RECHERCHE SUR LE SITE

Références
bibliographiques
avec le catalogue


En plein texte
avec Google

Recherche avancée
 

Tous les ouvrages
numérisés de cette
bibliothèque sont
disponibles en trois
formats de fichiers :
Word (.doc),
PDF et RTF

Pour une liste
complète des auteurs
de la bibliothèque,
en fichier Excel,
cliquer ici.
 

Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Jean-Louis Loubet del Bayle, “Aux origines de la pensée de Jacques Ellul ? Technique et Société dans la réflexion des mouvements personnalistes des années 30.” In ouvrage sous la direction de Patrick Chastenet, Sur Jacques ELLUL. UN PENSEUR NOTRE TEMPS, pp. 21-35. Paris : Les Presses universitaires de France, 1994, 360 pp. Collection “Philosophie”. [Autorisation de diffuser cet article en libre accès dans Les Classiques des sciences sociales accordée par l'auteur le 24 novembre 2015.]

Jean-Louis Loubet del Bayle

Historien des idées et sociologue de la police
Professeur émérite de Science politique
à l'Université des Sciences sociales de Toulouse-Capitole


Aux origines de la pensée
de
Jacques Ellul ?
Technique et Société dans la réflexion
des mouvements personnalistes
des années 30
.” *

In ouvrage sous la direction de Patrick Chastenet, Sur Jacques ELLUL. UN PENSEUR NOTRE TEMPS, pp. 21-35. Paris : Les Presses universitaires de France, 1994, 360 pp. Collection “Philosophie”.

Introduction

1. Le mouvement personnaliste des années 30 et la critique de la modernité

2. Technique et société dans la réflexion de L'Ordre Nouveau

Technique et personne

Technique et Histoire

INTRODUCTION

La raison d'être de cette communication est de contribuer à éclairer la généalogie de la réflexion de Jacques Ellul sur le phénomène technicien, ou, en tout cas, d'évoquer le contexte dans lequel sa pensée sur ces thèmes a commencé à prendre forme. En effet, lorsque Jacques Ellul évoque ses engagements intellectuels et politiques de l'avant-guerre, il accorde une place importante à leur enracinement dans ce que l'on appellera ici le "mouvement personnaliste des années 30", tel qu'il s'est manifesté notamment à travers la création d'Esprit en 1932, mais aussi tel qu'il s'est exprimé à travers un groupe aujourd'hui plus oublié, celui de L'Ordre Nouveau.

Évoquant cet enracinement, il dira : "Tous les deux, à cette époque-là, nous étions très attirés par la politique. Bernard Charbonneau était d'ailleurs beaucoup plus avancé que moi dans la connaissance de l'appareil social, sociologique et politique. Sa critique de la société me paraissait aller plus loin que celle de Marx, et ce qui reste à mes yeux extraordinaire c'est qu'il donnait une interprétation globale de la société. Quand on relit aujourd'hui ses écrits d'alors, on est stupéfait de leur modernité. (...) Nous avions constitué dans le Sud-Ouest de petits cercles. (...). Et nous cherchions où accrocher notre volonté révolutionnaire. L'aventure d'Esprit se situe exactement là. Nous avons été tous les deux à une rencontre d'Esprit, en 1934. Bernard était d'ailleurs extrêmement sceptique. A priori, le mot "Esprit" lui paraissait ambigu, capable d'entretenir tous les malentendus, de couvrir toutes les compromissions. Pourtant, nous avons rencontré là des hommes qui avaient procédé, envers la société moderne, à la même critique que dans notre petit groupe du Sud-Ouest nous avions faite. Ce fut une rencontre importante. (..) Et d'autant plus qu'à peu près au même moment, nous avons rencontré Alexandre Marc, Denis de Rougemont et leur groupe L'Ordre nouveau. Bernard et moi nous situions entre les deux". [1]

Pour tenter de préciser cette approche, on considérera ici que l'œuvre de Jacques Ellul constitue, d'une part, d'une analyse de la modernité et, d'autre part, une analyse de la modernité qui voit dans la technique l'élément fondamental pour la compréhension des caractéristiques de celle-ci. En envisageant ces deux points de vue, le but de ces pages   sera de voir comment le mouvement personnaliste des années 30 a pu, éventuellement, contribuer à orienter dans ce sens la réflexion de Jacques Ellul.

