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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

L'ILLUSION POLITIQUE AU XXe SIÈCLE. Des écrivains témoins de leur temps.
Jules Romain, Drieu La Rochelle, Aragon, Camus, Bernanos, Malraux
. (1999)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Jean-Louis Del Bayle, L'ILLUSION POLITIQUE AU XXe SIÈCLE. Des écrivains témoins de leur temps. Jules Romain, Drieu La Rochelle, Aragon, Camus, Bernanos, Malraux. Paris: Economica, 1999, 369 pp. Collection: Analyse politique. Une édition numérique réalisée par Réjeanne Toussaint, bénévole, Chomedey, Ville Laval, Québec. [Autorisation de diffuser ce livre dans Les Classiques des sciences sociales accordée par l'auteur et communiquée par Michel Bergès, le 8 avril 2011.]

[7]

L’ILLUSION POLITIQUE AU XXe SIÈCLE.

Des écrivains témoins de leur temps : Jules Romain,
Drieu La Rochelle, Aragon, Camus, Bernanos, Malraux.

INTRODUCTION

Littérature et politique


Que les œuvres littéraires puissent être une source documentaire précieuse pour le chercheur qui s'intéresse à l'étude des phénomènes politiques, cela ne fait pas de doute. De nombreux romans ont ainsi une grande valeur documentaire pour la connaissance de certains événements ou de certaines périodes. La Comédie humaine de Balzac ou Les Rougon-Macquart de Zola sont, par exemple, des mines de renseignements sur la société française du début du XIXe siècle ou sur celle du Second Empire, tandis qu'un livre comme L'Education sentimentale de Flaubert est un document particulièrement éloquent pour comprendre le climat de la Révolution de 1848 [1]. Quant à l'intérêt idéologique de l'analyse des œuvres littéraires, de nombreux travaux, notamment ceux de Jean Touchard [2] ont montré que même les œuvres qui paraissent les plus éloignées de la vie sociale et politique peuvent fournir de précieuses informations, tant sur les courants d'idées de la société dans laquelle elles ont été conçues que sur les orientations idéologiques de leurs auteurs.

En fait, le politologue peut trouver sa pâture dans les œuvres littéraires et dans le témoignage des écrivains en se plaçant à des points de vue qui peuvent être assez sensiblement différents. C'est ainsi qu'il peut être amené - c'est souvent le cas - à s'intéresser à la littérature en se plaçant du point de vue de la philosophie politique  [8] et de l'histoire des idées. Il cherchera alors dans les textes analysés des éléments épars d'un système idéologique, qu'il s'attachera à reconstituer, en essayant d'en mettre à jour les orientations, d'en dégager la logique, d'en restituer la cohérence. Les documents littéraires deviennent alors des matériaux de l'histoire des idées politiques et sont envisagés avec le même regard qui est celui du chercheur lorsque, par exemple, celui-ci étudie les grandes œuvres de la pensée politique [3]. C'est alors l'originalité de l'analyse, la profondeur des intuitions, la nouveauté et la vigueur des propositions qui retiendront l'attention, en tenant compte du fait que la perception des réalités sociales et politiques d'un écrivain peut être sensiblement différente de celle que peut avoir un philosophe ou un sociologue, l'un étant sensible à des aspects de la réalité que les autres peuvent ignorer, et inversement. Ainsi, une analyse des comportements politiques individuels et de leurs motivations par un écrivain pourra s'avérer plus profonde et plus fine que celle que pourrait proposer un sociologue, alors qu'en d'autres domaines la vision des choses de l'écrivain sera beaucoup plus superficielle. Par ailleurs, s'il est vrai, comme l'a noté Jean-Jacques Chevallier [4], que l'histoire des idées politiques est inséparable de l'histoire des idées, cette relation prend ici une importance particulière. Car, dans l'œuvre d'un écrivain, dont l'objet, en général, n'est pas directement politique, il peut être particulièrement intéressant de voir comment les aspects politiques et sociaux de sa pensée et de son œuvre s'articulent avec l'ensemble de sa vision du monde. En outre, à travers les confidences personnelles, dont les écrivains sont moins avares que les penseurs politiques, il est aussi possible d'approfondir la part que les événements biographiques ou les facteurs psychologiques peuvent avoir dans la genèse de telle ou telle attitude politique.

