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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Pierre Lucier, Aménager la place de la religion dans notre vie collective. (2007). Mémoire présenté à la Commission de consultation sur les pratiques d’accommodement reliées aux différences culturelles. Québec: septembre 2007, 16 pp. [Autorisation accordée par l'auteur le 4 septembre 2008 de diffuser le texte de ce mémoire dans Les Classiques des sciences sociales.]

Pierre LUCIER

Philosophe et théologie, titulaire de la Chaire Fernand-Dumont
sur la culture, INRS
 

Aménager la place de la religion
dans notre vie collective.
 

Mémoire présenté à la Commission de consultation sur les pratiques d’accommodement reliées aux différences culturelles. Québec : septembre 2007, 16 pp.

Sommaire 

 

Ce mémoire adopte d’emblée une approche qui convient à la définition de politiques publiques -Policy Making-, résolument axée sur l’identification d’objectifs stratégiques ciblés et politiquement gérables. Il vise la décision et l’action.

 

À propos de l’auteur

Introduction

 

Dans ce mémoire, il est essentiellement proposé aux commissaires : 

1. de recentrer l’objet du débat autour de l’aménagement de la place de la religion dans notre vie collective ; 

2. d’élaguer les questions connexes ou incidentes et de prendre acte : 

2.1. que la question n’est ni nouvelle ni récente ;

2.2. que la question concerne l’ensemble de la société québécoise, et pas seulement les Québécois de souche canadienne-française ;

2.3. que la diversité est un fait avant d’être une valeur et qu’elle s’observe au sein de toutes les composantes de la société québécoise ;

2.4. qu’on ne doit pas confondre frilosité et agacement ;

2.5. que le « multiculturalisme » et l’« interculturalisme » ne sont pas des modèles théoriques, mais qu’ils correspondent à des stratégies politiques divergentes ;

2.6  que ces deux stratégies véhiculent, auprès des candidats à l’immigration, des messages différents et contradictoires à maints égards ;

2.7  que la problématique des valeurs est plus fonctionnelle quand on traite des valeurs qui sont inscrites dans des lois, des règles et des institutions ; 

3. d’indiquer une direction nette, qui devrait essentiellement consister à : 

3.1. affirmer et établir la pleine laïcité de l’État et des institutions publiques ;

3.2. assurer une ouverture de l’espace public conforme à nos chartes et à nos lois ;

3.3. miser sur la régulation citoyenne de la liberté de l’espace privé ;

3.4. clarifier certains cas frontières en matière de droits fondamentaux ;

3.5. laisser les « accommodements raisonnables » aux tribunaux;  

4. de recommander d’agir là où ça compte, notamment : 

4.1. de miser sur l’éducation, particulièrement sur le nouveau programme obligatoire d’Éthique et culture religieuse ;

4.2. d’accueillir les immigrants dans la vérité et la cohérence, spécifiquement :
 
4.2.1. de lever les contradictions des discours québécois et canadien en matière d’immigration ;
4.2.2. de franciser méthodiquement ;
4.2.3. d’en finir avec les blocages de la reconnaissance des diplômes et de l’accès aux professions. 

Conclusion
 

 

Présentation de l’auteur
(selon les rubriques prescrites)

 

• Pierre Lucier est actuellement titulaire de la Chaire Fernand-Dumont sur la culture, à l’INRS-Urbanisation, Culture et Société. Il est aussi professeur invité au Département de Sciences des religions de l’UQAM. 

Il a été président du Conseil supérieur de l’Éducation (1984-1989) et du Conseil des universités (1989-1990), sous-ministre de l’Enseignement supérieur et de la Science (1990-1993), sous-ministre de l’Éducation (1983-1984, 1993-1996, 2003-2005) et président de l’Université du Québec (1996-2003). 

• Son intérêt pour les travaux de la Commission découle de ses engagements disciplinaires en philosophie de la religion et de la culture et de sa participation, à divers titres au cours des trente dernières années, à l’évolution de la confessionnalité scolaire au Québec.

 * * * * *

Le présent mémoire n’a aucun statut institutionnel. Il est présenté à titre individuel.

  * * * * *

Ce mémoire adopte d’emblée une approche qui convient à la définition de politiques publiques -Policy Making-, résolument axée sur l’identification d’objectifs stratégiques ciblés et politiquement gérables. Il vise la décision et l’action.

 

Introduction

 

Le document de consultation traduit la décision des commissaires de proposer une interprétation large de leur mandat. On nous invite d’emblée, bien au-delà des « accommodements raisonnables », et même bien au-delà des « pratiques d’accommodement reliées aux différences culturelles » qui figurent dans le nom officiel de la commission, à considérer les environnements et les enjeux qui, sous des angles convergents, sous-tendent et structurent l’objet spécifique du mandat : les valeurs et les droits, la diversité ethnoculturelle, les modèles d’intégration socioculturelle, la laïcité, avec, en toile de fond, l’évolution démographique du Québec, son régime de démocratie libérale, le statut de la langue française, les niveaux d’immigration, la politique québécoise d’immigration et d’intégration, les enjeux identitaires et ceux de la cohésion sociale. 

Les commissaires font preuve de lucidité et de pénétration en refusant ainsi de s’enfermer dans la discussion d’un concept d’ « accommodement raisonnable » qui appartient essentiellement au monde juridique. Ils ont aussi raison de vouloir expliciter les nombreux enracinements et prolongements historiques, sociaux et culturels, voire psychosociaux, de la question qui leur a été soumise par le Gouvernement. Ils donnent ainsi généreusement à penser. On n’oubliera pas, cependant, que le but poursuivi n’est pas d’apprécier au mérite la valeur relative de concepts, de modèles et de théories, voire d’en convaincre la population. L’enjeu dépasse même largement celui d’échanger pour s’entendre, selon l’évocation du titre du document. Il faudra, surtout et impérativement, décider et aménager, et sans qu’il y ait nécessairement unanimité et entière convergence des points de vue. Tels sont le lot et le devoir de l’action publique et du Policy Making : lire la réalité, discerner les besoins et les attentes, indiquer une direction, identifier le faisable et, dans un contexte donné, décider et proposer, voire légiférer, en tablant sur des consensus assez larges et assez solides pour rendre l’action possible et pour pouvoir gérer les oppositions. 

