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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

LES NON-CONFORMISTES DES ANNÉES 30. UNE TENTATIVE DE RENOUVELLEMENT
DE LA PENSÉE POLITIQUE FRANÇAISE
. (1969)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Jean-Louis Del Bayle, LES NON-CONFORMISTES DES ANNÉES 30. UNE TENTATIVE DE RENOUVELLEMENT DE LA PENSÉE POLITIQUE FRANÇAISE. Paris: Les Éditions du Seuil, 1969, 496 pp. Une édition numérique réalisée par Réjeanne Toussaint, bénévole, Chomedey, Ville Laval, Québec. [Autorisation de diffuser ce livre dans Les Classiques des sciences sociales accordée par l'auteur et communiquée par Michel Bergès, le 8 avril 2011.]

[9]

Les non-conformistes des années 30.
Une tentative de renouvellement
de la pensée politique française

Introduction

DES ANNÉES TOURNANTES


 [11]

« Que nous vivions aujourd'hui des années tournantes, il est, je pense, impossible d'en douter. » Ces lignes, écrites par Daniel-Rops en décembre 1932, dans les premières pages d'un livre intitulé précisément les Années tournantes, formulaient un jugement que l'historien ne peut que ratifier. Certes, il et toujours un peu arbitraire et artificiel de vouloir introduire des coupures nettes et tranchées dans le devenir historique. Pourtant, il en est peu qui soient aussi justifiées que celle-là.

L'année 1930, située presque à égale distance de l'armistice de Rethondes et du premier coup de canon de la Seconde Guerre mondiale, fut en effet à de multiples égards un tournant entre deux époques de l'histoire de l'Occident. En deçà, c'était l'après-guerre avec ses facilités et ses espoirs ; au-delà, c'était encore la paix, mais c'était déjà une paix compromise et c'était la crise. La décennie qui s'ouvrait, si elle ne fut pas immédiatement ressentie comme un nouvel avant-guerre, le fut cependant comme un temps de bouleversement aussi bien dans le domaine des structures économiques, des institutions et des idéologies politiques que dans celui des créations de l'esprit. L'histoire politique et sociale de la France comme l'histoire des idées de la première moitié du XXe siècle butent sur cette date qui, à maints points de vue, vit se produire des changements décisifs.

Pour la France, les années 1930-1932 furent celles d'un cruel réveil qui dissipa les rêves de paix et de prospérité qu'elle avait cultivés depuis 1918. C'est à ce moment qu'elle commença à prendre l’exacte mesure des conséquences de l'épuisante lutte qu'elle avait soutenue durant quatre ans. La France était en effet sortie de la guerre durement atteinte, matériellement comme moralement. Une page de son histoire était définitivement tournée. Mais les contemporains ne s'en aperçurent pas sur-le-champ. L'immédiat [12] après-guerre leur donna bien quelques inquiétudes mais, après 1926 et le retour au pouvoir de Poincaré, ils se rassurèrent. Pendant quelques années, des « années d'illusion », pour reprendre le mot de Jacques Chastenet, les hommes de l'époque se persuadèrent que la guerre n'avait été qu'un intermède tragique et que l'ordre ancien allait reprendre son cours. La période 1926-1931, avec sa prospérité financière et économique, son atmosphère de détente internationale, sa stabilité politique, fit croire à beaucoup que cet espoir était devenu une réalité.

Après les élections de 1924, l'opinion publique, habituée jusque-là à une monnaie stable, avait pourtant été assez violemment secouée par la crise financière et monétaire qui avait suivi la victoire du Cartel des gauches et qui avait provoqué son éclatement quelques mois plus tard. L'effondrement du franc avait alors engendré une grave crise de confiance. Mais, en 1930, ceci n'était plus qu’un mauvais souvenir. Poincaré, appelé en sauveur au début de juillet 1926, avait assez rapidement jugulé la crise. Consolidant la dette du Trésor, réduisant le déficit budgétaire, il avait réussi à stabiliser le franc sans pour autant compromettre l'économie du pays qui, après une brève dépression du commerce extérieur, s'était brillamment reprise.

En 1929-I930, non seulement il n'était plus question de crise, mais encore le crédit du franc était éclatant. Paris était, avec New York et Londres, parmi les premières places boursières du monde, et la France, de nouveau, prêtait à l'Europe entière. « En France, écrivait un journal allemand, financiers et hommes politiques sont assis désormais sur leurs sacs d'écus et font la leçon à l'Europe. » Le krach de Wall Street, considéré comme un phénomène purement américain, n'eut en France aucune répercussion immédiate. L’euphorie était d'autant plus générale que le rétablissement de la situation financière s'était accompagné, à partir de 1928, d'une vague de prospérité. L'année 1930 marqua pour l'ensemble de l'économie française un sommet qu'elle ne devait réatteindre que vingt ans plus tard. Cette expansion économique, trois ans après une grave crise, nourrissait le mirage jusque-là insaisissable d'un retour à la prospérité d'avant-guerre.

Ainsi, au moment où les États-Unis sombraient dans la dépression qui allait bientôt gagner le monde entier, les  Français baignaient dans l'optimisme : « Quel motif de pessimisme auraient-ils ? note Jacques Chastenet, le franc paraît définitivement stabilisé à sa nouvelle valeur-or ; le ministère des Finances ne cesse de vanter l'aisance de la trésorerie ; le budget de l'État, en dépit des [13] dépenses nouvelles votées par le Parlement, reste en excédent ; la balance des comptes extérieurs est largement créditrice ; l'encaisse de la Banque de France est la plus forte qu'on ait jamais connue ; les affaires paraissent en pleine prospérité ; la production minière et métallurgique dépasse tous les records antérieurs ; l'immigration continue d’ouvriers étrangers n'empêche pas le chômage d'être extrêmement faible [1]... »

Sur le plan international, les événements favorisaient aussi l'illusion de voir naître une Europe définitivement pacifiée. Le traité de Locarno avait apparemment consolidé l'œuvre des négociateurs de Versailles. L'Europe semblait devoir se stabiliser et Briand, qui allait incarner la politique de la France durant toutes ces années, pouvait, en septembre 1926, saluer l'entrée de l'Allemagne à la Société des Nations par un hymne à la réconciliation générale : « Arrière les fusils, les mitrailleuses, les canons ! Place à la conciliation, à l'arbitrage, à la paix ! » La mise hors la loi de la guerre par le pacte Briand-Kellog, ratifié en août 1928 par plus de cinquante États, apparut comme l'acte de naissance officiel de cette paix que chacun voulait croire durable. Cette impression fut renforcée, dans les mois suivants, par l'adoption du plan Young et les Accords de La Haye qui tentaient d'apporter des solutions aux problèmes des réparations et de la Rhénanie pendants depuis plusieurs années.

