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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Structuralisme ou ethnologie (1973)
Introduction


Une édition électronique qui sera réalisée à partir du livre de Laura Levi et Raoul Makarius, Structuralisme ou ethnologie. Pour une critique radicale de l'anthropologie de Lévi-Strauss (1973). Paris: Éditions Anthropos, 1973, 360 pp. Michel Makarius, le fils de Laura et Raoul Makarius, nous a généreusement donné son autorisation de diffuser cette oeuvre ethnologique. Nous lui en sommes profondément reconnaissants. L'autorisation nous a été accordée dimanche le 17 novembre 2002.

Introduction


Malgré plus d'un siècle d'enquêtes sur le terrain, de recherche et d'enseignement, l'ethnologie est aujourd'hui l'objet d'une démission collective. Face à des faits qui résistent toujours à l'élucidation, les ethnologues préfèrent restreindre leurs ambitions et, amputant leur travail de son but essentiel, la compréhension des phénomènes, considèrent le champ de leur étude comme un domaine « à sens perdu ». Se cantonnant dans la description, ou se réfugiant dans des disciplines auxiliaires, ils laissent l'ethnologie se dissoudre en diverses techniques et spécialisations, dont aucune ne touche aux problèmes essentiels.

Ce désarroi manifeste une crise, vieille et profonde. Crise théorique qui s'est ouverte il y a plus de cinquante ans, avec le rejet des principes évolutionnistes et comparatifs des fondateurs et qui, ayant immédiatement débouché sur l'intensification de l'observation ethnographique de sociétés en voie de disparition, est restée latente ; les effets s'en font sentir à longue échéance, à mesure que s'élargit le hiatus entre l'abondance de l'information et l'insuffisance de la compréhension, entre la quantité et la qualité du savoir.

Après s'être longtemps stabilisée dans l'acceptation d'un fondement théorique négatif, la crise s'exprime aujourd'hui sous forme de doutes et d'insatisfaction, de remise en question des méthodes, des perspectives, des valeurs, « crise d'identité » d'une discipline qui se demande quel est son être, du moment qu'elle cherche son objet. Car l'objet d'une discipline se voulant scientifique ne peut être de recueillir indéfiniment des éléments d'information épars que, manquant d'une conceptualisation adéquate, elle ne sait ni interpréter, ni coordonner en connaissance.

La convention de « non-savoir », qui a sous-tendu l'enseignement dispensé à trois générations, et qui se manifeste dans les diverses tendances contemporaines, répond-elle à une analyse exhaustive, à un jugement méthodologiquement fondé ? Est-il certain que le « sens perdu », et qui semble également perdu pour les membres des sociétés primitives, soit vraiment irrécupérable ? Avant d'être en droit de l'affirmer, attribuant ainsi à des faits sociaux une nature mystérieuse qui les vouerait à rester inconnaissables, on a le devoir de se demander ce qui a été fait en vue de les rendre intelligibles. Un regard sur l'histoire de l'ethnologie nous l'apprend : loin que tout ait été mis en œuvre pour la récupération du sens, le recherche explicative a été systématiquement découragée. La raison en est simple.

Le champ d'investigation de l'ethnologie est celui des sociétés à infrastructure primitive, en principe sociétés sans classe. La recherche ethnologique est donc en mesure, non seulement de fournir des représentations d'une vie collective disparue de nos civilisations, mais aussi de mettre en évidence les facteurs sociaux et idéologiques qui ont déterminé le caractère des institutions humaines. Pour le savoir qu'elle revendique, pour l'enjeu qui est le sien, l'ethnologie est apparue bien vite dangereuse. Il n'est pas surprenant qu'une confluence d'intérêts soit venue favoriser les distorsions et les diversions pouvant la détourner de sa vocation naturelle, la connaissance des phénomènes se présentant à sa réflexion.

Un des effets de cette concertation qui se manifeste à tous les échelons de l'organisation académique et professionnelle, exerçant une influence négative sur la pensée anthropologique et sur la vie culturelle, est par exemple le traitement réservé à H. L. Morgan qui, bien qu'universellement reconnu comme le fondateur de l'anthropologie sociale, est cependant toujours soumis à cette conspiration du silence que dénonçait Engels en 1891.

C'est à Morgan, d'ailleurs, qu'il faut se référer quand on évoque la rupture qui, dans les pays anglo-saxons, à la veille de la première guerre mondiale, a inversé le courant de la pensée ethnologique en portant à rejeter les vues évolutionnistes des anthropologues du siècle passé. Dans les formes abruptes et excessives qu'elle a assumées, cette rupture a été rendue possible, si elle n'en a pas été déterminée, par la représentation de l'évolutionnisme comme une schématisation rigide et forcée du processus historique, formée à partir d'une lecture hâtive, et sans doute tendancieuse, de l'œuvre de l'anthropologue d'Aurora.

L'insertion de ses schémas dans l'Origine de la Famille... d’Engels, a porté à les considérer comme partie intégrante du marxisme, leur donnant une coloration révolutionnaire fort éloignée de la pensée de l'auteur ; et la victoire de la révolution russe, en faisant du marxisme une doctrine d'État, a rendu la figure de Morgan encore plus inquiétante. Dans le climat de l'époque, les milieux conservateurs devaient tendre à empêcher que la pensée anthropologique ne débouchât sur le marxisme et sur ces formes de connaissance qu'il aurait rendues possibles. (Cf. R. Makarius, 1971, pp. VII-XLI). D'autre part une anthropologie fondée sur le principe que les hommes, issus de l'animalité sans le secours d'une grâce spéciale, sans être les dépositaires d'aucune révélation, sont seuls à faire leur histoire - se situait, sur le terrain social, dans le prolongement de l'évolutionnisme darwinien. Il était inévitable que les forces qui avaient âprement combattu celui-ci sans parvenir à l'étouffer, se joignent aux autres forces hostiles à une anthropologie sociale se prévalant d'un même concept d'évolution.

Au rejet de l'évolutionnisme en sciences sociales est lié le rejet de l'explication, parce que l'un et l'autre concourent à réintégrer les peuples dans une histoire commune, ainsi qu'à faire la clarté sur la nature des croyances et des institutions. A ces deux refus est hé un troisième, celui du comparatisme, sans lequel on ne peut ni constituer un fait ethnologique, ni espérer le comprendre.

Ces positions de principe n'ont pas tardé à se transformer en dogmes et à s'accompagner d'intimidations et de pressions, tant sur le plan intellectuel que professionnel, en vue de réaliser une mise en condition des ethnologues, assurant leur passivité, et plus souvent leur adhésion, à une sorte de « révolution d'académie ». Révolution feutrée, qui a entrepris de démanteler l'appareil conceptuel de l'ethnologie, le remplaçant par une série de contre-vérités, telles notamment, que la substitution, au groupe tribal, de la famille nucléaire en tant qu'élément de base de l'organisation sociale. (Cf. R.M., 1971, pp. Illii - IlIxlv et 1973, pp. 26 sq.).

Il s'agissait, bien sûr, de remplacer le fait collectif par le fait individuel, et dans le cas de la famille conjugale d'en affirmer la pérennité. Mais il s'agissait aussi de réduire le caractère spécifique des faits de la société primitive : la tribu disparaît derrière la famille, qui ressemble à la nôtre, actuelle. Quant à ces phénomènes dont l'originalité est irréductible, qu'il est impossible de banaliser, parce qu'ils ne peuvent appartenir qu'au monde tribal, comme le système classificatoire de la parenté, ou le totémisme, leur réalité a été niée. A mesure d'ailleurs que s'éloigne la possibilité d'expliquer les phénomènes, leur réalité s'estompe et l'on peut se permettre de les déclarer fictifs. Détournés de l'investigation théorique, les chercheurs étaient orientés vers les tâches, effectivement urgentes, de l'ethnographie ; celle-ci fut confondue avec l'ethnologie, la description venant remplacer l'explication. « Une bonne description, affirmait Malinowski, est la meilleure forme de l'explication ».

En Grande-Bretagne, le courant hostile à la recherche explicative s'est manifesté notamment dans l'école fonctionnaliste, auxiliaire efficace de l'administration coloniale, qui a concentré l'intérêt sur les équilibres de structures et de fonctions, et surtout sur les conditions assurant leur maintien. Les résultats, sur le plan théorique, s'avérant décevants, et la décolonisation aidant, le fonctionnalisme s'est trouvé en crise. Comme il portait sur des réalités qu'une ethnographie extensive avait, presqu'à son corps défendant, mis en évidence, la question de l'explication risquait de se poser en termes, non plus de finalités, mais de causalités sociologiques. Il fallait dégager une voie permettant de sortir de l'impasse. Ce rôle échut au structuralisme.

Par sa critique du fonctionnalisme, le structuralisme en constitue le dépassement, non la remise en cause ou la négation. Sa critique ne porte pas sur le bien-fondé de la problématique fonctionnaliste, mais élève celle-ci à un tel niveau de représentation que, les faits s'y inscrivant en termes d'équations et de formulations abstraites, la question de leur détermination sociale ne peut plus se présenter et les problèmes ne risquent plus d'être posés en termes de causalités sociologiques. La valeur explicative, démystificatrice, de l'ethnologie est une fois de plus dérobée.

Loin de reconduire la pensée ethnologique sur les voies menant à l'explication, le structuralisme reprend, dans une autre clé, les thèses stériles et défaitistes de Lowie et de ses disciples, avec l'avantage d'être débarrassé d'une relative obligation de rigueur à laquelle ces derniers étaient tenus par le respect traditionnel des faits. Semblable à l'héritier d'un latifundium qui fait fortune en le laissant en friche, afin de l'exploiter comme domaine de chasse, le fondateur du structuralisme a su tirer un parti spectaculaire de l'héritage d'incompréhension qu'il avait fait sien.

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Dans le structuralisme, la recherche de l'explication est éliminée par l'élimination de tout ce qui tient au caractère concret, empirique, des faits. A ceux-ci, il substitue les relations qui les unissent. Dès lors, l'effort tendra à la mise en relation des relations entre les faits, qui seraient par là intégrés au vaste système dont toutes ces relations relèveraient ; le structuralisme accomplirait ainsi, en allant d'un ordre de faits à un autre, la tâche qu'il assigne à l'ethnologie (Lévi-Strauss 1958a, p. 347). Or non seulement cette démarche élude le problème de l'explication, puisque la mise en relation de faits inexpliqués ne les rend pas plus explicables, mais introduit le plus grand risque d'erreurs. Car au hasard d'une association secondaire, ou accidentelle, ou simplement imaginaire, toutes les relations, comme tous les faits, étant pris au pied de la lettre et mis sur le même plan, une relation fictive ou peu consistante sera inévitablement présentée comme logique et nécessaire, par conséquent comme fondamentale et signifiante, même si sa signification au niveau des faits est tenue pour inconnaissable. Il en résulte, ainsi qu'il apparaîtra des études réunies dans ce volume, que les « explications » structuralistes non seulement n'expliquent rien, mais embrument les voies de l'explication, quand elles n'aboutissent pas à accréditer des erreurs, même au niveau empirique. Un exemple, ici, sera utile.

Au cours du troisième volume des Mythologiques, la monotonie du discours est soudain interrompue par les cris de joie de l'auteur, heureux d'avoir rencontré, au cours de la quête extensive à laquelle il se livre, une relation qui n'est pas due, pour une fois, à un effort d'imagination. « L'analyse structurale, écrit-il, éclaire subitement, et par des voies inattendues, des pans restés obscurs de mythes et de coutumes auxquels une signification fondamentale doit pourtant s'attacher, puisqu'on les retrouve identiques dans les régions du monde les plus éloignées » (Lévi-Strauss, 1968b, p. 331). De quoi s'agit-il ? De la « connexité » entre femmes et scalps, qui se manifeste dans l'usage de remettre ces trophées aux femmes, ou de les laisser s'en emparer. Cette relation entre femmes et scalps serait la manifestation d'une mentalité combinatoire hantée par une exigence de permutation : « la pensée indigène assimile la chasse aux têtes à la chasse aux femmes » et assimile « en retour l'épouse indisposée à un scalp temporairement conquis par les donneurs sur les preneurs [de femmes] » (1968b, p. 330).

L'usage de donner les scalps aux femmes met en relation deux autres relations : la relation entre scalps et sang versé, et la relation entre la femme et ses règles. Mais pourquoi s'arrêter là ? En vertu de cette relation entre relations on établira une autre relation : celle entre la remise des scalps aux femmes et les relations qui s'établissent par le mariage entre les guerriers et leurs parents, d'une part, et les parents de leurs épouses, devenus leurs alliés, d'autre part. Si les scalps sont donnés « aux épouses des guerriers ou aux parents de celles-ci,» (c'est-à-dire au camp des alliés), cela correspondra à un paiement en retour à ces donneurs pour avoir cédé leurs filles aux guerriers (Note 1). Si, par contre, les scalps sont donnés par les guerriers à leurs sœurs (c’est-à-dire au camp de leurs propres parents), cela voudra dire, symboliquement, qu'elles retournent aux donneurs après avoir été données aux preneurs. A ce jeu, avec l'aide d'un peu de symbolisme et d'imagination, le structuralisme gagne à tous les coups.

