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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Jean-Louis Loubet del Bayle, Police et prévention.” In revue Cahiers de la sécurité, no 21, décembre 2012, pp. 132-136. Revue de l’Institut national des Hautes Études de la sécurité et de la justice. [Autorisation de diffuser cet article en libre accès dans Les Classiques des sciences sociales accordée par l'auteur le 24 novembre 2015.]

[132]

Jean-Louis Loubet del Bayle *

Historien des idées et sociologue de la police
Professeur émérite de Science politique
à l'Université des Sciences sociales de Toulouse-Capitole

Police et prévention.”

In revue Cahiers de la sécurité, no 21, décembre 2012, pp. 132-136. Revue de l’Institut national des Hautes Études de la sécurité et de la justice.


Introduction [132]

Prévention et répression [132]

Le champ de la prévention [133]

Questions [134]


Introduction

Un débat, aujourd'hui récurrent dans la plupart des sociétés, porte sur les modalités « répressives » ou « préventives » de l'intervention de la police pour assurer l'observation et l'application des lois et le maintien de l'ordre qu'elles contribuent à instaurer ou garantir. La question se pose d'autant plus que ces termes font l'objet de manière quasi universelle, depuis le dernier quart du XXe siècle particulièrement, d'une valorisation unilatérale, avec la distinction quelque peu manichéenne et simplificatrice — issue pour une part de la tradition policière anglaise — tendant à opposer de « bonnes » polices, qui seraient caractérisées par leur action préventive, et de « mauvaises » polices, caractérisées par leur aspect répressif. En fait, les choses sont plus complexes et supposent tout d'abord que l'on précise la signification des termes utilisés dans ce débat.

Prévention et répression

On peut considérer que l'orientation « répressive » de l'action policière se caractérise par des interventions a posteriori, lorsqu'une infraction ou un acte délictueux a été commis, lorsqu'un « désordre » ou une « désobéissance » se sont produits. Dès lors, l'action policière apparaît comme essentiellement « réactive », en répondant à des situations de mise en cause des normes régulant la vie sociale. Par opposition, l'action préventive est celle qui a pour but d'empêcher les infractions de se commettre et donc, ainsi, de prévenir les dommages qu'elles peuvent entraîner, d'éviter les désordres avant que ceux-ci ne se produisent. Le comportement de la police est alors « proactif », la police prenant l'initiative des mesures destinées à empêcher le développement par exemple de la délinquance ou de la criminalité.

À partir de ces définitions, on peut d'abord observer qu'aucune police n'a qu'un aspect purement répressif. Toute activité policière a aussi des conséquences préventives, dans la mesure où l'existence de la police et son action ont pour but, à travers la répression et la sanction a posteriori des comportements déviants, d'empêcher à l'avenir la réitération et le développement de comportements de même nature. La dimension répressive de l'action policière comporte donc, par son exemplarité, une dimension dissuasive et préventive. La « peur du gendarme » est une illustration de cette perspective préventive, pour empêcher les infractions de se commettre. On la retrouve aussi dans l'organisation de la visibilité sociale de la police et des policiers, dans l'importance accordée à l'uniforme ou, éventuellement, au port ostensible d'une arme. « Montrer sa force pour ne pas avoir à s'en servir » est une stratégie policière à caractère préventif et il est évident que ce que l'on peut appeler la dimension idéologique et symbolique liée à l'existence même de la police, et à la menace, réelle ou supposée, qu'elle représente n'a de sens que dans cette perspective. On peut alors parler de « prévention répressive » ou d'une « répression préventive ».

Dans les hypothèses que l'on vient d'évoquer, on a affaire à une prévention qui est donc fondée sur la crainte de la sanction, sur la peur de la répression chez les déviants potentiels. Toutefois, cette activité préventive peut aussi s'entendre — et c'est souvent implicitement le cas dans les débats actuels — comme une action destinée à avoir une influence sur les causes possibles de la déviance et de la victimisation. Ainsi en est-il d'abord avec ce que les Anglo-Saxons appellent la « prévention situationnelle », en désignant par là « les mesures non pénales, ayant pour but d'empêcher le passage à l'acte en modifiant les circonstances particulières dans lesquelles des délits semblables sont commis ou pourraient l'être »[1] D'où, par exemple, les campagnes invitant particuliers et entreprises à prendre des mesures d'autoprotection contre les cambriolages, ou les incitations à réorganiser tel ou tel site, afin de rendre plus difficiles, moins productifs, et moins attractifs, les comportements [133] délictueux. À noter que, parfois, cette action préventive peut être elle-même répressive ! Ainsi, il fut une époque où les patrouilles nocturnes de la police anglaise vérifiaient la fermeture des portes et des fenêtres des particuliers et sanctionnaient les comportements négligents ! Ce même point de vue préventif peut conduire la police à intervenir à des niveaux plus élevés de l'organisation sociale pour avoir une influence sur les plans d'urbanisme ou sur la politique de l'habitat : par exemple, si l'on considère que la densité des « grands ensembles » ou la « ghettoïsation » de certains quartiers constituent des facteurs de développement de la délinquance. Cela contribue à expliquer l'implication récente des institutions policières dans les « politiques de la ville » ou les programmes d'urbanisme mis en œuvre dans de nombreux pays.