Ainsi, sous l'égide de la Société des Nations et du système de sécurité collective qu'elle représentait, l'Europe paraissait peu à peu s’installer dans la paix. Des discussions s'engageaient pour réaliser un désarmement véritable, tandis que s'ébauchaient des projets de coopération économique internationale afin d'assurer une entente générale sur tous les plans. Pour les Français, Briand, l'homme qui avait déclaré : « Tant que je serai là il n'y aura pas la guerre », était le vivant symbole de cette situation internationale apaisée dans laquelle la France gardait un rôle prépondérant. Cet optimisme connut son apogée lorsque Briand monta à la tribune de la Société des Nations, le 5 septembre 1929, lors de l'ouverture de la dixième session de l'Assemblée générale, afin de proposer la création d'une fédération des États-Unis d'Europe. Ainsi, avec beaucoup de légèreté, la France et l'Europe de ces années croyaient qu'il suffisait de condamner la guerre et de déclarer anathème le chaos pour que les peuples vivent dans la fraternité. Bercés par [14] les sirènes du pacifisme, les Français de 1930, vivant sur le souvenir glorieux de 1918, ne doutaient de la place de leur pays dans le monde et se persuadaient que la guerre ce 14-18 avait bien été la « der des der ».

En politique intérieure, les années 1926-1931 furent aussi des années rassurantes et sans histoire. Après la victoire du Cartel des gauches on avait certes vu réapparaître l’instabilité gouvernementale, corollaire de la crise financière, tandis que l'intransigeance laïciste des vainqueurs rallumait les querelles religieuses et que l'on assistait à une résurrection des ligues d'extrême-droite [2]. Mais, après l'arrivée au pouvoir de Poincaré, la situation financière rétablie, toute cette agitation retomba. Pendant près de trois ans, la France ne connut pratiquement pas de vacance du pouvoir. Les élections de 1928 se déroulèrent sans passion, dans l’indifférence, la plupart des partis s'accordant sur les problèmes essentiels en matière économique et internationale. Elles furent un succès pour l'Union nationale et considérées comme un plébiscite en faveur de Poincaré. La démission de celui-ci en juillet 1929, pour raisons de santé, ne modifia guère la situation, ses successeurs continuant sa politique avec toutefois, chez Tardieu, un style plus moderniste qui fascina durant un temps l'opinion. Pendant un lustre, la France connut ainsi une période de stabilité intérieure comme elle n'en avait pas vécu depuis longtemps.

Le régime lui-même, déjà sorti renforcé de la guerre, n'était presque plus discuté. La droite s'était intégrée dans le jeu parlementaire et les années qui suivirent la mise à l'index de l'Action française par Pie XI virent un second « ralliement » des catholiques à la République. L'Action française elle-même, affaiblie par son conflit avec Rome et flattée par Poincaré, n'était plus une grave menace pour les institutions. La gauche se trouvait neutralisée par les divisions qu'avait engendrées l'apparition du communisme et de la Troisième Internationale. Le recrutement du parti communiste et de la C.G.T.U. restait encore limité tandis que le parti socialiste ne se livrait qu'à une opposition mouchetée. Après la disparition des Empires centraux et à part les exceptions de la Russie et de l'Italie auxquelles on préférait ne pas s'arrêter, il semblait que l'on assistât à l'apothéose de la démocratie et du parlementarisme libéral.

[15]

La prospérité économique s'étalait, la paix paraissait assurée, l’ordre était maintenu, les institutions politiques solidement enracinées : les Français de 1930, emportés par la ronde de leurs illusions, ne connaissaient pas l'inquiétude. « La France, écrira Robert Brasillach, avait besoin de chansons, de jouets. La France avait besoin de songes. La France sursautait parfois devant quelque cauchemar, mais elle se rendormait précipitamment. C’était le temps du sommeils [3]. » Insouciante, elle se passionnait pour les exploits de ses aviateurs, pour la célébration des fêtes du centenaire de l'Algérie, elle s'enthousiasmait pour les fastes de l'Exposition coloniale et se complaisait au récit des faits divers, seuls événements importants de ces années où il ne semblait rien se passer. Reflet fidèle de cet état d'esprit, la presse n'accordait que peu de place aux grands problèmes politiques ou économiques, préférant l'anecdote à l'événement : « Ce qui remplit ses colonnes, constate Jacques Chastenet [4]. c'est la mort de Clemenceau qui survient en novembre 1929, c'est l'attribution du prix Nobel de physique au prince Louis de Broglie, c'est l'arrivée d'Alain Gerbault rentré sur son Fire Crest après une navigation solitaire de trois années, ce sont les succès ininterrompus remportés sur les courts de tennis internationaux par les équipes françaises, c'est la mode féminine, la disparition de la robe-chemise et le retour de la taille à sa place normale, c'est la grande saison théâtrale qui permet d'applaudir les Histoires de France de Sacha Guitry, Marius de Marcel Pagnol, Amphitryon de Giraudoux et le Sexe faible de Bourdet, c'est l'apparition du cinéma « « cent pour cent " parlant. »

La France euphorique des années 1930 était une France inconsciente des graves menaces qui pesaient sur elle et sur le monde, confiante en sa force qui déjà déclinait, en une stabilité politique et économique qui était pourtant compromise. Chroniqueur angoissé de ces « années d'illusion », Jean-Pierre Maxence évoquera plus tard d'une plume véhémente « cet univers clinquant, en fièvre, joyeux, d'une joie forcenée, malsaine, cet univers de dupes allègres et de réalistes aveugles, cet univers froid dominé par les initiales et les statistiques, cette France insoucieuse de son sort qui se croyait un destin facile, un avenir semé de fleurs [5]... »

En quelques mois, cette situation devait se transformer radicalement. Une société qui se pensait en termes de stabilité allait [16] désormais se penser en termes de crises. Là où régnait l'optimisme allait s'installer la tragédie. L'inquiétude, le désarroi allaient naître et grandir dans tous les domaines. « Une époque s'écroule, constatera encore Jean-Pierre Maxence, une époque tout ensemble exquise et pourrie, esclave et souveraine... En politique, en économie, en littérature, le décor change et non point uniquement le décor mais l'exigence même des âmes, la direction des volontés. Dures, âpres années qui nous offrent une naissance et une agonie [6]. »