La perdante est l'explication ethnologique, car si la relation entre femmes et scalps est réelle, ce n'est pas en raison de la relation que les unes et les autres entretiennent séparément avec le même objet, le sang, vu comme un simple terme commun, mais en raison de la signification sociologique du sang versé, qui confère aux scalps la qualité qui les associe aux femmes, et non seulement aux femmes, celle d'inspirer les mêmes craintes. De telles relations d'affinité se notent aussi entre scalps, ou têtes coupées, et clowns rituels et griots (L. Makarius, 1970a, p. 59 et N. 45 ; 1969b, pp. 626 et 630), deux catégories d'êtres placés, comme les femmes, sous le tabou du sang. La relation entre femmes et scalps est donc réelle, et se constate fréquemment dans l'ethnographie, mais elle est d'un caractère beaucoup plus général que ne le suppose Lévi-Strauss. De plus., elle est étrangère à l'échange matrimonial, comme l'indique d'ailleurs le fait que les scalps sont offerts aussi bien aux beaux-parents des guerriers qu'à leurs parents de sang.

Pour l'auteur des Mythologiques, cependant, le seul fait d'avoir saisi le reflet d'une relation vraie, de laquelle il propose une interprétation illusoire, prend valeur d'explication probante, témoigne de la fonction éclairante de l'analyse structurale, alors qu'ayant enfermé cette relation dans une « mise en situation » tout artificielle, au sein d'une présumée « chasse aux femmes » et des tensions engendrées par l'échange de mariage, il s'est mis dans l'impossibilité d'expliquer les comportements concernant les scalps en dehors d'un circuit matrimonial. Or la signification « fondamentale » d'un phénomène devrait se révéler dans toutes les situations dans lesquelles il apparaît, alors que la signification structurale est toujours relative, parce que toujours dépendante de « systèmes » attribués aux structures mentales.

Un autre exemple du profit que tire le structuralisme d'un contexte ethnologique qu'il ne comprend pas, et qu'il disloque pour en exploiter les éléments à sa guise, est donné par le tour d'illusionnisme auquel Lévi-Strauss s'est livré lors de sa leçon inaugurale aux cours du Collège de France (1960a, pp. 30-35).

Le point de départ est un mythe iroquois. Un jeune homme, dont la sœur s'était accouplée avec son double, tue celui-ci et s'unit incestueusement à celle-là. Meurtre et inceste sont dénoncés par les hiboux à la mère de la victime, magicienne maîtresse de ces oiseaux.

Grâce à une cascade de transformations et d'inversions, le mythe iroquois apparaît, dans le prisme structuraliste, comme « un mythe œdipien inversé », les hiboux deviennent « un sphinx américain transposé », l'énigme œdipienne (dont un modèle a été construit) se définit comme « une question à laquelle on postule qu'il n'y a pas de réponse », qui trouve « sa symétrique inverse » dans « une réponse pour laquelle il y a pas de question ». Perceval n'ayant pas posé une certaine question, le héros du Graal devient « un Oedipe inversé », sa chasteté est opposée à l'inceste, et l'on peut conclure que « les mythes de type œdipien... assimilent toujours la découverte de l'inceste à la solution d'une énigme vivante, personnifiée par le héros, sur des plans et dans des langages différents, leurs épisodes se répètent ; et ils fournissent la même démonstration qu'on retrouve, dans les vieux mythes du Graal, sous une forme inversé-.... » (1960, p. 35). Amené on ne sait trop comment, le « rythme saisonnier » se voit attribuer la même fonction que l'échange de femmes dans le mariage et l'échange de mots dans le langage, avec l'inévitable opposition entre l'ordre naturel et l'ordre social, pour terminer sur le ton confidentiel par un éloge de la franchise...

La démonstration est frappante. Les images mythiques s'évoquent les unes les autres comme par enchantement, les mythes s'ordonnent en un ensemble signifiant, le lien entre inceste et solution de l'énigme apparaît, de lui-même : « Comme l'énigme résolue, l'inceste rapproche des termes voués à demeurer séparés : le fils s'unit à la mère, le frère à la sœur, ainsi que fait la réponse en réussissant, contre toute attente, à rejoindre sa question » (p. 34).

Qu'on y regarde de plus près ! Le mythe iroquois associe les hiboux à l'inceste. L'inceste constitue la violation de tabou typique et les hiboux sont un symbole de la violation parce que, dormant le jour et veillant la nuit, ils renversent l'ordre naturel. Pour cette raison ils se trouvent associés à des personnages violateurs. (Cf. infra p. 164; aussi p. 166 avec la chouette). La violation de tabou, et en particulier du tabou de l'inceste, confère les pouvoirs magiques (Cf. infra). Associés à la violation, les hiboux le sont aussi à la magie.

Notons que la mère du jeune homme tué est à la fois magicienne et « maîtresse des hiboux ». Elle est également associée à l'inceste, en tant que mère d'un incestueux, puisque son fils, en s'accouplant avec la sœur de son double, duquel il était si proche que tous les accidents qu'il subissait se transmettaient à sa propre personne (ils étaient donc interdépendants) avait commis, du point de vue ethnologique, un inceste.

Participant des pouvoirs magiques que confère la violation, les hiboux ont la faculté de résoudre les énigmes, et à ce titre sont aussi habilités à les poser. Il en est de même des Koyemshi, auxquels fait allusion Lévi-Strauss, bouffons cérémoniaux qui incarnent, dans le rituel zuni du Shalako, la violation du tabou de l'inceste. (Cf. L. M., 1970a, pp. 53-56)

L'ensemble d'idées que nous venons d'exposer et qui a valeur universelle, explique l'association faite par le mythe œdipien entre inceste et solution de l'énigme. Mais d'autres caractéristiques des héros violateurs sont mises en évidence par le plus célèbre des mythes. L'une d'entre elles est la vocation de détruire les monstres qui menacent les humains, et le sphinx de Thèbes pourrait représenter l'ensemble des monstres que ces héros ont coutume de pourfendre. Une autre caractéristique est l'ambivalence, qui se manifeste dans le fait que le roi Oedipe provoque la peste à Thèbes, mais favorise la fertilité des champs à Colone. Ces divers traits de la figure œdipienne sont organiquement liés à la violation d'interdit ; l'analyse structurale est incapable d'en donner une ombre d'explication, ni « interne et de raison », ni « externe et de fait », dirions-nous si ces discriminations avaient un sens autre que de brouiller le plus possible le concept d'explication.

Incarnant les monstres que le héros va détruire, le sphinx ne peut être réduit à la seule fonction de poseur d'énigmes. Par ailleurs la transformation des hiboux iroquois en sphinx américain n'a pas de raison d'être, puisque les hiboux du mythe en question se limitent à dénoncer ce qu'ils ont vu, probablement parce qu'ils veillent pendant la nuit, et n'ont posé aucune énigme, de même que l'Oedipe américain n'en a eu aucune à résoudre. Sous cet aspect, la comparaison terme à terme entre mythe grec et mythe américain est dénuée de fondement.

L'énigme, d'autre part, ne peut être définie comme une « question sans réponse » que par une interprétation réductrice typique du structuralisme. Bien au contraire, l'énigme ne se définit que comme une question à laquelle la réponse doit être trouvée. C'est la réponse qui est en jeu, tout l'intérêt est centré sur elle et, dans les contes, comme dans les mythes, la réponse est toujours donnée. Loin de correspondre à une relation interne, la relation formulée par Lévi-Strauss entre inceste et solution de l'énigme est toute extérieure et formelle ; et, loin d'être une vérité de raison, elle contraint à se demander à quoi répond l'inceste quand - comme dans le mythe qui sert de terme de comparaison à celui d'Oedipe - il s'accomplit sans qu'aucune énigme ne vienne réunir la réponse à sa question... L'inanité de la proposition structurale apparaît dès qu'est reconnue la liaison réelle, de raison et de fait, entre la violation du tabou de l'inceste et la capacité de résoudre les énigmes.

À la prétendue « question sans réponse », Lévi-Strauss entend opposer une « réponse sans question ». Mais la « réponse », où est-elle ? Seules des « questions non posées » sont citées, ce qui est tout autre chose que des « réponses sans question ». L'inversion symétrique de l'énigme, ou plutôt de sa manipulation au moyen du modèle, n'apparaît pas à l'analyse : elle n'est que question non prononcée, c'est-à-dire silence, c'est-à-dire rien... Elle a servi quand même de ficelle pour faire entrer en scène l'attirail des vieux cycles du Graal, nécessaire à la prestigieuse performance. Se servant, d'un côté, d'un ensemble de relations réelles, qu'il ne reconnaît pas et desquelles il fausse le sens, et d'un autre côté de supports purement illusoires, Lévi-Strauss a porté au crédit de l'anthropologie structurale un chèque moitié d'emprunt et moitié sans provision, dont aucun critique n'a songé jusqu'ici à vérifier la validité.

Il faut se demander si, par ces jeux de mots sur les questions sans réponses et les réponses sans questions, desquels réponses et questions sont également absentes, l'auteur de Tristes Tropiques n'a pas trahi inconsciemment - échappant ainsi au contrôle imposé à ses expressions conscientes - son intime horreur des questions posées et des réponses à donner. Pour le structuralisme, en effet, l'explication ethnologique est l'ennemie, non seulement pour les raisons idéologiques que l'on sait, mais parce qu'elle est incompatible avec la possibilité de mettre en œuvre la méthode d'analyse qu'il préconise.

L'analyse structurale entend démontrer, à travers des relations d'opposition qu'elle met en évidence et qui en seraient la manifestation, la réalité de structures inconscientes qui, en dernière instance, détermineraient les comportements humains. Or ces oppositions ne peuvent être postulées qu'à partir de phénomènes incompris, c'est-à-dire de phénomènes dont on ne sait à quoi ils se rattachent, et au sujet desquels, donc, les relations qui les relient à d'autres phénomènes restent inaperçues. Du moment où les relations réelles sont révélées par l'explication, les oppositions que l'on y faisait apparaître se dissolvent dans la signification, et les jeux structuraux deviennent impossibles. Mais le fait même de parler d'explication à propos du structuralisme induit en erreur, car le structuralisme, s'il flirte avec la « signification » telle qu'il la comprend, ne donne pas d'explications. En leur lieu, il offre ce qu'il considère être la manifestation d'une structure mentale et en constituerait la vérification. La structure, en se manifestant, est censée expliquer tout, du moins tout ce qui n'est pas contingent.

Les études réunies dans ce volume ont le but d'apporter, dans des domaines différents de la pensée ethnologique, la démonstration de ce que nous venons d'exposer. Qu'il s'agisse de la main gauche, du chef d'une tribu africaine, du héros culturel, des rites de la chasse aux aigles, du panthéon géorgien, de la cryptie lacédémonienne ou de la malchance amazonienne, les constructions structurales ne peuvent s'élever que sur le vide de contenu. Dans chaque cas, l'interprétation ethnologique a permis de reprendre les éléments d'un contexte qui restait ignoré et de les mettre à la place qui leur convient, démontrant par la cohérence du puzzle ainsi reconstruit, la futilité de l'hypothèse structurale. Dans le meilleur des cas, c'est-à-dire quand elle n'est pas porteuse d'erreurs ou de confusions, celle-ci apparaît comme entièrement gratuite, et barre toujours le chemin de l'explication.

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Le tort que porte à la connaissance l'exigence de dépouiller les faits de leur signification, se manifeste avec une évidence particulière dans le cas de la prohibition de l'inceste, problème fondamental de l'anthropologie. A cet égard, la condition négative, que la prohibition demeure inexpliquée, se serait trouvée réalisée si, parmi les diverses solutions proposées et non retenues, il ne s'en était trouvée une qui, au prix d'une reconsidération à partir d'un angle nouveau, pouvait se révéler acceptable. Il s'agit de l'interprétation proposée par Durkheim.

D'après ce dernier, la prohibition de l'inceste - qui, dans sa forme primitive, est la prohibition des relations sexuelles entre les membres d'un même groupe - provient de la peur qu'inspire à ces derniers l'écoulement sanguin de chacun d'entre eux, parce que dans le sang de chacun résiderait l'être totémique, ancêtre clanique vénéré et redouté. D'où la crainte du rapport sexuel avec les femmes de leur groupe, puisqu'il impliquerait le contact avec un organe qui est le lieu d'un épanchement de ce sang divin et commun à tous. Alors que le contact avec les femmes d'un autre clan, qui ne s'identifie pas à l'être totémique que l'on craint, ne serait pas redouté (sauf par les hommes de leur clan, pour la même raison) et l'union avec elles, ne comportant pas de danger, serait permise (Durkheim, 1897, pp. 52-54 sq).

Dans les termes dans lesquels Durkheim l'a conçue, sa théorie est irrecevable, en premier lieu à cause du recours à un donné religieux offrant comme principe d'explication ce qu'il faudrait commencer par expliquer, à savoir le fait totémique. C'est à l'ancêtre totémique du clan que pour Durkheim remonterait, en dernière analyse, la crainte du sang, de laquelle on a tant d'exemples en dehors de ce contexte. En outre, en faisant dépendre la prohibition de l'inceste du fait totémique, Durkheim présuppose l'antécédence de ce dernier, et fait reposer le phénomène universel de l'interdit de l'inceste sur le totémisme, dont l'universalité n'est pas démontrée.