Il n’est pas inutile de rappeler ainsi la nature et la dynamique de la décision et de l’action politiques, qui sont toujours au confluent de la réponse aux attentes et de la proposition de valeurs et de buts à poursuivre. En démocratie, diriger n’est rien d’autre : proposer des buts et des moyens et en assurer la mise en oeuvre. En matière de pratiques d’accommodement comme en d’autres, l’explicitation de ce que l’on veut et de ce que l’on ne veut pas est une tâche incontournable. Une tâche modeste aussi, comme en tout ce qui touche l’art du possible. 

On n’hésitera pas, lorsque nécessaire, à traiter ici de concepts, de modèles et de fondements, mais l’approche adoptée entend explicitement viser l’ordre de la décision et de l’action. Et, pour cela, à partir du document de consultation, suggérer aux commissaires des commentaires et des recommandations visant des objectifs stratégiquement ciblés et politiquement gérables. La facture du présent mémoire colle à cette approche.

 

1. Recentrer l’objet du débat

 

D’emblée, il serait judicieux de recentrer et de circonscrire l’objet même de l’analyse, un objet que l’éclatement des perspectives évoquées risque de noyer ou d’entraîner dans des discussions périphériques, accessoires à certains égards, voire de les charger de connotations trompeuses. La question qui est à la source de la création de la commission, c’est essentiellement celle de l’aménagement de la diversité culturelle, spécifiquement et nommément de la diversité religieuse, dans l’ensemble de la vie collective d’une société fondamentalement soucieuse d’équité, de liberté, aussi bien que d’harmonie, de cohésion sociale et d’affirmation nationale. En termes simplifiés, on s’interroge sur la place de la religion dans notre vie collective ; plus exactement, sur la place que, cohérents avec ce que nous sommes et avec notre évolution, nous estimons opportun de lui reconnaître dans le contexte nouveau créé par l’émergence de mouvements religieux plus soucieux d’affirmation et de militance que ceux, traditionnels, dont on commençait à apprécier le réalisme et la discrétion. 

Cette façon de définir l’objet est plus précise que ce que suggère le nom donné à la commission, qui parle de « pratiques d’accommodements reliés aux différences culturelles », sans doute moins pour exclure ou minimiser la dimension religieuse des différences culturelles que pour éviter de susciter ces guerres de religion dont tous les politiciens ont peur, et avec raison. C’est pourtant autour des accommodements fondés sur des motifs religieux que la question a pris corps et a été introduite et exploitée, à l’excès même, dans le débat politique et médiatique récent. La pudeur du décret gouvernemental ne doit pas nous conduire à gommer le caractère central du religieux dans la question soumise aux commissaires. 

On se rappellera aussi que c’est la vie collective qui est ici en cause, celle des institutions et des services publics proprement dits, de même que celle de l’espace public où se déploient l’activité de la cité et la vie en société, l’une et l’autre ne devant pas être confondues. Ne sont visés ni la vie privée des citoyens, ni les valeurs et les « raisons profondes » qui les font vivre personnellement, pas davantage le caractère vertueux ou répréhensible de leurs convictions ou de leurs comportements, voire leur plus ou moins grande ouverture ou leur plus ou moins grande assurance. 

Simple et massive, la question doit être traitée en elle-même et pour ce qu’elle est, sans liens excessifs avec des faits et des enjeux qui, quoique devenus plus pressants ou plus visibles, ne sont pas nouveaux et sont loin de pouvoir servir d’explications convaincantes. Un tel traitement plus direct permettrait même de relativiser considérablement plusieurs des interrogations de caractère existentiel et dramatique -aisément distrayantes au demeurant- qui couvent dans l’ensemble du document de consultation et qui ont trait, par exemple, à quelque fragilité de la cohésion sociale ou aux dynamiques identitaires. Que l’on soit craintif ou valeureux, confiant ou inquiet, la question se pose une nouvelle fois après tant d’autres : comment aménager la place de la religion dans notre vie collective, spécifiquement dans nos institutions publiques et dans notre espace public ? 

 

2. Élaguer les questions connexes
ou incidentes

 

On peut penser qu’une approche plus ciblée aurait pu conduire les commissaires tantôt à éluder certaines explorations peu explicatives, tantôt à proposer des lectures plus stratégiques –moins notionnelles, en tout cas. Ainsi en est-il des thèmes suivants.  

2.1 L’aménagement de la place de la religion dans notre vie collective n’est une question ni nouvelle ni récente. On peut même dire que, notamment dans les domaines de la santé, des services sociaux et de l’éducation, cette question a occupé une place importante dans le débat public québécois depuis les années 50, donc bien avant les immigrations dites nouvelles. Il y a même eu, à cet égard, un cheminement collectif qui ne compte pas pour peu dans l’accès du Québec à la modernité, voire dans son affirmation nationale. Tout a sans doute été dit sur la place de la religion dans la configuration des idéologies canadiennes-françaises dominantes et sur la « longue marche » qui a permis qu’on s’en libère comme d’une chape, utile en son temps mais devenue trop lourde et paralysante. 

