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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du livre de Laura Levi Makarius, “Ethnologie et structuralisme. L’apothéose de Cinna. Mythe de la naissance du structuralisme.” In revue L’homme et la société, revue internationale de recherches et de synthèses sociologiques, no 22, octobre-décembre 1971, pp. 191-210. Paris : Les éditions Anthropos. Numéro intitulé: “Sociologie, économie et anthropologie.”

[191]

Laura Levi Makarius

“Ethnologie et structuralisme.
L’apothéose de Cinna.
Mythe de la naissance du structuralisme.”

In revue L’homme et la société, revue internationale de recherches et de synthèses sociologiques, no 22, octobre-décembre 1971, pp. 191-210. Paris : Les éditions Anthropos. Numéro intitulé : “Sociologie, économie et anthropologie.”


L'opposition société/nature est un atout essentiel de l'anthropologie structurale. Se profilant sur le plan des réalités objectives comme l'opposition la plus ample, puisqu'elle épuise l'univers entre ses pôles, elle fournit à l'analyse la charnière idéale à laquelle agencer toutes les oppositions voulues. En même temps, elle semble représenter, au niveau théorique, la manifestation la moins contestable des prétendues « structures inconscientes de l'esprit ». Ainsi, l'opposition société/nature offre, tant sur le plan opératoire que conceptuel, l'utile ubiquité d'une dichotomie omniprésente, dont on voit mal comment les maîtres d'œuvre structuralistes pourraient se passer.

« Le dualisme ontologique culture/nature, écrit Luc de Heusch..., est peut-être le fondement de la logique classificatoire de toute « pensée sauvage » [1]. Ce dualisme articule en effet les conceptions exposées par Lévi-Strauss dans les Structures élémentaires de la parenté, le Totémisme aujourd'hui et les Mythologiques, et est attribué, par lui et par ses disciples, à la subjectivité des hommes étudiés. Or, l'antithèse qui sépare et met en opposition société et nature est radicalement étrangère à la pensée primitive. Car s'il est vrai que celle-ci connaît un ensemble de notions antithétiques à société, il s'agit toujours de connaissance empirique et de notions qui n'ont rien à voir avec la nature. L'antithèse est une autre, reflet non d'une vue spéculative de l'univers, mais d'une situation qui s'est configurée dans la [192] société, sous l'effet des multiples contradictions engendrées par la pensée magique, la contraignant à un choix déchirant entre l'aspiration à satisfaire des besoins et des désirs pressants, et l'exigence également impérative de respecter l'ordre qu'elle s'est donné. C'est dans l'abîme d'une telle problématique, hanté par l'obsession de l'impureté, que tombent la tête la première ceux qui se lancent de la plate-forme société à la recherche d'une introuvable nature.

Auteur d'une œuvre qui, malgré ses vices structuralistes, est du point de vue ethnologique une des plus enrichissantes qui soient, Georges Charachidzé a entrepris de systématiser à partir de l'antithèse société/nature les cultes et les mythes des montagnards géorgiens [2]. Leur religion, encore imbue de paganisme, constituerait un ensemble cohérent, dont chaque aspect représenterait « une composante indispensable », et dont « l'armature logique » s'articulerait en deux séries antithétiques, divisant l'univers, impliquant l'une, sous le terme société, l'intérieur et le continu — l'autre, sous le terme nature, l'extérieur et le discontinu [3]. La disjonction de ces deux notions, que la vie quotidienne réunit pourtant constamment, contraindrait la pensée géorgienne à réaliser, en des combinaisons diverses, des formes mythiques et rituelles aptes à incarner les contrastes, soit pour les réduire, soit pour les accentuer.

Nous avons fait ailleurs, avec l'attention qu'exige une œuvre de poids, le procès ethnologique d'une thèse dont le point de départ est déjà irrecevable, puisqu'il postule que ces montagnards s'adonnent à leurs cultes non parce que ceux-ci représentent un développement historique dont ils sont les héritiers, et parce que les conditions géographiques, économiques, sociologiques, culturelles et psychologiques dans lesquelles ils se trouvent en font le seul horizon de leur vie — mais parce que leur esprit comporterait, tel un sillon naturel, une dichotomie entre nature et société, ainsi que le besoin de l'exprimer à travers les représentations de leurs saints, des mythes qui s'y rapportent et des cultes qu'ils leur dédient. De plus, si en ce qui les concerne un tel postulat pouvait être retenu, l'histoire des religions serait à refaire selon le même schéma, rien ne les caractérisant en tant que détenteurs exclusifs d'une structure mentale qui, si elle avait une ombre d'existence, ne pourrait être qu'universelle.

L'étude de G. Charachidzé permet, et c'est pourquoi nous y revenons, d'apercevoir ce que recouvre l'antithèse société/nature plaquée sur le système commun, pour l'essentiel, aux peuples à l'infrastructure archaïque. Comme nous l'avons observé, l'auteur étend la notion de nature, par delà celle de terre non cultivée et de monde et gens de l'extérieur, à ce qui s'oppose à société en tant que violation des règles sociales. En fait, l'opposition société/nature, dont les structuralistes ont une conception rigide en théorie et [193] fort élastique dans ses applications, se calque gauchement sur une autre antithèse qui domine véritablement l'esprit des peuples dont ils nous entretiennent.

Il s'agit d'une antithèse qui ne se prête aucunement à être instrumentalisée en termes de structures mentales, étant le produit d'une expérience vécue par les membres de la société, dans leur activité rituelle collective, autant que dans leur réflexion ; mais qui se prête, par contre, à être confondue avec l'opposition majeure qu'affectionnent les structuralistes, parce que l'un de ses pôles est également constitué par le social. Elle pourrait se formuler dans la simple observation que, la société reposant sur le respect des interdits, l'opposé du social est ce qui porte atteinte à ce respect, ce qui viole les interdits. Cela est exprimé si clairement par les matériaux ethnologiques, que même les auteurs qui se sont enfermés dans le carcan de l'antithèse structurale reconduisent celle-ci, tant bien que mal, à l'opposition entre le respect et la violation des interdits.

Ainsi fait Charachidzé qui, ayant emprunté au répertoire structuraliste le terme nature, l'a intuitivement employé pour couvrir ce qui, dans l'esprit des sujets de son étude, constitue l'antithèse de société. Cela, tout à l'honneur de sa sensibilité, va à l'encontre de la logique du système dont il a présumé l'existence, et qui impliquerait une tendance à l'équilibre entre nature et société, alors que cet équilibre ne se vérifie aucunement. Les dieux du panthéon géorgien, qui, selon l'auteur, personnifient la société, devraient plutôt (à l'exception d'un seul d'entre eux, Kviria, qui représente effectivement l'ordre social, bien qu'il offre aussi des aspects opposés) être inscrits sur la liste des dieux de la nature, puisque étant des génies de la transgression ils sont antisociaux. La soi-disant nature envahit donc tout le tableau et le système se dissout. La contradiction éclate : Saint Georges, par exemple, considéré comme représentant de la société, parce qu'il a les aspects de maître des abeilles et d'exterminateur des diables, est cependant systématiquement incestueux, frère-juré du forgeron démoniaque, et amateur d'excursions au pays des démons.

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La réalité qui recouvre, chez G. Charachidzé, l'antithèse société/nature, est semblable à celle d'après laquelle Mireille Guyot a classé les mythes des Selk'nam et des Yamana, deux peuples de la Terre de Feu [4] : l'antithèse ordre/désordre. Cette charnière d'oppositions est plus proche de la réalité que celle choisie par l'auteur précédent, dans la mesure où certains ethnologues ont recours à ces catégories conventionnelles pour caractériser des phénomènes de violation d'interdit, dont le « désordre » est un des aspects [194] extérieurs, alors que ce qui le détermine leur reste inconnu ; mais ne comprenant ni l'équivoque introduite par l'emploi de ces termes (d'ordre et désordre) ni la nature des faits auxquels ils voudraient faire allusion, Mireille Guyot ne parvient pas à se servir de la dichotomie ainsi formulée dans le sens qui serait valable. Elle tombe dans les mêmes pièges qui s'ouvrent sous les pas de Charachidzé.