Pourtant Durkheim avait saisi le lien entre crainte du sang, en particulier du sang menstruel, et prohibition de l'inceste, et avait su mettre en évidence ces conceptions de « identité substantielle » qui font que les membres du groupe se ressentent comme formant une seule chair et un seul sang, conceptions dont le fondement objectif est l'unité collective du groupe. « Tout ce qui atteint l'un retentit dans l'autre » (p. 51). A partir de là, et de sa conception du danger commun créé par le sang versé (1897, p. 49), il était possible de préciser la notion d'interdépendance organique des dépositaires du même sang, se considérant comme mis en danger par les épanchements du sang de l'un d'eux, qui peut provoquer des saignements mortels chez les autres. Les femmes consanguines sont craintes à cause de cette interdépendance, qui fait tenir les saignements des consanguins pour les plus dangereux. La crainte générale du sang étant d'autre part expliquée, non par la présence de l'être totémique, mais par l'expérience quotidienne des dangers, et surtout des dangers de la chasse, on se trouve en possession d'une solution du problème de l'inceste concrète et sociologique, et en accord avec les faits. (Makarius, 1961, pp. 38-39, 52-65, 69-75).

Ce « repensement » de la théorie de Durkheim a permis de restituer à l'anthropologie la solution, vainement cherchée, du problème de la prohibition de l'inceste qui, étant donné le caractère universel et fondamental de l'interdit, constitue la condition de tout progrès dans la connaissance des faits ethnologiques. Soumise à une sorte de « désacralisation », la théorie de Durkheim devenait l'axe d'une interprétation de l'évolution sociale ne faisant aucun recours à de présupposés religieux (Makarius, 1957).

Dans l'œuvre de Lévi-Strauss, le problème de l'inceste occupe également la place centrale, mais dans ce cas il fallait, non que la raison prohibant l'inceste fût connue, mais qu'elle restât inexpliquée. Reconnaissant que la théorie de Durkheim « constitue la forme la plus consciente et la plus systématique d'interprétation par des causes purement sociales » (Lévi-Strauss, 1967, p. 23), (ce qui n'est d'ailleurs pas tout à fait exact, puisqu'en dernière analyse elle attribue la peur de l'inceste à la croyance en l'être totémique, comme donné religieux), et appréciant « la force » d'une interprétation apte à organiser en un seul et même système des faits différents (Id. p. 24), l'auteur des Structures élémentaires s'est employé à la réfuter, à l'aide d'arguments dont nous ne tarderons pas à constater la faiblesse.

L'élimination de la seule théorie de la prohibition de l'inceste qui fût de caractère - bien qu'imparfaitement - sociologique et qui pouvait se prêter à faire l'objet d'une récupération, était la condition sine qua non de la mise en chantier des Structures élémentaires de la parenté. Pour que la prohibition de l'inceste pût être présentée comme l'émanation d'une structure de l'esprit qui, s'agençant à d'autres structures de même nature, fournit le schème fondamental auquel se ramènent les différents systèmes matrimoniaux, il fallait qu'aucune explication sociologique ne vînt encombrer le terrain. Il importait de pouvoir démontrer, à partir d'un fait postulé comme universel et fondamental, que les comportements humains sont gouvernés non par les conditions et les nécessités de la vie sociale, mais par des « structures » inscrites dans la matière cérébrale. Précisément pour la force explicative qu'elle contenait, la théorie de Durkheim devait être mise au rebut.

Lévi-Strauss passe rapidement sur les objections que suscite l'hypothèse totémique et, comme prévoyant dès avant 1949 le caractère « amovible » de celle-ci, concentre ses critiques sur le rôle attribué au tabou du sang et, en particulier, au tabou du sang menstruel, arguant que : 1) Celui-ci ne serait pas universel ; 2) rien ne prouverait que le sang menstruel menace en particulier les dépositaires du même sang ; 3) la prohibition de l'union sexuelle avec la femme consanguine quand elle a ses règles devrait suffire à prévenir les risques de pollution (1967, p. 25 sq.).

La démonstration du premier point mérite une attention particulière. Le caractère universel de l'horreur du sang menstruel serait réfuté par l'observation que chez les indiens Winnebago les jeunes gens visitent leurs maîtresses en profitant du secret où les condamne l'isolement prescrit pendant leurs règles (Lévi-Strauss, 1967, p. 25). L'absurdité du raisonnement découle du fait qu'il a pour condition l'affirmation de ce qu'il veut nier. En effet si les femmes Winnebago sont condamnées à l'isolement pendant leurs règles, c'est à cause de l'horreur et de la peur qu'inspire le sang menstruel. Que des jeunes gens surmontent cette peur ne change en rien le fait que la ségrégation des femmes est fondée sur elle, pas plus que les infractions aux tabous, qui ont lieu dans toutes les sociétés, ne prouvent que les tabous, et la peur qui les fonde, soient inexistants.

L'aptitude à découper de la réalité une parcelle qui parait la contredire et à s'hypnotiser sur elle, en ignorant tout le reste, est bien révélatrice de l'automatisme de la pensée structurale. Ce rétrécissement du champ visuel permet aussi à Lévi-Strauss de faire l'usage négatif qui lui convient du texte auquel il se réfère, qui cependant ne laisse place à aucune équivoque. En effet, ce texte, dû à un informateur, commence par l'observation que de la première menstruation à la ménopause une femme devait toujours se retirer dans la hutte menstruelle chaque mois pendant quelques jours... et se termine en concluant que : « si l'on peut dire que les Winnebago sont effrayés par quelque chose, c'est bien par cela - le flux menstruel des femmes - car même les esprits meurent de ses effets » (Radin, 1923, pp. 137-138).

Comme cela arrive souvent, Lévi-Strauss altère le sens du passage qu'il cite, car il ne s'agit pas de « maîtresses » visitées par des jeunes amants, mais de jeunes filles à peine pubères, qui épouseront par la suite leurs visiteurs, d'où la remarque de Radin que « cela ne se produit que peu de fois dans la vie d'une femme, parce qu'elle est mariée peu après avoir quitté la loge » (Radin, 1923, p. 138). Cependant, le renseignement lui paraît si « Singulier » qu'il se sent tenu d'ajouter qu'il l'aurait considéré comme infondé, si son informateur n'était pas exceptionnellement digne de foi, et n'éprouvait une telle révulsion envers l'écoulement menstruel, qu'il le jugeait incapable d'attribuer aux hommes une intimité avec des femmes en cette condition, au cas où il aurait nourri quelque doute à ce sujet. Radin ajoute toutefois qu'il « n'aurait guère été surpris d'apprendre que l'informateur avait grandement exagéré le nombre d'individus prêts à s'exposer aux risques de malchance et d'affaiblissement que constitue le contact des femmes pendant leur période menstruelle » (1923, pp. 137-138 et p. 138, no 6). Mais Lévi-Strauss fait délibérément abstraction du sens général du texte qu'il utilise.

Les autres arguments ayant trait aux rapports avec les femmes menstruantes sont développés, dans la réfutation de la thèse de Durkheim, avec tout autant de sérieux et dans le même respect des faits ethnographiques (Cf. Makarius, 1961, pp. 65-66). Nous n'y revenons que pour observer qu'après avoir déclaré, sur la foi d'un exemple, que « c'est pour elle [la fille ayant ses règles], non pour lui [son père] que sont tous les dangers », dix-neuf ans plus tard, oublieux de cette affirmation, Lévi-Strauss écrira que les sauvages déclarent « avec une impressionnante unanimité », que les périls sont pour les autres (1968b, p. 418).

Tous ces arguments sont marqués par le refus de reconnaître la réalité du phénomène de la « participation », décrit par Lévy-Bruhl. Par une exigence inhérente à sa méthode, le structuraliste est contraint de repousser la « participation », parce que l'interpénétration des termes opposés (précisément en vertu de ce qui les oppose) réduit à néant la valeur qu'a pour lui la séparation absolue qu'impliquent les oppositions binaires. Il ne peut, par conséquent, admettre que le danger, émanant de la femme sanglante, particulièrement redouté par les hommes, rejaillisse aussi sur la femme elle-même, investissant non seulement son organe sexuel mais son corps tout entier, faisant craindre les relations sexuelles même en dehors de la période d'écoulement sanglant, et aussi, comme l'a vu Durkheim avec acuité, toutes les relations avec l'élément féminin, introduisant le principe de la ségrégation des sexes. De même il ne peut admettre que ce danger, qui effraie spécialement les consanguins, soit ressenti aussi par les non-consanguins.

L'incompatibilité entre structuralisme et ethnologie est rendue manifeste par le caractère mécaniste des arguments avancés dans la réfutation, expéditive et irresponsable, de la thèse de Durkheim sur la prohibition de l'inceste. On trouvera dans ce volume d'autres exemples de démarches du même acabit, qui ont permis d'accréditer l'idée que le totémisme soit une illusion d'ethnologues attardés. Cela ne doit pas faire négliger des opérations de moindre envergure, qu'on pourrait prendre pour de simples tics, mais qui visent le même but, à savoir la suppression de la spécificité des phénomènes ethnologiques, par d'autres moyens : non par leur négation, explicite ou implicite, mais par leur aplatissement (Note 2). Ainsi, le totem assimilé à un nom de famille (Lévi-Strauss, 1962b, p. 285) ; le tabou des beaux-parents assimilé au respect dû au président de la république (p. 352) ; les churinga australiens comparés à nos documents d'archives (pp. 318-319) ; l'emploi des sécrétions corporelles homologué au ... léchage des timbres-poste (Id. p. 118) ; la position des forgerons « castés » identifiée à celle des spécialistes ou des savants dans nos sociétés (Lévi-Strauss, 1961c, p. 52) ; les interdits et les coutumes alimentaires des Indiens d'Amérique du Sud définis comme des « manières de table » et des « règles du savoir vivre », etc.

Si l'on sait que chacun des thèmes ainsi banalisés introduit un ensemble de problèmes sans la solution desquels l'ethnologie ne saurait trouver la voie d'une systématisation scientifique, on comprendra que ces comparaisons ingénues ne sont pas que coquetteries de savant, s'amusant à déconcerter par des rapprochements inattendus. Elles tendent à vider des phénomènes signifiants de leur substance et de leur spécificité. D'une touche désinvolte, le structuraliste se débarrasse des problèmes qui lui obstruent la voie, et en même temps les réduit à l'état de matériaux bruts, et cela discrètement, en sourdine, sans avoir besoin de recourir aux grandes manœuvres qui risquent de mettre en éveil la critique.

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Les matériaux bruts répondent à l'exigence structurale que les faits soient permutables, éléments toujours disponibles d'une combinatoire agissant à tous les niveaux. L'ambition extrême du structuralisme a été formulée par Lévi-Strauss en 1953, dans l'euphorie d'un symposium réunissant à l'Université de Chicago les plus grands noms de l'ethnologie. La « seconde révolution anthropologique », chargée d'introduire l'approche scientifique dans les sciences humaines, devrait rendre possible de surmonter la dualité établie par Kant entre « loi morale » et « ciel étoilé », en permettant de comprendre l'une et l'autre par le même principe. « Les linguistes nous ont déjà dit, enchaînait-il, que dans notre pensée phonèmes et morphèmes tournent les uns autour des autres plus ou moins de la même manière de laquelle tournent les planètes autour du système solaire » (Lévi-Strauss, 1953, pp. 350-351). Dans l'attente et l'espoir de voir se réaliser une telle unification, il exprimait la conviction que l'anthropologie pouvait réellement avoir une fonction significative et importante non seulement dans le développement de la sociologie moderne, mais aussi dans celui de la science au sens large.

Quelle serait cette contribution du structuralisme à la science, sinon de parvenir à démontrer que l'ensemble des phénomènes sociaux, à commencer par les femmes échangées dans les systèmes de mariage et par les objets de la nébuleuse mythique, obéissent, à l'instar des éléments linguistiques, au même mouvement mécanique qui préside à la gravitation des sphères ?

La comparaison laissant entendre que les phonèmes seraient gouvernés par des lois naturelles semblables à celles qui règlent le mouvement des astres, est aussi fausse que l'autre comparaison dont les phonèmes constituent également un terme, celle entre phonèmes et faits ethnologiques.

En déclarant que ces derniers sont comme les phonèmes, le structuraliste veut dire qu'ils n'ont que valeur de position. Il affirmera, par exemple, que « en accord avec la linguistique moderne, le contenu des mythes n'a jamais une signification en soi : c'est seulement la manière selon laquelle les différents éléments du contenu se combinent, qui donne une signification » (Steiner, 1966).

La référence à la linguistique ici n'est pas due au hasard. ]Le système structuraliste se fonde sur le principe qu'un fait n'a pas de signification propre, mais que ce sont ses rapports avec d'autres faits qui lui confèrent un sens. C'est pourquoi ce qui compterait ne seraient pas les faits, mais les relations entre les faits. Comme c'est l'évidence même qu'un fait possède un sens, sans quoi on ne pourrait l'identifier, ]Lévi-Strauss, pour sortir du contresens dans lequel il s'est enfermé, invoque la linguistique. Celle-ci enseigne qu'alors que les phonèmes n'ont pas de sens, le mot formé par leur combinaison en a. Ce que ]Lévi-Strauss ne dit pas, ou qui lui échappe, est que, pour cette raison, le sens du mot est arbitraire. Il n'en est pas de même quand il s'agit des faits. ]Les faits peuvent acquérir un sens nouveau par leur combinaison, mais ce sens nouveau ne sera pas arbitraire. Il pourra être différent de leur sens premier, mais sera déterminé par lui et par conséquent commandé par une nécessité.