Du côté des auteurs potentiels d'infraction, la perspective préventive — que l'on qualifie parfois de « prévention sociale » — consiste aussi à tenter d'identifier les conditions pouvant favoriser le passage à l'acte délinquant, notamment les conditions liées aux caractéristiques sociales, économiques, ou culturelles de leur environnement, en essayant de modifier les conditions qui peuvent être considérées comme « criminogènes ». La police est alors appelée à analyser le rôle que le chômage, le déficit d'intégration des minorités, les conflits de cultures, les comportements xénophobes, l'échec scolaire, etc. peuvent jouer dans le développement de la délinquance, en étant invitée à agir, à son niveau, sur ces éléments, éventuellement en s'associant à l'action d'autres acteurs sociaux : pouvoirs publics, institutions scolaires, services d'aide sociale, associations, etc. On en vient alors parfois à parler de « police sociale » pour illustrer cette évolution de l'orientation des tâches policières. Cela rejoint aussi les points de vue exposés dans les thèses concernant la redéfinition de la fonction policière comme fonction de « résolution des problèmes », qui invite celle-ci à faire, devant les problèmes qu'elle a à gérer, un travail d'expertise sociale pour en diagnostiquer les causes et pour prendre, éventuellement en collaboration avec d'autres acteurs sociaux, des mesures permettant d'y remédier.

De manière générale, et plus profonde, cette transformation n'est sans doute pas sans rapport avec l'évolution de l'ensemble des mécanismes de contrôle social dans les sociétés modernes, avec, notamment, l'affaiblissement des mécanismes d'autodiscipline personnelle, lié à l'effacement des régulations intériorisées de type moral et à l'érosion des contrôles interpersonnels. Cette mise en cause des processus d'intégration et de socialisation, associée à la crise des institutions socialisatrices traditionnelles (école, famille, églises), a pour conséquence une tendance à se tourner, dans une perspective préventive, vers les institutions policières pour remédier aux conséquences de cette évolution et pour prendre plus ou moins explicitement en charge certains aspects de cette fonction sociale, en intervenant par exemple dans des activités éducatives, d'assistance ou d'animation sociale. Plus ou moins consciemment, les institutions policières se trouvent alors engagées dans des tâches de suppléance pour remédier à la défaillance de mécanismes sociaux qui ne jouent plus du tout ou ne jouent plus qu'imparfaitement le rôle qui était auparavant le leur, en générant, de ce fait, des situations de déviance que les institutions policières ont ensuite à gérer.

Un certain nombre de facteurs convergent donc pour souligner de façon assez unilatérale cette dimension préventive de l'action policière et son utilité. Assez curieusement, en revanche, peu d'analyses sont consacrées aux conséquences de cette évolution.

Le champ de la prévention

C'est ainsi que, sur un plan quantitatif, cette tendance a pour résultat une diversification des attentes sociales à l'égard des institutions policières et une multiplication de leurs interventions dans la vie sociale, avec, en conséquence, les difficultés qu'éprouvent celles-ci à faire face, matériellement, concrètement, quotidiennement, à des charges de travail croissantes et à des critiques mettant en cause, de ce fait, leur action, leur disponibilité et leur efficacité. D'où le recours grandissant, dans beaucoup de pays développés, à des solutions de « sécurité privée » pour tenter d'alléger les charges pesant sur des institutions policières publiques, qui se trouvent débordées par le nombre et la diversité des demandes dont elles sont l'objet. Par ailleurs, ces changements se répercutent aussi, qualitativement, sur la nature et le contenu des attentes qui s'expriment à l'égard de la police, en la poussant à gommer sa spécificité, tant au niveau des finalités de son action — l'application des lois et règlements — qu'au niveau de ses moyens — le recours possible à l'usage de la contrainte et de la force. Dans cette perspective, la police tend à devenir une institution de « service », d'assistance sociale, plus ou moins indifférenciée, dont l'identité se dilue, aussi bien aux yeux de ses propres agents qu'à ceux des autres acteurs sociaux, avec le développement d'une interrogation, dans les institutions policières comme dans leur environnement, sur ce qu'est le « vrai travail policier ».