La pratique du structuralisme les rendant insensibles au caractère contradictoire des phénomènes qu'ils étudient, l'une et l'autre finissent par voir des représentants de l'ordre et de la société dans des personnages qui, pour la mentalité dont ils sont issus, sont l'incarnation du désordre et de l'asocialité. Comme Charachidzé, faisant du violateur Giorgi le représentant de la société, Mireille Guyot doit classer le personnage obscène du trickster Kwanipe, dans la catégorie de l'ordre, au lieu de reconnaître en lui un héros du désordre. En somme, la contradiction inhérente à ces héros protagonistes du désordre, foncièrement asociaux — mais aussi, et pour la même raison porteurs de la culture, fondateurs, civilisateurs — infirme les classifications de ces auteurs à la base, c'est-à-dire dans les catégories sur lesquelles elles sont fondées ; elle met en évidence que des couvertures, trop courtes et taillées sur un modèle étranger, ne peuvent s'ajuster à la réalité, et sont rejetées par elle.

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La panema est un terme indiquant, en Amazonie, un état où l'on a de la malchance. « Quand un homme "perd" à la chasse ou à la pêche, il invoque la panema » [5]. Elle frappe, semble-t-il, le chasseur et le pêcheur quand ont été commis certains actes en rapport avec le gibier et le poisson ou avec les instruments de la chasse et de la pêche. Exemple : « si une femme enceinte mange du gibier ou du poisson, le chasseur ou le pêcheur deviendra panema ».

Pour l'ethnologue, l'état de panema est l'état dans lequel on se trouve si on contracte quelque souillure, généralement à la suite d'une violation d'interdit. L'état de panema ressemble à l'état de luswua ou de wusixu des Bantous du Kavirondo, de malweza des Tonga de Rhodésie du Nord, de mahano des Nyoro, de kerek et de simwek des Nandi, de mushawara des Nubiens, etc. Chaque cause de panema correspond à un interdit qui risque d'être violé et dans le cas étudié par da Matta, le problème de l'ethnologue sera de savoir pourquoi ces interdits se réfèrent presque tous à la chasse ou à la pêche et pourquoi les conséquences de leur transgression retombent non sur celui qui transgresse, mais sur le pêcheur et le chasseur. Il essaiera de se renseigner sur l'ensemble des interdits en vigueur à Ità, et orientera sa recherche en direction des croyances motivant les interdits (par exemple ceux se rapportant aux femmes enceintes), des coutumes qui s'y réfèrent, des idées [195] et des conduites entourant la chasse et la pêche, du rôle de ces activités dans la vie collective.

Le structuraliste, lui, ne s'encombre pas de connaissances ; il agit comme s'il n'avait jamais entendu parler d'interdits et de leur violation. Du point de vue ethnologique, sa table est rase, sa page blanche. Il s'en tient à l'aspect extérieur, matériel, que présentent les éléments qu'il a sous les yeux, les cas de panema. Il agit comme le comptable, ou mieux, comme la machine à calculer, enregistrant des chiffres sur lesquels il n'a pas à raisonner. Il range dans une colonne, A, ce dont le contact est cause de panema, dans une autre colonne, B, ce qui subit le contact, gibier ou poisson et instruments de chasse et de pêche, et, dans une troisième colonne, C, les chasseurs et pêcheurs subissant la panema. Observant que tous les cas se rapportent à une nourriture à Y état naturel, gibier ou poisson, l'auteur se considère en droit d'inscrire l'ensemble de la question dans la dichotomie société/nature, l'homme, représentant la société, étant opposé au gibier qui, lui, relève de la nature. Discontinus dans une première phase, l'homme et l'animal se rapprochent dans la seconde, quand le chasseur poursuit le gibier, pour se séparer définitivement dans la troisième, lorsque le gibier disparaît, étant mangé — bien qu'on pourrait dire que les deux termes se rapprochent alors définitivement, du fait que le chasseur assimile sa proie.

On remarquera que ce schéma est inspiré par celui d'une autre chasse, la chasse aux aigles des Indiens Hidatsa, établi par Lévi-Strauss dans la Pensée sauvage [6]. Mais dans la vision de ce dernier, l'élément médiateur est la femme menstruante qui apparaît rituellement, homologue de l'appât sanglant attirant l'oiseau, et la troisième phase, celle où le chasseur attrape sa proie, est représentée comme la conjonction. Dans l'agencement de R. da Matta, la seconde phase est, également, celle de la médiation, mais la médiation est représentée par le chasseur ou le pêcheur qui, « pour se procurer de la nourriture, doivent faire un mouvement en direction de la nature. Ainsi le chasseur ou le pêcheur et ses instruments assurent-ils une liaison entre la société et la nature » ; ou encore « le chasseur ou le pêcheur cherche à réduire, à l'aide de ses instruments, l'opposition société/nature, qui explique les croyances associées à la chasse et à la pêche ». Quant à la troisième phase, celle de la capture, pour l'auteur de La Panema elle est la disjonction définitive : l'homme « se sépare définitivement de l'animal qu'il distribue et qui sera consommé ». « La dernière phase correspond à la séparation totale de l'homme et de l'animal, quand celui-ci accomplit sa destinée, qui est d'être consommé par celui-là. » Alors que la dernière phase est la conjonction chez Lévi-Strauss. D'où l'on voit qu'une opération identique, la poursuite et la capture d'une proie, peut être représentée par les structuralistes en termes contraires, qu'on peut donc dire n'importe quoi [7]. De tels exemples [196] montrent la dépendance de l'anthropologie structurale de la pensée néopositiviste. Il suffit que soit esquissé un système, qui ait l'apparence de fonctionner, son contenu de réalité importe peu. La réalité sociologique, objective, des phénomènes étudiés, qui devrait être le but de la recherche, est la grande absente des rallyes structuralistes.

Parmi les éléments classés par da Matta dans la catégorie A, dont le contact donne la panema, on trouve les femmes enceintes et indisposées, en compagnie des animaux domestiques, des excréments et de l'urine, des désirs frustrés, des contacts avec une personne étrangère et des cours d'eau (p. 10, tableau). Ces éléments sont dits « ambigus » et « empreints de dualité », parce qu'ils tiennent en même temps de la société et de la nature. Les femmes indisposées, ou enceintes, « sont réputées capables de perturber l'ordre social, et d'entrer en rapport avec des réalités qui échappent au contrôle de la société humaine. Telle est la situation typique de la femme enceinte ou indisposée : des forces naturelles opèrent dans son corps, sans qu'aucune règle élaborée par le groupe humain puisse arrêter le processus ou intervenir en aucune façon. Les femmes, pendant ces périodes, outrepassent nettement les limites de la société humaine en raison de leur association avec un monde inconnu : la menstruation et la grossesse rendent manifeste leur ambiguïté : elles sont dans la société, mais aussi dans la nature ».

Seule la grande diversion structuraliste, qui projette l'attention loin des faits primaires de la condition humaine, explique qu'un anthropologue puisse ériger des humains en groupe distinct et particulier, parce qu'ils se trouveraient à la fois dans la société et dans la nature ! À ce titre, ne sommes-nous pas tous, comme tout ce qui existe dans la société, « empreints de dualisme et d'ambiguïté » ? D'autre part, les femmes enceintes et indisposées peuvent être représentées comme opposables à la société, non parce que leur corps est le théâtre de processus naturels qu'on ne sait pas arrêter, mais parce qu'elles représentent ce danger d'impureté que l'ordre social tend à neutraliser et à repousser. Quand la femme menstruante touche les instruments de la chasse ou de la pêche, une des formes de l'interdit qui soutient l'ordre social est violée [8]. Un acte antisocial est accompli dont, en Amazonie, la conséquence est la panema : des états semblables à la panema sont la conséquence d'actes de violation similaires dans toutes les sociétés primitives ou archaïques, parce que toutes ces sociétés ont des tabous qui doivent être respectés, et donc s'y élaborent des représentations collectives des suites fâcheuses résultant de leur violation, tant pour le coupable que pour l'ensemble des membres de la communauté, ou encore pour ceux qui seraient en rapports de contiguïté magique avec l'objet de la violation, comme le chasseur et son fusil souillé.