En se situant dans la perspective de ce questionnement, on peut d'abord noter qu'effectivement on rencontre dans le mouvement personnaliste des années 30 une réflexion critique globale sur la modernité, dont on tentera de préciser dans un premier point les orientations générales. Dans un second point, on s'attachera ensuite, d'une manière plus précise, à étudier comment cette réflexion générale comportait des aspects plus spécifiques concernant les rapports technique-société, et ceci particulièrement dans la réflexion théorique de L'Ordre Nouveau.

1. Le mouvement personnaliste des années 30
et la critique de la modernité


Avant d'envisager cette approche critique de la modernité, il convient d'abord de préciser ce que recouvre l'expression "mouvement personnaliste des années 30". Pour faire court, on dira que ce terme réunit sous une même dénomination un ensemble de groupes et de revues apparus au début des années 30, entre 1930 et 1933, qui, face à ce qu'ils percevaient comme une crise globale de la société moderne, tentèrent de trouver dans des références "personnalistes" la solution à cette crise.

Dans cette nébuleuse - et sans que l'on puisse entrer ici dans le détail des raisons de cette présentation - on peut distinguer trois courants :

  • un premier courant est celui de la revue Esprit qui se constitue à partir de 1931 autour d'Emmanuel Mounier, et auquel on est tenté aujourd'hui de réduire le personnalisme des années 30.

  • le second courant est ensuite celui de L'Ordre Nouveau, qui se crée sous l'impulsion organisatrice d'Alexandre Marc, autour d'un corpus doctrinal fondé sur la réflexion théorique d'Arnaud Dandieu, dont l'œuvre sera brutalement interrompue par la mort en 1933.

  • enfin, au moins jusqu'en 1934, il faut faire une place à un troisième courant, que Mounier appellera la Jeune Droite, constitué par de jeunes intellectuels plus ou moins dissidents de l'Action Française, autour notamment de Jean de Fabrègues et de Thierry Maulnier.

Cette présentation privilégie la période 1930-1934, qui, pour le problème ici évoqué parait la plus intéressante, et ce pour des raisons qui seront évoquées plus loin. En revanche, après 1934, cette présentation perd un peu de sa justification du fait des divergences que créent notamment les réactions devant les événements de l'actualité la plus immédiate, des réactions qui tendent notamment à dissocier la Jeune Droite des deux autres courants. Il semble clair par exemple que pour J. Ellul et ses amis de l'époque - c'est à dire autour de 1934-35 - la Jeune Droite n'est plus associée au type de réflexion que représentaient pour eux Esprit ou L'Ordre Nouveau. Ceci noté, cette situation n'est pas la situation antérieure à  1934 et, sur les questions à envisager ici, certains textes de Thierry Maulnier sont très révélateurs d'une approche de la modernité qui était alors partagée par tous les autres groupes [2].

Cette mise au point faite, il faut maintenant analyser en quoi consiste cette approche de la modernité qui vient d'être évoquée. Cette approche de la modernité est d'abord constituée par des réactions à des phénomènes contemporains que l'on peut être tenté aujourd'hui de considérer comme conjoncturels, parce qu'ils appartiennent maintenant à un passé révolu, comme le développement des systèmes politiques étatistes totalitaires de type fasciste ou communiste. Il ne serait certainement pas inintéressant d'évoquer ces questions, dans leur rapport notamment avec l'évolution technicienne des sociétés du premier XXe siècle, mais ceci nous entraînerait sans doute trop loin du sujet qui est ici débattu.

En revanche, il est un thème qui, lui, est beaucoup plus immédiatement intéressant, c'est la façon dont ces personnalistes des années 30 ont perçu l'évolution des États-Unis et, au delà, de la civilisation européenne en voie d'américanisation, car, comme on va le voir, les textes sur cette question sont loin d'avoir perdu toute actualité soixante ans après leur rédaction.