Ce point de vue n'est pas le seul, et l'intérêt que l'on peut porter à l'étude des orientations politiques d'un écrivain ne tient pas seulement au goût de mettre à jour la logique et l'originalité intellectuelle d'une réflexion individuelle sur les phénomènes sociaux et politiques. Il s'explique aussi par le fait que la littérature est un moyen de communication qui touche des milliers, parfois des millions de lecteurs. Dès lors, la littérature constitue un phénomène social, un des canaux par lesquels transitent les idées et, donc, un des facteurs qui interviennent dans le mécanisme de formation des opinions et des mentalités, dans le processus de ce que les politologues [9] appellent la socialisation politique. De ce fait, l'engagement politique d'un écrivain n'a pas seulement une signification par lui-même, une signification intellectuelle. Il a aussi une dimension sociale par l'influence qu'il est susceptible d'avoir sur la réalité, qui peut être plus ou moins grande selon les cas, mais qui n'est pas niable. Il suffit ici de citer, par exemple, l'importance que l'on attribue traditionnellement à des écrivains comme Voltaire ou Rousseau dans l'évolution des idées qui a préparé la Révolution Française, ou bien, au XXe siècle, le nombre des témoignages dont les auteurs disent l'influence profonde qu'a eue sur leurs orientations politiques la lecture de La Condition Humaine de Malraux [5]. Plus près de nous, il est difficile de mettre en doute le rôle que les livres et le témoignage de Soljenitsyne ont pu jouer, au début des années 70, dans le développement d'une vision critique des réalisations du communisme soviétique et dans l'ébranlement des dogmes de l'idéologie marxiste. Il y a donc une efficacité sociale de l'écrivain et de l'œuvre littéraire, sur laquelle ont particulièrement insisté, après la Seconde Guerre mondiale, les théoriciens de la littérature "engagée", et que soulignait Simone de Beauvoir lorsqu'elle écrivait "qu'il y a des mots qui sont aussi meurtriers que des chambres à gaz". Cette influence sociale et politique de la littérature et des écrivains justifie donc aussi l'intérêt que peuvent lui porter le sociologue ou le politologue.

Cette dimension sociale de la littérature n'est pas la seule. En effet, la création littéraire n'est pas séparable de l'environnement social et politique dans lequel elle intervient et dans lequel se situe son auteur. A un degré ou à un autre, cet environnement ne peut pas ne pas avoir un retentissement sur les œuvres de l'écrivain et sur ses orientations, surtout quand il s'agit du contenu politique et social de sa réflexion. C'est cet aspect des choses que soulignent par exemple, un certain nombre de travaux, d'inspiration plus ou moins marxiste, lorsqu'ils mettent l'accent sur les conditionnements socioéconomiques de la création littéraire. De ce fait, de manière plus ou moins directe, de manière plus ou moins explicite, celle-ci peut apparaître comme un reflet de cet environnement, et ceci même si ce reflet est réfracté à travers la sensibilité et la personnalité de l'auteur. Dans cette perspective, les documents littéraires peuvent donc devenir des documents utilisables par le sociologue ou le politologue [10] dans la mesure où ils constituent des sources d'information sur les réalités sociales et politiques qu'ils traduisent de manière plus ou moins immédiate.