À la prospérité des années 1928-1931 se substitua bientôt la crise économique. L'opinion française, nous l'avons dit, s'était peu émue des débuts de la crise américaine, les considérant comme un simple krach boursier. Au début de 1931 pourtant, l'Europe commença à être touchée. Durant l'été, l'effondrement de l'économie allemande et la crise de la livre furent pour la France des signes avant-coureurs qu'elle s'efforça d'ignorer. « Pourquoi vous lamenter ?, pouvait-on encore lire dans un journal professionnel [7] en novembre 1931. Jetons un coup d'œil au-delà de nos frontières et constatons que les affaires ne marchent pas du tout à l'étranger faute d'une monnaie saine. Félicitons-nous d'être indemnes. Encore une fois confiance, tel doit être notre mot d'ordre. » Dans les premiers mois de 1932, il devint cependant évident que la France ne serait pas épargnée. Le commerce extérieur fut le premier atteint, victime de la dévaluation de la livre et de la plupart des monnaies européennes : entre 1929 et 1935, les exportations tombèrent de 50,1 à 15,4 millions de francs. Des récoltes pléthoriques provoquèrent, au cours de l'été 1932, l'effondrement des cours agricoles, le prix du quintal de blé baissant en deux mois de 161 à 96 francs. La production industrielle amorça à peu près au même moment une courbe descendante qui, à travers chutes et paliers, devait atteindre son niveau le plus bas en 1935. En moins de cinq ans, l'extraction du charbon baissa de 15%, la production de l'acier de 40%, » celle de l'aluminium de 50% ; dans le même temps, la production automobile passa de 254 000 à 165 000 unités. Sans atteindre des proportions aussi catastrophiques que dans d'autres pays, le chômage grandit cependant peu à peu. De 60 000 en 1931, le nombre des chômeurs passa à 260 000 en 1932, 335 000 en 1933, 465 000 en 1935. Ainsi, chute des exportations, profond malaise agricole, baisse de la [17] production industrielle, marasme des affaires et marasme boursier, chômage croissant furent autant de signes que la « prospérité Poincaré » était bien terminée.

Cette crise entraîna par ailleurs des difficultés financières grandissantes. La chute de l’activité économique provoqua en effet une diminution des rentrées produites par l'impôt. Dès 1932, l'équilibre budgétaire cher au cœur de tant de bourgeois français ne fut plus qu'un souvenir. Le déficit réapparut sans que le Parlement arrivât à définir des solutions cohérentes. Entre 1932 et 1935, quatorze projets de « redressement financier » furent ainsi proposés sans que l'on aboutît à un quelconque résultat, notamment au fait que l'on se refusait obstinément à envisager toute hypothèse de dévaluation. En ce domaine le changement fut d'autant plus douloureux pour l'opinion que celle-ci ne pouvait s'empêcher de songer avec nostalgie à la stabilité financière des années 1927-1931.

La crise économique européenne eut aussi rapidement de graves conséquences dans le domaine des relations internationales. Elle contribua à disloquer l'Europe des Traités, faisant s'évanouir l'apparence d'équilibre dont se félicitaient les hommes de 1930. Déjà violemment critiqué outre-Rhin par l'opinion nationaliste, le plan Young fut en moins d'un an privé de tout objet par la dégradation de la situation économique et financière en Allemagne. Le 6 juin 1931, le gouvernement Bruning annonça qu'il ne pourrait s'acquitter de ses dettes. Le moratoire Hoover, suspendant pour douze mois le paiement des réparations et des dettes interalliées, ne fit que retarder d'un an l'échéance inéluctable. A l'issue de ce délai, l'Allemagne se déclara en effet incapable de reprendre les paiements, situation qu'entérina, en juillet 1932, la Conférence de Lausanne en mettant fin aux « réparations » après un dernier versement symbolique. Une illusion tenace se dissipait : l'Allemagne ne paierait pas. Cette affaire eut aussi pour résultat de détériorer les relations de la France avec ses alliés. Celle-ci, estimant en effet que le problème des dettes interalliées était lié à celui des réparations, se refusa, après la Conférence de Lausanne, à continuer ses versements aux États-Unis. Ce refus renforça l'orientation isolationniste de la politique américaine et sépara la France de la Grande-Bretagne qui continuait ses paiements. En fait, ce différend consacra l'aggravation d'un isolement diplomatique qui s'était amorcé dès janvier 1930 à la Conférence navale de Londres et qui s'était confirmé, en 1932, à la Conférence du désarmement où la France, abandonnée par ses anciens alliés, avait été obligée d'admettre « l'égalité des droits » en faveur de l'Allemagne.

[18]

Parallèlement se précipita le déclin de la Société des Nations. En septembre 1931, le japon avait pris l'offensive contre la Chine et occupé la Mandchourie. Une mission de la S.D.N., envoyée sur place en décembre, ne put que constater le fait accompli. La seule sanction fut un blâme voté contre le Japon qui se retira de l'organisation internationale en mars 1933. La preuve était faite de l'échec de la politique de sécurité collective sur laquelle s'appuyait la France et de l'impuissance de la S.D.N. à protéger efficacement un de ses membres en péril. Le Pacte à Quatre, signé en juin 1933, consacra le retour à la diplomatie classique et la faillite de l'organisation genevoise. Le coup de grâce lui fut porté par Hitler qui annonça, le 14 octobre 1933, que son pays ne participerait plus à ses travaux. Pratiquement la Société des Nations avait vécu.

Isolée, le principal instrument de sa diplomatie perdant peu à peu toute efficacité, la France vit de ce fait sa situation devenir de plus en plus inconfortable au sein d'une Europe désormais déchirée par l'affrontement des nationalismes politiques et des autarcies économiques. En quelques mois, ses positions se dégradèrent à un point tel que, non seulement elle perdit toute initiative diplomatique, mais encore elle se trouva incapable de réagir aux menaces qui grandissaient outre-Rhin. Dès 1930, en effet, l'évacuation de la Rhénanie avait provoqué en Allemagne, au lieu de l'apaisement attendu, une surexcitation nationaliste qui, en juillet, s'était traduite par l'entrée d'une centaine de députés national-socialistes au Reichstag et par le début d'une campagne réclamant la révision des traités de 1919. La crise économique, le chômage croissant exaspérèrent cette flambée nationaliste et conduisirent Hitler à la Chancellerie en février 1933. Désormais, le souvenir de Streseman était bien loin et l'Allemagne allait entrer ostensiblement dans la voie du réarmement. Quatre ans après l'appel de Briand en faveur d'une union de toutes les nations européennes l'ombre menaçante d'une nouvelle guerre commençait à s'étendre sur l'Europe. La revue Notre Temps, qui avait été l'organe de la jeunesse briandiste des années 1928-1930, pouvait constater sous la plume désenchantée de Pierre Brossolette : « Nous voici maintenant en 1933. Et tout s'est écroulé. Le mot international et le mot socialisme suffisent à provoquer les rires. Les Internationales se dissolvent, la Société des Nations est morte, l'Union européenne est une dérision et le désarmement une blague. L'autarchie est devenue le dogme d'un monde économique où l'on ne parle plus que de barrières douanières, de contingentement et de bataille monétaire. L'Allemagne [19] est plus loin que jamais de la France. Partout une extraordinaire marée nationaliste a submergé les peuples [8]. »

En face de cette « montée des périls », dans l'ordre économique comme dans l'ordre international, le régime allait d'autre part apparaître comme dangereusement faible et impuissant. Dès la fin de 1931, difficultés économiques et difficultés financières commencèrent à ébranler la relative stabilité gouvernementale qui avait caractérisé le poincarisme. Trois ministères se succédèrent au cours du premier semestre de 1932. En juillet, les élections législatives, plus passionnées qu'en 1928, virent s'affronter Herriot et Tardieu et donnèrent une majorité de centre-gauche. Mais, devant une situation de plus en plus difficile, cette nouvelle majorité s'avéra hétérogène et incapable de définir une politique. Après un gouvernement Herriot qui tomba en décembre sur le problème des dettes interalliées, cinq ministères furent renversés en moins de treize mois. Au cours de l'année 1933, une paralysie progressive parut gagner les rouages de la machine gouvernementale.