On serait bien inspiré de ne pas oublier cette évolution collective. Et encore moins de donner l’impression qu’on en a la nostalgie pour mieux disposer des problèmes soulevés par l’émergence de nouvelles références religieuses. À entendre certains propos de réaffirmation identitaire, on pourrait croire que le Québec a retrouvé ses ferveurs catholiques d’hier. Un tel revivalisme de circonstance serait illusoire et ne réglerait rien. On comprend dès lors très mal que le document de consultation présente les retours en arrière comme une option possible. « Le Québec serait-il allé trop vite, trop loin dans la déconfessionnalisation et la laïcisation du système scolaire ? », demande-t-il (p.26). Et encore : « Comment pourrait se traduire un (ce) statut spécial pour le catholicisme ? Donnez des exemples concrets » (p. 27). Il y a là un mauvais message, au demeurant fort bien entendu par les groupes qui s’en servent pour faire leur cyber-noyautage. 

2.2 L’aménagement de la place de la religion dans notre vie collective n’a jamais concerné et intéressé les seuls Québécois de souche canadienne-française et catholique. C’est l’ensemble de la société québécoise qui a eu à se libérer des emprises religieuses et cléricales traditionnelles. Les communautés protestantes et juives en savent elles-mêmes quelque chose, notamment dans le monde de l’éducation scolaire. On doit même dire que le respect intégral des droits linguistiques de la communauté anglophone du Québec n’exige pas qu’on doive la considérer comme « en dehors du problème » et bien adaptée, elle, à la diversité culturelle et religieuse. Finalement culpabilisante pour les francophones, décrits comme une majorité qui aurait des comportements de minorité, une telle exclusion occulte artificiellement l’histoire de la collectivité québécoise, y compris celle de sa principale minorité à qui –paradoxal renversement des perspectives- il est naguère arrivé de se comporter comme une majorité et d’en profiter pour croître systématiquement à même l’immigration. En pointant avec insistance la majorité francophone de souche canadienne-française, le document de consultation fait fausse route. On ne niera pas que la culture catholique romaine de l’orthodoxie et de l’obéissance ait marqué les francophones d’ici, encore qu’ils n’aient pas été les seuls Québécois catholiques, mais on n’en oubliera pas que, à l’heure présente et comme ce fut déjà le cas, ce sont tous les Québécois qui ont à définir la place qu’ils veulent donner aux religions dans leur vie collective. Les défis de la diversité culturelle et collective ne sont jamais à sens unique : le tango se danse au moins à deux. 

2.3 Qu’on y voie ou non une valeur, la diversité est d’abord un fait, qui touche toutes les composantes de la société, la « canadienne-française » et l’anglophone aussi bien que les autres. Les clivages de valeurs, de croyances et de références culturelles sont partout observables. Rien ne permet d’affirmer que les Québécois de souche canadienne-française y soient plus allergiques que d’autres et que l’on ait besoin de trouver des arguments spéciaux pour les convaincre de s’y mouvoir aussi positivement que leurs compatriotes anglophones. Partout où elle surgit, la diversité dérange, il est vrai, mais il n’est pas nécessaire d’être grand savant pour observer ses apports bénéfiques. Bien avant Darwin et la convention sur la diversité culturelle, les règles relatives aux mariages consanguins enseignaient que la biodiversité a bien meilleur goût et fait des enfants plus forts que toutes les endogamies restreintes. De toute façon, au sein même de la majorité francophone, sur laquelle se penche avec insistance le document de consultation, il y a de profonds clivages d’opinions et de comportements en matière de croyances et de dialogue culturel ou religieux. On en observe tout autant au sein des autres composantes de la population québécoise. La « frilosité », s’il en est, n’appartient en propre à personne, pas plus que la confiance en soi et la vaillance. 

2.4 Outre qu’il n’y ait rien de honteux à être frileux quand il fait froid, il ne faut pas confondre frilosité et agacement. Il n’est pas du tout étonnant qu’une collectivité, qui s’est courageusement émancipée des mains-mises religieuses sur ses institutions comme sur la morale publique et privée, soit agacée à l’idée que l’hydre naguère éloignée revienne en toute légitimité par la porte d’en arrière et remplace, jusque dans les bureaux de vote, les cornettes d’antan par des voiles encore plus contraignants. Agacement, et aussi inquiétude de voir des nostalgiques se donner des airs d’ouverture et d’attachement patrimonial, au point de réclamer –fête extrême des concepts et des mots- des « accommodements raisonnables » en faveur de …la majorité ! La colère est généralement mauvaise conseillère, on en conviendra, mais elle n’est pas frilosité. 

2.5 Le « multiculturalisme » et l’« interculturalisme » ne sont pas des modèles théoriques dont on n’aurait qu’à apprécier les mérites respectifs ou à doser les intensités. Ces modèles nous placent d’emblée dans une arène proprement politique, dont les enjeux n’ont rien de notionnel et renvoient aux forces qui divisent le Canada quant à la place effective du Québec et de sa spécificité au sein de la Confédération canadienne. Le multiculturalisme est clairement né comme stratégie politique de relativisation du fait français québécois au Canada, celui-ci passant ainsi du statut de partenaire fondateur à celui d’une communauté culturelle parmi des dizaines d’autres, toutes autorisées à vivre leur vie communautaire et même à illustrer leur folklore lors des fêtes du 1er juillet. On a beau montrer que le concept de « multiculturalisme » constitue une incongruité à sa face même –les Canadiens sont sûrement rassemblés autour de quelque chose de commun et partagent dès lors une « culture », si ténue puisse-t-elle être ! Son efficacité est pourtant bien réelle comme force de nivellement, d’autant plus que sa promotion semble faire dorénavant partie des principes mêmes de l’interprétation de la Constitution canadienne. 

