Égypte (car elle existe, bien sûr !) joue un rôle si important. Si les organisations culturelles et récréatives, si les groupements juvéniles organisant des voyages et des séjours de vacances, n'existent même pas, dans les années 40, à l'état d'ébauche, si les clubs, les lieux de rencontre qui permettent aux jeunes gens des deux sexes d'assister à des conférences, de participer à des débats, de s'intéresser à la musique et au cinéma, de danser et, surtout, de se rencontrer et de se connaître, manquent totalement, c'est que les conditions morales et matérielles de la jeunesse d'Égypte, pour ne pas parler de tout un développement historique, ont strictement limité au domaine turbulent de la vie politique l'intérêt qu'elle peut distraire de ses préoccupations immédiates.

Les responsables officiels de l'enseignement se sont toujours insurgés contre ce qu'ils appellent l'immixtion des étudiants dans les affaires politiques, (Note 1) et l'observateur occidental peut se demander, en effet, si, en s'efforçant de jouer un rôle déterminant sur la scène nationale, la jeunesse d'Égypte ne s'est pas attribuée une tâche du ressort d'une autre génération. Mais on pourrait tout aussi bien se demander si la jeunesse des pays occidentaux, en se cantonnant dans des activités apolitiques) et en se mettant provisoirement à l'écart de la vie publique, ne se dérobe pas à des responsabilités qu'elle devrait normalement assumer (puisque, en définitive, c'est de son avenir qu'il s'agit), et si ce n'est pas la jeunesse des pays sous-développés, tel l'Égypte, qui, pleinement consciente de l'évolution extrêmement rapide déjà entamée, ne fait qu'user de ses prérogatives en s'y intéressant activement. (Note 2)

Même si elle pêche par excès de zèle dans sa participation à la vie politique, il est certain qu'en dehors de cette participation, la jeunesse d'Égypte se manifeste fort peu. Dans le schéma de la vie occidentale, la jeunesse n'est pas uniquement une phase du développement physique, mais aussi une étape bien définie dans l'existence sociale. En Égypte, comme dans d'autres pays sous-développés, cette étape est « brûlée ». À la puberté, l'adolescent d'enfant devient brusquement homme, sans connaître cette « joyeuse jeunesse » dont l'image, si surfaite en Occident, répond quand même à une réalité vivante. Par contre, pour brusque que puisse être ce passage d'une « classe d'âge » à une autre, il n'apporte aucun choc à l'enfant devenu adulte. Dès sa plus tendre enfance il a participé en auditeur incompréhensif, mais attentif, aux conciliabules de ses aînés. Tous les faits de la vie quotidienne ont été débattus en sa présence. A mesure qu'il grandit, il se familiarise non seulement avec les problèmes qui intéressent directement ses aînés, mais il se prépare à affronter ceux qui le concernent personnellement. Il observe dans son entourage l'impatience, voire l'anxiété, avec laquelle on attend sa maturité, afin qu'il contribue à porter le fardeau de l'existence commune, cessant d'en augmenter le poids par sa dépendance. Sans nécessairement le brutaliser, on le rudoie, on l'invite à prendre part, en auditeur respectueux, à la vie des « grands ». On lui inspire la vénération de l'âge, le mépris des femmes, des caprices enfantins, de l'incompréhensible frivolité occidentale. Et déjà, bien avant l'âge, il s'évertue à se classer parmi les « grands », mimant leurs gestes, leurs habitudes, leurs goûts, leurs vices, et à s'insinuer dans leurs rangs en affichant leur mépris pour tout ce qui ne porte pas l'empreinte d'une rude masculinité. Ainsi, à l'adolescence, il entre dans la société des hommes qui lui est déjà familière. S'il appartient à une famille pauvre de la ville, il aura déjà commencé à gagner sa vie bien avant d'avoir atteint la puberté. Dans ce cas, il n'aura pas connu de transition brusque entre l'enfance et la maturité, mais sera passé insensiblement de l'une à l'autre. S'il appartient à une famille plus fortunée, dont les économies lui permettront d'entrer dans une école secondaire et de poursuivre ensuite des études universitaires, il écoutera anxieusement ses aînés délibérer sur son sort : pourront-ils pourvoir à ses besoins jusqu'à l'obtention du diplôme, ou sera-t-il contraint de prendre un emploi pour gagner sa vie ? Enfin, s'il est l'aîné d'une famille nombreuse, il sera peut-être le seul à mettre pied à l'université. De toute manière, s'il appartient à la petite-bourgeoisie, comme c'est aujourd'hui le cas de l'immense majorité de la jeunesse estudiantine, il sera hanté par la crainte de devoir interrompre sa carrière universitaire, faute de moyens. Ainsi, dès le début il voit son avenir, déjà douteux et incertain, menacé par l'insécurité du présent. Il ne pourra pas, le cœur léger, remettre les problèmes de la vie à sa sortie de la faculté. Il sera continuellement tenté de saisir la première occasion qui se présentera pour abandonner ses études et s'engager dans la voie qui lui paraîtra la plus profitable. Dans ces conditions, il est aisé de comprendre l'effet que les influences extérieures auront sur lui. Au lieu de concentrer son attention sur ses études dans une atmosphère de calme et de tranquillité, il se trouvera tiraillé et troublé par les tendances les plus diverses. Il ne peut donc ignorer le jeu des forces qui menacent sa situation matérielle, actuelle et future, et il est naturel qu'il essaye d'en changer le cours, même si cela paraît futile, et d'en tirer profit, même si cela doit se révéler illusoire. Or, dans un pays sous-développé comme l'Égypte, ce sont les forces politiques qui agissent directement sur la situation matérielle des familles petites-bourgeoises.