Cette instabilité et cette impuissance, ajoutées à la dégradation de la situation économique et internationale, provoquèrent à partir de la fin de 1932 un courant grandissant d'antiparlementarisme que contribua à nourrir l'éclatement de scandales politico-financiers éclaboussant une partie du personnel politique. Le régime lui-même se trouva peu à peu remis en question, au moins dans son fonctionnement. Les groupes d'étude pour une « réforme de l'État » se multiplièrent tandis que Tardieu entamait une campagne contre le système parlementaire avec de nombreux articles et la publication de l’Heure de la décision. L'Action française redevint plus mordante, connaissant un regain de jeunesse. Simultanément, le phénomène des ligues reprit une grande importance. Les Jeunesses patriotes enregistrèrent un gonflement de leurs effectifs tandis que se créaient de nouveaux groupes comme le Francisme, la Solidarité française, les Croix de feu. Ce courant critique à l'égard des institutions devint d'autant plus violent que l'évolution des grands pays européens, avec la consolidation du communisme en Russie et du fascisme en Italie, avec les succès du national-socialisme en Allemagne, semblait consacrer le déclin du parlementarisme et du libéralisme. Cette détérioration rapide ouvrit une crise politique et une crise de régime qui, après avoir atteint un point particulièrement critique avec les émeutes de février 1934, ne devait connaître leur dénouement que dans la débâcle de juin 1940.

[20]

Ainsi, en moins de deux ans, entre 1931 et 1933, que ce soit en matière économique, au point de vue diplomatique ou dans l'ordre de la politique intérieure, la situation se transforma d'une manière radicale. « Ce qui avait fait la force du pays, a-t-on pu constater [9], devient maintenant manifestation ou cause de faiblesse. L'économie, qui avait atteint un sommet en 1929-1930, chancelle et stagne comme si tout ressort était venu à lui manquer. C'est une lente décrépitude qui se prolonge jusqu'à la veille même de la guerre. Toute stabilité politique disparaît au long d'une succession de crises provoquées presque toutes par la veulerie d'un Parlement qui hésite à prendre les mesures nécessitées par la situation catastrophique de l’économie et des finances publiques. Du coup, le régime, qui avait bien résisté à la guerre et aux convulsions sociales de l'immédiat après-guerre, est menacé par des mouvements d'opposition qui recherchent leur inspiration dans les expériences étrangères contemporaines et sont soutenus par une population prompte à se porter aux extrêmes parce que déçue, mécontente, atteinte dans son niveau de vie. La position de la France en Europe est à son tour remise en question, car notre pays perd l'initiative qu'il avait conservée à travers des politiques différentes jusqu'en 1931. La disparition presque simultanée des deux protagonistes et adversaires, Briand et Poincaré, la montée des régimes autoritaires, la faiblesse et la division du pays laissent nos diplomates démunis devant les nouveaux problèmes qui se posent. Le respect des traités, fondement de l'action extérieure, se révèle de plus en plus incompatible avec les conditions nouvelles des pays européens en proie, eux aussi, à une terrible crise. La France, incapable de leur venir en aide parce que paralysée par ses propres difficultés, se débat dans une série de contradictions qui ne débouchent sur aucune ligne de conduite ferme. » Et notre auteur de conclure : « Les années trente offrent un contraste tranché avec la décennie précédente. Autant celle-ci avait été brillante en dépit de l'héritage de la guerre, autant la période qui suit est terne, maussade, déprimante. »Ainsi, en quelques mois, la France confiante et sûre d'elle-même des années 1929-1930 se transforma en une France inquiète, de plus en plus désemparée, qui voyait s'évanouir les rêves dont elle s'était bercée à la suite d'une victoire chèrement acquise.

Cette inquiétude devant les événements immédiats se compliqua dans l'ordre intellectuel d'une inquiétude croissante sur le destin [21] de la civilisation occidentale [10]. Déjà, la guerre avait ébranlé la foi dans le Progrès et la confiance en la Raison qui avaient guidé le XIXe siècle. « Cette science qui devait unir et guérir, constatait Jean-Richard Bloch, avait apporté la mêle grande indifférence à servir les forces de destruction. Les instruments qui devaient rapprocher les hommes n'aboutissaient qu'à propager le fléau. L'instruction devait éveiller les esprits et les mettre en mesure de repousser l'erreur ; elle avait eu pour seul effet de les rendre plus accessibles aux embûches de la parole. L'art lui-même, cette fleur délicate jaillie des profondeurs communes à tous les hommes, devenait un argument de haine et de mépris. Ainsi tout l'échafaudage de l'esprit - raison, logique, intelligence - apparut tout à coup comme un amas de forces aveugles. [11] » Le courant de scepticisme et de révolte qui était né de cette constatation et dont le surréalisme avait été une des manifestations s'aggrava dans les années 30. Des phénomènes convergents vinrent nourrir chez beaucoup la crainte de voir la civilisation écrasée par ses propres productions, l'homme mécanisé par ses machines, l'individu absorbé par la masse. C'est alors que l'on commença à prendre une conscience claire des problèmes posés par le développement des systèmes politiques totalitaires. Il devint en effet évident que les expériences soviétiques et italiennes, sur les traces desquelles s'engageait l'Allemagne, n'étaient pas de simples accidents dans le cours harmonieux de l’histoire universelle. Nombre d'esprits commencèrent alors à s'interroger sur le sort de l'homme menacé dans sa vie personnelle par l'oppression grandissante d'appareils politiques et étatiques envahissants et par ce qu'Ortega y Gasset venait d'appeler la « révolte des masses ». Par ailleurs, commença à se développer une réflexion tournée vers l'appréciation critique des conséquences du progrès technique. Les expériences américaines du « fordisme » et du « taylorisme », l'apparition en France du travail à la chaîne, plus généralement les divers phénomène consécutifs aux premières manifestations de ce que l'on ne nommait pas encore la société industrielle suscitèrent des interrogations caractérisées par l'angoisse de voir se produire, selon le mot de Bergson, « au lieu d'une spiritualisation de la matière, une mécanisation de l'esprit. [12] » Très significativement, treize ans après ses lettres à l'Athénaeum sur [22] la mort des civilisations, Paul Valéry écrivait en 1932 : « Ce que nous avons créé nous entraîne où nous ne savons, où nous ne voulons pas aller... Nous sommes aveugles, impuissants, tout armés de connaissances et chargés de pouvoirs dans un monde que nous avons équipé et organisé et dont nous redoutons à présent la complexité inextricable... Nous ne savons que penser des changements prodigieux qui se déclarent autour de nous et même en nous... Le monde n'a jamais moins su où il allait... »