En outre, sont aussi peu envisagées les conséquences générales impliquées par cette approche « préventive », en ce qui concerne la place qu'occupe la police dans la société et ses rapports avec celle-ci. En effet, la perspective « répressive » est caractérisée, en fait, par une tendance [134] à restreindre les interventions de la police dans la vie sociale, à limiter l'étendue de son mandat et de ses responsabilités. En effet, son intervention, dans cette perspective « répressive », suppose qu'ont été commis des actes délictueux, prédéfinis en général par des textes juridiques en des termes relativement précis, dont l'existence concrète est vérifiable et nécessaire pour déclencher et justifier l'intervention policière. Par ailleurs, ce type d'intervention ne concerne que les citoyens « coupables » ou soupçonnés de l'être. Même, si ce champ de l'action répressive peut avoir dans la pratique une extension plus ou moins grande, il n'en comporte pas moins, dans son principe même, des limites. Cette limitation répressive de l'action policière est si évidente que certaines pratiques policières de « provocation » peuvent s'expliquer par une volonté de contourner ces limites, de façon à amener les délinquants potentiels à commettre des actes qui tombent sans discussion possible sous le coup répressif de la loi.

Il n'en est pas de même pour l'action préventive, qui est susceptible de concerner toute situation pouvant comporter un risque potentiel — et donc non encore actualisé — de déviance ou de désordre. De ce fait, le champ d'intervention de la police est susceptible de s'étendre presque à l'infini. Si, par exemple, la police estime que l'influence des images télévisées est dans certains domaines « criminogène », on peut imaginer qu'une perspective préventive la conduise à revendiquer un droit de regard sur la composition des programmes télévisés. Si, dans des situations limites de pénurie, les défaillances de l'approvisionnement alimentaire peuvent, par exemple, devenir source de troubles graves de l'ordre public en obligeant éventuellement la police à intervenir, une interprétation extensive du type de celle que nous sommes en train d'évoquer fera alors entrer les problèmes d'approvisionnement dans le champ d'intervention de la police, et lui conférera des responsabilités dans ces questions, comme cela était le cas pour la lieutenance de police de Paris au XVIIe et XVIIIe siècle. De ce point de vue, l'accent mis sur l'orientation préventive des activités de la police constitue donc un facteur prédisposant la police à intervenir dans des domaines qui, au premier abord, peuvent paraître sensiblement éloignés de l'exercice de sa fonction principale. De même, son intervention préventive ne se limite pas aux « coupables » ou aux « suspects de culpabilité », elle concerne l'ensemble de la population, l'ensemble des citoyens, de même qu'en matière sanitaire, l'action préventive ne concerne pas que les « malades », mais tous ceux qui sont susceptibles de l'être, c'est-à-dire tout le monde. Ainsi, en France, on peut citer comme illustration les controverses récentes portant sur la détection « préventive » des prédispositions infantiles à des comportements asociaux. La logique de l'action préventive comporte donc une logique d'extension des interventions et des responsabilités policières dans la vie sociale.

Très concrètement, cette perspective préventive peut aussi justifier, par exemple, un développement de la police de renseignement, et une police de renseignement au champ d'action lui aussi extensif, afin de pouvoir déceler, dans tous les recoins de la société, et le plus précocement possible, les menaces ou les risques éventuels, partout où ils pourraient se manifester, dans l'immédiat ou à terme. Comme on a pu le souligner : « Les enjeux véritables de la réussite de la politique de lutte [contre la délinquance] seraient alors dans une connaissance détaillée des groupes sociaux dits "à risque" — terme permettant, selon les moments, de les considérer comme les victimes ou les fauteurs de trouble — mais générateurs, dans tous les cas, de prise en charge publique. L'information sur ces groupes, d'où qu'elle vienne, serait alors utile, à condition de croiser les variables, d'affiner toujours plus la cartographique sociale et d'isoler les éléments perturbateurs avant même qu'ils ne sachent eux-mêmes en quoi et pourquoi ils le sont »[2] Ces remarques soulignent bien ce que peut impliquer la logique extensive et intrusive des stratégies préventives, même si l'on peut s'étonner que ces analyses critiques se rencontrent assez souvent, comme ici, chez des chercheurs qui, par ailleurs, insistent sur les causes sociales de la délinquance, ce qui peut justifier l'attention préventive portée aux indicateurs sociaux de celle-ci.