[197]

Conséquence d'un tabou violé, l'état de panema ressortit entièrement à l'ordre social ; la nature n'a rien à voir dans le tableau. Une fois de plus, nous constatons que ce que l'on oppose à société, sous l'étiquette de nature, n'est pas le naturel, ni même le surnaturel, mais l'antisocial, sous les espèces de la violation de l'interdit social. Loin d'expliquer les croyances associées à la chasse et à la pêche, le recours à l'opposition nature/société fait obstacle à leur compréhension.

Des matériaux traités par da Matta, cependant, on peut entrevoir la manière dont les gens de Ità conçoivent une opposition, beaucoup plus modeste, toute pratique, entre ce que nous pourrions faire remonter à la société d'une part et à la nature de l'autre : entre l'aire habitée et la zone inculte qui l'entoure. À Ità, la forêt est le lieu où l'on peut se débarrasser des restes du gibier et de son sang, alors que les sentiers et les cours d'eau, s'ils étaient pollués, rendraient impur, donc dangereux, l'habitat social. Pour la même raison, c'est souvent dans la brousse, dans les forêts, sur les montagnes, dans les lieux lointains et isolés, que les sorciers s'adonnent à leurs manœuvres impures, ou que l'on se débarrasse des souillures, par exemple des cadavres particulièrement impurs des jumeaux, des circoncis ou des femmes mortes en couches. En ce sens limité seulement on peut admettre que, pour le primitif, « la nature s'oppose à la société » ; mais, même dans ce cas, la pensée n'est pas contrainte par les catégories du naturel et du social, mais par celles, obsédantes, de l’impur et du pur.

*
*    *

C'est encore à l'antithèse société/nature que se réfère Pierre Vidal-Nacquet dans sa tentative d'interpréter, en clé structuraliste, le problème de la cryptie lacédémonienne [9].

On sait que la coutume Spartiate voulait que les jeunes gens appartenant à la couche sociale supérieure des Homoioi (les Égaux), dussent s'imposer une [198] période d'isolement dans la montagne : ces Cryptoi (ou « hommes cachés ») ne devaient se laisser voir par personne, sous peine de mort ; ils vivaient d'expédients et de ruses et, par ruse aussi, nuitamment, étaient tenus de tuer clandestinement des hilotes, membres de la couche inférieure de la population. Plus tard, ils devenaient des guerriers, les hoplites.

D'accord avec les sources classiques, les historiens ont considéré la cryptie comme une préparation à la vie militaire, jusqu'à ce que, en 1913, Henri Jeanmaire n'eût rejeté cette thèse et proposé une interprétation fondée sur les coutumes africaines d'initiation des adolescents, en rappelant que souvent ces derniers doivent avoir tué un homme, ou du moins répandu du sang humain, pour être admis dans la société des adultes.

Après l'interprétation réaliste des anciens, et celle, ethnologique, du début du siècle, P. Vidal-Nacquet a tenté de faire valoir l'hypothèse « moderne », structuraliste, indiquant que « ce que il [Jeanmaire] n'a pas pu voir, et que nous pouvons voir à la lumière de certaines analyses des structuralistes, c'est que la cryptie n'est pas étrangère à la vie de l'hoplite. Elle est, par rapport à l'hoplite, une institution symétrique. « L'auteur a donc dressé un tableau des oppositions présentées par la vie du crypte et par celle de l'hoplite, concluant que : « du côté de l'hoplite tout est ordre, tout est ce que le Grec appelle Taxis, et du côté du crypte, tout est ruse, en grec, Apaté, tout est désordre, tout est déraison ». Et il conclut : « Dans le langage de Lévi-Strauss, je dirai donc que l'hoplite est du côté de la culture, du côté du « cuit », et que le crypte est du côté de la nature, du côté du « cru », étant entendu que cette nature, ce côté sauvage, est lui-même aménagé ».

Or la carence de l'interprétation de Jeanmaire ne tient pas au fait qu'il ne pouvait connaître les analyses structurales, mais à l'incapacité où il se trouvait d'expliciter sa comparaison, pourtant pertinente, de la cryptie avec les initiations dans les sociétés primitives, par l'explication de certains faits qui auraient permis de faire la lumière sur les aspects les plus déconcertants de la coutume Spartiate. Si une telle explication avait été fournie, non seulement la thèse de l'initiation aurait dû être retenue, mais l'interprétation structuraliste n'aurait pu être esquissée, parce que les oppositions dont elle se soutient ne seraient pas apparues, justifiées qu'elles auraient été par le contexte général, montrant que les conditions de vie particulières des cryptes [199] sont subordonnées à un fait principal, le meurtre des hilotes. De ce meurtre délibéré et marqué par la ruse (la ruse a un sens symbolique précis en ethnologie) découle pour les meurtriers l'interdiction de se laisser voir, donc la nécessité de vivre isolés, de nuit, en hiver, aux frontières du pays, de manger à la sauvette et aussi (élément que Vidal-Nacquet ne relève pas) de subsister grâce à des larcins, une conduite qui marque symboliquement leur situation d'êtres violateurs et impurs. Le principe de causalité ainsi introduit situe les faits à trois niveaux différents - les cryptes accomplissent un meurtre ; cet acte sanglant les rend impurs, interdits, cet état explique les particularités de leur comportement - alors que l'analyse structurale les prend en vrac et, ne leur reconnaissant pas de sens intrinsèque, leur attribue celui de s'opposer à des faits situés dans un autre contexte. On se heurte ainsi à une palissade d'oppositions plus apparentes que réelles, mais qui barrent la voie à la recherche d'explication.

Nous avons là un exemple du danger de recourir à l'analyse structurale, car si celle-ci avait quelque pouvoir d'explication, elle tendrait à accréditer l'une ou l'autre, ou les deux ensemble, des propositions suivantes, également indéfendables. Soit que les jeunes cryptes tuent par ruse, nuitamment, les hilotes et se cachent dans la montagne - par opposition à ce qu'ils feront plus tard, quand, hoplites, ils se mesureront loyalement à l'ennemi, en été, en plein jour, au cœur du pays, dans la plaine. Soit, inversement, que les hoplites fassent tout cela non parce que Sparte a besoin de légions régulières, mais pour inverser le comportement des cryptes. Deux hypothèses qui font table rase de toute exigence pratique, dont la seconde laisse la cryptie totalement inexpliquée, et qui, de plus, soudent en une relation symétrique et nécessaire phénomène crypte et phénomène hoplite, ce qui ne tarde pas à recevoir sa dénégation par l'auteur lui-même, affirmant que « avant même l'apparition des hoplites, une telle structure [semblable à la cryptie] existait... » (p. 62). Les deux structures ne sont donc pas en fonction l'une de l'autre, l'assomption structurale est déniée, tout est à reprendre sur une autre base...

C'est donc un leurre de croire que « la méthode qui consiste à définir des couples d'oppositions peut être utilisée en histoire, à condition cependant de la placer dans ce qu'est l'histoire, c'est-à-dire, l'évolution ». Il se démontre, au contraire, que les « couples d'oppositions », constitués, comme nous l'avons vu, en dehors de toute réalité sociale, donnent, de quelque fragment que ce soit de celle-ci, une image nécessairement faussée, donc qui ne peut s'articuler à l'histoire. Croire qu'histoire et analyse structurale puissent se concilier par l'insertion de la seconde dans la perspective de la première, c'est vouloir croire que l'analyse structurale permet d'élucider des structures du réel ; or pour faire cela, elle devrait se saisir du phénomène social et non de ses prétendues matrices mentales ; en d'autres mots, cesser d'être structurale.