Ce trouble trouva un écho immédiatement perceptible dans la vie littéraire, pour laquelle ces années furent des années charnière caractérisées par le déclin de la littérature de dilettantisme et de divertissement qui avait triomphé au cours de l'après-guerre au profit d'une littérature de témoignage [13]. L'euphorie des années 20 avait favorisé le succès d'œuvres de dépaysement, d'introspection psychologique, de spéculation métaphysique et d'évasion poétique. L'inquiétude et la fièvre des années 30 provoqua un retour de l'esprit à l'histoire, une réflexion tournée vers le concret et le social, une pensée plus objective et plus grave. Dans les préoccupations des intellectuels, l'évasion, la poésie pure ou l'exploration des labyrinthes du cœur et de l'inconscient cédèrent alors le pas aux problèmes politiques et sociaux. À une production littéraire surtout faite de romans et de confessions intimes succéda un flot d'essais consacrés à la méditation des « destins du siècle ». Le déclin de l'influence de la Nouvelle Revue française, l'adhésion de la plupart des surréalistes au communisme, l'emprise croissante du matérialisme dialectique sur nombre d'intellectuels, l'audience soudaine et inattendue que trouva alors l'œuvre de Charles Péguy furent quelques-uns des symptômes divers mais convergents de cette évolution. Bernanos, Céline, Malraux, Saint-Exupéry, tels furent les noms qui, dans les années 1932-1933, se mirent à briller au firmament des lettres françaises, symbolisant l'apparition d'un « esprit de sérieux » qui contrastait avec l'étincelante désinvolture qui avait caractérisé la précédente décennie. Évoquant l'année 1932 qui vit la naissance d’Esprit, Mounier écrira : « Une époque s'achevait : l'époque éblouissante de l'efflorescence littéraire de l'après-guerre : Gide, Montherlant, Proust, Cocteau, le surréalisme, ce feu d'artifice retombait sur lui-même. Il avait exprimé son époque avec un merveilleux jaillissement. Il n'avait pas apporté à l'homme la lumière d'un destin nouveau. La déception que laissaient ces guides sans étoiles, orchestrée par de lointains craquements à [23] Wall Street, amenait leurs successeurs à réfléchir sur les destins d'une civilisation qui semblait encore capable d'éclat mais au prix d'une sorte de dépérissement profond. La génération des années 30 allait être une génération sérieuse, grave, occupée de problèmes, inquiète d'avenir. La littérature dans ce qu'elle a de plus gratuit avait dominé la première. La seconde devait se donner plus intimement aux recherches spirituelles, philosophiques et politiques [14]. »

Plus largement encore, on a pu voir dans ces années une date décisive dans l'évolution de toute la littérature européenne de la première moitié du XXe siècle. Un critique et historien de la littérature, R.-M. Albérès, considère ainsi les derniers mois de 1932 comme une césure capitale dans ce qu'il appelle « l'aventure intellectuelle du XXe siècle ». Interprétant celle-ci comme une réaction contre le rationalisme, déclaré caduc et desséché, des deux siècles précédents, il constate que jusqu'en 1930 cette réaction s'était faite dans la joie d'une liberté et d'une vitalité retrouvées, dans une sorte d'allégresse dionysiaque dont Barrès, Gide, d’Annunzio, D.H. Lawrence, Stephan George ou Hoffmansthal avaient été les chantres. A partir de 1930, cette excitation retomba et la sensibilité littéraire européenne se transforma très profondément. À l'enchantement des premières découvertes succédèrent en effet la désillusion et l'angoisse : « Le grand mouvement qui avait jeté la littérature de la pensée à la vie et de l'école à "'l'expérience", à travers la diversité des âmes faites d'instinct, de sensibilité ou de foi qu'il attribuait à l'homme, cherchait partout une réalité que l’on appelait la "joie". Et puis, l'on vit le ciel se couvrir de nuages et on leva la tête vers les premiers éclairs. Il y eut pour chacun un moment tragique où il sentit les premières gouttes de l'orage tomber sur son front et le paysage de "la vie" prit une teinte livide et plombée. S’il faut choisir une date pour ce brusque changement des conditions atmosphériques, on peut élire celle de 1933 où la "crise" de dépression arrive en Europe et où l'orage se concentre au-dessus de l'Allemagne. À partir de cette date, les nouveaux écrivains ne voient plus ce fameux soleil de la "'joie" dont parlent leurs aînés. Certes eux aussi suivent la pente du siècle, recherchent la vérité dans la vie et ne croient qu'au concret. Mais cette vie a changé de sens ; elle n'est plus découverte de jardins enchantés, elle ne s'affirme plus au contact d'un monde toujours nouveau, mais elle doit sa seule réalité au fait de se savoir sans cesse menacée... Un Malraux, un Saint-Exupéry, un Richard Hillary, un héros de [24] Sartre se fient aussi aveuglément que leurs aînés à l'événement, mais, plus qu'une joie, ils y veulent découvrir une “ angoisse " et une “ lutte ", le mot “expérience” a cédé la place au mot “aventure” ou “ engagement " et la “joie " a été remplacée par le “ risque”. Car ce sentiment de vitalité profonde qu'on demandait à la joie est demandé au danger [15]. » C'est aussi à partir des années 1930 qu'a commencé de s'exprimer dans toute la littérature européenne une vision de plus en plus tragique, de plus en plus désespérée de la condition de l'homme qui a cessé « d'être un fils de la terre pour y devenir un enfant perdu [16]. »

À cette mise en question du rationalisme dans la littérature depuis le début du siècle avait correspondu un mouvement analogue dans la réflexion philosophique. La philosophie pragmatiste avait été, autour de 1900, le premier signal de cette offensive brillamment poursuivie par le bergsonisme. À cet égard, les années 1930 furent caractérisées par une nouvelle aggravation de la crise du rationalisme qui, de plus en plus menacé, essayait cependant de maintenir ses positions avec la fondation de l'Union rationaliste par Bayet, Boll et Langevin et avec la publication des Ages de l'intelligence et des Progrès de la conscience dans la philosophie occidentale de Léon Brunschwicg. Ces sursauts n'empêchèrent pas le rationalisme, pourtant maître encore de beaucoup de chaires universitaires, d’être de plus en plus battu en brèche. Bergson, après plusieurs années de méditation silencieuse, fit paraître en 1932 son dernier grand livre les Deux Sources de la morale et de la religion qui élargit encore son audience. Les progrès de la physique quantique, représentée en France par Louis de Broglie, incitèrent savants et philosophes à remettre en cause les notions de causalité et de déterminisme. S'inspirant des recherches freudiennes sur l'inconscient, la pensée philosophique tendit à s'élargir en s'ouvrant à des explorations plus subtiles des marges mystérieuses et des zones profondes de la conscience avec, par exemple, les travaux de Bachelard élaborant une méthode de connaissance totale et une critique explicative du symbolisme des images.