Questions

De même qu'on trouve peu d'interrogations sur l'extension du champ d'intervention des institutions policières que peut entraîner l'orientation préventive de leur action, de même ne sont guère soulevées les questions que peut susciter le raisonnement intellectuel impliqué par la perspective préventive. Comme on a pu à juste titre le constater, le raisonnement préventif fait, plus ou moins consciemment, une large place au « soupçon et au stéréotype » [3], c'est-à-dire à des comportements qui sont souvent mis en cause par les censeurs de la police, alors que, en même temps, ceux-ci sont fréquemment des chantres de l'orientation « préventive » de l'action policière, sans, apparemment, avoir conscience de la contradiction entre ces deux attitudes. En effet, par définition, l'action [135] préventive est fondée sur le « soupçon », c'est-à-dire sur une menace ou une délinquance « supposées ». C'est parce que l'on « suppose » que telle situation ou tel facteur peuvent avoir un rapport avec une délinquance ou une criminalité éventuelles que l'on sera amené à s'y intéresser préventivement, et à, par exemple, mettre en œuvre une surveillance plus attentive de cette situation ou de l'influence de ce facteur. En ramenant cette analyse à un constat brutal on peut dire : pas de prévention sans soupçon ! Pas de prévention sans une réflexion supputative et la formulation plus ou moins explicite d'hypothèses sur ce qui est susceptible d'être une cause de désordre ou de déviance auquel il convient de remédier par anticipation.

Ce qui est vrai à l'égard des choses et des situations l'est aussi à l'égard des personnes, en prédisposant l'action policière à se définir, non plus en termes d'individus ayant accompli tel ou tel acte, d'individus coupables ou non coupables, mais en fonction de catégories d'individus, dont l'observation intuitive ou statistique montre qu'elles comptent plus de responsables potentiels de certains comportements délictueux que d'autres catégories de la population. C'est donc une démarche qui favorise ce que certains chercheurs anglo-saxons qualifient de « discrimination statistique », en entendant par là la surveillance préventive de certains groupes, parce qu'ils sont « suspectés », par exemple, d'abriter un nombre de délinquants potentiels supérieurs à la moyenne observée ailleurs, dans d'autres groupes. Ici encore, les mêmes censeurs qui déplorent le rôle des stéréotypes, des préjugés dans les comportements policiers, en regrettant que ceux-ci accordent trop d'importance à des critères collectifs de suspicion, sont souvent les mêmes qui, avec l'importance accordée à la réflexion préventive, ouvrent la porte à une extension de ce mode de raisonnement. On peut également noter que ce mode de réflexion à caractère collectif, qui raisonne en termes de catégories et non d'individus, contribue aussi à l'extension du champ de la surveillance policière qui a été notée précédemment, puisque, à l'intérieur des catégories ciblées par l'action préventive, la vigilance policière ne peut que concerner la totalité des membres de celles-ci.

Il est à remarquer que cette orientation préventive pose, en outre, des problèmes spécifiques d'évaluation et de contrôle. D'évaluation, car comment en apprécier la pertinence et l'efficacité, puisque, par définition, ses résultats se traduisent par des événements qui ne se produisent pas ou, éventuellement, par une diminution de faits délictueux dont il est difficile, le plus souvent, d'identifier la cause exacte. On constate que c'est là une difficulté pratique à laquelle se heurtent nombre de ces programmes, dans leur mise en œuvre tant individuelle (évaluation de la productivité des agents) que collective (évaluation de l'efficacité des services). À cela s'ajoutent des problèmes en matière de contrôle, étant donné le fondement hypothétique de ce type d'action, au contraire de la justification vérifiable qui est à la base de l'action répressive. Comme on a pu le constater [4] : « Nous assistons à un paradoxe, qui consiste à la valorisation et à la revendication dans nos sociétés d'une police exerçant des fonctions plutôt préventives, tandis que, d'autre part, la société exige un contrôle minutieux sur l'activité de la police. Ces deux facteurs sont difficiles — quoique non impossibles — à conjuguer, étant donné que l'exigence d'une intervention a priori ou ante delictum de la police implique de lui octroyer un "plus de pouvoir", lui permettant d'agir sur la base de concepts tels que le soupçon ou le stéréotype. S'il en est ainsi, il s'avère beaucoup plus difficile de contrôler que dans le cas des activités-post delictum, dans lesquelles il s'agit seulement de comparer l'activité de la police avec la réglementation en vigueur ». En tout cas, la logique d'intervention policière extensive liée à la logique de l'action préventive paraît bien établie, avec le risque, dans cette perspective, que — pour être en situation de faire face à toute éventualité — s'enclenche un mécanisme de surenchères dans les précautions prises, fondé sur des hypothèses plus ou moins fondées et vérifiables.