L’« interculturalisme » québécois n’est pas davantage une affaire purement notionnelle. Pour en comprendre le sens et la portée, cependant, il faut le relier à l’affirmation d’une « culture de convergence », beaucoup plus fortement que ne le fait le document de consultation ; sans quoi, il devient une autre forme de « multiculturalisme ». Son émergence est elle-même indissociablement liée à un combat pour faire contrepoids à la politique multiculturaliste fédérale. Il s’agissait d’affirmer que le Québec n’adhère pas au modèle multiculturaliste parce qu’il a une culture publique bien identifiée –un territoire, une histoire, une langue, un code civil, des institutions-, sans être pour autant monolithique et figé, encore moins totalitaire. Elle-même richement métissée, la culture québécoise s’enrichit de l’apport incessant des nouveaux arrivants et de ses propres évolutions collectives. Mais elle n’est pas une mosaïque de cultures ou n’importe quoi. 

Cette divergence politique peut donner l’impression que l’accueil de la diversité se fait plus aisément au Canada anglais –dans le « ROC ». Oui, peut-être, mais c’est dans la mesure même du caractère « tricoté peu serré » de l’identité canadienne. Il serait naïf d’en faire la référence en matière d’ouverture. On n’oubliera surtout pas que la langue anglaise n’a pas besoin d’une loi 101 pour s’y imposer et que, en dehors des institutions fédérales et plus on s’éloigne du Québec, le bilinguisme attaché au projet multiculturaliste n’a guère protégé et promu la vie en français. Le Québec a des airs de raideur avec sa Charte de la langue française et son affirmation « nationale ». Mais a-t-il le choix de faire autrement ? 

2.6 Cette divergence des modèles d’accueil et d’intégration renvoie à des politiques d’immigration qui, par-delà toutes les ententes administratives conclues, véhiculent, auprès des candidats à l’immigration, des messages différents et même contradictoires à maints égards. Pour l’essentiel, le message canadien annonce un pays multiculturel et bilingue, dont les citoyens jouissent de droits individuels protégés par la Charte ; le message québécois annonce un pays ayant une culture propre et ouverte, où la langue publique commune est le français et où les citoyens jouissent de droits individuels également protégés, mais articulés à des droits collectifs. Mon expérience personnelle de l’immigration et ma participation au Conseil canadien du multiculturalisme m’ont vite permis de constater qu’il s’agit là de doctrines dont les différences sont source de grande confusion pour les candidats à l’immigration et pour les nouveaux arrivants. Ici aussi, les distinctions notionnelles importent beaucoup moins que les politiques et les programmes. 

2.7 La problématique des valeurs est d’un maniement toujours délicat et facilement glissant, surtout quand il s’agit de la vie collective. On le sait, les valeurs sont volatiles et indissociables des taux d’estime et de désir des uns et des autres. Les investisseurs l’expérimentent quotidiennement : leurs biens valent ce que des acheteurs sont prêts à offrir pour les acquérir, avec tous les facteurs impondérables et conjoncturels qui peuvent influencer l’offre et la demande. Les valeurs d’une société renvoient aussi à des dynamiques subjectives difficiles à cerner et il est toujours risqué de les formuler sans verser dans le langage de la vertu, surtout si elles ne sont pas des valeurs inscrites dans des lois, des règles ou des institutions qui les portent, les garantissent et les traduisent. Le discours de ceux qui entreprennent de nommer les valeurs dites fondamentales de la société québécoise tourne facilement court, en risquant des amalgames de réalités qui sont souvent de registre très peu homogène. À cet égard, l’énumération (p.18) proposée par le document de consultation ne fait pas vraiment exception : le « pacifisme » n’a ni les mêmes enracinements ni les mêmes assises que le « respect des libertés individuelles », et ce n’est pas de la même manière que « le français comme langue publique commune » et la « solidarité » sont « à l’honneur ». En fait, les bases de discussion sont mieux assurées quand on privilégie les valeurs qui sont institutionnalisées d’une manière ou d’une autre. Les autres sont, plus souvent qu’autrement, de l’ordre de l’insaisissable et peuvent changer d’une année à l’autre –ou d’une élection à l’autre. Les appels à l’ « adhésion à nos valeurs » sont bien intentionnés, à n’en pas douter, mais ils risquent aisément de sonner faux ou de sombrer dans le prêchi-prêcha. En tout cas, ils sont moins vérifiables que l’obligation de respecter les chartes et les lois. 

* * * * *  

Ce ne sont là que des exemples, donnés ici à seule fin de suggérer que l’élargissement des problématiques proposé par le document de consultation n’est pas vraiment nécessaire au traitement de la question centrale. Pour suggérer aussi que, en fait, les extensions et les développements proposés risquent d’entraîner ce traitement sur des voies dont les présupposés sont insuffisamment critiqués. Mises ensemble, les pièces de ce puzzle pourraient même projeter une vision étrange à l’effet que le problème est fondamentalement celui de la majorité de souche canadienne-française, inquiète de son identité et craintive devant une diversité culturelle et religieuse à laquelle, contrairement à la communauté anglophone, elle ne serait pas bien adaptée. Une telle vision ne résiste guère à l’analyse et nous éloigne de l’objet spécifique de la commission.

 

3. Indiquer une direction nette

 

La manière dont le Québec a mené jusqu’ici ses évolutions et ses réformes est porteuse de riches enseignements sur ce qu’il convient de faire pour baliser le présent débat. Appropriation des richesses naturelles, création de grands instruments de développement économique, modernisation et démocratisation de l’éducation, accès universel et égalitaire aux soins de santé, développement de l’hydro-électricité, promotion et protection des droits et libertés, accès à la justice, assainissement du financement des partis politiques, établissement du français comme langue publique commune, garanties juridiques de l’égalité des sexes, etc. : ce que nous considérons aujourd’hui comme des paramètres assez consensuels et assez solides pour figurer parmi les éléments de la culture nationale, voire comme « valeurs québécoises », est généralement né à la faveur de processus collectifs dont les traits essentiels sont remarquablement constants. À l’instigation de messagers éclairés et tenaces, on a identifié les besoins, cerné l’état des lieux, jaugé les environnements, écouté les opinions, proposé des objectifs, exposé, persuadé, mesuré les appuis, et puis on a décidé et affecté des moyens. On n’a pas toujours rallié tout le monde du premier coup. Mais on a mené les choses à terme, parce qu’on était dans le bon sens –selon la double acception du terme- et parce que les visées étaient nettes, expliquées et promues avec clarté et conviction, la poursuite du bien commun et l’amélioration de la vie individuelle et collective tenant lieu d’ultime démonstration.