L'importance accordée à cette question justifie d'ailleurs que l'on privilégie la référence au début des années 30, car cette réflexion sur "l'américanisme" ou sur "l'américanisation" se situe dans un contexte spécifique, celui de toute une série de livres qui, dans les années 1929-1931, s'interrogent de manière souvent critique sur l'évolution de l'Amérique de la crise, mais aussi sur celle de la prospérité. L'illustration la plus connue de cet intérêt critique pour l'américanisme est incontestablement le livre de Georges Duhamel Scènes de la vie future, publié en 1930. Ceci étant, cet essai de Duhamel restait assez superficiel, alors que c'est une critique beaucoup plus systématique et argumentée que l'on trouvait dans les publications des "personnalistes des années 30", une critique virulente symbolisée par exemple, par l'essai intitulé Le Cancer Américain qui fut publié par deux des chefs de file de L'Ordre nouveau, Robert Aron et Arnaud Dandieu, en 1931.

Dans cette critique "personnaliste" de "l'américanisme" ou de "l'américanisation", trois points peuvent être particulièrement soulignés.

En premier lieu, la réflexion des personnalistes des années 30 sur ce thème s'est développée dans le cadre d'une problématique tout à fait caractéristique de ces mouvements, que l'on peut appeler une problématique de civilisation. Un point commun à tous ces groupes était en effet le sentiment que ce qu'ils vivaient étaient une crise de civilisation, c'est-à-dire une crise totale qui mettait en cause tous les aspects de l'existence humaine, en concernant aussi bien les rapports de l'homme avec son environnement social ou naturel que les rapports de l'homme avec lui-même et avec sa destinée. Il est incontestable que cette approche des problèmes du XXe siècle en termes de civilisation a constitué l'un des traits les plus spécifiques de la réflexion de ces groupes et cette approche spécifique se retrouve dans leur manière d'appréhender les transformations des sociétés modernes qu'illustrait à leurs yeux l'évolution de la société américaine.

À partir de là, la réflexion critique de ces mouvements en face de l'américanisme s'est développée selon deux axes. Le premier axe de cette réflexion critique s'articulait d'abord autour de trois mots : productivisme - économisme - matérialisme.

  • cette critique de l'Amérique était d'abord la critique d'une société productiviste, une société dans laquelle, écrivait-t-on, "l'effort des hommes est consacré tout entier à maintenir régulièrement, selon un rythme implacablement toujours plus rapide, cet équilibre où l'on tend à produire plus qu'on ne consomme et à consommer tout ce que l'on produit" [3].

  • s'articulant sur ce premier thème, c'était ensuite l'économisme de ce type de société qui était mis en cause, en dénonçant sa tendance à réduire l'homme, pour reprendre ici une expression de T. Maulnier, "à une machine à consommer et à produire, à laquelle on ne connaît pas d'autre raison d'être, d'autre bonheur, d'autre destin" [4]. C'était donc ici la réduction de l'homme à l'unidimensionnalité d'un "homo oeconomicus" qui était mise en cause.

  • enfin, ce réquisitoire débouchait sur une dénonciation du matérialisme de la civilisation américaine : "l'américanisme, c'est un optimisme matérialiste, le bonheur dépendant du progrès scientifique, le Paradis se résumant dans le bien-être et la richesse". [5]

Cette première thématique se retrouvait pratiquement, plus ou moins explicitée, dans toutes ces revues. A celle-ci s'en ajoutait une seconde centrée sur une autre trilogie : rationalisation - standardisation - uniformisation.

  • pour ces groupes, le cancer américain, c'était en effet aussi l'apothéose d'un mouvement dévastateur de rationalisation, tendant à orienter tous les comportements humains en fonction de schémas rationnels prédéterminés. Pour l’Ordre Nouveau l'américanisme, c'était ainsi "le culte de la raison aveugle et des constructions rationnelles" qui "impose aux sensibilités et aux chairs l'oppression de catégories rationnelles implacables et inhumaines" [6].

  • la conséquence de ce mouvement de rationalisation c'était ensuite, selon cette analyse, une tendance à une standardisation des comportements, empêchant la liberté créatrice de l'homme de s'exprimer. Mounier voyait pour sa part dans l'américanisme "le développement idolâtrique du mécanisme qui, de partout, étouffe la vie, la spontanéité, l'initiative, la grâce, et cet équilibre inachevé, gros de promesses qui est la marque de l'humain". [7]

  • enfin, le corollaire de cette standardisation, c'était l'uniformisation des individus, contraints de renoncer à leur personnalité pour s'adapter aux exigences de la standardisation. D'où la dénonciation par Mounier de "l'anéantissement de l'individu et de sa vie propre" [8]  et la mise en cause par Thierry Maulnier d'une société "où l'homme sera corps et âme dévoué au fonctionnement social et  vivra d'une vie d'automate" [9].