En revenant à notre préoccupation initiale, concernant le dualisme société/nature, nous reconnaîtrons que même dans le cas de la cryptie lacédémonienne, en apparence si éloignée des croyances amazoniennes ou des [200] mythes de la Terre de Feu, cette dichotomie n'acquiert un sens, et une valeur opérative, que si on la délivre de ce qu'elle cache : l'opposition entre la société et ce qui relève de l'acte antisocial par définition, la violation du tabou social. Si les cryptes ne doivent pas se laisser voir sous peine de mort, c'est qu'ils sont l'objet d'un interdit majeur (l'interdit qui dans les sociétés archaïques frappe les meurtriers), parce qu'ils ont rituellement commis le meurtre des hilotes. Ils sont bannis de la société, opposés à elle et exilés dans la nature, non pas à cause d'une opposition logique qui serait vue entre société et nature, mais parce que tant qu'ils sont considérés impurs et souillés ils représentent un danger de contagion sanglante, et doivent donc être tenus à l'écart de la collectivité. Vidal-Nacquet a donc raison quand, intuitivement, il place le crypte du côté opposé à celui de la société, parce que le crypte, commettant un meurtre délibéré, enfreint le tabou du sang, règle de base de la société, et tombe sous le coup d'un tabou rigoureux ; mais ce côté n'est pas nécessairement celui de la nature, puisque la montagne, l'hiver et la nuit n'appartiennent pas davantage à la nature que la plaine, l'été et le jour. Nous dirons donc, en paraphrasant l'expression qu'il emploie à l'égard de Jeanmaire, que s'il a « profondément raison » d'opposer le crypte à la société, il a « profondément tort » de voir cet opposé dans la nature, et non dans le caractère antisocial de l'acte qu'il a commis, et qui entraîne un état également antisocial.

Les deux aspects du phénomène — l'instauration des tabous et leur violation — appartiennent tous deux à la vie sociale, étant issus d'un processus contradictoire qui se produit au sein de celle-ci ; ils n'ont rien à voir avec la nature. La coïncidence avec la nature n'intervient que parce que l'acte que commet le crypte l'empreint d'un caractère dangereux pour les autres et le contraint à l'isolement, comme tout être frappé de tabou. Il sera donc obligé d'éviter les lieux cultivés et habités et de se confiner dans la montagne qui, par opposition à ceux-là, est assimilée à la nature. À Sparte, le crypte doit se cantonner dans la montagne et en Amazonie le sang du gibier ne peut être jeté que dans la forêt : c'est que l'un et l'autre représentent un danger pour la collectivité. Dans les deux cas, comme dans tous les autres, l'interprétation en fonction de l'opposition société/nature a été étendue, comme une couverture mal bordée, au-dessus de l'opposition société/violation du tabou social, que l'analyse structurale ne parvient ni à saisir ni à dissimuler, tout en venant inévitablement buter contre elle.

Il ne peut en être autrement, en effet, du moment où l'on cherche à établir, pour l'analyse d'un contexte ethnographique quel qu'il soit, la structure d'opposition dont l'un des pôles serait le terme société : le pôle opposé ne peut être identifié dans la nature, ce dualisme étant étranger à la vision primitive du monde, qui s'organise tout entière en fonction de la société. Dans une vision du monde totalement sociale, de laquelle la nature est absente, l'opposé de société n'est vu (ce qui est d'ailleurs beaucoup plus conforme à la logique mathématique dont se réclame Lévi-Strauss) que dans ce qui nie la société, la menaçant dans son être, et dans ceux qu'elle exclut : [201] la violation des interdits qui soutiennent son ordre, et les individus violateurs, avec leurs connotations de souillure et d'impureté. C'est cela, et ce n'est que cela, que trouvent les structuralistes quand ils cherchent ce qui s'oppose à la société, et qu'ils baptisent du terme de nature, leur ignorance des faits ethnologiques et le bandeau que la méthode leur met sur les yeux les empêchant de révoquer en doute la présomption que le contraire de la société ne peut être que la nature. La confusion qui s'ensuit est difficile à dissiper, parce que les êtres que la collectivité rejette en tant que violateurs et impurs, apparaissent souvent, de par les conditions de leur existence, comme « entièrement du côté de la nature » ; alors que ce n'est là qu'un faux semblant, une retombée du jeu des processus culturels et sociaux dont résultent les interdits et leur violation.

Ainsi, par une ironie propre aux revanches de la réalité sur les représentations qui viennent la fausser, pour une fois qu'une structure subjacente transparaît de schémas habituellement opaques, il ne s'agit pas d'une « structure mentale », mais d'une opposition issue d'une expérience collective entièrement déterminée par les conditions sociales, de laquelle rendent compte de façon exhaustive les données de l'ethnologie. En se démarquant de l'inventé, le réel atteint le structuralisme en un point vital tant pour ses ambitions théoriques que pour ses artifices opératoires.

Nous ne voulons pas dire, bien sûr, que l'opposition entre la société et la nature soit une invention structuraliste ; sans constituer une « structure mentale », le dualisme nature /société a joué un rôle dans la formation de la pensée moderne, et sa carrière historique est connue. Ce qui relève de l'invention, est d'en avoir fait une « structure mentale inconsciente » — prototype, peut-être, de toutes les autres — et de l'avoir prêtée aux peuples à infrastructure primitive, sans tenir compte de tout ce qui, dans la théorie ethnologique comme dans les données du « terrain », s'inscrit en faux contre une telle attribution [10]. Or cette invention nous a été racontée en des termes ne laissant pas douter de leur authenticité, qu'il s'agisse d'histoire ou de mythe.

[202]

La scène se situe sur un plateau désolé du Mato-Grosso occidental, et la date aux environs de 1939 [11]. Le climat est déprimant et l'ethnologue désœuvré, car les indigènes, qui nourrissent pour lui des sentiments peu tendres, se dérobent à sa vue, sous prétexte d'expéditions de chasse ou de cueillette. Il attend, piétine, tourne en rond, s'impose des tâches dérisoires... surtout il se ronge, s'interrogeant sur sa profession et sur l'avenir qui l'attend : « J'avais quitté la France depuis bientôt cinq ans, j'avais délaissé ma carrière universitaire ; pendant ce temps, mes condisciples plus sages en gravissaient les échelons ; ceux qui, comme moi jadis, avaient penché vers la politique étaient aujourd'hui députés, bientôt ministres. Et moi, je courais les déserts en pourchassant des déchets d'humanité. Qui ou quoi m'avait donc poussé à faire exploser le cours normal de ma vie ? Etait-ce une ruse, un habile détour, destinés à me permettre de réintégrer ma carrière avec des avantages supplémentaires et qui me seraient comptés ? Ou bien ma décision exprimait-elle une incompatibilité profonde vis-à-vis de mon groupe social dont, quoi qu'il arrive, j'étais voué à vivre de plus en plus isolé ? ».

Un jour où les Indiens avaient disparu, où tout dormait sous l'écrasante chaleur, il sembla à l'ethnologue, abrité sous sa moustiquaire, que les problèmes qui le tourmentaient fournissaient la matière d'une pièce de théâtre. Il l'écrivit sous l'effet d'une inspiration soudaine, qui le quitta ensuite brusquement. L'auteur ayant chargé deux personnages historiques, Auguste et Cinna, d'incarner les termes du conflit qui l'oppressait, la pièce qui en résulte assume, en quelque sorte, le rôle d'un psychodrame, rôle éclairant, résolutif, sinon thérapeutique. C'est dans son inconscient que s'est jouée l’Apothéose d'Auguste, avant d'être reprise de la manière qu'on verra, et cela est si vrai qu'avant de l'écrire, il la concevait « aussi précise que si elle eût été déjà écrite ».