D'autre part, sa formation scolaire et académique lui fait subir, avant les autres couches de la population, le choc des influences idéologiques occidentales et des idées empruntées à des pays plus développés. L'enseignement donné dans les écoles secondaires et dans le universités, inspiré des progrès culturels et des méthodes et programmes pédagogiques venant d'Occident, fait de la jeunesse l'interprète de la culture étrangère auprès du reste du peuple. Mais si cette culture étrangère, avec l'idéologie qui l'accompagne, s'introduit dans le pays par l'intermédiaire de la jeunesse, l'opération ne procède pas sans heurts, car l'Occident n'est pas uniquement la terre d'où rayonnent une civilisation et une culture supérieures, mais aussi la source du colonialisme qui, sous sa forme britannique, s'est implanté sur le sol égyptien et s'y est maintenu au prix d'une humiliation morale qui a suscité l'animosité du peuple, et, en particulier. de ses éléments les plus éclairés. On conçoit que dans ces conditions les jeunes ne puissent qu'éprouver un sentiment d'ambivalence envers l'Occident, qui leur sert de modèle pour leur progrès, mais dont ils réprouvent en même temps l'envahissement dans tous les domaines. Selon le degré d'intensité qu'elle prendra, cette ambivalence s'exprimera tantôt en ce que l'opinion occidentale taxe de nationalisme fanatique, tantôt (si la balance penche de l'autre côté) en ce qui peut paraître de la soumission et du servilisme. Quoi qu'il en soit, dès qu'il s'agit de sentiment national, il s'agit de politique, et l'on comprendra bien que le jeune intellectuel, dont l'éducation et le contact avec la culture occidentale n'ont fait qu'aiguiser le ressentiment envers ceux qui la représentent dans son pays, se jette tout naturellement dans la lutte politique contre la puissance occupante et ses alliées. (Note 3)