Toute œuvre littéraire peut être envisagée en se plaçant à ce point de vue, mais il est évident que ceci est plus particulièrement vrai lorsque l'œuvre littéraire a délibérément des visées sociales et politiques et lorsque son objet direct est de décrire la vie sociale et politique. Ainsi en est-il, entre autres exemples, de La Comédie humaine de Balzac, des Rougon-Macquart de Zola ou des Hommes de bonne volonté de Jules Romains. Dans tous ces cas, on trouve à la base de ces entreprises la volonté des auteurs de brosser un tableau de la société de leur temps, ce qui les amène à fournir sur celle-ci une masse de renseignements dont le sociologue ou le politologue peuvent tirer profit [6]. On sait d'ailleurs comment, par exemple, la rédaction des romans de Zola était précédée d'enquêtes documentaires quasi-sociologiques. Certes, on peut objecter que la validité de ces informations peut être compromise par la dimension subjective de toute création littéraire, qui ne saurait, par définition, avoir la froideur objective d'un rapport scientifique. Le risque, c'est donc que ces informations ne soient tributaires des préjugés, des a priori et, surtout, des orientations idéologiques de l'écrivain. Balzac écrivait ainsi, selon ses propres termes, "à la lumière de ces deux flambeaux, la Monarchie et la Religion". Quant à Zola, son regard sur la société du Second Empire était celui d'un représentant des idées laïques et républicaines. Ceci est vrai, mais, à condition d'être conscient des limites que ces choix peuvent impliquer, ces œuvres n'en demeurent pas moins des documents précieux, d'autant plus qu'il arrive assez fréquemment que l'œuvre littéraire échappe à son créateur et présente un contenu "latent" qui peut ne pas aller obligatoirement dans le sens des thèses de l'auteur.

Les remarques que l'on vient de faire soulignent un autre intérêt sociologique de l'étude des témoignages littéraires. En effet, ces orientations idéologiques des auteurs, qui peuvent colorer et parasiter leur vision des réalités sociales et politiques, sont elles-mêmes tributaires de l'environnement social, de l'environnement idéologique, et elles sont donc, pour une part, représentatives de cet environnement. Ainsi, les idées politiques de Balzac ne sont pas une construction complètement originale et le fruit d'une vision totalement personnelle de l'auteur de La Comédie humaine, elles sont aussi, à certains égards, le reflet de ce qu'étaient les idées légitimistes sous la Restauration et la Monarchie de juillet. De ce fait, [11] c'est le phénomène social et idéologique que constitue le courant de pensée légitimiste à cette époque qui peut être, pour une part, appréhendé à travers l'analyse des idées politiques de Balzac. Dans cette perspective, les idées politiques et sociales d'un écrivain, telles qu'elles s'expriment aussi bien dans son œuvre que dans ses prises de position directement politiques, peuvent donc être analysées, non seulement pour l'intérêt qu'elles présentent en elles-mêmes et pour la qualité de la réflexion de leur auteur, mais aussi pour la richesse des informations qu'elles peuvent fournir sur les courants idéologiques ou les événements dont elles sont, à un degré plus ou moins grand, les reflets, et que l'on peut donc, pour partie, connaître à travers elles [7].

Ainsi, multiples sont les points de vue auxquels il est possible de se placer pour extraire des œuvres littéraires et du témoignage des écrivains des matériaux utilisables pour une meilleure connaissance des réalités sociales, politiques et idéologiques d'une époque. Il n'est pas d'œuvre littéraire, on l'a dit, qui ne puisse, d'une manière ou d'une autre, avoir une signification sociale et politique. Il n'en reste pas moins que les matériaux les plus précieux pour le sociologue et le politologue sont fournis par les écrivains qui ont eu l'ambition d'exprimer les problèmes de leur temps, en faisant une large place aux préoccupations sociales et politiques et, a fortiori, par ceux qui ont souhaité, par leur œuvre et par leur engagement, influer sur le cours des événements. De ce point de vue, nombreux sont au XXe siècle les exemples qui illustrent la sensibilité des écrivains aux inquiétudes sociales et politiques de leur époque. Si le thème de l'engagement de la littérature a été en quelque sorte théorisé par Jean-Paul Sartre et les existentialistes au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, cet engagement était en fait déjà souvent une réalité et a constitué l'une des caractéristiques de l'histoire littéraire du XXe siècle, tout particulièrement en France.