Amis d'enfance, Auguste et Cinna se retrouvent au moment crucial pour chacun d'eux, de leurs carrières divergentes : l'un est « marqué dès la naissance pour la vie sociale et ses honneurs » ; l'autre, « qui avait pensé opter contre la civilisation, découvre qu'il a employé un moyen compliqué d'y entrer, mais par une méthode abolissant le sens et la valeur de l'alternative devant laquelle il s'était jadis cru placé » [12]. Jadis, Cinna avait opté pour la nature contre la société, choix inverse de celui qui devait conduire Auguste à l'empire. « Et ils cherchent tous deux, dans la destruction de l'un par l'autre, à sauver, même au prix de la mort, la signification de leur passé. »

[203]

L'appartenance d'Auguste, et de sa sœur Camille, dont Cinna est épris, à la société, est donc fortement marquée ; Camille est même devenue pour Cinna « un symbole du seul lien désormais possible entre lui et la société ». Cinna, lui, est « du côté de la nature », et il trouve insupportable l'idée que l'empereur, qui est à la veille d'être divinisé, « puisse tout rassembler : la nature et la société, qu'il obtienne la première en prime de la seconde, et non au prix d'une renonciation ». (On comprendra par la suite pourquoi Cinna identifie divinité et nature.) « Il assassinera Auguste, pour attester l'inéluctabilité de son choix ».

Pour des raisons qui apparaîtront également plus loin, Auguste propose que Cinna, comme il le projette, l'assassine. « Chacun y gagnera l'immortalité qu'il a rêvée : Auguste l'officielle, celle des livres, des statues et des cultes ; et Cinna, la noire immortalité du régicide, par quoi il rejoindra la société tout en continuant à la contredire ». Toutefois Camille persuadera son frère que Cinna est le messager des dieux. Dès lors, Auguste entrevoit une solution politique. S'il parvient à duper Cinna, les dieux seront trompés du même coup. Contrairement à ce dont ils étaient convenus, il fait secrètement doubler les gardes. Cinna ne parviendra même pas jusqu'à lui. « Confirmant le cours de leurs carrières respectives, Auguste réussira sa dernière entreprise : il sera dieu, mais chez les hommes, et il pardonnera à Cinna : pour celui-ci, ce ne sera qu'un échec de plus. » (Les aspects obscurs de ce passage s'éclaireront dans les pages suivantes.)

S'il est difficile d'imaginer une représentation plus parfaite de la société qu'Auguste écartant, même au prix de sa vie, une identification à la divinité qui lui paraît incompatible avec son être social et n'acceptant d'être dieu « que chez les hommes » — les choses sont moins simples quand il s'agit de Cinna.

Il faut noter, en premier lieu, que lorsque l'auteur de Tristes Tropiques cherche, parmi les figurants de l'histoire, celui qu'il pourrait opposer au symbole de société, il ne trouve pas un être ensauvagé, un homme des selves, des landes et des océans : il trouve le régicide, qui s'oppose certes à la société, mais par une démarche tout entière inscrite dans la sphère de celle-ci. Pour mettre en évidence le caractère rebelle du héros, dont Corneille a fait un régicide par amour, il doit même en accentuer le rôle de contempteur des règles. La gratuité du défi qu'il lui prête indique bien qu'il s'agit d'obéir à une exigence symbolique. Alors qu'il n'aurait tenu qu'à Cinna d'épouser Camille, « il lui était impossible de l'obtenir selon les règles de la vie sociale ; il la lui fallait contre l'ordre, non par lui. D'où cette quête d'un prestige hérétique qui lui permettrait de forcer la main à la société pour en recevoir, en fin de compte, ce qu'elle était prête à lui accorder ». Et pour que ce caractère asocial ne fasse pas de doute, l'indication stéréotypée, d'ordre et désordre, est inscrite au tableau : Camille souhaite que la visite de Cinna retienne son frère « près de verser irrévocablement du côté de l’ordre » ; Livie [204] s'y oppose : « dans la carrière d'Auguste, Cinna n'a fait qu'introduire un élément de désordre ». (Souligné par nous.)

Mais l'antithèse qui obsède l'esseulé du Mato Grosso n'est pas celle que propose cette version pseudo-historique de l'affrontement entre Auguste et Cinna. Ce qui le préoccupe n'est pas le désir de changer la société en s'attaquant à ceux qui la représentent, mais la crainte de se trouver exclu de sa société et rejeté dans la nature. Pour que les deux acteurs puissent endosser les problèmes qui le tourmentent, il faut qu'en opposition au symbole de société incarné par Auguste, Cinna représente non la négation de celui-ci, mais la nature. Son rôle sera donc infléchi dans ce sens. Il sera promu explorateur de terres inconnues, ethnologue, et deviendra l’alter ego de l'auteur, lequel, pour combler le hiatus, sera amené à forcer quelque peu, de son côté, sur la touche de la violation.

Ainsi, en face de l'image sans faille présentée par Auguste, Cinna est un personnage fourchu, à double fonction, tantôt représentant le négateur de l'ordre social, tantôt simplement la nature qui, en elle-même, ne s'oppose à rien et ne nie rien. Nous le voyons passer sans cesse d'une fonction à l'autre, représentant merveilleusement, dans la division de son être, l'équivoque qui vicie à la base toute construction structurale, alors que celui qui l'a condamné à cette dissociation en quelque sorte schizophrénique, s'est créé pour son compte un autre supplice, contraint qu'il est de tenter de fondre ces deux fonctions en une seule et en même temps de les dissocier selon les exigences de l'intrigue — le viol de la réalité commençant à exercer ses représailles dès le moment où il est perpétré.

L'oscillation de Cinna entre ses deux emplois, comme l'effort de l'auteur pour les unifier, confère à l'intrigue qu'elle sous-tend la profondeur et la densité d'un mystère ; on s'avise alors que ce scénario de saveur scolaire, qui dans le tissu de Tristes Tropiques fait l'effet d'une pièce rapportée, est en réalité la clé non seulement du livre, mais de l'attitude et de l'œuvre à venir de l'auteur, ainsi que de la doctrine anthropologique dont il achève la mise au point.

À la fin du premier acte, Auguste s'était trouvé, inopinément, en tête-à-tête avec un aigle, dont les propos l'auraient « éveillé au problème des rapports entre la nature et la société ». Nous devons à ce point nous excuser de nos trop nombreuses citations ; c'est que chaque mot a ici sa valeur. À la lumière du psychodrame, l'auteur de la pièce a trouvé, parmi d'autres instances résolutives, son moment de vérité jusqu'en ethnologie. L'aigle qu'il fait apparaître — parent des thunderbirds et des oiseaux-charognards souillés du sang de leurs proies et donateurs du feu aux humains — n'est pas l'animal conventionnel, attribut de la divinité, mais une véritable création mythique : « ... une bête farouche, au contact tiède et au voisinage malodorant. C'est pourtant lui l'aigle de Jupiter ; celui-là même qui a enlevé Ganymède après une lutte sanglante, où l'adolescent se débattait vainement. A Auguste incrédule, l'aigle explique que son imminente divinité consistera précisément [205] à ne plus éprouver la répulsion qui le domine en ce moment où il est encore homme. Auguste ne s'apercevra pas qu'il est devenu dieu à quelque sensation rayonnante ou au pouvoir de faire des miracles, mais quand il supportera sans dégoût l'approche d'une bête sauvage, tolérera son odeur et les excréments dont elle le couvrira. Tout ce qui est charogne, pourriture, sécrétion lui paraîtra familier. « Les papillons viendront s'accoupler sur ta nuque et n'importe quel sol te semblera assez bon pour y dormir : tu ne le verras plus, comme à présent, tout hérissé d'épines, grouillant d'insectes et de contagions ».