Il suffit d'ailleurs de penser à ce que représente dans la structure sociale d'un pays, non seulement pour l'avenir, mais aussi pour le présent, une jeunesse instruite au milieu d'une population comptant une écrasante majorité d'analphabètes, pour réaliser que rien que par la supériorité que son instruction lui confère, cette jeunesse est appelée à jouer un rôle déterminant dans la vie, nationale. (Note 4) Étant la couche la plus instruite et la plus avancée, c'est dans ses rangs que se recrutent les politiciens professionnels et ceux qui font « l'opinion ». D'ailleurs le système de l'enseignement a été conçu pour fournir des cadres à l'administration gouvernementale, et, dans un sens, la vie politique peut être considérée comme un prolongement organique de la vie universitaire. En effet, l'université a été souvent considérée non seulement comme la voie qui mène aux postes administratifs élevés, mais aussi comme celle conduisant aux portefeuilles ministériels et à la direction des partis. Les politiciens, eux-mêmes liés par mille attaches à la masse universitaire, se sont appuyés constamment sur elle, l'utilisant pour toutes sortes de manœuvres et donnant l'occasion aux
jeunes aspirants à la politique d'en faire l'apprentissage. Ainsi, en 1946, chaque parti politique possède son détachement d'avant-garde, ses troupes de choc, au cœur des universités égyptiennes, et c'est bien souvent de ces foyers que partiront les initiatives politiques qui s'imposeront à la volonté des dirigeants accrédités.

Bien que la jeunesse ne constitue pas une classe proprement dite, détenant un rôle économique vital dans la vie du pays, elle doit encore son importance au fait qu'en dehors d'elle il existe peu de vie intellectuelle. La vieille génération, qui était la jeunesse de la période suivant la première guerre mondiale, continue à représenter un courant intellectuel, mais ses représentants se sont en grande majorité retirés de l'action politique pour se consacrer à une vie moins mouvementée dans les professions qui se sont ouvertes devant eux au fur et à mesure que l'économie du pays se développait, et qu'un équilibre, relatif et précaire d'ailleurs, s'établissait dans les relations internationales. Les intellectuels égyptiens appartenant à la vieille génération sont représentés par des gens de lettres jouissant d'une réputation acquise avant la deuxième guerre mondiale, mais dont le nombre est si limité que chaque fois qu'on passe en revue les effectifs de l'intelligentsia égyptienne, ce sont les mêmes noms qui reviennent à l'esprit. Depuis la fin de la deuxième guerre mondiale ces écrivains ne peuvent plus prétendre représenter l'intelligentsia égyptienne dans son ensemble, ni se targuer d'être les éducateurs et les guides de la nouvelle génération.

En Égypte, comme partout ailleurs, le progrès est marqué par la lutte entre l'ancien et le nouveau. Nous avons parlé ici de vieille génération et de jeunesse, mais il convient de préciser le sens donné à ces mots. Ce que nous appelons aujourd'hui la vieille génération est formé par ceux qui furent jeunes aux alentours de 1919, ceux qui à cette époque ne dépassaient pas les 25 ans, et qui aujourd'hui gravitent autour de la soixantaine. Les jeunes de la période qui suivit la deuxième guerre mondiale sont ceux qui, en 1946, ne dépassaient pas les 25 ans. En 1937, il y avait en Égypte sans doute une jeunesse qui se distinguait de celle de 19 et de celle d'aujourd'hui, mais si forte a été l'empreinte laissée par la jeunesse de 19 sur les années qui suivirent, que tout ce qui a été « jeunesse » depuis lors jusqu'à la deuxième guerre mondiale a été complètement entraîné dans son sillage sans laisser de trace originale. Ce n'est que vers la fin de cette guerre qu'on a pu assister à la poussée d'une nouvelle génération de patriotes pour lesquels les révolutionnaires de 1919 n'étaient plus des exemples à suivre et à admirer, mais des conservateurs à confondre. Or, ces deux dates, 1919 et 1946, ont ceci de commun, que chacune d'elles venant à la suite d'une conflagration mondiale qui a bouleversé l'économie du pays, a marqué un moment intense de la lutte nationale contre l'occupation étrangère.