C'est l'ensemble de ces griefs qu'orchestrait un texte comme celui de l’Ordre Nouveau constatant que cette "société machiniste et productiviste" donnait "la primauté à l'avoir sur l'être, à l'anonyme sur le personnel, à Irresponsable sur le responsable, à la masse et à l'individu abstrait sur la personne concrète" [10].

Même si, dans les textes qui viennent d'être cités, le terme de technique ne figure pas, il n'en reste pas moins qu'implicitement la technique apparaissait comme un élément essentiel des transformations que symbolisait, pour ces groupes, l'américanisme.

Le développement technique constituait d'abord pour eux une des manifestations les plus évidentes du mouvement de rationalisation qu'ils décrivaient. Ils le voyaient ensuite à la source du productivisme qui leur semblait pervertir l'ordre des valeurs dans la société moderne. Enfin, les espoirs démesurés placés par l'homme contemporain dans la technique leur apparaissaient comme l'une des expressions les plus éclatantes du matérialisme des sociétés modernes. Aussi l’Ordre Nouveau regrettait "qu'en pays yankee, l'esprit trouve sa première raison d'être et sa principale application dans la production industrielle, issue elle-même de la croyance que le bonheur peut s'obtenir par la technique" [11].

On peut donc dire que la référence plus ou moins explicite aux transformations générées par le développement technique se trouvait en filigrane de la critique personnaliste de la modernité que l'on a essayé de résumer.

Ceci dit, on rencontrait dans un de ces groupes - L'Ordre Nouveau - une réflexion sur la technique qui était beaucoup plus précise et beaucoup plus élaborée que dans les autres mouvements et dont on peut peut-être penser qu'elle n'a pas été sans influence sur l'attention particulière que Jacques Ellul a été amené à porter à cet aspect de l'évolution des sociétés modernes, même si ses analyses seront sur un certain nombre de points assez sensiblement différentes.

2. Technique et société dans la réflexion
de L'Ordre Nouveau


L'Ordre Nouveau a en effet proposé sur la technique une réflexion théorique beaucoup plus approfondie que celle rencontrée dans les autres mouvements, et ce sur l'initiative d'Arnaud Dandieu, qui, jusqu'à sa disparition en 1933 a été en quelque sorte le théoricien de ce mouvement.

Arnaud Dandieu était un personnage assez exceptionnel qui, en 1930, était âgé d'une trentaine d'années et dont la personnalité a, semble-t-il, profondément marqué tous ceux qui l'ont approché à cette époque. "S'il avait vécu, dira ainsi un de ses contemporains, il aurait été le Bergson de nôtre génération".  Sa production intellectuelle s'est concentrée sur une très brève période, entre 1 930 et 1 933, durant laquelle il va multiplier les publications le plus souvent co-signées avec celui qui deviendra l'historien Robert Aron. En particulier, R. Aron et A. Dandieu, vont publier trois livres dont les titres étaient déjà presque tout un programme : Décadence de la Nation Française et Le Cancer Américain en 1931 et, La Révolution Nécessaire, en 1933. Du point de vue qui nous occupe ici, c'est incontestablement La Révolution Nécessaire qui constitue la référence la plus importante et l'on peut observer que ce livre est une des rares références bibliographiques antérieures à la seconde guerre mondiale figurant dans La Technique ou l'enjeu du siècle.

La réflexion sur la technique était chez A. Dandieu au coeur de sa conception personnaliste de l'homme et elle était chez lui au centre d'une véritable philosophie de l'histoire.