Pour prendre un exemple emprunté à la nature, si l'eau possède des propriétés différentes de celles des éléments qui la composent, celles-ci ont tout de même déterminé celles-là, et par conséquent une nécessité relie les propriétés de l'eau à celles de l'oxygène et de l'hydrogène. Dans ce cas, nous ignorons comment les propriétés des éléments déterminent celles de leur combinaison. Dans le domaine du social, par contre, il est possible de comprendre comment le sens nouveau qu'un ensemble de relations confère aux faits est déterminé par la signification de chacun d'eux. Or, le postulat fondamental du structuralisme, qui justifierait sa méthode d'analyse, est que le sens n'est donné que par la combinaison, la structure.

Il est vrai que les faits sont connaissables par la détermination des rapports qui les relient à d'autres faits, et les situent à la place qui est la leur dans un contexte donné. Mais cela n'est vrai que dans la mesure où ces rapports obéissent à une nécessité et non au hasard, nécessité définie par la nature intrinsèque des faits concernés. Par conséquent, contrairement à ce que prétend le structuralisme, c'est dans la mesure où les faits ne sont pas permutables à loisir, et où leurs rapports sont soumis à une nécessité, que ces rapports nous instruisent sur la signification des faits. Comme le structuralisme, ainsi que nous l'avons vu, exige que celle-ci soit écartée, il est contraint d'aplanir et de banaliser les phénomènes, en somme de les niveler en les dépouillant de toute signification, afin d'en rendre le sens à chaque fois tributaire de la permutation concernée, de l'attribuer à la position qu'ils occupent dans une combinatoire et non à leur caractère propre et spécifique.

Ceci, nous l'avons vu, est vrai des phonèmes, dénués de sens et se combinant entre eux pour produire un mot doué de sens, et explique que Lévi-Strauss trouve dans la métaphore linguistique le biais lui permettant d'assimiler les phénomènes ethnologiques aux phénomènes du langage.. Or, parce que les mythes - phénomènes ethnologiques - servent à leur manière, à communiquer un message, et parce que, d'autre part, ils s'expriment par des mots, ils se prêtent à être confondus avec le langage. Ainsi ils deviennent des « êtres linguistiques », et en tant que tels sont « formés d'unités constitutives » (1958a p. 232). Et leur sens « ne peut tenir aux éléments isolés qui entrent dans leur composition, mais à la manière dont ces éléments se trouvent combinés ».

Si, par contre, les mythes ne sont pas des phénomènes linguistiques, leur sens, en tant que phénomènes ethnologiques, ne tiendra pas uniquement à la manière dont les « éléments constitutifs » des récits mythiques entrent dans la composition de ces derniers, mais également à la signification propre de ces éléments. Ainsi, « lune » par exemple, pourra figurer dans le récit mythique, pour désigner la menstruation (que le récit ne mentionne pas), en vertu de la relation que la lune, au sens propre du mot, entretient avec les règles mensuelles. De même, l'ocre rouge, qui revient souvent dans les matériaux mythiques pour désigner le sang, acquiert cette signification symbolique en vertu de la couleur qui est la sienne. C'est le rapport de périodicité entre la lune et la menstruation, la couleur commune à l'ocre rouge et au sang, qui fondent leur signification dans le récit mythique, et non leur position. Cette signification leur est conférée par l'expérience ethnologique, et non par la structure linguistique.

Si donc on retient que le mythe - phénomène ethnologique - s'exprime à l'aide du récit -phénomène linguistique - sans se confondre avec lui, il devient possible de voir comment et pourquoi le récit mythique remplit une double fonction et sert à une double communication. D'abord à communiquer une histoire, qui est le récit du mythe, à être compris selon la signification courante des mots, (et ainsi, le langage qu'emprunte le mythe accomplit sa fonction de communiquer les significations que les mots expriment). Ensuite à communiquer le message du mythe, compris non plus au niveau du vocabulaire, mais à celui de l'expérience ethnologique, qui rend compte du sens symbolique donné à certains mots, à certains objets.

Tout s'embrouille dans la perspective structuraliste. Du moment que les phénomènes ethnologiques sont considérés comme des phénomènes linguistiques, le message du mythe -phénomène ethnologique - s'exprimera dans la forme linguistique. Celle-ci n'est plus que l'histoire racontée par le mythe, au niveau du vocabulaire. A ce niveau, l'histoire présente un tissu d'incohérences et d'absurdités, qui ne délivre aucun message. Or Lévi-Strauss se prévaut précisément du caractère impénétrable du récit mythique pour affirmer que ses mots, « éléments constitutifs », sont dénués d'un sens qu'ils doivent acquérir en vertu de leur combinaison ; mais l'analyse structurale ne livre pas ce sens, comme elle serait censée le faire, car elle ne décolle pas de ce qu'il appelle le niveau du vocabulaire, et donc laisse forcément échapper le sens ethnologique qui est derrière les mots.

Dans son analyse du mythe d'Oedipe, par exemple, Lévi-Strauss remarque que « les Spartoi s'entretuent mutuellement », que « Oedipe tue son père Laos » et que « Etéocle tue son frère Polynice ». S'attachant au sens textuel de chacun de ces faits, il constate qu'ils décrivent des cas où des parents par le sang subissent un traitement que les lois n'autorisent pas. Parce que ce genre de traitement est illustré à trois reprises, il se croit en droit d'en conclure que c'est là l'information que le mythe veut communiquer. Mais cette information reste toujours au niveau du vocabulaire, et Lévi-Strauss se garde bien de se demander si les faits racontés ne seraient pas porteurs d'une information ethnologique et d'implications diverses qui, échappant à ce niveau, contiendraient le message du mythe. Si par contre on quitte le niveau linguistique pour le niveau ethnologique, on constate que le meurtre commis par Oedipe ne s'associe pas au récit des deux autres meurtres : car il vient compléter la caractérisation d'Oedipe en tant que violateur de tabou qu'illustrent d'autres parties du mythe, et aide à comprendre la signification de ses divers aspects, par exemple, comme nous l'avons vu, sa capacité de résoudre les énigmes et détruire les monstres, en vertu des pouvoirs magiques acquis par ses actes violateurs. Alors que pour l'interprétation des mythes il s'agirait précisément de rechercher leur être ethnologique derrière l'être linguistique sous la forme duquel ils se présentent, leur caractérisation en tant qu'êtres linguistiques leur surajoute un blindage qui rend leurs messages impénétrables.

Ce que le structuralisme pense avoir accompli dans le cas des mythes, leur imputant certaines propriétés du langage, il s'efforce de l'étendre à d'autres domaines ethnologiques, en les considérant comme des champs de communication. Les comportements sociaux, par exemple ceux qui dépendent des systèmes de mariage auxquels se réfèrent Si volontiers les structuralistes, répondent à un ensemble de nécessités pratiques, et ne peuvent être comparés ni à des « messages », ni à des « systèmes de communication ». On trouve cependant dans l'ethnographie des comportements n'ayant d'autre fonction que d'exprimer un certain état, une certaine situation. On en voit un exemple, entre autres, dans les cas où des individus font rituellement le contraire de ce qu'ils seraient censés faire, disent le contraire de ce qu'ils entendent exprimer, affectent d'entendre le contraire de ce qui leur est dit - dans le but de rendre manifeste qu'ils invertissent une règle générale, étant des violateurs de tabou (L. M., 1970a, pp. 63-65). D'autres comportements symboliques expriment l'impossibilité d'exercer la violence. Le structuralisme ignore les comportements de ce type parce que, liés à un contexte donné, ils s'inscrivent dans une rationalité ethnologique relevant de la pratique, et non dans une combinatoire d'actes dénués de sens. C'est précisément en tant qu'ils possèdent un sens sociologique précis, qu'ils sont saturés de signification - qu'ils peuvent, en certaines situations, signifier ce qu'un discours ne saurait ou ne pourrait exprimer.

Parce qu'un fait social peut servir à la communication, on veut le voir comme un fait de communication, et par là comme un fait linguistique. Mais alors qu'il ne peut servir à la communication qu'en vertu de son contenu signifiant précis, c'est pour le dépouiller de cette signification qu'il est assimilé au fait linguistique qui, lui, se définit comme tel par l'absence de signification propre, lui permettant de s'investir de n'importe quel contenu îignifiant. En comparant les faits sociaux à la linguistique « moderne », Lévi-Strauss a voulu donner un air de rigueur scientifique à l'anthropologie sociale ; or la comparaison elle-même, loin d'être rigoureuse, est fausse, puisqu'elle se fonde non pas sur ce que fait sociologique et fait linguistique ont de commun, mais sur ce qui les distingue et les oppose.

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Toujours pour satisfaire à l'exigence de permutabilité, le structuralisme se saisira de certains phénomènes inexpliqués, les considérant comme dépourvus de sens, pour les réduire à des éléments privilégiés de la combinatoire, servant de passe-partout, tel le joker des jeux de cartes. C'est un élément de ce type que Lévi-Strauss a cru pouvoir identifier dans le mana, qu'il a caractérisé en tant que signifiant flottant, que valeur symbolique zéro (1966b, p. L), apte donc à se charger de toute signification.

Lowie trahissait le même esprit quand il définissait le « comportement à l'envers », qu'adoptent cérémonialement certains Indiens d'Amérique, de « élément libre, prêt à entrer dans n'importe quelle différentes combinaisons » (Lowie, 1912-1916, p. 937). Pour Lévi-Strauss le mana, pour Lowie le comportement « à l'envers », sont des phénomènes en soi, sans attaches avec d'autres phénomènes, donc pouvant se situer n'importe où.

La conséquence de ces conceptions serait de mettre un point final aux recherches sur le mana, principe central de la magie, ou sur un comportement symbolique observé des centaines de fois au nord et au sud des États-Unis, ainsi que dans d'autres régions. Mais il aura suffi de situer le mana dans l'ensemble des conditions qui déterminent ses manifestations, pour qu'il ne flotte Plus du tout, et apparaisse, au contraire, bien ancré dans une réalité précise et rien que dans celle-là. De même, l'explication a épinglé à la place qui lui revient l'élément libre de Lowie. Si ces phénomènes ont pu sembler des éléments flottants, existant pour signifier n'importe quoi, cela tient au manque de compréhension des ethnologues, transformé en manque de contenu projeté sur l'objet. Mais il ne s'agit pas que d'incompréhension ; de même que par Lévi-Strauss le phénomène non compris du mana a été qualifié de « élément zéro » afin de le réduire aux exigences de son système, chez Lowie la caractérisation du comportement inversé en tant qu'élément libre, bien qu'occasionnellement suggérée, est révélatrice d'une conception qui fait de cet auteur le véritable précurseur de l'anthropologie structurale. Lévi-Strauss a écrit que la première tâche à laquelle, selon lui, Lowie s'est appliqué « consistait à démontrer ce que les faits n'étaient pas (Note 3). Il a donc « courageusement entrepris de désintégrer les systèmes arbitraires et les prétendues corrélations. Il a ainsi libéré - si l'on peut dire - une énergie intellectuelle où nous n'avons pas fini de puiser... » (1958a, pp. 340-341). Métaphore nucléaire pour dire qu'il a dépouillé les faits et les concepts de leur contenu, les rendant disponibles pour les jeux combinatoires. En 1919, en effet, Lowie « pulvérise le complexe matrilinéaire en utilisant une méthode qui devait conduire à deux résultats essentiels pour le structuraliste. En niant que tout trait d'apparence matrilinéaire dût être interprété comme une survivance ou un vestige du “complexe”, il permettait sa décomposition en variables. En second lieu, les éléments ainsi libérés devenaient disponibles pour dresser les tables de permutations entre les caractères différentiels des systèmes de parenté... De deux façons également originales, il ouvrait ainsi la porte aux études structurales... » (Lévi-Strauss, 1958a, p. 341).

Un exemple montrera que Lowie a fait plus que « ouvrir la porte » aux « études structurales ». Son disciple lui a emprunté jusqu'au canevas d'un de ses ouvrages. Un rapprochement suffit à le montrer.

En opposition à la classification, historique et évolutionniste, établie par Morgan des systèmes de parenté qu'il avait découverts, Lowie en a proposé une autre, fondée sur des critères de classification de caractère strictement logique, et indépendamment de tout contexte historique, critères « structuraux » permettant d'accéder à la permutation. D'après lui, les systèmes de parenté se classent nécessairement en quatre catégories, répondant aux seules manières logiques par lesquelles il est possible de désigner, dans ces systèmes, le frère du père par rapport au père et au frère de la mère. Il sera désigné ou 1) par un terme qui lui est propre ; ou 2) par un terme désignant également ses deux autres apparentés ; ou 3) par un terme désignant le Père, mais non le frère de la mère ; ou 4) désignant ce dernier, niais lion le père. Quatre catégories classificatoires sont logiquement disponibles, et chaque système de parenté doit trouver sa place dans l'une d'elles (Lowie, 1926, pp. 263-267).