 

3.1 Affirmer et établir la pleine laïcité de l’État
et des institutions publiques

 

L’aménagement de la place de la religion dans notre vie collective a suivi jusqu’ici ce même mode de traitement : progressivement, peut-être même trop lentement aux yeux de certains, mais selon une direction nette, qu’il s’agisse du statut des services publics, particulièrement de l’école, ou, plus généralement, de la séparation effective de l’État et des pouvoirs religieux. Cette visée est claire : c’est celle de la laïcité de l’État et de ses institutions et des services publics –justice, santé, éducation, etc.. Cette laïcité implique, de soi, que les « opérateurs » de ces services –ministres, fonctionnaires, juges, agents et agentes de police, personnel scolaire, personnel médical, etc.- accomplissent leurs tâches à la manière d’un « service civil » et, dans l’exercice même de ces tâches, sans identification officielle à des croyances religieuses particulières. Elle implique aussi que l’administration et l’utilisation de ces services doivent se faire en conformité explicite avec l’ensemble des droits et devoirs inscrits dans nos lois, notamment en ce qui touche la liberté de religion et l’égalité des hommes et des femmes. 

Les institutions de l’État et les services publics doivent être laïcs –pas anti-religieux, mais laïcs-, c’est-à-dire affranchis de toute allégeance et de toute subordination religieuses. Ils n’ont pas à trouver dans quelque religion le fondement ou la justification de leur existence ou de leur mode de fonctionnement. Telle est la condition essentielle pour assurer l’égalité de tous devant l’État, devant les lois et devant les services publics. Cela doit être réaffirmé, maintenu et promu. Clairement, fermement, sans état d’âme. 

Les droits et libertés sont mieux servis, en effet, lorsque les services publics sont définis pour ce qu’ils sont et en fonction du bien commun, sans référence à des codes religieux et moraux de groupes religieux particuliers, ceux-ci fussent-ils majoritaires. Les églises chrétiennes québécoises l’ont elles-mêmes compris depuis un bon moment, qui ont remis aux pouvoirs publics des champs entiers d’intervention où elles avaient servi utilement, mais qui n’étaient pas de leur mission propre : elles ont, si l’on peut dire, « rendu à César ce qui appartient à César ». La mise en oeuvre, à la rentrée de 2008, des dispositions de la Loi 95 complétera, dans le domaine scolaire, un mouvement de déconfessionnalisation qui s’inspire aux mêmes sources et vise les mêmes objectifs sociétaux. 

Sur le plan de la laïcité de l’État et des institutions publiques, on peut estimer que l’essentiel a été fait ou est en voie de se faire. Mais certains pensent que subsistent encore trop de signes religieux particuliers associés aux institutions publiques –par exemple, la prière au début des séances d’instances publiques, le crucifix de l’Assemblée nationale, les congés légaux associés à des fêtes religieuses, etc. Tout n’est pas de même nature dans ces exemples, mais tout n’est pas frivole non plus. On l’a bien senti à l’Assemblée nationale, par exemple, où les séances commencent par un moment de recueillement plutôt que par une prière particulière. Quant au crucifix du Salon bleu, il y a sûrement des chrétiens qui estiment eux-mêmes qu’il est gênant d’imposer, au sein de l’institution publique par excellence, un symbole de transcendance associé à des croyances religieuses aussi spécifiques et qui pensent que le témoignage chrétien dispose de bien d’autres voies d’expression publique, au demeurant plus efficaces. 

L’évocation de ce cas spécifique, qui n’est ici assortie d’aucune recommandation particulière, est une occasion de rappeler que les croyants eux-mêmes pourraient avoir des motifs proprement religieux et théologiques de favoriser la laïcité de l’État et des institutions publiques. Pour ne faire référence qu’au Christianisme, par exemple, on est en droit d’affirmer que rien dans la foi chrétienne ne commande ou ne justifie quelque emprise juridique ou symbolique sur des institutions qui appartiennent à tout le monde. Le Christianisme, qui ne connaît qu’un commandement et qui se meut dans l’univers de la liberté et de la justice, ne peut pas légitimer quelque contrôle des institutions publiques. La « Chrétienté » appartient au passé. Cela soit dit à seule fin de rappeler qu’on n’est pas forcément mécréant ou hostile parce qu’on fait la promotion de la pleine laïcité de l’État et des institutions publiques. Laïcité n’est pas impiété.

 

3.2 Assurer une ouverture de l’espace public
conforme à nos chartes et à nos lois

 

Cette laïcité fondamentale, dont il importe peu de savoir si elle doit être étiquetée radicale, modérée ou ouverte, ne renvoie pas pour autant le religieux et les religions dans la seule sphère de la vie privée. Entre la sphère des institutions publiques proprement dites et celle de la vie privée -personnelle, familiale, communautaire-, il y a telle chose que l’espace public, lieu de la vie sociale de la collectivité. 

Il n’y a guère de voix au Québec pour réclamer quelque muselage religieux à cet égard. Dans une société démocratique ouverte, le discours religieux, qui en vaut d’ailleurs bien d’autres, doit avoir plein droit de cité. Il faudrait être drôlement allergique ou intolérant pour souhaiter voir disparaître tout signe religieux de la cité –tous ces temples, monuments, associations et autres manifestations qui ne comptent pas pour peu dans le contenu de la figure culturelle de notre société. La conformité aux droits inscrits dans les chartes et dans les lois et le maintien de l’ordre public devraient suffire ici à baliser les choses. 