Mais, surtout, les années 30 virent s'étendre l'influence d'un courant de pensée promis à une grande célébrité après la Seconde Guerre mondiale, celui de l'existentialisme ou, plus largement encore, celui de la pensée existentielle. C’est dans ces années que commencèrent à être connus au-delà des frontières allemandes les [25] travaux de l'école phénoménologique fondée par Husserl et les premières œuvres de ses disciples existentialistes : Heidegger, Scheler, Jaspers. En 1930 parut ainsi en France Tendances actuelles de la philosophie allemande de Gurvitch, dont plusieurs chapitres étaient consacrés à ces auteurs, tandis que Lavelle et Le Senne devaient fonder en 1934 chez Aubier la célèbre collection « Philosophie de l'Esprit » qui allait s'attacher à tirer le courant de la phénoménologie vers une perspective religieuse de la vie. A ceci s'ajoutèrent en France, d'une part, l'influence d'un courant existentiel russe s'exprimant à travers les œuvres de Berdiaeff et de Chestov et, d'autre part, l'influence d'un existentialisme spécifiquement français représenté par Gabriel Marcel, initiateur avec ses livres (Journal métaphysique, Être et Avoir), son théâtre et de nombreux articles, d'un mouvement de pensée orienté vers l'approfondissement des valeurs spirituelles et religieuses. Ces années dramatiques virent aussi grandit l'importance intellectuelle des deux grands précurseurs de l'existentialisme : Sören Kierkegaard et Frédéric Nietzsche. C'est notamment assez exactement autour de 1930 que commencèrent à être traduites en français les principales œuvres du grand philosophe danois qui allait trouver en Jean Wahl un commentateur érudit et averti [17].

Au point de vue religieux les années 30 furent aussi des années tournantes. Pour l’Église catholique, elles furent marquées par un profond renouvellement de sa vie intérieure ainsi que par une nette atténuation du conflit qui, durant tout le XIXe siècle, l'avait opposée à la société politique née de la Révolution française. C’est à partir de cette date que la mise à l'index de l'Action française commença à avoir des effets sensibles, dissociant la collusion des catholiques avec les monarchistes et diversifiant leurs positions politiques. Les problèmes économiques et sociaux prirent aussi dans ces années une place grandissante dans les préoccupations du monde catholique alors que l'engagement social avait été jusque-là le fait d'une minorité [18]. La fondation de la Vie intellectuelle par les dominicains de Juvisy en 1928, la publication par les jésuites de l'Action populaire des Cahiers d'action religieuse et sociale à partir de 1933, le lancement en 1934 de l'hebdomadaire Sept, auquel succéda Temps présent, la publication en 1936 d’Humanisme intégral [26] de Jacques Maritain furent quelques-unes des étapes de cette évolution [19]. De cette période date aussi l'essor des mouvements d'Action catholique spécialisés avec le développement de la jeunesse ouvrière chrétienne créée en 1926, avec la fondation de la Jeunesse agricole chrétienne en 1929, de la Jeunesse étudiante chrétienne en 1930, de la Jeunesse maritime chrétienne en 1932, de la Jeunesse indépendante chrétienne en 1936. L'action de ces mouvements de laïcs fut favorisée par un effort correspondant de réflexion théologique et par l'influence croissante exercée par les intellectuels catholiques, notamment par les universitaires, sur de nombreux catholiques « engagés »et sur le jeune clergé au moyen d'articles de revue, de conférences ou de réunions au sein de groupements divers. Cette évolution s'accompagna d'autre part d'une évolution de la spiritualité, dégageant celle-ci de la gangue d'un certain conformisme bourgeois. « Le catholicisme individualiste du XIXe siècle, le catholicisme d'obligation, du sentiment et des pratiques fait place, a noté Adrien Dansette, à un catholicisme à la fois plus personnel et plus social inspiré par les vertus théologales et qui se propose de muer la vie du chrétien en une oraison permanente. C'est un catholicisme conquérant, à orientation apostolique, qui requiert de chacun de ses fidèles un travail en pleine pâte humaine pour le salut non seulement de lui-même mais du monde [20]. » Plus généralement, c'est dans les années 30 que s'est amorcé le courant de réformes qui a abouti à « l'aggiornamento » de l’Église catholique réalisé par le concile de Vatican II. Ainsi, à maints égards, l'Église de l'après-guerre a été tributaire de courants nés dans la décennie qui a précédé la Seconde Guerre mondiale. Les crises mêmes que l’Église a connues depuis 1945 ont eu, elles aussi, leurs racines dans l'avant-guerre. C’est en effet, par exemple, dès cette époque qu'a commencé de se manifester la fascination exercée par le marxisme sur une part notable de « l'intelligentzia » catholique, fascination qui provoqua, autour de 1947, l'apparition du « progressisme ». De même, ces années d'avant-guerre virent apparaître les lointaines prémices du fléchissement doctrinal et spirituel contemporain de Vatican II que d'aucuns ont baptisé « néo-modernisme » [21]. Si 1930 fut une date importante pour le catholicisme, elle le fut aussi, quoique à un degré moindre, pour le protestantisme [27] avec le développement de la « théologie dialectique » représentée essentiellement par Karl Barth dont l'œuvre capitale, la Kirchliche Dogmatik, commença à paraître en 1927. C'est autour de 1930 que la théologie barthienne, rupture radicale avec le protestantisme libéral, commença à être connue en France et à y avoir une influence non négligeable avec, notamment, la fondation en 1932 par Denis de Rougemont de la revue Hic et Nunc.

Ainsi, à quelque point de vue que l'on se place, économique, diplomatique, politique, littéraire, philosophique ou religieux, les années 1930-1933 apparaissent, même si les contemporains n'en ont pas toujours eu conscience, comme une « époque » au sens que Péguy donnait à ce terme, c'est-à-dire comme des années de crise et de changement mettant en question les valeurs, les idées, les structures établies. Pour reprendre un mot de Pierre Andreu, « le XXe siècle se préparait à pivoter [22] ».