Dans son exposé de la conception structurale du totémisme, Lévi-Strauss a procédé de la même manière (1962a, pp. 22-25). Dans le cadre de l'opposition logique entre le collectif et l'individuel, la relation entre l'être totémique et ses associés humains sera susceptible de quatre permutations donnant lieu à quatre types de relations : la relation de groupe à groupe (une espèce animale totémique à un groupe humain, le clan) ; la relation d'individu à individu (un animal particulier à un individu particulier) ; et les deux relations d'individus à groupe (d'un animal totémique particulier à un groupe humain, le clan ; et d'une espèce totémique à un individu particulier) (Note 4).

Ce genre de permutation sera appliqué par Lévi-Strauss dans d'autres domaines. Mais le procédé de base avait été établi par Lowie. L'inspiration de ce dernier était d'ordre philosophique. Se réclamant de la pensée néo-positiviste, dont son ami, le physicien autrichien Ernst Mach, s'était fait le champion, et selon laquelle la réalité objective des phénomènes est une notion métaphysique, il considérait que l'entreprise scientifique a la tâche de déterminer les relations ou corrélations de nécessité existant non entre les faits, mais entre les idées, c'est-à-dire la tâche d'insérer celles-ci dans des structures logiques. Lévi-Strauss a fait un pas de plus : ces structures doivent s'inscrire à leur tour dans les profondeurs de l'inconscient.

En réduisant les systèmes classificatoires de parenté à la manière de classer les oncles paternels, Lowie se saisissait d'un aspect particulier du phénomène de la parenté sur lequel il concentrait l'attention, en restreignant ainsi l'importance du phénomène général et en en réduisant la spécificité. Lévi-Strauss parvient au même résultat en procédant de manière inverse : en élargissant le fait totémique (fait organisationnel qui structure les clans à l'intérieur des « moitiés » par un rapport particulier entre groupes humains et espèces, ou individus, zoologiques) à l'ensemble indéfiniment extensible des relations entre humains et animaux. Cette généralisation indue lui offre un champ de manœuvre large à souhait. Elle lui permet, par exemple, de voir dans Tylor un précurseur de l'inexistence du totémisme quand celui-ci s'opposait, au nom de la spécificité du fait totémique, à ce que fussent définies de totémiques des relations qui ne l'étaient pas (s'élevant précisément contre les démarches du type de celle de Lévi-Strauss) (infra, pp. 85-86 sq.). Ou encore d'accuser de « distorsion du champ sémantique » du totémisme, des anthropologues (lire Frazer) qui, soucieux d'en préserver la nature spécifique, considéraient comme des ébauches ou des vestiges., des phénomènes n'ayant pas acquis ou ayant perdu le caractère organisationnel qui caractérise sociologiquement le fait totémique.

Alors que Lowie fait disparaître la spécificité de la parenté classificatoire en la particularisant de manière à la réduire à une de ses manifestations, Lévi-Strauss dissout la spécificité du phénomène totémique en le diluant dans une relation indûment généralisée. Le caractère inverse de leur démarche ne doit pas cacher le fait que le second suit les traces du premier, dans le même dessein idéologique, systèmes classificatoires de parenté et totémisme étant deux faits spécifiquement primitifs qu'il est essentiel de bannir de l'horizon ethnologique.

Sans approfondir la question de la descendance spirituelle du fondateur du structuralisme, on aperçoit à première vue une autre dette contractée par lui envers l'anthropologue américain. Car elle semble bien empruntée à la fameuse définition de la culture comme « un assemblage de pièces et de morceaux » donnée par Lowie, cette image qui jouit d'une tout aussi triste popularité, l'image de la pensée mythique, « cette bricoleuse » utilisant « des bribes et des morceaux », résidus épars de l'histoire (Lévi-Strauss, 1962b, p. 32) et, plus généralement, la conception de l'activité intellectuelle comme « bricolage », par laquelle l'auteur de la Pensée sauvage a su toucher le cœur de nombre de ses lecteurs.

Bricolage et pensée mythique n'est qu'une des diverses métaphores qui suivent en cortège la métaphore linguistique, telles que cuisine et langage, mythes et musique, classification totémique et code, etc. Tout comme l'emprunt systématique de méthodes propres à d'autres disciplines, génétique, informatique, physique des métaux, chimie moléculaire, etc. - ces métaphores, dont l'ethnologie fait les frais, viennent de J'effort systématique de désintégrer les structures cohérentes, concrètes, de la vie réelle, pour reconstruire à partir de leurs débris des structures imaginaires, comme on se plaît à imaginer que travaille la bricoleuse des mythes.

Du fait que les hommes créent, dans leurs cultures, des systèmes différentiels d'éléments permutables - alphabets, chiffres, notes de musique, cartes à jouer, etc. -et de l'autre fait que des combinatoires infiniment complexes se rencontrent dans la nature, il ne s'ensuit nullement que les phénomènes sociaux relèvent de systèmes du même type. Si on prétend les y enfermer, c'est afin d'occulter leurs déterminantes historiques et économiques, dans un but fort clair de conservatisme et de diversion. Car le comportement des humains, aussi démentiel qu'il puisse paraître, n'a jamais la vacuité et la gratuité que lui présuppose l'anthropologie structurale.

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Réduit à l'état d'élément permutable, le phénomène-jeton est apte à recevoir n'importe quelle signification, qui sera en fait celle qui convient à l'opération structurale en cours. Nous en voyons un exemple dans la conclusion donnée au dernier volume des Mythologiques. « En même temps, écrit l'auteur, que nous entrevoyons un système de catégories se prêtant à des transformations multiples et qui, dans son essence, pourrait être universel (car en relèvent sans doute aussi les épreuves d'initiation ou de passage ...) nous comprenons comment l'humble récit d'une querelle familiale, qui nous a servi de point de départ, le contient tout entier en germe, et que le geste devenu pour nous insignifiant d'enflammer un combustible en approchant une allumette perpétue, jusqu'au cœur de notre civilisation mécanique, une expérience qui, pour l'humanité entière jadis et de nos jours encore pour d'ultimes témoins, fut ou reste investie d'une gravité majeure, puisqu'en ce geste s'arbitrent symboliquement les oppositions les plus lourdes de sens qu'il soit d'abord donné à l'homme de concevoir, entre le ciel et la terre dans l'ordre physique, entre l'homme et la femme dans l'ordre naturel, entre les alliés par le mariage dans l'ordre de la société » (1971, p. 558).

Le mythe de référence des Mythologiques (qui n'est « l'humble récit d'une querelle familiale » que par l'aplatissement infligé à toute chose ethnologique, s'agissant de l'histoire d'un garçon qui viole sa mère, est persécuté par son père, sauvé par les vautours-charognards, et qui finit par tuer, semble-t-il, ses deux parents, (Lévi-Strauss, 1964, pp. 43-45) contiendrait « tout entier en germe » le « système de catégories » qui est l'essentiel du structuralisme ; s'il en était bien ainsi, l'univers des mythes, et aussi l'ensemble des pratiques rituelles, relèveraient de ce même système général qui, selon les Structures élémentaires de la parenté, régit les règles de l'alliance par le mariage. La seconde étape, entièrement consacrée à la mythologie, étant bouclée, la vérification serait obtenue, que l'esprit obéit à des lois, même là où il semble le plus libre de s'abandonner à sa spontanéité créatrice. Le doute ne serait plus possible : les contraintes viennent « du dedans », l'esprit est enchaîné et déterminé dans toutes ses opérations, partout, puisqu'il l'est dans la mythologie (Cf. Lévi-Strauss, 1963b, p. 630 ; 1964, p. 18). Ceci étant démontré, les vingt années passées à étudier les mythes, les 2020 pages qui leur sont consacrées n'auront pas été vaines.

Regardons ce texte de plus près. Demandons-nous quel est le rapport entre le mythe de référence (le point de départ) auquel fait allusion l'auteur des Mythologiques, et « le geste d'enflammer un combustible en approchant une allumette... ». De toute évidence, c'est le fait que, dans « l'humble récit », la nuit du retour du héros à son village, une tempête ayant noyé tous les feux, sauf celui de sa grand-mère, sa protectrice, c'est à elle que le lendemain matin tout le monde vient demander des braises (1964, pp. 44-45). L'épisode fait allusion au don, ou plutôt à la restitution, du feu par le héros, qui devient ainsi donateur du feu aux humains. On commence alors à entrevoir pourquoi, « en ce geste d'enflammer un combustible... » « s'arbitre », entre des oppositions génériques comme ciel et terre, hommes et femmes, celle, spécifique, des « alliés par le mariage ». C'est que, dans Le Cru et le Cuit, un autre donateur du feu, un félin ayant une femme indienne, avait été présenté en tant que « preneur de femme », récompensant les hommes de ses dons : c'était le jaguar Gé, « auquel les hommes ont donné une femme, et qui, en échange, cède le feu et la nourriture cuite à l'humanité » (1964, p. 99) (Note 5). En 1968, nous nous élevions contre une telle conception du héros culturel, incompatible avec les données de la mythologie et avec le texte du mythe (V. infra, pp. 150-151). On pouvait avoir l'impression d'une querelle sur un thème mineur, alors que quatre ans plus tard il apparaît que la critique portait sur un fil conducteur des Mythologiques, repris à leur conclusion pour les relier aux volumes précédents, afin de démontrer que les mêmes catégories mentales président à la structuration tant des mythes que des systèmes d'alliance et de parenté (Note 6).

Dans le discours final des Mythologiques, ce jaguar Gé est le double invisible du héros du mythe de référence, qui n'est pas Gé, mais Bororo, et qui est loin d'être caractérisable en tant que « preneur de femmes », puisqu'il est incestueux. Ce n'est que par la médiation du donateur de feu Gé, se profilant derrière le donateur de feu Bororo et lui servant de caution, que l'on peut dire que le mythe qui « a servi de point de départ »... « contient tout entier en germe »... « ... un système de catégories se prêtant à des transformations multiples et qui, dans son essence, pourrait être universel... » (1971, p. 558).

Du moment qu'il apparaît que le jaguar Gé, donneur du feu, n'agit en fonction de sa situation de « preneur de femmes » que par une interprétation captieuse du texte cité ('infra, p. 150-51), ainsi que par une représentation dérisoire faisant du héros qui donne le feu aux humains, figure prométhéenne campée au centre de toutes les mythologies, le terme d'une relation de réciprocité où il se trouve on situation de débiteur, ce qui renverse du tout au tout la situation mythique, à ce moment le frêle appui que représentait le jaguar Gé dissimulé derrière le garçon Bororo est soustrait, et le château de cartes s'écroule. On ne peut plus dire que « un des traits communs aux mythes sud et nord-américains est le fait que l' « armature sociologique » de ces mythes - c'est-à-dire les rapports sociaux idéaux qui relient les uns aux autres les protagonistes imaginaires des mythes - prend la forme d'un réseau de parenté, d'un ensemble de rapports de consanguinité et d'alliance. Les conflits, les accords entre ces personnages sont analogues à ceux qui opposent des donneurs et des preneurs de femmes, des époux, des parents et des enfants, des frères et des sœurs, des aînés et des cadets, etc. » (Godelier, 1971, p. 543) (Note 7). Rien de tel n'a été démontré. Le pari pris dans Le Cru et le Cuit (p. 18), n'a pas été gagné, les chaînes qui devaient « déterminer l'esprit dans toutes ses manifestations » se délient et la spontanéité créatrice retrouve ses droits avec ses déterminations sociales et psychologiques.

La distorsion qui prétend faire du jaguar Gé le terme d'une relation de réciprocité confirme, encore une fois, l'exigence que les faits restent mal connus, donc plastiques. Car on peut déclarer que le jaguar Gé donne les biens culturels aux humains en échange de la femme que ceux-ci lui ont donné, et cela peut paraître logique et satisfaisant tant qu'on ne connaît d'autre héros culturel que ce jaguar. Mais pour peu que l'on soit familier de cette figure mythique, le jaguar Gé cesse d'être le jeton sur lequel on peut inscrire n'importe quoi - en l'occurrence, preneur de femmes - car cela est contraire à la nature du héros, dont le propre est de donner les biens et les arts civilisateurs aux hommes et de les donner sans contrepartie. La situation mythique du héros culturel est assez connue, pour que la représentation faussée qu'en donne l'analyse structurale ne risque pas de passer dans l'ethnologie ; mais l'exemple suffit à démontrer que, du niveau d'abstraction auquel s'effectuent les dissociations, permutations et mises en relation structuralistes, erreurs et aberrations chutent sur le terrain ethnologique, où elles risquent de s'incruster si elles ne sont pas dénoncées. Le caractère abstrait des opérations structurales n'empêche pas leurs retombées d'introduire dans l'ethnologie proprement dite des conceptions fondamentalement erronées.

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Nous avons ainsi indiqué les trois moments d'une démarche qui se saisit d'un fait incompris ou tenu pour tel, le considère, en vertu de la métaphore linguistique, comme vide de signification et devant le rester, et enfin lui attribue la signification utile à l'opération en cours. Soumis à ce traitement, les faits apparaissent comme discontinus, donc aptes à former des couples binaires et à entrer dans des schèmes d'opposition. Mais rien ne saurait être plus éloigné de la réalité qu'une telle représentation de la pensée, en particulier de la pensée « à l'état sauvage ».