C'est ainsi que le XXe siècle commençant a vu s'opposer l'engagement nationaliste d'un certain nombre d'écrivains, dont, plus tard, Julien Benda fera le procès [8], comme Barrès, Maurras ou Péguy, et les professions de foi pacifistes et humanitaires d'hommes comme Anatole France ou Romain Rolland qui s'efforçaient d'exorciser le spectre de la guerre. La guerre de 14 et ses millions de victimes, qui devaient sonner le glas des espoirs du XIXe siècle, provoquèrent un ébranlement profond dont toutes les conséquences n'apparurent cependant pas sur le champ et qui n'eut pas un écho [12] littéraire immédiat. Dans les années 20, quelques regards toutefois se tournent vers cette "grande lueur à l'Est" qu'est l'expérience soviétique, mais les négations des surréalistes traduisent un malaise qui, à ce moment, touche seulement quelques cercles intellectuels. En fait, dans ses orientations dominantes, la littérature de ces années d'après-guerre est une littérature brillante, cultivant la recherche esthétique, la fantaisie désinvolte, l'exotisme, la curiosité psychologique et faisant assez peu de place aux préoccupations sociales. Avec le début des années 30, ces "années folles" s'achèvent et les événements se chargent de rappeler aux contemporains le poids de l'histoire. La crise économique qui se généralise, la consolidation du communisme et du fascisme, la montée du nazisme, l'ébranlement de l'équilibre international qui s'était instauré sous l'égide de la Société des Nations vont susciter une inquiétude historique qui va aller en grandissant jusqu'au déclenchement de la Seconde Guerre mondiale. "L'euphorie des années 20, a-t-on noté [9], avait favorisé une littérature d'introspection psychologique, de spéculations métaphysiques et d'évasion poétique ; l'agitation et la fièvre des années 30 allaient appeler un retour de l'esprit à l'histoire, une méditation tournée vers le concret et le social, une pensée plus objective et plus grave, moins de gratuité et de fantaisie". À une production littéraire surtout faite de romans psychologiques et de confessions intimes succéda un flot d'essais consacrés à la réflexion sur "les destins du siècle" [10], tandis que les œuvres romanesques elles-mêmes se mirent à se charger de considérations sociales et politiques. Le déclin de l'influence de La Nouvelle Revue Française, l'adhésion de beaucoup de surréalistes au communisme, l'emprise naissante du marxisme sur nombre d'intellectuels, l'audience soudaine et inattendue que rencontre alors l’œuvre de Charles Péguy furent quelques-uns des symptômes, divers mais convergents, de cette évolution, que traduisit aussi l'attribution du Prix Goncourt à André Malraux, pour La Condition humaine, en 1933.

Dans les luttes politiques des années 30 qui, à partir de 1933-34, vont s'exacerber et se cristalliser autour des notions de fascisme et d'antifascisme, et que les événements internationaux - invasion de l'Ethiopie en 1935, guerre d'Espagne en 1936, crise de Munich en 1938 - vont exacerber, les écrivains sont au premier rang et jettent dans la balance le poids de leur influence. Drieu la Rochelle, Brasillach ou Rebatet se laissent fasciner par les expériences fascistes, tandis que Malraux, Gide ou Romain Rolland animent les [13] meetings que multiplient les comités d'intellectuels antifascistes. La Seconde Guerre mondiale et l'occupation verront se prolonger ces affrontements. Certains écrivains prennent parti en faveur d'une politique de collaboration avec l'Allemagne hitlérienne, comme Drieu la Rochelle, Brasillach ou Alphonse de Chateaubriant, d'autres, plus nombreux, se retrouvent dans la Résistance, en participant notamment aux activités du Comité National des Écrivains, où figurent, entre autres, Aragon, Eluard, Pierre Emmanuel, François Mauriac, Jean-Paul Sartre, Albert Camus. A la Libération, la révélation de l'univers concentrationnaire nazi, l'apparition et le développement des armes nucléaires, la division du monde en deux blocs antagonistes, les premières informations sur le goulag soviétique sont autant d'événements qui obligent les intellectuels, jusque dans les années 50, à prendre parti, à "s'engager". À gauche, les intellectuels se mobilisent autour des Temps Modernes pour les existentialistes, d'Esprit pour les chrétiens de gauche, des Lettres Françaises ou de La Nouvelle Critique pour les communistes. Dans un autre sens, c'est aussi l'époque où Malraux, devenu l'un des principaux orateurs du RPF, le mouvement créé en 1947 par le général De Gaulle, tente de rassembler autour de la revue Liberté de l'Esprit les écrivains et les intellectuels opposés aux entreprises soviétiques et au communisme.