Technique et personne

Il faut d'abord ici noter l'originalité de la définition que Y Ordre Nouveau donnait de la technique, en distinguant nettement celle-ci du développement du machinisme. Par là, la réflexion de TON annonçait, avec un autre vocabulaire, la définition de Jacques Ellul selon laquelle la technique c'est "la préoccupation de rechercher en toutes choses la méthode la plus efficace". C'est une approche voisine que l'on rencontre chez A. Dandieu. Pour celui-ci, la technique en effet pouvait être définie comme un processus de rationalisation gouverné par un principe d'économie. C'est donc une définition qui comportait deux points :

  • le moteur de toute invention technique, c'est fondamentalement la préoccupation d'économiser l'effort humain, qu'il soit physique ou intellectuel

  • et le moyen mis en œuvre par la réflexion technique pour atteindre cet objectif, c'est la rationalisation des comportements humains par le recours à des procédés rationnellement prédéterminés.

Les deux mots-clés de cette approche de la technique étaient donc bien alors : rationalisation et principe d'économie

Les produits de ce processus d'invention technique peuvent alors    être aussi bien :

  • des techniques intellectuelles : par exemple les formules des mathématiciens ou des physiciens

  • des techniques d'organisation sociale : la division du travail ou des réglementations juridiques

  • des techniques matérielles de nature mécanique, avec le développement du machinisme par exemple, qui pour TON ne constituait donc qu'un des aspects du développement technique

À partir de là les caractéristiques de la technicisation de l'activité humaine peuvent se résumer en trois mots : automatisme, répétition, standardisation :

  • automatisme : puisque, devant une situation donnée l'attitude technique consiste immédiatement, sans autre interrogation, à mettre en œuvre un mécanisme ou une solution prédéterminés

  • répétition, puisque chaque fois qu'un problème du même type se présentera on aura recours à la même solution rationnellement prédéterminée pour le résoudre

  • standardisation, dans la mesure où aux mêmes situations on appliquera les mêmes solutions produisant les mêmes résultats

En résumé, pour A. Dandieu et l’Ordre nouveau, la technique, c'était donc "un mode d'économie de pensée et d'énergie", qui, "automatiquement, permet de répéter un acte, en évitant une dépense d'énergie et le risque de la création." [12]

En fonction de cette définition, la signification accordée à la technique et l'appréciation à porter sur celle-ci devaient être situées, selon TON, par rapport à la conception personnaliste de l'homme qui était la sienne.

Pour TON, l'homme se définissait essentiellement par sa capacité "de création et d'affirmation personnelle" [13]. Pour Dandieu l'homme était fondamentalement acte, et acte créateur. Ce qui fait l'essence de l'homme, c'est la faculté qui est la sienne de s'affirmer à travers son pouvoir d'innovation contre toutes les pesanteurs et tous les déterminismes. Dans cette perspective, la personne, c'était donc, fondamentalement et essentiellement, une spontanéité et une liberté créatrices.

Par rapport à cette définition, le phénomène technicien apparaissait alors comme quelque chose d'ambivalent, présentant de ce fait, à la fois, une dimension humaine associée à une dimension inhumaine.

  • une invention technique, par son origine, constitue en effet une manifestation du pouvoir de création et d'invention de l'homme, c'est un produit de la pensée, qui est le résultat d'un processus spirituel profondément et fondamentalement humain, "elle est la marque sur le monde de l'homme en tant qu'homme" [14]

  • mais, une fois qu'elle existe, l'invention technique change en partie de signification, dans la mesure où sa mise en œuvre se caractérise par l'automatisme, la répétition, la standardisation, c'est-à-dire tout ce qui est le contraire de la spontanéité créatrice de l'homme.

Si bien que, dans l'analyse de l'action humaine, il conviendrait, selon l’Ordre Nouveau, en pratiquant ce que Dandieu appelait la méthode dichotomique, de distinguer deux types de comportement :

  • d'une part, les situations dans lesquelles l'homme exerce sa liberté d'invention, en manifestant son pouvoir spécifiquement humain de création

  • et, d'autre part, les situations, dans lesquelles l'homme profite en quelque sorte de ses efforts passés et de ses inventions antérieures pour économiser son effort, en usant de procédés techniques répétitifs et standardisés

Cette distinction faite, Dandieu établissait ensuite une relation dialectique d'interaction entre ces deux types de comportement humain, dans la mesure où, d'une part, les techniques répétitives sont à l'origine des produits de la liberté créatrice de l'homme et n'existeraient pas sans elle et où, d'autre part, ces techniques répétitives n'ont de valeur humaine que dans la mesure où elles libèrent l'homme pour lui permettre de déployer ailleurs ou différemment sa liberté créatrice. A partir de là, ces techniques apparaissent comme un bien si elles assurent à l'homme cette libération, en permettant à chaque homme de mieux exprimer sa personnalité ; en revanche, elles deviennent un mal si l'homme perd de vue leur finalité et laisse se stériliser ses capacités d'invention et de création.