Le caractère de la pensée des peuples « ethnographiques » est l'obstacle de fond contre lequel échoue l'anthropologie structurale. La pensée procède à l'aide d'associations d'expériences subjectives, d'associations d'idées suggérées par des analogies quelles qu'elles soient, par n'importe quelle similarité, et même par des rapprochements fortuits. Elle est participante et continue ; elle passe, comme en un système de vases communicants, d'un être ou d'un objet à d'autres êtres et d'autres objets, qu'elle relie en les investissant des mêmes propriétés. Pour désigner ce phénomène de propagation ou de transmission, on a parlé de « contagion » : par exemple, les dangers d'impureté ne se communiquent pas seulement par contact direct, mais aussi par le regard, par l'ombre, par la parole, par l'alimentation commune, par le fait d'employer le même feu, par la fumée, etc. Une telle pensée peut être dite « magique » (qu'elle s'exprime ou non par des actes de ce type) en cela qu'elle s'attribue une force agissante, causale : on présume que les actes accomplis sur des objets substitutifs se transmettent aux objets évoqués mentalement, comme dans l'envoûtement, et même que l'intention suffit à 19 obtention du but désiré. Ce caractère actif, propre à toute pensée, apparaît avec une clarté particulière chez les peuples des sociétés à infra-structure primitive, parce que leur système d'idées (en raison de leur faible domination sur les forces de la nature) est fondé sur une mentalité associative dynamique et participante, toute leur culture en étant imprégnée. Il n'est pas d'ouvrage ethnographique qui n'en témoigne par de nombreux exemples.

Sans nier le rôle de la pensée analogique, le structuralisme la limite à l'opération exclusivement conceptuelle qui consiste en une mise en parallèle des relations qu'elle suggère (Note 8). Ainsi, comme nous l'avons vu, s'établit le rapprochement entre scalps sanguinolents et femmes indisposées. Mais la charge concrète, émotionnelle, du sang - la crainte qu'il inspire, notion élémentaire de l'ethnologie - n'est pas prise en considération. Les données restent figées et inertes dans la vision structurale, pour constituer des unités « discrètes » et opposables. La participation est soit ignorée, soit explicitement repoussée ; mais, étant donné qu'elle empreint chaque fait ethnographique, le refus de la reconnaître revient comme un boomerang, contraignant le fondateur du structuralisme à des efforts perpétuels pour protéger ses positions.

Nous avons constaté, par exemple, en examinant les arguments par lesquels Lévi-Strauss s'est cru fondé à réfuter la thèse de Durkheim sur la prohibition de l'inceste, qu'ils étaient tous fondés sur la méconnaissance, ou le refus, de la participation. S'il a pu, par exemple, affirmer que les dangers de la menstruation n'étaient que pour la femme qui saigne, c'est en faisant abstraction de la pensée participante, qui étend à la femme le danger qu'elle représente pour les autres (Cf. supra, p. 21). Nous relevions que, bien d'années plus tard, il disait le contraire, affirmant, d'après les déclarations unanimes des intéressés, que « les périls étaient pour les autres ». Mais la réalité ethnologique n'est pas unilatérale et, sur ce point, elle est bien connue. Se référant à Frazer, l'auteur des Manières de Table finit donc par convenir que le danger constitué par les jeunes filles pubères et les femmes menstruantes menace les autres, et que ces femmes et ces filles sont considérées comme étant elles aussi en danger. Cependant, afin de sauvegarder la polarité entre la femme qui saigne et l'homme qui craint son saignement, et de repousser la participation, qui rend compte de cette double direction du danger (ainsi que d'une plus grande intrication de ces rapports qu'il n'apparaît ici), il instaure un « dualisme » sans lequel « on ne comprendrait rien à ce système » (p. 420) : les deux types de sanctions réservées d'une part à ceux qui enfreindraient le tabou qui les éloigne des femmes, et d'autre part, aux femmes enfreignant les tabous qui leur sont imposés, sont « mutuellement exclusifs ». Il s'agit de facteurs internes pour les femmes, dont le cours de l'existence subirait une accélération, de facteurs externes pour les autres, dont l'existence subirait une interruption. Ainsi donc, où agit la participation on fait apparaître une opposition. Mais, pour arriver à ce résultat, il a fallu retenir, parmi les dangers de toutes sortes dont la femme inattentive aux tabous est menacée, un seul d'entre eux, le danger de vieillissement précoce, qui, accélérant le cours de la vie, peut être opposé à la mort, qui l'interrompt, comme si les hommes commettant les mêmes infractions n'étaient pas menacés souvent du même danger de vieillissement. (Par exemple chez les Wogeo de la nouvelle Guinée, Hogbin, 1940, p. 84).

C'est que le vieillissement précoce des femmes a un autre avantage : il permet de renouer un des fils conducteurs de la grande oeuvre, puisque « nous savons depuis la première partie de ces Mythologiques, que les mythes utilisent le thème du vieillissement pour introduire une catégorie fondamentale : celle de la périodicité... ». Et comme il s'agit de la périodicité « des grands rythmes physiologiques qui ont leur siège dans l'organisme féminin », on explique par l'exigence d'une périodicité régulière (donc non contrariée par le vieillissement précoce) la présence des objets imposés par le tabou – gratte-têtes, mitaines, fourchettes, etc. - et, en pratique, l'aspect du tabou en ce qui concerne la personne qu'il isole. Lévi-Strauss n'ignore pas, cependant - puisqu'il l'a écrit à la page précédente (p. 419) - que les prohibitions frappant les femmes pubères ou menstruantes, frappent aussi parfois des individus de sexe masculin, tels que « les meurtriers, les fossoyeurs, les officiants de rites sacrés ou profanes », les veufs, et que leur est imposé l'emploi des mêmes « ustensiles de table et de toilette ». Comment dès lors attribuer les prohibitions frappant les personnes des deux sexes au souci exclusivement féminin de la périodicité ?

Quant à la nature du danger contre lequel les tabous de ce type ont été institués, point n'est besoin de recourir aux vieilles métaphores « électriques » (potentiel chargeant les deux pôles, courant alternatif, décharge catastrophique, etc. (pp. 421, 470). Le danger que l'on craint est que le sang ne s'épanche. Il est suggéré par la souillure sanglante de la menstruation ou de l'accouchement ; par la souillure qu'a contractée l'officiant, à la suite de quelque contact rituel, réel ou symbolique, avec le sang, ou le guerrier au cours du combat, ou encore par la contagion de la mort, dont sont porteurs les veufs et les fossoyeurs. C'est pour éviter tout risque d'épanchement sanglant - en vue du danger qu'elles courent elles-mêmes, ainsi que du danger que l'écoulement de leur sang représenterait pour les autres - qu'il est défendu aux personnes tabou de se gratter (Cf. infra p. 245) ou du moins prescrit de se servir d'un bâtonnet pour le faire. Pour cette raison il est parfois défendu aux personnes tabou de marcher pieds-nus de crainte de s'égratigner aux ronces, ou encore de manier des instruments tranchants. C'est afin d'éviter la formation d'un lien de communauté alimentaire qui, en vertu de la participation, mettrait également les autres en danger, qu'on impose aux personnes tabou toutes sortes de restrictions destinées à différencier leur nourriture de celle des autres (Cf. Makarius, 1961, p. 92, sq. 225 sq.) Dans le cas de l'eau, objet de consommation commune, on atténuera le danger qu'implique le lien créé par son absorption, en prescrivant l'usage du chalumeau. La médiation d'un instrument pour absorber la nourriture permet d'éviter de la toucher des mains (et en effet souvent la personne tabou prend sa nourriture directement de sa bouche ou est nourrie par d'autres) ; ces précautions répondent au double souci d'éviter d'un côté que l'eau ou les aliments, qui seront aussi absorbés par les autres, ne soient souillés par le contact de mains impures, et d'éviter, d'un autre côté, que la personne déjà impure n'aggrave son état en touchant de ses mains les aliments qu'elle absorbe (Note 9). On voit les manifestations multiformes de la participation.

A l'origine de ces manifestations variables on trouve le fait constant, l'état de danger causé par la souillure sanglante et la peur qu'il inspire.

Variables sont aussi les conséquences de ce danger : risques de saigner sans arrêt, de vieillir prématurément, de perdre les forces, de perdre l'usage des jambes, de devenir aveugle ou fou, etc. Mais le structuralisme ne distingue pas entre les faits : il les met tous sur le même plan, qu'ils soient constants ou variables, primaires ou secondaires, nécessaires ou contingents, rendant toute analyse raisonnée impossible ; puis il se prévaut de la confusion créée, pour procéder à des systématisations partielles et inexactes, comme nous venons de le voir.


Parce que la participation contrarie les exigences théoriques et pratiques de l'analyse structurale, et à la limite la rend impossible, nous lirons dans la Pensée sauvage que « ... contrairement à l'opinion de Lévy-Bruhl, cette pensée procède par les voies de l'entendement, non de l'affectivité ; à l'aide de distinctions et d'oppositions, non par confusion et participation » (p. 355). Il y sera même affirmé, en tentant d'en faire endosser la responsabilité à Durkheim et à Mauss, que « la pensée dite primitive » serait « une pensée quantifiée ». L'attribution aux peuples tribaux d'une pensée de ce type, enrobée dans une « psychologie intellectualiste », est la tâche du Totémisme aujourd'hui et de la Pensée Sauvage. L'auteur y déploie toute l'ingéniosité de son discours pour parvenir, sans formuler des contre-vérités trop criantes, à créer l'impression que cette pensée soit, non celle que nous révèle l'ethnographie, mais telle que la veut l'anthropologie structurale. Il dira par exemple que « ... la manière dont les primitifs conceptualisent le monde est, non seulement cohérente, mais celle même qui s'impose en présence d'un objet dont la structure élémentaire offre l'image d'une complexité discontinue. » (1962b, pp. 354-355). Sa dextérité dans l'art de la comparaison lui permettra de mettre les primitifs « plutôt de plain-pied avec les modernes théoriciens de l'information » (354). Il en fera valoir les facultés spéculatives et classificatrices, que les ethnologues n'ont d'ailleurs jamais mises en doute, car non seulement il n'y a pas de contradiction entre pensée associative et facultés spéculatives et classificatrices, mais celles-ci sont des manifestations de celle-là, et du symbolisme qui en découle. Sans elle, elles ne seraient pas. Dire de la pensée primitive qu'elle procède à l'aide de distinctions et d'oppositions, n'est pas la valoriser, mais équivaut à ravaler la pensée humaine, quels que soient les conditionnements culturels acquis, au niveau de la démarche binaire qu'elle a en commun avec les espèces animales.

Comme la participation, ainsi que l'avait bien vu Lévy-Bruhl, a pour terrain l'affectivité, Lévi-Strauss - ne se contentant pas de répéter que « jamais et nulle part » le « sauvage » n'a été « cette conscience dominée par l'affectivité et noyée dans la confusion et la participation » (1962b, p. 57) - fera un pas de plus : il niera à l'anthropologie le droit de prendre en considération les phénomènes affectifs. On connaît le texte, singulièrement explicite, dans lequel -il se refuse à suivre Mauss quand celui-ci « va chercher l'origine de la notion de mana dans un autre ordre de réalités que les relations qu'elle aide à construire » en prétextant que « sentiments, volitions et croyances... sont, du point de vue de l'explication sociologique, soit des épiphénomènes, soit des mystères, en tout cas des objets externes au champ d'investigation » (1966b, p. XLV).

L'équivoque ainsi créée à propos de la subjectivité est des plus graves pour les sciences humaines. La recherche de l'objectivité scientifique se retourne contre ses principes quand elle fait abstraction d'aspects propres à l'objet de son étude. La subjectivité, avec ses ordres de « sentiments, volitions et croyances », fait partie, que cela plaise ou non, de la réalité objective qui s'offre à ces disciplines, de sorte qu'une étude qui n'en tiendrait pas compte s'appliquerait à une réalité mutilée ; arbitrairement qualifiées de « épiphénomènes » ou de « mystères », ses manifestations ne disparaîtront pas parce qu'on proclame qu'elles tombent en dehors du champ scientifique. C'est celui-ci qu'on aura rétréci, en l'appauvrissant de ce qui distingue les sciences humaines des sciences naturelles, et fait par conséquent leur intérêt spécifique.

L'attribution aux hommes des sociétés primitives d'une pensée discontinue représente une contrevérité si flagrante, que Lévi-Strauss a été contraint par ses critiques à y revenir dans le finale de l'Homme nu. Le problème auquel il fait face est celui de la magie. S'il était vrai, en effet, que la pensée primitive ne procède pas par voie d'associations dynamiques et participantes, la démarche mentale et la praxis de la magie ne pourraient en découler, ni le rituel à leur suite. Ils existent, cependant, et occupent une place prépondérante dans nos matériaux. De quelle manière Lévi-Strauss, qui ne peut évidemment pas renoncer à la conception d'une pensée discontinue, placée à la base de sa massive recherche sur les mythes, va-t-il résoudre ce problème ?