Toutefois, 1946 n'est pas 1919. En 1946, les problèmes et les dilemmes de 1919 se posent à nouveau, mais grossis de 35 ans de développement historique. De nouveaux problèmes, surgis dans l'entre-deux-guerres, ont atteint leur maturité avec le deuxième conflit mondial. De plus, la jeunesse de 1946 se trouvant enrichie de l'expérience de la crise de 1919 et de ce qui s'ensuivit, saura en tirer les leçons. Elle fera l'expérience d'une crise bien plus profondément ressentie que celle que dut affronter la jeunesse de 1919 ; mais on peut espérer qu'elle trouvera la voie qu'elle cherche si péniblement, et que demain, lorsqu'elle sera la « vieille » génération, elle ne souffrira pas qu'on lui reproche, comme elle le reproche non sans raison à la génération vieillissante, d'avoir trahi les idéaux et les espoirs de sa jeunesse.


Notes:

Note 1 : « Un professeur occidental en Égypte, citant un collègue, indique comme suit les raisons des manifestations et des troubles si fréquents : Ils se mettent en grève ... pour toutes sortes de raison : pour un changement de Ministère ; contre une déclaration faite par le Ministre des Affaires Étrangères égyptien ; contre le pourcentage élevé des échecs aux examens ; contre les salaires bas, payés par l'État aux diplômés d'une institution quelconque ; pour exprimer leur joie ou leur déception à n'importe quelle occasion - en fait, pour n'importe quelle raison possible. Le corps estudiantin se transforme en dictature prolétarienne, et l'année scolaire ou académique se réduit à une affaire de cinq mois de travail et même parfois à rnoins » (Communism and Nationalism in the Middle East, par W. Z. Laqueur, New York, 1956, p. 15). Ces remarques hâtives et superficielles représentent bien pourtant l'effet que produit, à première vue, l'agitation politique des étudiants. (Retour)

Note 2 : « L'intérêt politique des étudiants est maintenu constamment au plus haut point, et contraste d'une manière frappante avec le manque d'intérêt pour ces questions qu'on observe dans les universités du monde occidental » (W. Z. Laqueur, op. cit., p. 15). (Retour)

Note 3 : « Au moment de la déclaration du Protectorat britannique, en 1915, chaque école est devenue le centre d'une propagande anti-britannique » (l'Égypte Indépendante par le Groupe d'Études de l'Islam, Paris, 1938). (Retour)

Note 4 : « L'action puissante exercée par les organisations estudiantines sur le mouvement national révolutionnaire au Moyen-Orient (et en Orient en général) a souvent dépassé la compréhension des observateurs occidentaux. Les spectateurs américains et britanniques ou français trouvent difficile à comprendre que les étudiants arrivent à renverser des gouvernements, ou même à les menacer sérieusement. Aux États-Unis, les étudiants des universités disposent de divers moyens pour donner cours à leur excédent d'énergie ; tandis que les étudiants turbulents en Grande-Bretagne n'ont jamais été pris au sérieux, certainement pas par les politiciens de parti. Les étudiants français ont fait preuve d'un plus grand intérêt pour la politique, mais eux aussi se sont plutôt signalés par des échauffourées non-politiques sur le boulevard St.-Michel, et n'ont pas renversé de gouvernement de mémoire d'homme ... Mais le rôle des étudiants des pays du Moyen-Orient a été, et demeure, quelque chose de tout à fait différent. Ce n'est certainement pas un phénomène unique, car on a tendance à oublier que dans les pays arriérés l'intelligentsia est numériquement réduite, et que les étudiants constituent souvent la seule masse organisée, étant donné l'inexistence de partis politiques tels qu'ils sont conçus en Occident » (W. Z. Laqueur, op cit., p. 13). (Retour)

Retour Dernière mise à jour de cette page le Lundi 10 mars 2003 19:02
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue.
 



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