Un pas décisif est fait vers la reconnaissance de ce qui est antithétique à société. Car que signifie dire que Auguste « reconnaît avec effroi dans Cinna les propos de l'aigle », sinon que l'impureté intrinsèque du sacré, du divin est homologuée au « prestige hérétique » et au mépris des règles sociales ? N'ayant pas, jusque-là, été éveillé au problème des rapports entre nature et société, qui n'a pas lieu de se poser à un homme « marqué dès la naissance pour la vie sociale et les honneurs », Auguste est ouvert au discours de l'aigle, qui d'ailleurs l'intéresse personnellement et dans l'immédiat. Cette « divinité » dont on vient de lui montrer si crûment le caractère abject, à laquelle s'identifie tout ce qui est charogne, pourriture, excréments, sécrétions, grouillement d'insectes, épines qui font couler le sang - ne se situe pas du côté de la société, mais du côté de ce qui la viole et la nie. Elle ne peut convenir à Auguste, qui préfère mourir assassiné plutôt que de voir s'altérer le symbole qu'il représente.

Il n'en est pas de même pour Cinna, « tête brûlée qui se plaît seulement chez les sauvages ». Pendant dix ans, il a erré dans des terres lointaines. Il a contemplé une infinité de feuilles et de fleurs, mangé des lézards, des sauterelles et des serpents, éprouvé les impressions que procurent la peur, le froid, la faim, la fatigue et que ceux qui vivent « dans des maisons bien closes, près de greniers abondants », ne connaîtront jamais. Pour combler le vide de journées interminables, il s'est récité les vers des tragiques grecs, en lesquels, sans doute, il lui semblait que tout ce qu'il avait laissé derrière lui se résumait. Ses pensées allaient à la société qu'il avait quittée, celle de son pays et de ses pairs, d'Auguste et de Camille, qui lui devenait symbolique de toute société, le reste se confondant dans la nature qui l'entourait de toutes parts, avec les échantillons d'humanité sauvage qu'elle englobait. Et la nature... « ce n'était rien ; la terre était semblable à cette terre et les brins d'herbe à cette prairie ».

Telle était la vision de poussière que Cinna avait ramenée de ses voyages, reflet ponctuel de l'anthropologie vide de moelle sociologique, professée par ses maîtres d'outre-océan. Mais, pour déconfit qu'il soit, l'homme ne se laisse pas rejeter du côté de la nature. S'y retrouvant, il fallait bien qu'il se persuade « qu'il avait opté contre la société, au risque de démentir le sens qu'il avait donné à sa vie ». Cela le contraignait à agir « contre l'ordre, non par lui », alors qu'il croyait n'obéir qu'à son option nature.

[206]

Des propos de l'aigle qui, selon la convention de la pièce, lui ont été rapportés par Auguste, Cinna ne retiendra que ce à quoi son expérience l'a sensibilisé, et qui d'ailleurs intéresse sa situation en ce moment. La divinité dont l'aigle disserte est opposée à la société : elle doit par conséquent être homologuée à ce qu'il connaît en dehors de celle-ci, à la nature [13]. On comprend dès lors l'équivalence qu'il établit entre la divinité qui va être offerte à Auguste et la nature dont il considère être le seul tenant. On comprend également que cela lui soit insupportable : d'une part il se voit frustré d'une originalité qui faisait son prestige, et d'autre part le passage d'Auguste de la sphère de la société à celle de la nature rend plus problématique sa réintégration dans la société, qui ne pouvait se faire que par lui. Il n'aura désormais plus rien à perdre en assassinant son ami et en risquant sa propre vie.

Quand Auguste se laisse persuader par Camille que Cinna, et non l'aigle, est le messager des dieux, il opère un choix entre deux conceptions anthropologiques de la société, de la nature et de la religion, et aussi entre deux voies à suivre dans l'immédiat, choix par lequel se déterminera son avenir. Ecarter l'aigle en faveur de Cinna signifie sortir du dilemme dans lequel il se trouve enfermé, sauvant à la fois la chèvre et le chou : le symbole qu'il représente, et la divinisation qu'il n'a plus de raison de refuser puisque, n'étant pas structuraliste, il n'est pas tenu d'opposer nature et société. Au contraire, ne symbolisera-t-il pas d'autant mieux la seconde qu'il régentera aussi la première ? De plus, par son choix, il sauvegarde sa vie et celle de son ami, et sans doute aussi le bonheur de sa sœur, car il pardonnera volontiers à Cinna, le retrouvant de son côté et non, comme il l'avait cru, du côté effrayant de l'aigle. Dieu de la société et aussi de la nature, Auguste sera « dieu chez les hommes », non vrai dieu, ou dieu de l'antisocial, comme le suggérait l'oiseau de Jupiter. L'affirmation qu'en dupant Cinna il tromperait les dieux est une rationalisation destinée à lui dissimuler qu'en refoulant dans la néscience les propos de l'aigle, c'est lui-même qu'il trompait, s'aveuglant devant l'évidence d'une révélation essentielle. Quant à l'échec de Cinna, il est tout relatif. Il épousera Camille et ils auront beaucoup d'enfants.

Ainsi le nouveau Cinna est tout autant tributaire des quiproquos qu'une banale comédie de boulevard. Partageant des soucis inverses, les deux compères les tiennent pour réciproquement compréhensibles, alors que les mots qu'ils échangent ont des significations différentes, et qu'à chacun des antagonistes échappent les raisons de l'autre, qu'il s'agisse de l'entente ou du [207] désaccord, de la rancune ou du pardon, de la trahison ou de l'attentat, du refus ou de l'acceptation de l'apothéose.

Comédie des erreurs et, en même temps, dans la mesure où elle se rapproche du psychodrame, « opération vérité », l'Apothéose d'Auguste doit avoir laissé perplexes nombre de lecteurs de Tristes Tropiques. Le jeu de passe-passe d'antithèses différentes, que l'on parvient à confondre parce qu'elles ont un même pôle, le concept de société, en explique l'intrigue dans ses tréfonds, ses inconséquences et ses omissions, mieux que ne saurait le faire celui qui l'a imaginée. Une autre trame se lit encore en filigrane, le drame d'un esprit trahi par lui-même : l'inspiration de l'ethnologue — l'image de l'aigle, venant affirmer le caractère impur et antisocial du sacré — récusée par le dogmatisme du doctrinaire, soucieux d'écarter de son chemin toute notion empirique pouvant faire obstacle à l'avance structurale.

D'un point de vue psychologique on pourrait dire que, dégagé de ses mécanismes de défense par le semblant de psychodrame auquel il se livrait, l'auteur de Tristes Tropiques s'est libéré, par la création d'une image symbolique, d'un agrégat de connaissances gênant pour les systématisations abstraites auxquelles il entend désormais se consacrer. Certes, ce qu'il fait dire à l'aigle n'est que la conclusion d'un discours qui reste informulé, dont la conceptualisation lui échappe, mais qu'il sent être incompatible avec cet autre discours qu'il entend tenir ; et, pour commencer, avec l'attribution à la pensée primitive de l'opposition société/nature, qui doit être sauvegardée en tant qu'articulation essentielle d'une nouvelle mise en forme de l'ethnologie. L'aigle serait donc évoqué pour être censuré, exorcisé pour toujours, afin que la définition du sacré — inséparable de l'impureté, et donc de la violation — dont il est porteur, soit écartée et remplacée par celle, dont le porteur est Cinna, d'un sacré assimilé à la nature.

Sous la forme symbolique que le drame leur imprime, deux options se présentaient à l'ethnologue. Soit recueillir le message de l'aigle, risquant d'être entraîné vers une aire malodorante, d'y voir des choses qui ne sont pas au goût de tout le monde, et de ne pas se retrouver du bon côté, du côté de la société. Soit suivre la politique non de l'aigle mais de l'autruche : oublier la visite de la bête, faire comme si elle n'avait rien dit, et l'échanger contre Cinna, qui ne pose pas de problèmes aquilins sur la nature du sacré, mais au contraire, par le symbole dont il est affublé, place automatiquement l'affaire sous le signe structural. Et édifier ainsi une anthropologie du non-savoir, par laquelle on ne courra d'autres risques que la « perte d'intérêt » dont souffre Cinna.