Comme si on avait appuyé sur un bouton, un processus de réduction se déclenche : pensée et activité magiques sont réduites au rituel et celui-ci, vidé de tous ses contenus (qui relèveraient de la « mythologie implicite ») est à son tour réduit à trois manifestations pratiques : « paroles proférées, gestes accomplis, objets manipulés » (1971, p. 600) qui ne posent qu'un seul problème, celui de savoir en quoi elles diffèrent des mêmes actes dans la vie quotidienne. Gestes et objets remplacent des paroles, et quant aux « paroles proférées », elles font appel à deux procédés spécifiques, le morcellement et la répétition.

À ce point, l'univers multiforme de la magie et du rituel primitifs a déjà été recouvert de la bâche structuraliste. Il n'est plus que langage, et langage « morcelé », donc discontinu, et différentiel (nous passons sur la métaphore cinématographique qui a permis d'arriver à ce résultat) bien qu'il s'agisse de différences « devenues infinitésimales » et qui « tendent à se confondre dans une quasi-identité » (p. 602). Nous voici réinstallés dans le climat habituel. Il s'agissait cependant non de réduire magie et rituel à l'état de hachis propre à l'analyse structurale, mais d'en reconnaître le caractère continu et totalisant. Cela sera fait par le recours à un autre procédé familier, l'opposition. « Au total, l'opposition entre le rite et le mythe est celle du vivre et du penser, et le rituel constitue un abâtardissement de la pensée consenti aux servitudes de la vie. Cette tentative éperdue, toujours vouée à l'échec, pour rétablir la continuité d'un vécu démantelé sous l'effet du schématisme que lui a substitué la spéculation mythique constitue l'essence du rituel » (p. 603) (Note 10).

Ainsi le tour est joué. Le caractère discontinu du mythe, essentiel pour les Mythologiques, comme pour l'ensemble de l'œuvre, est sauvé, et le caractère continu de la pensée magique est reconnu par le biais du rituel. Mais de quel prix est payé ce tour de force de la virtuosité structurale ? 1) Au prix de la réduction du monde magique au rituel, du rituel à un de ses aspects secondaires, purement mécaniques, parmi lesquels on ne retiendra que la récitation, ramenée à une sorte de balbutiement (morcellement + récitation), qui est loin d'être typique ; 2) au prix de la négation du fait que rite et mythe sont étroitement intégrés.

Pas plus qu'on ne peut opposer « le vivre et le penser », on n'a le droit d'opposer le mythe et le rite. Produits d'une même société, expression d'une problématique identique, le mythe et le rite sont pensés par les mêmes têtes, retenus dans le même fond de mémoire et d'imagination collectives, explicités par les mêmes symboles, manifestés par un même scénario et incarnés en un même héros, qu'ils créent d'une même voix. S'il s'agissait de sauver la discontinuité du mythe et la continuité du rite, en mangeant le chou, la chèvre est morte d'indigestion.

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La démonstration que nous venons d'esquisser, datée de 1971, marque, du moins dans l'expression, un recul notable par rapport à la Pensée sauvage. En 1962, la « pensée mythique », cette bricoleuse agençant les mythes à partir de débris de matériaux détournés de leur destination première, n'était que la figure de proue d'un navire qui abordait à tous les rivages. À l'image de « la théorie de l'information », la pensée dite « quantifiée » était censée rendre compte des échanges de mariage, du « prétendu » totémisme, et de tout ce qui pouvait encore ressembler de près ou de loin à un « message » C'est en tant que pensée générale des peuples de l'ethnographie qu'elle était opposée, par l'idéologie structurale, à la représentation qu'en avait proposé Lévy-Bruhl.

Au terme de l'enquête destinée à démontrer par les Mythologiques les énoncés de la Pensée sauvage, celle-ci est représentée, plus discrètement, par la « pensée mythique », dont toutefois le rôle hégémonique est réaffirmé. « Tandis que le mythe tourne résolument le dos au continu pour découper et désarticuler le monde au moyen de distinctions, de contrastes et d'oppositions, le rite suit un mouvement en sens inverse : parti des unités discrètes qui lui sont imposées par cette conceptualisation préalable du réel, il court après le contenu et cherche à le rejoindre, bien que la rupture initiale opérée par la pensée mythique rende la tâche impossible à jamais » (1971, p. 607). La substitution de la partie au tout n'est d'ailleurs qu'un expédient formel, puisque, à ce point, mythe et rite ne sont plus ce que l'on entend communément par ces mots, mais deux termes conventionnels, sous le couvert desquels on désigne, par le premier la pensée telle que l'entendent les structuralistes, et par le second tout ce qui lui échappe et s'y rebelle. De cette manière il devient possible d'affirmer que « le rituel n'est pas une réaction à la vie, il est une réaction à ce que la pensée a fait d'elle. Il ne répond directement ni au monde, ni même à l'expérience du monde; il répond à la façon dont l'homme pense le monde. Ce qu'en définitive le rituel cherche à surmonter n'est pas la résistance du monde à l'homme mais la résistance, à l'homme, de sa pensée » (1971, p. 609). Ce serait donc en fonction de cette pensée que tout se déterminerait.

Que le mythe puisse être instrumentalisé en double fonction, considéré à la fois en lui-même et comme la pensée au sens large, ne peut faire problème pour qui est familier des modes de la pensée straussienne. Prendre la partie pour le tout n'est pas un procédé différent de celui qui consiste à prendre la similitude pour l'identité, ou à faire abstraction de l'ensemble pour n'en retenir qu'un aspect. Par une revanche prévisible de la réalité, les démarches du fondateur du structuralisme relèvent souvent de ces aspects de la pensée primitive qu'il s'efforce de nier. Il est cependant évident que pour pouvoir traiter le mythe avec cette liberté, il faut en ignorer la réalité de produit historique de l'esprit humain. En effet la représentation que s'en fait le structuralisme est à la fois, et seulement, métaphysique et zoologique.

Métaphysique, puisque le mythe existe, incréé : « il faut se pénétrer de la conviction que derrière tout système mythique se profilent, comme facteurs prépondérants qui les déterminent, d'autres systèmes mythiques : ce sont eux qui parlent en lui et se font écho les uns aux autres, sinon à l'infini, au moins jusqu'au moment insaisissable où, voici quelques centaines de milliers d'années et peut-être dira-t-on un jour davantage, l'humanité débutante proféra ses premiers mythes » (1971, p. 562). Ne sachant provenir de l'infrastructure, son contenu étant en dehors de lui et « postérieur à cet élan premier », l'origine de la nécessité du mythe se perd au fond des âges, elle gît au tréfonds de l'esprit. A l'origine était le mythe.

Représentation zoologique, d'autre part, puisque Lévi-Strauss ayant convenu que le code binaire de la pensée est précisément ce que nous avons en commun avec les espèces animales (p. 611), il lui incombe de faire savoir comment cette démarche rudimentaire, la plus humble qui soit, aurait pu faire surgir l'univers mythique. La réponse, comme d'habitude, recourt à l'image : « sous la forme de mythes », « un jeu combinatoire dont l'entendement est le siège », « déroule de soi-même un spectacle d'idées non moins fantasmatiques que les travaux d'une poésie indicible auxquels, lors de la pariade, le génie de l'espèce astreint les oiseaux paradisiers-jardiniers » (pp. 611-612).

Le raccord est ainsi fait sur le plan de la suggestion poétique, mais qu'en est-il sur le plan du raisonnement ? L'image d'un automobiliste roulant à toute allure sur une route goudronnée ne nous conduit pas à entrevoir le rapport postulé entre pensée binaire et création mythique ; au contraire, elle semblerait plutôt l'exclure. A moins que dans cette obscurité ne se dissimule une grande pensée, difficile à expliciter à notre époque, mais qui s'harmoniserait avec certaines idées maîtresses du structuralisme : d'une part avec l'affirmation que « l'analyse structurale ne peut émerger à l'esprit que parce que son modèle est déjà dans le corps » (1971, p. 619) ; et, d'autre part, avec la notion de la prohibition de l'inceste émanant des structures de l'esprit, indépendante de toute détermination, intemporelle et marquant par son apparition l'apparition de l'esprit humain. Ce passage de la nature à la culture ne serait-il encore mieux marqué s'il s'accompagnait de l'apparition du mythe ? Nous serions alors en pleine théologie, le surgissement impromptu de l'homme s'accompagnant à la fois de la loi et de la révélation du verbe. Cela se raccorderait à la réhabilitation de la téléologie et à la justification du sentiment religieux, que nous rencontrerons plus loin. N'oublions pas cependant que nous sommes en présence « d'une libre rêverie », non d'une thèse et encore moins de l'ébauche d'une philosophie (p. 619), ces précautions oratoires s'expliquant facilement.

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Laissant aux articles réunis dans ce volume la tâche de démontrer, à partir d'aspects divers de l'œuvre de Lévi-Strauss et de quelques disciples, le caractère factice de la plupart des oppositions suscitées par la démarche structuraliste, il importe de répondre ici à la conception que la pensée continue, c'est-à-dire associative, active et participante, serait une réaction à la pensée discontinue, c'est-à-dire procédant par distinctions et oppositions. La réalité est exactement le contraire de ce propos : c'est la pensée associative, et non quelque imaginaire « structure de l'esprit », qui explique l'usage des oppositions dans la vie sociale et mentale des peuples tribaux.

Il serait évidemment faux de dire que les oppositions sont absentes des matériaux ethnographiques. Bien au contraire, elles s'y trouvent et certaines d'entre elles se regroupent avec constance (par exemple : féminin, gauche, rouge/masculin, droit, blanc) ; parfois elles jouent un rôle en certaine mesure structurant, comme l'a montré Radcliffe-Brown au sujet des « moitiés » australiennes ; mais, ainsi qu'on le verra à propos de l'antithèse « droite/gauche », elles ont leur histoire ethnologique, connaissable si l'on se réfère au monde de l'expérience primitive, vécue à travers la pensée magique.

Se prenant pour la réalité, cette pensée attribue à la réalité les démarches qui lui sont propres. Les croyances issues de cette confusion déterminent, dans la vie pratique comme dans l'activité magique, des conduites qui ont le but d'infléchir la réalité dans le sens évoqué par la pensée. Les idées magiques viennent en contraste avec la réalité objective, avec les exigences économiques, parfois avec les données de l'expérience immédiate. Il arrive que ces idées magiques soient en elles-mêmes contradictoires, ou qu'elles se contredisent. De plus, des formes différentes d'activité magique entrent en contradiction. La participation œuvre souvent en directions opposées. Des processus de symbolisation et de surdétermination, par définition inconscients, aboutissent à des résultats que le conscient ne reconnaît pas, et qui sont également générateurs de contradictions. Il faut y ajouter celles qui proviennent de l'ambivalence. Enfin, cette matière déjà hautement contradictoire est soumise aux contradictions venant de la diachronie, qui modifie les coutumes, les changeant parfois en leur contraire, ou leur attribue une signification secondaire en les « rationalisant » et les reconstruisant sur cette base nouvelle.

La contradiction est partout dans l'univers mental primitif, et tout, y compris les tentatives pour s'en extirper, concourt à son foisonnement. Dans un univers mental rendu déconcertant par la coexistence des contraires, la transmission des qualités, la mobilité des limites, l'irruption, de phénomènes procédant de l'inconscient, l'ambivalence, etc. - les oppositions réelles, dont les termes s'excluent mutuellement, représentent des îlots de certitude : ce qui est à gauche n'est pas à droite, le masculin n'est pas le féminin, la nuit n'est pas le jour, etc. Par rapport à l'indistinction et à la participation, elles apparaîtront comme un recours possible, serviront de références, marqueront un point de repère. Parfois elles acquerront un rôle « classificateur » pour d'autres oppositions, comme dans le cas de l'antithèse droite/gauche, ce qui aura des effets structurants dans l'organisation sociale : les femmes se placent généralement à gauche, elles occupent le côté gauche de la hutte, etc.

Nous constatons donc que si les oppositions ont un rôle à jouer, c'est précisément parce que l'esprit n'est pas structuré par elles, et parce qu'y gardent un rôle prédominant ces processus de « confusion et de participation » que le structuralisme tient pour inexistants. Le rôle des oppositions dans la pensée ne peut être saisi qu'à partir de ce qui s'oppose à elles, précisément à partir de cette pensée participante que le structuralisme voudrait nier, et de son caractère dynamique et contradictoire.

L'analyse structurale, qui concentre l'attention sur les oppositions, ignore les contradictions, parce que celles-ci découlent du contenu signifiant de la réalité objective. Elles représentent des nœuds de signification et en effet quand ces nœuds sont défaits par l'analyse, la contradiction résolue livre d'un coup la signification d'un fait et celle du fait qui le contredit, ce qui est la meilleure vérification d'une interprétation ethnologique. L'analyse structurale, par contre, recherche les oppositions formelles, qui permettent de j'aire abstraction du contenu, et peuvent paraître dictées par les « structures mentales » justement parce qu'elles n'envisagent que l'aspect extérieur, le plus abstrait possible, des phénomènes. Ainsi le structuralisme comprend les contradictions comme étant extériorité, ce que le mythe a fonction de résoudre, de surmonter ou seulement d'évoquer.