Cette période, à maints égards cruciale, vit se produire par ailleurs une relève de génération. Cette notion était devenue particulièrement importante depuis l'armistice. En 1926, Benjamin Crémieux notait déjà : « La notion de génération a pris soudain une signification vivante et comme une résonance nouvelle. Conséquence immédiate de la guerre. En ouvrant par la mort l'immense trou de dix classes d'hommes, en séparant par cet abîme deux groupes sans liaison, elle a contraint les survivants à se compter [23]. » À ce point de vue les années 1929-1932 furent tout d'abord caractérisées par la disparition des hommes qui avaient atteint aux rôles de premier plan avant 1914 et qui s'étaient maintenus aux leviers de commande durant l'après-guerre. Poincaré, malade, s'effaça dans une retraite définitive en juillet 1929. La même année, Foch et Clemenceau s'éteignirent. 1931 vit disparaître Maginot tandis que Joffre rejoignait Foch dans la tombe. L'échec de la candidature de Briand à la présidence de la République et sa mort quelques mois plus tard consacrèrent l'effacement définitif de cette génération remplacée sur la scène publique par des hommes plus jeunes qui avaient souvent fait leurs classes durant la guerre ou après celle-ci : Tardieu, Laval, Blum, Daladier, Weygand. Cette relève, coïncidant avec les changements que nous avons déjà notés, ne se fit pas sans remous : la révolte des « Jeunes Turcs » au sein du [28] parti radical et la naissance des « néo-sodalistes » en furent les manifestations les plus notables et les plus caractéristiques, dans lesquelles les conflits de personnes et de générations se combinèrent avec des divergences tactiques et idéologiques plus ou moins profondes.

D'autre part, tandis qu'une génération s'éteignait, une autre faisait une brutale irruption dans la vie intellectuelle et politique, celle des jeunes hommes nés dans la première décennie du siècle et dont la formation intellectuelle et psychologique s'était tout entière faite dans les années d'après-guerre. Pour ces jeunes gens, dont l'âge moyen se situait autour de vingt-cinq ans, les combats de 1914-1918 étaient déjà de l'histoire. Leur entrée sur le forum se fit d'une manière assez agressive. Alors que la génération qui l'avait précédée, celle de l'après-guerre, celle des « nouvelles équipes » radicales ou démocrates-chrétiennes, avait été une génération « réformiste », celle-ci se présenta d'emblée comme une génération « révolutionnaire ». Sans doute c'est une pente naturelle de la jeunesse que de s'affirmer en s'opposant d'une manière ou d'une autre à ses prédécesseurs. Mais, pour cette génération, « un peu raidie, un peu simplifiée », comme le dira Mounier, le refus fut bien autre chose qu'une simple pose intellectuelle. Chez ces jeunes gens, minoritaires à l'intérieur d'une société vieillie, dans laquelle ils avaient l'impression d'étouffer et de ne pas pouvoir trouver leur place, la révolte fut l'expression d'une sorte de réflexe vital. Paul Nizan en sera l'éloquent porte-parole lorsqu'il écrira en 1932 : « La plaisanterie a assez duré, la confiance a assez duré, et la patience et le respect. Tout est balayé dans le scandale permanent de la civilisation où nous sommes, dans la ruine générale où les hommes sont en train de s'abîmer. Un refus, une dénonciation, seront publiés partout, malgré toutes les polices et toutes les conspirations, tellement complets, tellement radicaux qu'ils seront à la fin entendus des plus sourds [24]. »

Déjà membre à cette époque du parti communiste, Paul Nizan ne fut pas, de ce fait, l'une des figures les plus caractéristiques de cette génération, car celle-ci , dans ses éléments les plus dynamiques et les plus originaux, chercha délibérément à se situer en marge des partis et des mouvements établis. Cette volonté engendra une assez extraordinaire effervescence idéologique, s'exprimant à travers une multiplicité de publications plus ou moins éphémères et aux moyens matériels souvent réduits, dont il est aujourd'hui très difficile [29] de faire un recensement exact. Le Plan du 9 juillet, rédigé au lendemain des événements de février 1934 par un groupe d'intellectuels et de fonctionnaires sous la direction de Jules Romains, est le fruit le plus connu, quoique de loin le moins original [25], du bouillonnement intellectuel qui caractérisa ces années. Entre 1930 et 1936 on vit en effet se produire un étonnant pullulement de revues, de groupes de recherche, de cercles d'étude, tous tendus vers la construction d'un monde nouveau destiné à se substituer au monde qui, selon eux, était en train d'agoniser sous leurs yeux. Les Cahiers, Réaction, la Revue française, Plans, Mouvements, Esprit, l'Ordre nouveau, la Revue du siècle, Prélude, le Front national syndicaliste, les Nouvelles Équipes, l’Homme nouveau, l’Homme réel, le Club de février, la Lutte des jeunes, Travail et Nation, la Revue du XXe siècle, la Justice sociale, le Courrier royal, Combat, l’Ordre réel, telles furent quelques-unes, parmi les plus importantes, de ces revues et de ces « chapelles », dont les noms étaient déjà très significatifs et de l'ampleur de leurs ambitions et de leur volonté de renouvellement.

L'action de ces mouvements se développa dans des directions diverses. Un clivage cependant semble s'imposer, consistant à distinguer les groupes nés entre 1928 et 1932 de ceux qui virent le jour postérieurement. Cette distinction se justifie à deux points de vue. Tout d'abord, au point de vue idéologique, les revues créées dans les années 28-32 dominées par le souci de dépasser une perspective purement économique ou politique pour replacer ces problèmes dans une perspective plus large, envisageant le destin de la civilisation occidentale dans son ensemble et centrée sur l'idée d'une crise de civilisation. En revanche, les groupes fondés à partir de 1933 se soucièrent moins de philosophie que les précédents et s'attachèrent à une réflexion plus concrète portant directement sur la transformation des structures politiques et économiques. Cette différence trouve en partie son explication dans les origines de ces deux vagues de mouvements. Les revues apparues après 1933 naquirent de la pression de l'événement, du spectacle dans les faits du désordre économique et politique ; elles furent, pour une large part, le fruit de la crise économique et de l'impuissance grandissante du régime parlementaire, plusieurs surgissant du choc produit par les émeutes de février 1934. Au contraire, la première [30] vague de ces mouvements eut ses racines dans une réflexion critique amorcée dès les années 1926-1930, c'est-à-dire à un moment où la France et le monde semblaient s'installer dans une certaine stabilité et dans une relative prospérité. Autrement dit, leur diagnostic anticipa d'une manière quelque peu prophétique la crise politique et économique flagrante des années 1933-1934.