Il est saisissant de voir que dans ce cas — qui n'est pas un cas parmi d'autres, mais un cas extrêmement privilégié, révélateur entre tous — la confrontation entre les deux antithèses à société (l'aigle impliquant par ses propos que l'opposé de la société est la violation d'interdit, Cinna n'ayant de rôle que pour proclamer que c'est la nature, bien qu'en fait il n'agisse que dans le sens de la première antithèse), que cette confrontation, disions-nous, semble condenser en elle deux options méthodologiques contraires, deux [208] conceptions de l'ethnologie diamétralement opposées. Celle qui part du contenu, se propose de le comprendre au niveau empirique et de parvenir à une connaissance théorique, sociologique, des faits primitifs ; et celle qui s'emploie à gommer les faits, pour n'en saisir qu'un aspect imaginaire d'oppositions qui permettra d'ignorer tout le contenu, instructif et démystificateur, de l'ethnologie, en faveur d'une pseudo-description formelle.

Le choix est celui qu'ont fait, l'un comme l'autre, Auguste et Cinna. L'envoyé de Jupiter n'avait aucune chance. Désavoué par le premier, il devait être supplanté par le second. Ce choix ne pouvait qu'être marqué par la mauvaise foi de la fausse conscience, puisque tant Auguste que Cinna, qui à première vue paraissaient des parangons d'intégrité, prêts à mourir plutôt que de renier leur passé, se révèlent être une paire de fieffés opportunistes. Le premier, pressé de duper à la fois son ami, les dieux et leur messager, se prête à une divinisation dont l'authenticité est douteuse, mais qui lui épargnera à la fois les risques de l'assassinat et les désagréments de l'impureté, lui donnant, de surcroît, l'auréole d'une clémence, rançon de la trahison. Le second, qui médite de longue date « la ruse ou l'habile détour », « le moyen nouveau » lui permettant de réintégrer le groupe privilégié dont il s'était amusé, jadis, à malmener quelque peu les normes, n'hésite pas à tenter d'assassiner son ami d'enfance, frère de la femme qu'il aime, afin de parvenir, au moins dans l'au-delà, à « rejoindre la société sans cesser de la contredire ». Bref, l'un est pour l'éternité un pilier de l'ordre social, l'autre n'aspire qu'à s'en faire récupérer, tout en se donnant l'air de le défier. À l'égard de l'aigle qui, entre ces deux marionnettes conceptuelles, remplit l'espace scénique de sa présence incommodante et de son affreuse sagacité, l'accord des deux compères est immédiat. L'aigle de Jupiter ? Ni vu ni connu... Le messager des dieux est Cinna.

Il faut admirer l'adresse par laquelle l'intrigue procède à l'escamotage de l'aigle, qui paraît dû à une exigence inhérente au déroulement du récit. L'entente entre Auguste et Cinna, pour que le premier soit assassiné par le second, était due à la situation créée par les propos de l'envoyé de Jupiter, révélant à Auguste la vraie nature, à lui inacceptable, de la divinité dont l'apothéose allait l'investir. Pour que la trame historique fût rétablie, il fallait que Cinna manquât l'assassinat et qu'Auguste lui pardonnât, et le seul moyen de parvenir à ce retournement de situation était que l'aigle fût oublié au profit de Cinna, porteur d'une autre conception, acceptable celle-là, de la divinité. Le rejet de l'aigle paraît donc inscrit dans la logique de la narration, et trouve ainsi son camouflage. Seule l'invraisemblance criante de l'offense faite à Jupiter, par la fin de non recevoir opposée à son messager, à la veille de l'apothéose d'un empereur romain, est propre à avertir le lecteur qu'il s'agit d'une histoire à fond multiple.

Comme cela arrive souvent, c'est une contradiction, quelque chose qui boite ou « ou ne colle pas » dans le récit, qui indique que l'on se trouve en présence d'un mythe. Car la « fable » légère et divertissante recèle une richesse de motifs conceptuels et psychologiques étroitement tressés. Conçue [209] au moment crucial d'une existence et d'une carrière, quand le voyageur n'est plus ici et n'est pas encore là-bas — sous l'effet précisément de ce « dérèglement de l'esprit » dû à la fatigue et à la solitude, qui favorise l'orage intérieur — elle témoigne d'une franchise brutale mêlée à la « mauvaise foi » typique de l'inconscient, ainsi que de l'admirable adresse du mythe tant à dissimuler la réalité qu'à l'exprimer sous forme symbolique.

C'est le Mythe de naissance du structuralisme, et c'est en la considérant en tant que mythe que nous devons nous demander si cette étrange tragédie n'est pas tout entière construite afin d'escamoter une réalité gênante que l'aigle vient représenter ; et, en admettant qu'il en soit bien ainsi, s'il s'agit alors de substituer, au meurtre manqué d'Auguste, le meurtre (symbolique) réussi de l'oiseau sacré ; enfin, si ce meurtre, en quelque sorte rituel, est celui de l'animal émissaire, auquel cas l'aigle incarnerait une certaine ethnologie qui doit disparaître pour permettre le triomphe de Cinna ; ou s'il constitue simplement un sacrifice propitiatoire, devant assurer son succès.

Une seconde lecture, toutefois, fait apparaître un autre schéma, plus conforme à notre propre interprétation de la genèse des mythes [14]. L'aigle serait évoqué afin de retenir quelque chose qui risque de se perdre à jamais et qui est d'un intérêt primordial pour Cinna ; au moment surtout où il s'apprête à saborder l'ethnologie avec sa cargaison de leçons potentielles, la leçon de l'aigle doit être recueillie, pour lui servir de viatique. Quand le souci l'étreint et l'angoisse du temps perdu le saisit, l'aigle a la fonction de dissiper son inquiétude, de le rassurer en profondeur. Il est là pour témoigner, avant de disparaître, que le héros ne s'est pas trompé. Il a pris le meilleur chemin, qualifié qu'il est pour le suivre par le dédain des règles sociales qu'il affiche et le « prestige hérétique » qui l'entoure. C'est la voie qui mène à l'apothéose, la vraie, qu'indique le regard de l'aigle. Ainsi, loin d'être frustré, Cinna aura tout eu : la nature (ou ce qu'il appelle ainsi), et la société [15]. Dans ce qu'il croyait n'être « qu'un échec de plus », il trouvera, grâce à l'aigle, sa revanche définitive.

Ces deux lectures du mythe ne sont pas exclusives l'une de l'autre ; les diverses intentions que nous y avons distinguées se chevauchent et s'appuient mutuellement, en vue d'un dessein final, qu'aucune d'elles ne vient contredire. Et il n'est pas exclu que les psychanalystes en donnent, à un niveau plus général et profond, une interprétation supplémentaire, venant s'emboîter dans les précédentes.

Il s'agit, bien entendu, d'un mythe individuel, alors que l'ethnologue se trouve d'habitude aux prises avec des mythes dont la création est collective. Mais si ce mythe-ci démontre que des soucis d'ordre pratique et des [210] préoccupations professionnelles et méthodologiques sont aptes à déclencher les mécanismes de la création mythique, il laisse voir aussi que ces mécanismes ne différent pas, fonctionnellement, de ceux que l'on voit jouer dans la genèse des mythes collectifs. De plus, l'Apothéose d'Auguste propose aux psychologues l'étude des rapports entre mythe et création littéraire, et entre ces fonctions créatrices et certains états de crise intérieure.

Enfin, dans ce cas, nous constatons que le mythe a une fonction prémonitoire, sinon préparatoire. Au lieu de suivre l'histoire, il la présage, s'il ne la fonde. Pour une fois l'histoire couronnera la mythe. Cinna, comme chacun sait, fera don aux hommes d'une nouvelle anthropologie, et marchera à l'apothéose entre Auguste et Camille, entre le symbole du pouvoir et celui de l'amour, plus sûr qu'eux de son bon droit, pour offrir à l'ordre impérial un soutien d'autant mieux assuré qu'il aura su donner l'impression de le contester.