Ces considérations soulignent donc l'ambivalence que présente la notion de prévention et conduisent à se montrer circonspects à l'égard des analyses simplificatrices qui considèrent qu'en matière de protection des droits et des libertés des citoyens dans les sociétés démocratiques l'orientation préventive de l'action policière serait une sorte de panacée. Dès les débats de l'époque révolutionnaire en France sur le statut et le rôle de la « force publique », en mai 1790, l'un des auteurs de la réflexion la plus profonde sur les questions de police notait d'ailleurs l'ambiguïté de la police préventive, qu'il décrivait comme « un gouvernement des convenances », fondé sur « la prétendue nécessité d'empêcher un délit qui n'arrivera peut-être pas, et dont on ne peut soupçonner quelqu'un que par un jugement anticipé ». Soulignant ce « jugement anticipé » inhérent à toute démarche préventive, il ajoutait, en mettant l'accent sur des difficultés que l'on a aujourd'hui tendance à éluder et sur des contradictions qui sont souvent escamotées : « Le législateur ne peut établir deux modes de société opposés et contradictoires. Il ne peut pas dire : vous n'obéirez qu'à la loi, vous ne devez de compte qu'à la loi, vous ne serez puni que par la loi, enfin, la loi seule existera pour vous protéger, vous conduire, vous éclairer ; et, cependant, dire : on pourra préjuger le vœu de la loi, devancer son action, la modifier, faire plus ou moins qu'elle, faire autrement qu'elle et vous surveiller par quelque chose qui n'est pas elle, vous entourer de quelque chose qui n'est pas  [136] elle et qui peut, par conséquent, détruire ou rendre illusoire votre droit à la protection que vous attendez d'elle »[5]

On peut d'ailleurs remarquer que si, ces questions sont peu évoquées de façon générale, il est des cas où elles ont tendance à réapparaître plus ou moins implicitement. Ainsi, en matière d'infractions à caractère politique, la pratique des sociétés démocratiques tend, par exemple, à se limiter à des interventions répressives, en fonction d'incriminations légales précises et restrictives, alors qu'inversement les pratiques policières des sociétés autoritaires ou totalitaires se caractérisent par une priorité accordée à la prévention de tout comportement de contestation ou d'opposition et, de ce fait, par une surveillance généralisée de la société. C'est ainsi, pour ne prendre que cette illustration, que, dans beaucoup de sociétés autoritaires, la police peut se trouver amenée à jouer un rôle dans la censure de la presse, afin de « prévenir » la formulation d'opinions susceptibles de créer des mouvements d'opposition au pouvoir établi.

Avec ces considérations il ne s'agit pas de dénier toute signification à la dimension préventive que peut et que doit présenter l'action des institutions policières. Il s'agit simplement de rappeler que la référence à la « prévention », sans autre précision, comme si le mot se suffisait à lui-même, ne saurait être la panacée qu'en ont faite certaines habitudes journalistiques, en transformant l'opposition manichéenne répression/prévention en réflexe quasi pavlovien. Au contraire, les remarques précédentes soulignent l'intérêt qu'il peut y avoir à réexaminer des propositions qui sont présentées comme des évidences incontestables, en montrant que la réalité est plus complexe que ne le laissent supposer certaines approches trop simplificatrices et que donc il convient d'entrer dans les détails pour pouvoir mesurer la portée et les limites des pratiques préventives envisagées.

Jean-Louis LOUBET DEL BAYLE



* Professeur émérite de science politique à l’Université des sciences sociales de Toulouse-Capitole.

[1] M. Cusson, Criminologie, 2002, Paris, Hachette, p. 128.

[2] D. Bigo, in G. Sainati, L. Bonelli, ta machine à punir, Paris, L'Esprit frappeur, 2001, p. 60.

[3] A. Recasens i Brunet, « Le contrôle des pouvoirs de la police », in Conseil de l'Europe, tes pouvoirs et responsabilités de la police dans une société démocratique, Strasbourg, 2000, p.50.

[4] A. Recasens i Brunet, « Le contrôle des pouvoirs de la police », op. cit. p. 50.

[5] Jacques Peuchet, (1 750-1830), « Réflexions sur ^institution des lieutenants de police, avec la faculté de prévenir les délits et d'en rechercher les auteurs », Le Moniteur Universel, 17 mai 1790.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le lundi 7 novembre 2016 14:01
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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