Cette première vague de groupes de jeunes donna naissance à un courant idéologique que l'on peut considérer comme le plus caractéristique des années 1930 car il fut rigoureusement contemporain de ces « années tournantes », de cette date décisive dans l'histoire de la première moitié du XXe siècle. L'originalité de ces groupes, qui se qualifièrent assez rapidement de « mouvements non conformistes », fut de tirer immédiatement les conséquences des transformations profondes du monde qu'ils constataient ou pressentaient. Cette préoccupation majeure devait se retrouver dans toutes ces publications qui, décidées à se situer en dehors des courants idéologiques constitués, réunirent des hommes venus des horizons les plus variés. En dépit de la diversité des origines intellectuelles et politiques de leurs animateurs, ces mouvements s'accordèrent sur un ensemble de thèmes assez caractéristiques pour que, malgré leur audience somme toute assez réduite, on ait pu parler à leur propos d'un « esprit de 1930 ». « Dans les années 1930, a écrit Jean Touchard, de jeunes intellectuels se retrouvent autour des mêmes revues, parlent le même langage, utilisent le même vocabulaire ; tous rêvent de dépasser les oppositions traditionnelles, de rajeunir, de renouveler la politique française ; tous se déclarent animés de la même volonté révolutionnaire. Les années 1930 apparaissent donc au premier abord comme une de ces époques de syncrétisme où les oppositions politiques et idéologiques s'effacent, où l’esprit de l'époque est plus important que les distinctions traditionnelles entre les courants de pensée. Il existe, semble-t-il, un esprit de 1930, comme il a existé un esprit de 1848, un esprit de 1936 (très différent de l'esprit de 1930), un esprit de la Résistance et de la Libération [26]. »

   Au premier abord, cet « esprit de 1930 » peut apparaître comme assez éphémère. Il ne résista pas en effet au choc des événements. L'embryon de front commun de ces mouvements de jeunes qui [31] avait semblé se constituer entre 1930 et 1933 se désagrégea après les émeutes de février 34. Le développement des ligues, l’affaire d'Éthiopie, le Front Populaire, la guerre d'Espagne provoquèrent des engagements divergents. Pourtant, cet « esprit » ne se volatilisa pas complètement. Il ne disparut pas sans laisser de traces. Nombre des mots d'ordre qui l'avaient caractérisé se retrouvèrent au cours de l'avant-guerre, plus ou moins déformés, dans des secteurs divers de l'opinion. Au lendemain de la défaite de 1940, les tentatives doctrinales de la « révolution nationale » de Vichy comme celles de plusieurs mouvements de résistance furent, pour une grande part, tributaires des idées que ces groupes avaient développées dans les années 1930. À l'heure actuelle encore, de nombreux thèmes, devenus presque des lieux communs, ont là leurs racines lointaines comme la plupart des organismes fédéralistes européens leur sont redevables de leurs responsables et de leur doctrine. Ainsi, à maints égards, la connaissance de cet « esprit de 1930 » apparaît comme très importante pour comprendre nombre d'aspects de l'histoire contemporaine.

En écrivant l'histoire de « l'esprit de 1930 » nous n'entendons ni brosser un tableau de l'ensemble du mouvement des idées dans ces années, ni décrire le consensus idéologique global de la société française de cette époque. Notre propos est d'étudier sous ce nom un courant d'idées original, qui est né très précisément entre 1930 et 1933, et dont l'apparition constitue à notre sens, en dépit de son audience assez réduite à ce moment, l'événement idéologique le plus important de ces années en France. Ces recherches concerneront donc les mouvements de jeunes non conformistes des années 1930.

Ceci signifie, d'une part, qu'elles laisseront de côté les mouvements de jeunes des années 1930, qui se rattachaient à une idéologie déjà existante ou à des partis classiques comme les « jeunes radicaux », les « jeunes communistes » ou les « jeunes d'Action française » de stricte orthodoxie maurassienne et, d'autre part, qu'elles ne s'intéresseront pas aux groupes de jeunes « non conformistes » nés après 1933, comme les Nouvelles Équipes, l’Homme nouveau, l’Homme réel, la Lutte des jeunes ou la Justice sociale. Par ailleurs, pour les raisons développées plus haut, notre analyse idéologique portera essentiellement sur les textes publiés entre 1930 et juillet 1934.



[1] Les Années d’illusion, p. 185. [Livre disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

[2] Avec notamment la naissance des Jeunesses patriotes dont le style rappelait celui des ligues nationalistes d'avant 1914.

[3] Notre avant-guerre,  p. 101.

[4] Les Années d’illusion, p. 185 -186.

[5] Histoire de dix ans, p. 99.

[6] Histoire de dix ans, p. 93.

[7] La France horlogère, 1er novembre 1931.

[8] Notre Temps, 2-9 juillet 1933, p. 634.

[9] Claude Fohien, la France de l'entre-deux-guerres, p. 89.

[10] Cf. P.-H. Simon, « Le pessimisme historique dans la pensée du XXe siècle », Cahiers de la République, 1956, n° 1.

[11] Cité par A. Berge in les jeunes à la croisée des chemins, p. 67.

[12] Cf. par exemple, G. Duhamel, Scènes de la vie future, 1930.

[13] Cf. P.-H. Simon, Histoire de la littérature française au XXe siècle, tome II.

[14] « Réflexions sur le personnalisme », Synthèses, 1947, n° 4, p. 25.

[15] L'Aventure intellectuelle du XXe siècle, p. 30-31.

[16] Ibid., p. 34

[17] En 1934, Edmond Jaloux et Denis de Rougemont fondèrent avec l'aide du consul du Danemark, Prior, une Société d'études kierkegaardiennes. CL aussi Y.-M. Congar, « Actualité de Kierkegaard », la Vie intellectuelle, 25 novembre 1934.

[18] Souvent politiquement contre-révolutionnaire.

[19] Cf. R. Rémond, les Catholiques, le communisme et les crises ; Aline Coutrot, Un courant de la pensée catholique : « Sept ».

[20] Histoire religieuse de la France contemporaine, p. 8.

[21] Cf. Paul VI, encyclique Ecclesiam Suam ; J. Maritain, le Paysan de la Garonne ; R. Vancourt, la Crise du christianisme contemporain.

[22] « Les idées politiques de la jeunesse intellectuelle de 1927 à la guerre », Revue des travaux de l'Académie des Sciences morales et politiques, 1957, IIe semestre, p. 17.

[23] Europe, 15 mai 1926.

[24] Nouvelle Revue française, décembre 1932, p. 810.

[25] En réalité ce Groupe du 9 juillet eut une composition assez hétérogène : des vingt-cinq-trente ans des années 1930 y collaborèrent avec des « jeunes radicaux », des « néo-socialistes », des adhérents de la Jeune République et des membres des Croix-de-Feu. Toutefois, ce Plan fut surtout soutenu par une revue marginale de jeunes : l'Homme nouveau.

[26] « L'esprit des années trente » in Tendances politiques dans la vie française depuis 1789, p. 89. Nous tenons à dire ici notre dette à l'égard de cette étude qui fut, pour une part, à l'origine de nos recherches.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le samedi 13 octobre 2012 13:42
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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