Cette libre circulation des idées, des convictions et des manifestations religieuses constitue un volet essentiel du droit fondamental à la liberté de religion, d’association et d’expression. S’il s’en trouve pour faire une montée d’urticaire chaque fois qu’ils croisent un défilé pieux le jour du Vendredi-Saint, des voiles musulmans sur la rue Peel, des redingotes noires sur la rue Van Horne, des bérets blancs à Rougemont ou des soutanes à Notre-Dame-du-Cap, on doit les aider à comprendre que c’est le minime prix à payer pour assurer le droit de tous à la liberté de religion, sans compter que tous les dispositifs existent pour contrer les manifestations qui constitueraient une menace aux droits et libertés, à l’ordre public ou aux bonnes moeurs. Quant aux noms de rues, de lieux, de villages ou de villes aux odeurs de sainteté qui, ici comme en d’autres contrées même républicaines, renvoient à l’histoire de ce pays, on ne voit pas bien en quoi ils nuisent à l’ordre public et à la paix sociale, ou en quoi ils constituent une menace à la liberté de conscience : changera-t-on le nom de la rue Sainte-Catherine ou de la rue Saint-Laurent parce qu’il constituerait une propagande religieuse ? Devra-t-on faucher la croix du Mont-Royal parce qu’elle serait un outil d’évangélisation ? Quand même ! 

Il n’est pas inutile de faire observer à cet égard que le refoulement du religieux vers la seule vie privée est une entreprise qui va à l’encontre de la nature même de l’expérience croyante, une expérience qui, de soi et même chez les mystiques solitaires, est une expérience englobante et invasive. On n’adhère pas à un absolu ou à une lecture fondatrice de la vie et de la destinée humaines pour en exclure des pans essentiels. C’est pour cela qu’il y a généralement, dans la dynamique même de la croyance religieuse, une propension à la diffusion et à l’expression de ce qui est reconnu comme suprême vérité et comme fondement ultime de l’ensemble des dimensions de la vie humaine. On a pu l’observer au cours des périodes d’interdiction et de « persécution » de certains régimes totalitaires : quand la force fait loi, la clandestinité s’installe et il n’est pas rare que les autorités publiques doivent finalement pactiser avec …le diable ! Ce serait mal apprécier la teneur et la vigueur de l’expérience croyante que d’imaginer qu’on puisse tenir un espace public aseptisé, sans traces de manifestations religieuses. Sur le plan culturel, cela n’est même pas viable ou souhaitable, s’il est vrai que le religieux gravite à des niveaux particulièrement intégrateurs des référentiels socio-symboliques.

 

3.3 Miser sur la régulation citoyenne de la liberté
de l’espace privé

 

Dans nos sociétés, la vie privée constitue un espace où se vivent les multiples relations de la vie quotidienne. Il faut aussi en parler, car la vie privée ne se confine pas à ce qui se passe au domicile, dans la bulle du salon ou de la chambre à coucher. S’y exerce aussi une régulation de bon voisinage. Je peux baisser le volume de mon dernier Pavarotti à l’heure où je sais que mon voisin malade cherche le sommeil. Je peux aussi être dénoncé à la police locale si j’écoute le même Pavarotti à pleins tubes sur ma terrasse à deux heures du matin. L’espace privé, c’est celui à l’intérieur duquel se nouent ces échanges et ces relations, plus ou moins contractuelles, qui ponctuent nos démarches, nos magasinages, nos vies de quartier. La civilité, le bon sens et le Code civil devraient suffire à assurer ici l’harmonie et la paix. L’État n’a pas à se mêler de toutes les « chicanes de clôture ». Il faut tabler sur la capacité citoyenne de maintenir les conditions favorables au vivre-ensemble et laisser jouer les forces normales –et saines- de l’entente à l’amiable. 

Les exemples ne manquent pas ici et plusieurs rejoignent ceux qui ont fait récemment les manchettes, tels ce propriétaire de cabane à sucre qui transforme temporairement sa piste de danse en zone pour tapis de prière ou pour liturgie de mariage, ou ce propriétaire de piscine privée qui décide de réserver certaines heures aux personnes de même sexe, ou cet autre qui givre les vitres de sa salle d’entraînement privée pour calmer ses voisins indisposés par la vue de jarrets dénudés. Tous ces gens ont sans doute des motifs commerciaux d’agir ainsi, tout comme les compagnies de transport aérien qui offrent des repas kasher ou végétariens. Dans tous ces cas, qui est privé de ses droits, y compris de celui d’aller acheter ailleurs ? 

Ces situations ont peu à voir avec le fonctionnement de l’État et des institutions publiques. Les institutions publiques servent des droits et des devoirs définis par le Législateur, indépendamment des croyances religieuses. Elles exigent dès lors des modes communs de gestion et de dispensation qui ne peuvent sûrement pas être commandés par les seules lois du marché. L’espace privé, lui, doit rester privé et, les lois étant respectées, c’est le bon sens, la volonté d’harmonie et l’esprit de bon voisinage qui devraient en être les règles de fonctionnement. L’ordre public étant assuré, il n’y a pas lieu que l’État dicte aux citoyens la façon de régler tous leurs différends, de s’arranger et de s’ « accommoder » entre eux.