C'est par exemple cette ambivalence que soulignait Y Ordre Nouveau lorsqu'il déclarait : "L'homme n'organise pas pour le plaisir d'organiser, par goût de la quiétude ou du moindre effort, il organise pour se libérer de certains efforts et travaux antérieurs, pour ne pas avoir à refaire sans cesse des conquêtes déjà faites et pour pouvoir exercer sans cesse vers des buts nouveaux sa puissance éternelle de renouvellement et d'attaque" [15].

Par là, on peut dire que pour l'Ordre Nouveau, le développement technique constituait donc pour l'homme un risque et une chance :

  • un risque, si l'homme se laisse emprisonner dans les processus répétitifs et uniformisateurs qu'il induit, en sacrifiant sa personnalité créatrice

  • une chance, si le développement technique assure au contraire à l'homme une libération, lui permettant de déployer ailleurs et plus efficacement la liberté créatrice qui constitue la définition même de la personnalité humaine

Dans cette perspective le développement technique pouvait donc tout aussi bien constituer un facteur du progrès de la personnalisation dans les sociétés humaines que contribuer à un processus de dépersonnalisation des individus. Ce point de vue théorique, l’Ordre Nouveau l'appliquait ensuite à une relecture de l'histoire de l'Occident.

Technique et Histoire

À partir de ces idées de base, La Révolution Nécessaire proposait en effet une véritable philosophie de l'histoire qui, à la lumière de ces concepts, reinterprétait l'histoire de l'Europe et de l'Occident à travers une dialectique des changements matériels et spirituels liés particulièrement à l'évolution des techniques.

Cette fresque historique avait pour point de départ ce que TON considérait comme "la plus grande invention technique des premiers temps de l'antiquité", l'invention de l'esclavage. Pour TON il s'agissait bien là en effet d'une invention technique, qui a consisté en l'occurrence à substituer au massacre des ennemis leur capture pour récupérer leur force de travail. Comme toute invention technique, cette invention a nécessité "un effort réel de réflexion et d'imagination" pour réaliser "une économie de forces" [16]. Par là l'invention de l'esclavage est un phénomène spirituel qui a engendré comme conséquences matérielles pendant plusieurs siècles, selon TON, "une pléthore d'énergie" favorisant d'ailleurs un "gaspillage de l'énergie".

Ce phénomène matériel a induit des phénomènes spirituels comme le "mépris du technicien" et de l'ingénieur dans les sociétés antiques, et l'orientation d'une partie des élites vers la réflexion intellectuelle et religieuse. Dans cette perspective, la philosophie socratique, la religiosité païenne, la révélation chrétienne, les débuts de l'essor de la réflexion scientifique étaient interprétés comme le fait "d'éléments d'une aristocratie délivrée, grâce à l'esclavage, du souci de la vie quotidienne et s'élevant par la pensée à l'universel et à l'intemporel" [17].

Dans le sillage de ce progrès spirituel, commence alors aussi à se dégager la "notion de personne" avec des exigences morales qui tendent à ébranler les bases spirituelles du régime économique de l'esclavage. Ce changement spirituel va contribuer à une évolution qui, dans un premier temps, se traduisit par l'apparition du servage, mais ce mouvement libérateur ne sera vraiment achevé dans les faits que lorsque de nouveaux progrès techniques - comme l'invention du moulin à eau et du gouvernail d'étambot ou l'apparition des techniques modernes attelage du cheval - vont permettre au XIe-XIIe siècle de mettre en accord l'organisation socio-économique avec les revendications spirituelles qui s'étaient dégagées précédemment, en provoquant parallèlement une remise en cause de l'organisation socio-politique féodale.