L'analyse structurale du mythe d'Oedipe illustre, de la manière la plus claire, à quels résultats aboutit la méthode qui refuse la contradiction en faveur d'oppositions formelles. Dans le tableau de mythèmes établi à partir du mythe œdipien, la première colonne, sous l'intitulé de « rapports de parenté surestimés », s'oppose à la seconde, « rapports de parenté sous-estimés ». La première colonne groupe deux exemples de piété familiale, et le fait qu'Oedipe a épousé Jocaste ; alors que, dans la colonne qui lui fait face, s'inscrivent, comme nous l'avons vu, les cas où des parents s'entretuent. Ainsi on fait apparaître une opposition dont le cadre de référence est l'estimation, excessive ou insuffisante, des rapports de parenté. Mais, pour parvenir à cet alignement de mythèmes opposés, l'un d'entre eux au moins, celui relatant le fait qu'Oedipe épouse Jocaste, a dû être vidé de son contenu signifiant : alors que si Cadmos recherche Europe, si Antigone enterre Polynice, c'est parce que l'un et l'autre reconnaissent un parent - si Oedipe épouse Jocaste, c'est parce qu'il ignore la parenté qui les unit. S'il l'avait connue, elle ne l'aurait pas conduit au mariage, le lien de parenté étant en contradiction flagrante avec le lien conjugal (Note 11). Cette contradiction, l'inceste, est l'essence du mythe ; mais, pour pouvoir se donner libre cours, l'analyse structurale doit la faire disparaître, gommant du même coup l'autre contradiction qui donne un sens de fatalité tragique au récit, le fait qu'Oedipe a été conduit à commettre l'inceste par les efforts faits afin de l'éviter.

Ayant écrasé les contradictions réelles au cœur du mythe, l'analyse structurale doit aller en chercher une autre, factice, le problème de l'autochtonie, qu'elle place en dehors de lui. Cela, afin de donner un semblant de sens, ou du moins de raison d'être, au tissu de contradictions résultant de la suppression de la contradiction véritable, du détournement du sens du mythe, et de la superposition de thèmes postiches à ses éléments résiduels. Et c'est précisément par l'impossibilité qui en résulte, de « mettre en connexion » des matériaux faussés, que devrait se vérifier l'assertion que le mythe offre « une sorte d'instrument logique » permettant de dégager des corrélations symétriques à celles de la situation sans issue créée par le dilemme de l'autochtonie ! Le délire devrait trouver sa justification dans ses manifestations délirantes.

Ainsi il devait échoir précisément à un ethnologue, et entre tous à celui qui a placé l'interdit de l'inceste au cœur de son œuvre et de sa conception de l'hominisation - de soustraire au plus célèbre des mythes de l'inceste son centre de gravité, de le dépouiller de sa signification anthropologique et psychologique, comme de sa résonance tragique, et de le réduire à une problématique qui lui est étrangère.

La relation de la contradiction au mythe ne peut qu'échapper au structuralisme. Comme l'exemplifie la légende œdipienne, il s'agit d'une relation génétique, la contradiction étant, pour ainsi dire, mère du mythe, ainsi que d'autres créations symboliques. Ce qu'il est tenu d'exprimer devant être refoulé, le mythe énonce ce qui ne peut être dit ou pense en dehors des formulations qu'il est apte à trouver. Il est le langage de la contradiction. Exactement à l'opposé, donc, de ce que dit Lévi-Strauss du caractère logique de la pensée mythique.

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Nous avons vu que l'élimination de la subjectivité du champ d'investigation sociologique -que le structuralisme exige afin d'éliminer, avec le caractère affectif de la pensée, ce caractère participant qui fait obstacle à l'exercice de son analyse - a été présentée par Lévi-Strauss comme une exigence scientifique. L'élimination de la subjectivité entraînant, naturellement, la désubjectivation de l'homme, nous ne serons pas surpris d'apprendre que cela aussi se produit en conformité aux exigences de la rigueur. « L'effacement du sujet - écrit l'auteur de l'Homme nu -représente une nécessité d'ordre, pourrait-on dire, méthodologique ; il obéit au scrupule de ne rien expliquer du mythe que par le mythe... » (1971, p. 562). Présentation justificative du vide sur lequel le structuralisme débouche nécessairement puisque, ayant donné congé à la subjectivité, ayant dépouillé mythes, rites et comportements de leur sens, il faut bien qu'il revienne à un homme aussi « vacant » que ses œuvres. Conclusion qui s'identifie d'ailleurs au postulat initial, les présumées « structures mentales », indépendantes de tout ce qui n'est pas elles-mêmes, ne pouvant produire que des effets externes et étrangers à la subjectivité humaine, qui devient superfétatoire.

Cette désubjectivation de l'homme, inscrite a priori dans la boucle de la théorie structurale, est bien. la marque de sa connivence avec la société réifiée et réifiante de notre époque. De la société surindustrialisée du capitalisme monopoliste, le structuralisme à fait siennes les méthodes, les perspectives et les ambitions. Il s'en est assimilé le langage, le style et ce qu'il appellerait la manière de percevoir le sensible.

Sous quelque aspect qu'on la regarde, la théorie structurale renvoie les reflets de la société technocratique, dont elle est l'expression la plus achevée. Traduisant et formalisant en ses termes propres la complexité de structures artificielles d'antagonisme et d'oppositions, à partir de leurs exigences elle transforme en impératifs méthodologiques les traits sociaux découlant de leur hégémonie : parcellisation de l'espace et du temps, nivellement des valeurs, travail morcelé, répétitif et permutable, banalisation des êtres et des œuvres, compression de l'initiative, réduction de la réussite aux effets d'une combinatoire d'éléments en nombre fini, caractère abstrait et général des relations, absence de participation, isolement et non-communication des unités individuelles, rigidité des écarts différentiels, exclusion des affects, perte de sens du langage, décollage progressif du plan du réel, dénaturation de la culture par l'informatique, suprématie de l'échange sur l'usage, etc. Parce qu'il recrée en un mythe scientiste la réalité sociale de son temps, et qu'il en projette un modèle transposé à sa façon, le structuralisme simule, en quelque sorte, une anthropologie.

Mais de quel temps s'agit-il ? Là est le leurre essentiel. Du passé qui se mue en avenir le miroir structural fait un présent figé où il n'en laisse filtrer que des éléments appauvris alors que de son cercle de plomb il exclut l'avenir. Dans ce présent immobile où rien ne peut arriver, il ne reste à l'homme dénudé et privé de ses armes qu'à anticiper « le crépuscule des hommes, après celui des dieux qui devait permettre l'avènement d'une humanité heureuse et libérée » (1971, p. 620), en attendant le moment où « avec sa disparition inéluctable de la surface d'une planète elle aussi vouée à la mort, ses labeurs, ses peines, ses joies, ses espoirs et ses œuvres deviendront comme s'ils n'avaient pas existé, nulle conscience n'étant plus là pour préserver fût-ce le souvenir de ces mouvements éphémères sauf, par quelques traits vite effacés d'un monde au visage désormais impassible, le constat abrogé qu'ils eurent lieu c'est-à-dire rien » (p. 621). L'évocation de la vanité des choses, dernier thème de dissuasion depuis que les religions existent, vient compléter l'image du rôle que joue le structuralisme dans l'idéologie et la praxis de sa société.

Ce retournement de l'anthropologie contre elle-même est en quelque sorte la rançon d'une dette qu'elle traîne depuis ses débuts ; car même à ses jours les mieux inspirés, elle a souffert d'une approche mécaniste qui, de Morgan à Lévi-Strauss, de l'âge de la locomotive à celui de l'atome et de l'ordinateur, est allée en s'accusant au rythme de la croissance technologique. Sur cette courbe, le structuralisme a atteint le point limite. Il s'agit maintenant de provoquer un nouveau retournement, par lequel l'anthropologie puisse rejoindre les buts dont elle s'est tant éloignée, et redevenir la source d'un renouveau d'identité pour une humanité de plus en plus menacée de réification.

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Il va de soi que l'élimination de la subjectivité du champ de l'investigation, qu'impose le structuralisme, entraîne, avec la désubjectivation de l'homme, la répudiation des sciences humaines. Lévi-Strauss exprimait déjà en 1960 tout l'inconfort qu'elles lui inspirent. En inaugurant sa chaire au Collège de France, il déclarait que l'anthropologie sociale se résigne à faire son purgatoire auprès des sciences sociales, dans l'espoir de se réveiller parmi les sciences naturelles à l'heure du jugement dernier.

Aux sciences humaines il ne concède aucune chance : « des sciences humaines vraiment dignes de ce nom ne seraient plus que l'image des autres aperçues dans un miroir : apparitions impalpables qui manipulent des fantômes de réalités » (1971, p. 575). Et encore : « c'est au moment où elles tendent à se rapprocher davantage de l'idéal du savoir scientifique qu'on comprend le mieux qu'elles préfigurent seulement, sur les parois de la caverne, des opérations qu'il appartiendra à d'autres sciences de valider plus tard, quand elles auront enfin saisi les véritables objets dont nous scrutons les reflets .»

Deux affirmations péremptoires se lisent dans ces phrases imagées : 1) qu'il n'est pas de sciences humaines « vraiment dignes de ce nom », « se rapprochant de l'idéal du savoir scientifique », qui ne soient structurales ; et 2) que précisément en tant qu'elles sont structurales, elles sont condamnées à s'effacer devant d'autres sciences.

L'effacement des sciences humaines devant les sciences naturelles augurerait, selon Lévi-Strauss, de la réintégration de l'homme dans la nature, ou plutôt au sein du finalisme dont la nature serait empreinte. « Le structuralisme », en effet, « est résolument téléologique... c'est lui qui a restitué sa place à la finalité et l'a rendue à nouveau respectable » (1971, p. 615). Or, dit-il à ceux qui le critiquent au nom d'une foi religieuse, les implications d'une telle position mériteraient d'être mieux pesées. Et il les invite indirectement à tirer les conséquences du fait que, si la finalité que postulent toutes ses démarches n'est ni dans la conscience ni dans le sujet, où peut-elle être sinon en dehors d'eux ? « Qu'ils ne le fassent pas montre bien que... leur moi compte davantage que leur dieu » (1971, p. 615). Comme s'il était persuadé que l'anthropologie n'offre désormais d'autre alternative qu'un dieu sans homme ou un homme sans dieu, il semble vouloir suggérer que, pour ingrat qu'il leur paraisse, le choix auquel il s'est déterminé devrait lui valoir quelques égards...

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Si l'anthropologie n'a plus le visage de l'anthropos, si elle vient à se nier et à préconiser sa prise en charge par d'autres sciences, si l'homme renonce à créer son histoire pour s'en remettre à l'apparent finalisme de la nature - serait-ce qu'elle trouve sa fin historique dans le moment structuraliste ?

En fait, le structuralisme ne marquera que la fin d'une anthropologie pervertie dont il est l'extrême point de chute. En tant que tel, il sera aussi le lieu d'une rupture définitive, agissant en révélateur du processus qui lui a donné naissance, qui l'a porté dans son courant et dont il est l'aboutissement, aux yeux de certains méconnaissable.

De toutes les disciplines, l'ethnologie était la moins apte à s'accommoder du traitement structuraliste, dont l'approche mécaniste, brutalement réductrice, en violente et détruit la matière dialectique. C'est pourtant dans l'ethnologie que le structuralisme s'est affirmé, cette jeune science, pour les raisons que nous avons dites, se trouvant en retard et méthodologiquement désarmée. Achevant le périple initié par Lowie, le structuralisme de Lévi-Strauss en démontre les erreurs par l'absurde de ses propos, et par une suite de renversements spectaculaires. Ainsi une anthropologie ayant commencé par brandir les faits afin de détruire les concepts finit par décoller résolument de la réalité factuelle et par se cantonner dans l'abstraction. Une anthropologie qui avait mis au ban le comparatisme aboutit aux comparaisons échevelées des Mythologiques. Une anthropologie qui avait commencé par proscrire les théories parce qu'elles risqueraient de déformer les faits, s'achève dans la distorsion systématique de tout ce à quoi elle touche. Une anthropologie qui s'interdisait les généralisations et prescrivait de s'en tenir à l'observation de micro-sociétés, devient le lieu d'une généralisation à la dimension du cosmos...

Pour en avoir inverti, il y a plus d'un demi-siècle, les concepts fondamentaux, on se retrouve aujourd'hui avec une anthropologie qui contredit sur tous les points les données de l'ethnographie, pour laquelle le manque de sens est l'alpha et l'oméga, et qui a fait amplement la preuve de sa stérilité fondamentale et de son influence stérilisante.

Le projet antimatérialiste qui, par crainte du marxisme, a tenté d'opposer au rationalisme évolutionniste une anthropologie de rechange, fondée sur l'inversion systématique des faits les mieux attestés, a donc fini par donner le jour à sa propre parodie. Le mouvement par lequel toute chose se change en son contraire, quand des réalités de base sont violentées, fait du phénomène structuraliste la loupe grossissant les erreurs et les tromperies de l'ethnologie du XXe siècle. Cela permet d'espérer que le dépassement de l'expérience structurale suscitera un réveil du sens critique et de l'initiative des anthropologues, préludant à un renouvellement de l'ethnologie sur des bases conformes à sa spécificité.

Retour à l'ouvrage des auteurs: Raoul et Laura Makarius Dernière mise à jour de cette page le Lundi 30 décembre 2002 09:25
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue.
 



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