 

3.4 Clarifier certains cas frontières
en matière de droits fondamentaux

 

Il subsiste une zone grise, celle de ces agissements qui, touchant à la fois la sphère privée, l’espace public et les institutions publiques, pourraient conduire des adeptes d’une religion à compromettre des droits fondamentaux, voire à les nier et à les contrer. On peut penser ici à des personnes qui, pour des motifs religieux, refuseraient que des transfusions sanguines soient administrées au profit d’enfants mineurs ou d’adultes incapables d’exprimer leur propre volonté, pratiqueraient des mutilations sexuelles sur des fillettes, séquestreraient une épouse ou une fille, refuseraient des soins urgents en raison du sexe des médecins disponibles, soustrairaient des enfants à la fréquentation d’une école légalement reconnue, imposeraient à de jeunes enfants le port de tenues vestimentaires exprimant l’exclusion ou la sujétion. Sans doute peut-on estimer que les lois et les dispositifs existants –la Protection de la jeunesse, par exemple- permettent les interventions mesurées mais fermes qui s’imposent. Mais l’idée n’est pas socialement acquise qu’on puisse y recourir, pas plus qu’il n’est acquis que, dans le métro ou ailleurs, on intervienne en faveur de personnes attaquées ou molestées. Il y a donc un important travail de sensibilisation à conduire à cet égard ; de réflexion aussi, car tout ne s’impose pas ici à l’évidence. On peut cependant estimer, surtout quand des mineurs sont concernés, qu’il y aurait lieu de clarifier les tenants et aboutissants de l’obligation de « porter secours à des personnes en danger ».

 

3.5 Laisser les « accommodements raisonnables »
aux tribunaux

 

Les commissaires ont eu raison de vouloir dépasser le cadre étroitement juridique du concept d’ « accommodement raisonnable ». Le libellé de leur mandat réalise un semblable dépassement en parlant de « pratiques d’accommodement reliés aux différences culturelles ». Mais les usages abusifs qu’on a connus au cours de la dernière année invitent à aller plus loin. À toutes fins utiles, il serait indiqué de bannir cette expression du vocabulaire courant relatif à l’aménagement de la place de la religion et de la diversité religieuse dans notre vie collective. Il faut laisser le mot et la chose aux tribunaux, là où ils sont nés et là d’où ils ont fait irruption dans le débat public. Il faut surtout éviter de tenter de prévenir absolument les demandes de tels accommodements, car il n’est pas du tout sûr que les cours soient aussi créatives que tout ce que les exemples récents ont mis en lumière. Celles et ceux qui veulent des « accommodements raisonnables », parce qu’ils estiment qu’une loi ou une institution brime l’exercice de leurs droits fondamentaux, peuvent dûment s’adresser à qui est habilité à leur en reconnaître dans les limites exactes que l’on sait. Les chèvres de Monsieur Séguin seraient alors mieux gardées. Et on serait moins enclin à voir des « accommodements raisonnables » là où il y a essentiellement des arrangements à l’amiable ou là où il ne peut pas y en avoir. Le concept a suffisamment encombré et tordu le discours public. 

À considérer ne serait-ce que les délais requis, on peut penser qu’il n’y aurait pas pléthore de demandes recevables. Et si d’aventure, à la faveur de l’Aide juridique ou de quelque programme de subventions à la contestation, ce devait être le cas, et s’il devait en résulter des tiraillements et des mouvements sociaux de protestation et de frustration en face de décisions perçues comme exagérées ou aberrantes, il resterait toujours la possibilité d’une action proprement politique. En effet, la Constitution canadienne prévoit des mécanismes d’amendement et ce n’est pas faire injure à la pérennité d’un texte constitutionnel que d’évoquer sa possible évolution. Les gouvernements et les électeurs le savent : la poursuite du bien commun, le bon sens et la paix sociale, voire les principes, exigent parfois cela. Cela s’est vu.

 

4. Recommander d’agir là où ça compte

 

Pour être opérantes, les positions et propositions qui précèdent devront prendre corps dans des déclarations, des politiques, voire des articles de loi, mais elles demeurent essentiellement de l’ordre des orientations et des principes. De ce fait, elles exigeront des analyses plus poussées et plus fines pour qu’en soit assurée une traduction intelligente, équitable et fonctionnelle dans les multiples situations de la vie collective. Certaines actions pourraient par ailleurs contribuer puissamment à leur mise en oeuvre, en modifiant, à plus ou moins long terme, certains paramètres systémiques particulièrement structurants. Quatre de ces actions sont identifiées ici.

 

4.1 Miser sur l’éducation

 

À la rentrée scolaire 2008, un nouveau programme d’Éthique et culture religieuse sera introduit dans les écoles du Québec à l’intention de tous les élèves du primaire et du secondaire, en remplacement des programmes actuels d’enseignement moral et d’enseignement moral et religieux catholique et protestant. Ce n’est pas le lieu ici de présenter et de commenter ce programme conforme aux exigences de la laïcité scolaire confirmée par la Loi 95. Il faut tout de même en souligner l’importance stratégique majeure pour l’avenir de notre vie collective en matière de référence éthique aux valeurs et aux normes de notre société et en matière de diversité religieuse et culturelle. En proposant aux enfants et aux adolescents de tous les horizons une démarche commune axée sur la réflexion éthique, la compréhension du phénomène religieux et la pratique du dialogue, on établit les meilleures conditions pour voir se développer des attitudes et des comportements ouverts sur la reconnaissance et l’accueil des différences, en même temps que sur la capacité d’affirmer ses choix et son identité et sur celle de trouver avec les autres les bases du vivre-ensemble. En même temps, en raison même de son caractère culturel, c’est-à-dire de son approche centrée sur l’intelligence des signes et des valeurs qui ont fait et qui font toujours le Québec, c’est un programme susceptible de nourrir une perception commune des référentiels de la société québécoise, de son identité, de son patrimoine, de ses règles de vie. Et cela, en s’adressant à tous les élèves, sans les séparer selon leurs allégeances ou celles de leurs parents. 