Cette interprétation des transformations sociales et historiques était donc fondée sur une analyse de l'interaction de facteurs matériels et spirituels, parmi lesquels le développement technique apparaît comme l'un des éléments explicatifs essentiels, avec sa double nature de phénomène spirituel par ses origines et de phénomène matériel par ses conséquences immédiates en termes "d'économie d'énergie".

Le même schéma interprétatif était ensuite appliqué pour la période "moderne" qui s'ouvre au Xllle siècle. Le nouvel ordre issu des transformations spirituelles et techniques antérieures crée alors une prospérité économique favorisant un essor culturel. Celui-ci se traduira notamment par la Réforme et la Renaissance au XVIe siècle et le développement du cartésianisme au XVIIe siècle. Cette évolution, coïncidant avec l'urbanisation et les changements techniques liés à l'essor du capitalisme et du machinisme industriel, va ensuite provoquer les transformations de l'ordre socio-politique contemporaines de la Révolution française, en créant une situation, qui, sur le plan économique, avec les contraintes du libéralisme, ne sont pas sans rappeler - mutatis mutandis - le progrès et les contraintes de l'esclavage.

Mais, en même temps, en assurant un minimum de prospérité, cette situation a permis le développement idéologique d'une réaction syndicaliste et socialiste, analogue à ce qu'avait pu être la contestation chrétienne de l'esclavage. Par la suite, à la fin du XIXe siècle et au début du XXe, la prise en compte de cette réaction va être facilitée à partir du moment où les progrès techniques que constituent les perfectionnements du machinisme, le taylorisme et le fordisme accroissent la productivité et permettent de satisfaire ces revendications sans compromettre l'efficacité du système économique.

Ceci étant, et l'on rejoint là l'actualité des années 30, l’Ordre Nouveau considérait que cette évolution, engendrée, encore une fois, par un mélange de facteurs matériels et spirituels, n'était pas achevée et que l'harmonisation des différents changements amorcés, aussi bien dans le domaine économique que politique ou social, restait encore très imparfaite. À cet égard, des phénomènes comme le chômage ou le développement de régimes politiques étatistes apparaissaient à l’Ordre Nouveau comme des symptômes particulièrement évidents des dysfonctionnements caractérisant la société moderne. Une société qui lui semblait donc être dans l'attente d'un "ordre nouveau" sous l'influence de mutations techniques encore mal maîtrisées et, surtout, de mutations techniques qui ne s'étaient pas encore accompagnées des changements spirituels et sociaux nécessaires pour leur donner une signification pleinement humaine.

Et ici, tout en appliquant son approche théorique ambivalente du phénomène technicien, envisagé comme chance et comme risque, l’Ordre Nouveau avait une tendance, face à l'actualité des années 30, à privilégier une analyse en termes de risque, en soulignant fortement combien l'explosion technique caractérisant les sociétés modernes avait perturbé profondément celles-ci. C'est sans équivoque possible que TON dénonçait ainsi "la société anonyme que constitue une humanité livrée au déterminisme d'une technique non assimilée" [18]. De même, rappelant son analyse du rôle social et humain du progrès technique, il mettait en cause le risque de renversement de l'ordre des moyens et des fins qui pouvait l'accompagner : "D'un côté, l'invention est un instrument d'économie d'énergie ; de l'autre, elle est un instrument de libération spirituelle. Mais, pour économiser l'énergie, l'invention automatise certaines activités. Le péril le plus grand que court l'humanité est de prendre le moyen pour la fin, l'automatisme pour la libération" [19]. Or c'est bien là ce qui était en train de se passer dans les sociétés modernes où, constatait TON, "non seulement les inventions se superposent, avec une rapidité qui augmente le désarroi d'un monde déjà en désordre, mais où l'humanité, ridiculement dominé par ses créations, n'ose plus, même techniquement, tirer parti des principaux moyens d'économie d'énergie dont elle dispose" [20]. C'est donc ici, on le voit, le thème classique d'une humanité dominée par ses créations qu'orchestrait TON, en soulignant combien, en 1930, les pesanteurs techniques des sociétés modernes appelaient le contrepoids d'une "révolution nécessaire" au niveau des mentalités et de l'organisation sociale

*
*     *

En conclusion, si l'on essaie de faire un bilan de cette réflexion du mouvement personnaliste des années 30 dans son ensemble en la rapprochant des orientations de la réflexion ultérieure de Jacques Ellul, on peut dire que, si influence globale de ces groupes il y a, celle-ci tient d'abord de manière générale à une approche critique de la modernité dans laquelle la référence explicite ou implicite à la technique joue un rôle particulièrement important.