[1] « Structure et praxis sociale chez les Lele du Kasai », L'Homme, Vol.  IV, 3, 1964, p. 93. Nous considérons que pour les structuralistes, société et culture sont des termes analogues. Cf. Lévi-Strauss, Les structures élémentaires de la parenté, Paris, 1967, p. 3, N. 1.

[2] Le système religieux de la Géorgie païenne, Paris, 1968. Voir notre compte rendu dans L'Homme et la Société, N. 18, octobre-décembre 1970, p. 207 et sq.

[3] Pour Lévi-Strauss, par contre, « il existe un isomorphisme entre l'opposition de la nature et de la culture, et celle de la quantité continue et de la quantité discrète ». Le Cru et le Cuit, Paris, 1964, p. 36.

[4] Les mythes chez les Selk'nam et les Yamana de la Terre de Feu, Paris, 1968. Voir notre compte rendu dans L'Homme et la Société, N. 19, janvier-mars 1971, p. 207.

[5] R. da Matta, « La Panema », L'Homme, Vol. VII, 3, 1967, pp. 5-24.

[6] pp. 64-72. Voir aussi Annuaire de l'E.P.H.E., 1961, pp. 38-41. Cf. L. Makarius, « La chasse aux aigles chez les Hidatsa », L'Homme et la Société, N. 13, juillet-septembre 1969, pp. 231-253.

[7] Ce qui d'ailleurs n'est pas pour déconcerter les structuralistes. Cf. L. de Heusch, Préface à Mary Douglas, De la souillure, Paris, 1971, dont le livre permet « une lecture structuraliste - celle-ci ou une autre... » (p. 29).

[8] L'auteur écrit, en résumant l'analyse de la colonne A : « Femmes indisposées ou enceintes, présence dans la société de forces naturelles non contrôlées par les hommes → désordre, poison, impureté » (p. 18).

[9] « Application et limites du structuralisme à l'histoire. Un cas, un exemple : la Sparte archaïque et classique », in Raison Présente, N. 7, juillet-septembre 1968, pp. 59-62.

Cet essai d'interprétation de la cryptie a été présenté dans la cadre d'un débat organisé par l'Union Rationaliste sur le thème « Structure sociale et Histoire ». Il a donc un caractère occasionnel et on ne saurait faire grief à P. Vidal-Nacquet d'avoir un moment emprunté, à titre pour ainsi dire expérimental, le langage du Cru et du Cuit. D'autant plus que dans les études publiées sur Annales (E.S.C.) l'auteur se montre nettement plus réservé à l'égard de l'analyse structurale. Dans le « Chasseur noir », il ébauche même, en évoquant Van Gennep, une interprétation ethnologique des inversions qui accompagnent parfois les initiations, et qui ne doivent rien aux « structures mentales ». (« Le chasseur noir et l'origine de l'éphébie athénienne », Annales, 23ème année, N. 5, septembre-octobre 1968, pp. 947-964. « Le 'Philoctète' de Sophocle et l'éphébie », Annales, N. 3 et 4, 26ème année, mai-août 1971, pp. 623-628). Si nous avons trouvé opportun de discuter son analyse du phénomène crypte, c'est pour l'illustration très probante qu'apporte ce cas à notre démonstration. La discussion, sans doute trop rapide, n'aura pas été inutile si elle devait permettre à cet helléniste, dont l'intérêt se porte sur des points particulièrement révélateurs de l'histoire et de la mythologie, d'apercevoir que les problèmes qui lui tiennent à cœur peuvent être éclairés non par l'analyse structurale, qui ne saurait que les geler, mais par l'approfondissement des comportements et des croyances qui se manifestent dans ces sociétés dont l'apparition a précédé, dans le temps, celles de la Grèce archaïque et classique.

Sur un autre plan, toutefois, ce cas, comme celui de G. Charachidzé, offre l'occasion de poser le problème de la responsabilité des non-ethnologues dans la vogue du structuralisme. D'un côté, leur responsabilité apparaît mitigée en regard de celle des spécialistes, auxquels revenait la tâche de protéger leur domaine - déjà rongé de l'intérieur et rogné de l'extérieur par l'offensive antiévolutionniste - contre l'entreprise qui tend à la vider du contenu qui lui reste. Le moins qu'on puisse dire, c'est que cette tâche n'a pas été assumée, et qu'ainsi une école ethnologique qui n'a d'autre caution que la mode a pu se donner libre cours. D'un autre côté, il faut bien reconnaître que l'engouement pour le structuralisme a été favorisé, plus que par les ethnologues, par ceux qui ne l'étaient pas, sociologues, historiens des religions, philosophes, littérateurs, essayistes - esprits curieux, insatisfaits, non sans raison, des interprétations anthropologiques courantes, et séduits par une doctrine qui leur paraît novatrice, mais de laquelle ils semblent ignorer les tenants et les aboutissants.

[10] Qu'on veuille l'opposer à la société, ou à la culture, la nature est généralement présente dans les schémas structuralistes, alors qu'elle est généralement absente de la réalité ethnologique. Il ne pourrait en être autrement, puisque l'homme primitif, ainsi que Durkheim et Mauss l'ont montré, ne distingue pas le milieu naturel qui l'entoure de sa société. (« Quelques formes primitives de classification ».) « Chez les Arunta, écrit Gordon Childe, non seulement les hommes, mais également les animaux, les oiseaux, les insectes, les plantes, les collines, la pluie, appartiennent aux clans. Envers ces objets, ils ont par conséquent les mêmes droits et les mêmes devoirs qu'envers les membres de leur clan. La reproduction idéale du monde extérieur de ces sauvages doit donc être dominée par ce modèle social. » Society and Knowledge, Londres, 1956, p. 86.

Par contre, G. Thomson écrit : « Ce serait erroné de dire que l'ordre naturel est modelé sur l'ordre social, car ceci présupposerait un certain degré de différenciation consciente entre l'une et l'autre. Nature et société n'en faisant qu'un, il n'existe pas de société séparée de la nature et la nature n'est connue que dans la mesure où elle est entraînée dans l'orbite des relations sociales par le travail de production. The first philosophers, Londres 1961, p. 51.

Que l'on nie toute différenciation entre nature et société, comme le fait Thomson, ou que l'on tienne, comme Durkheim et Mauss, que l'ordre naturel se modèle sur l'ordre social, nous pouvons conclure, avec H. Kelsen, que « le dualisme entre la société et la nature, si caractéristique de la pensée de l'homme civilisé, est totalement étranger à la mentalité primitive ». Society and Nature, Londres, 1946, p. 15.

[11] Cl. Lévi-Strauss, Tristes tropiques, Paris, 1954, pp. 408-412.

[12] La phrase apparaît sibylline : c'est qu'en effet elle est prophétique. Voir N. 15.

[13] L'équivalence entre divinité et nature, établie par Cinna de la manière que nous venons de voir, est renforcée par la notation suivante : « ... à la veille de la cérémonie [de l'apothéose d'Auguste], Rome est inondée de divinité : le palais impérial se lézarde, les plantes et les animaux l'envahissent. Comme si la ville avait été détruite par un cataclysme, elle revient à l'état naturel ». L'association du divin à la nature est liée au dualisme société/nature. Kelsen écrit : « Le dualisme du « naturel » et du « surnaturel », du « règne physique » et du « règne métaphysique » est impossible tant que n'existe pas ce dualisme qui seul constitue le concept de « nature », c'est-à-dire le dualisme entre nature et société ». Op. cit., p. 48.

[14] Cf. R. et L. Makarius, « Des jaguars et des hommes », L'Homme et la Société N. 7, janvier-mars 1968, pp. 215-234 et L. Makarius « La chasse... » Loc. cit., et « Le mythe du trickster », Revue d'Histoire des Religions, T. CLXXV, N. 1, janvier-mars 1969.

[15] Ici trouve son explication la phrase dont à la note 12 : Cinna venant à bénéficier à la fois des privilèges de la société et de ceux de la nature, l'alternative devant laquelle il s'était jadis cru placé est abolie.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mardi 17 octobre 2017 9:08
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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