Les commissaires seraient bien avisés d’appuyer cette grande initiative éducative et de ne pas accréditer ces voix qui, au noble motif du respect des convictions parentales ou de la fidélité identitaire, contestent ou déforment les objectifs sociétaux et pédagogiques de la démarche proposée et réclament, en fait, un inacceptable retour en arrière. Il faut tout aussi fermement résister à ces propositions, qu’on pensait enterrées parce que tout aussi inacceptables, selon lesquelles l’école devrait s’ouvrir à l’ensemble des groupes religieux et de leurs prédicateurs. Si ça ne peut être aucun, semble-t-on dire, que ce soit tous ! Il y a là un leurre que le Législateur a déjà identifié comme tel. Une telle extension des droits confessionnels, car c’est bien de cela qu’il s’agit, aurait entraîné la multiplication des enseignements de type confessionnel, les uns plus militants et plus zélés que d’autres, certains même éventuellement moins conciliables que d’autres avec les valeurs, les chartes et les politiques québécoises –et sans qu’on puisse imaginer qu’un gouvernement se mette à décréter quelles sont les religions « enseignables » à l’école. Il ne faudrait quand même pas que la déconfessionnalisation transforme les écoles en auberges espagnoles des religions ! Le cap doit être maintenu sur les décisions prises.

 

4.2 Accueillir les immigrants
dans la vérité et la cohérence

 

On a beaucoup parlé d’immigration au cours et autour des travaux de cette commission. Rien d’étonnant à cela, puisque le document de consultation y invitait explicitement. Ayant suggéré ici même d’élaguer les questions incidentes, je n’entends évidemment pas m’y lancer. Quelques actions systémiques ciblées doivent cependant être soulignées, essentiellement parce que l’échec de leurs visées pourrait compromettre notre capacité même de mettre en oeuvre les différents volets de la direction ici préconisée. En tout cas, on en aiderait puissamment la réalisation, si on pouvait tabler sur l’efficacité des trois actions systémiques suivantes.

 

4.2.1 Lever les contradictions des discours
québécois et canadien
 

Les incompatibilités et les contradictions qui séparent les discours québécois et canadien en matière d’immigration doivent être levées. Cela est évidemment plus vite dit que fait, mais il faut nous convaincre qu’aucune entente fédérale-provinciale sur la sélection et l’intégration des immigrants ne peut tenir lieu de politiques cohérentes et convergentes. Il faut absolument trouver le moyen d’informer clairement les candidats que « le multiculturalisme dans le bilinguisme » ne traduit vraiment pas la réalité québécoise. À moins de consentir à vivre avec les conséquences de ces contradictions, y compris celle de perdre des immigrants après leur arrivée, il faut que l’on dise clairement ce qu’il en est. C’est difficile, surtout quand on ne souhaite pas de nouvelle guerre Québec-Ottawa. C’est difficile aussi parce que, même lorsqu’ils parlent le français et quoi qu’on en pense, de nombreuses personnes qui immigrent ici continuent de réaliser leur projet et leur rêve d’immigrer « au Canada », voire « en Amérique ». C’est d’ailleurs au Canada et à sa reine qu’ils jureront éventuellement allégeance. Ils ont parfaitement le droit de savoir qui dit vrai. Être reconnu comme « nation » devrait sans doute permettre au moins de faire cela.

 

4.2.2 Franciser méthodiquement 

L’apprentissage et la maîtrise du français ne sont pas un luxe ou un simple atout pour qui compte s’établir au Québec : c’est une nécessité, pour eux comme pour l’ensemble de la collectivité. Les activités et les programmes de francisation gardent donc à cet égard toute leur actualité et toute leur importance. On ne doit pas s’en lasser. Il y va de la cohérence même de notre proclamation du français comme langue publique commune. Maîtriser une langue, c’est ardu, c’est long, c’est fragile. Et ça exige détermination, constance et ressources. Le Québec ne doit pas « ramollir » en cette matière essentielle.

 

4.2.3 En finir avec les blocages de la reconnaissance
des diplômes et de l’accès aux professions
 

Les difficultés persistantes entourant la reconnaissance des qualifications et des diplômes acquis à l’extérieur du Québec et l’accès aux métiers et professions constituent un dossier sombre. Tout a été dit là-dessus, y compris sur le protectionnisme et sur la prétention qui s’y observent. Tout a été dit aussi sur les effets extrêmement négatifs de ces problèmes lancinants. Accueillir, c’est aussi accueillir sur le marché du travail. Avec ses dispositifs uniques en ces matières –Code des professions, Office des professions, instances interprofessionnelles, etc.-, le Québec devrait disposer des outils nécessaires pour en finir avec ce qui a parfois toutes les apparences de l’absurdité. Des mamours d’accueil ne peuvent pas remplacer un emploi.

 

Conclusion

 

Tout compte fait, les questions peuvent être abordées de manière plus directe que ce que propose le document de consultation, et sans qu’il soit nécessaire de disposer préalablement de tous les tenants et aboutissants. De même en est-il de la direction à prendre, des orientations à définir et des actions à entreprendre. On ne minimisera pas pour autant l’extrême complexité du mandat confié aux commissaires. Contribution parmi d’autres, le présent mémoire veut seulement suggérer une approche et des perspectives pour « s’en sortir » et pour faire avancer les choses. 

Lors de l’annonce de la création de la commission, le Premier Ministre du Québec a lui-même pratiqué une modération et une simplicité qui lui ont permis de cerner à peu près tout l’essentiel : affirmation nationale claire, proclamation de valeurs « fondamentales » –égalité des sexes, primauté du français, séparation de l’État et de la religion-, réaffirmation de la volonté d’accueil, rappel du « contrat moral » liant le pays d’accueil et les nouveaux arrivants, rejet du déraisonnable. Il aurait développé et étoffé cette épure qu’il aurait eu en main tous les ingrédients d’une position d’État solide, équilibrée et rassembleuse. Au terme du périple, il se pourrait bien qu’on doive y revenir.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le samedi 6 septembre 2008 16:25
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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