Ceci dit, dans le cadre de cette perspective générale, il faut faire une place particulière à la réflexion théorique de l’Ordre Nouveau, en notant que si cette réflexion a pu influencer les analyses ultérieures de J. Ellul, cette influence peut être envisagée à trois points de vue :

1°) une définition de la technique qui n'est pas sans analogie avec celle donnée par J. Ellul, en distinguant notamment de manière très nette technique et machinisme

2°) une réflexion sur l'évolution des sociétés modernes qui privilégiait l'importance des changements spirituels et matériels induits par le développement technique pour comprendre celles-ci

3°) une analyse, qui, lorsque elle envisageait le développement technique comme risque, en évoquant les conséquences qui pouvaient menacer l'homme moderne dans son identité de personne, n'était pas sans rapport avec la façon dont Jacques Ellul décrira plus tard les caractéristiques du phénomène technicien

En revanche, TON se distinguait de l'approche ellulienne, lorsqu'il évoquait le développement technique comme chance, en glissant ici vers une appréciation ambivalente du progrès technique. Dans cette perspective, on retrouvait plus ou moins l'idée assez banale selon laquelle tout dépend de l'usage que l'on fait de la technique, en s'écartant de l'idée d'une logique déterministe, et inéluctable du phénomène technicien. Ceci dit, on a vu que dans la pensée de TON ce thème de l'ambivalence était inséré dans une analyse relativement complexe, qui laissait place à la possibilité d'interpréter dans un sens plus pessimiste - et donc plus ellulien ? - le rôle du développement technique dans les sociétés du XXe siècle.

Telles sont en tout cas les raisons qui peuvent permettre de s'interroger sur la façon dont ce que l'on a appelé ici le "mouvement personnaliste des années 30" a pu ou non influencer le développement de la réflexion ellulienne sur le phénomène technicien.



* Publié in Troude-Chastenet (ed), Sur Jacques Ellul, PUF, 1994, pp 21-35.

[1] J. Ellul, A temps et à contretemps, Paris, Le Centurion, 1981, p. 34. Cf. aussi P. Chastenet, Entretiens avec Jacques Ellul, Paris, La Table ronde, 1994, Chapitre VII.

[2] Pour plus de précisions sur ces points, on pourra se reporter à J.L. Loubet del Bayle, Les non-conformistes des années 30. Une tentative de renouvellement de la pensée politique française, Paris, Le Seuil, 2e éd. 1987.

[3] T. Maulnier, La crise est dans l'homme, Paris, 1932, p. 60. Ces textes figuraient dans un recueil d'articles rendant compte notamment des livres de G. Duhamel et d'Aron et Dandieu.

[4] Ibid. p. 14. Sur ces deux points cf. Aron et Dandieu, Le cancer américain, 1 931, p. 99.

[5] Réaction, mai 1931, p. 31.

[6] R. Aron et A. Dandieu, Décadence de la nation française, 1931, p. 19.

[7] Revue de culture générale, octobre 1930, p. 21.

[8] Ibid. p. 14.

[9] T. Maulnier, op. cit. p. 195.

[10] Daniel Rops et D. de Rougemont, Ordre Nouveau, juillet 1933, p. 13.

[11] Le Cancer Américain, p. 97.

[12] R. Aron, A. Dandieu, La Révolution Nécessaire, Paris, 1933, p. 211.

[13] Ibid. p. 218.

[14] Ibid. p. 201.

[15] Ibid. p. 211.

[16] Ibid. p. 70-71.

[17] Ibid. p. 76.

[18] Ibid. p. 40.

[19] Ibid. p. 273.

[20] Ibid. p. 86.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le lundi 7 novembre 2016 13:55
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



Saguenay - Lac-Saint-Jean, Québec
La vie des Classiques des sciences sociales
dans Facebook.
Membre Crossref