À partir des années 50, cette tendance générale à l'engagement politique et social des écrivains va quelque peu s'estomper sans totalement disparaître. Dans la mesure où il est possible de parler, dans les années 50-60, de l'apparition de nouvelles écoles littéraires, celles-ci se caractérisent par un certain apolitisme ou, du moins, par une nette méfiance à l'égard de la littérature trop systématiquement "engagée". Ainsi en est-il du groupe dit des "Hussards", qui se manifeste dans les années 50-55 autour de la revue La Parisienne, avec Jacques Laurent, Roger Nimier, Antoine Blondin, François Nourissier ou Michel Déon. De même, quelques années plus tard, l'école du "Nouveau Roman", particulièrement à travers les prises de position de son chef de file, Alain Robbe-Grillet, tendra à refuser de mêler littérature et politique. Ceci ne signifie pas cependant que les intellectuels soient depuis cette date restés totalement étrangers aux préoccupations sociales et politiques. Au contraire, à l'occasion des conflits de la décolonisation, de l'avènement de la Ve République et de la guerre d'Algérie, des événements de mai 1968, on verra encore un certain nombre d'écrivains descendre sur le forum et participer aux débats politiques de l'heure, mais cet engagement n'est plus aussi général qu'entre 1930 et 1950, sans doute parce que les événements sont moins immédiatement tragiques que dans ces années. Ce mouvement de désengagement [14] s'accélérera dans les années 70, pour culminer avec la désagrégation du système soviétique à la fin des années 80.

De manière générale, on peut dire que la littérature française du XXe siècle a traduit une assez constante présence aux problèmes de son temps et la place qu'elle a accordée aux préoccupations sociales et politiques a varié en reflétant assez exactement le degré d'acuité des débats politiques et sociaux du moment. Si l'on ne disposait que des seuls documents littéraires, il ne semblerait pas impossible de reconstituer à travers eux une histoire de la politique et de la société française qui ne serait sans doute pas si infidèle que cela à la réalité. Comme on l'a noté, pour une grande part, cette littérature est une littérature de témoins [11]. En effet les événements dramatiques de ce siècle, les bouleversements sociaux et politiques multiples qu'il a vu se produire, les mutations et les affrontements idéologiques qu'il a connus ont retenti sur l’œuvre et la vie de la plupart des grands écrivains qui en furent les contemporains, particulièrement durant cette période axiale qui va de 1920 à 1975. De ce fait, ces écrivains apparaissent comme des "témoins du XXe siècle", dont il n'est pas, loin de là, sans intérêt d'essayer de déchiffrer le témoignage pour mieux comprendre les transformations sociales, politiques et idéologiques qui l'ont agité.

Cet essai s'efforce d'avancer dans cette direction à travers l'étude de la réflexion et de l'engagement politique de six écrivains français parmi les plus importants du XXe siècle, six écrivains qui, tous, se sont passionnément intéressé aux transformations de leur époque, en essayant de s'en faire l'écho dans leur œuvre et dans leur vie. En effet qu'il s'agisse de Jules Romains, de Drieu la Rochelle, d'Aragon, de Camus, de Bernanos ou de Malraux, tous ont tenté d'analyser le monde qui se modifiait sous leurs yeux, tous ont tenté d'exprimer les interrogations, les inquiétudes que ce spectacle faisait naître en eux, tous ont tenté, par des moyens divers - leur œuvre, leur parole, leur action - de peser sur le cours des événements. Tous, de ce fait, apportent effectivement des témoignages sur l'histoire du XXe siècle dont le contenu, et le sens méritent d'être soigneusement analysés, non seulement afin de mieux percevoir les réalités dont ils sont pour une part le reflet, mais aussi parce qu'à travers eux se dessine une approche originale de certains des problèmes sociaux et politiques les plus caractéristiques de ce siècle.

[15]

En effet, ce qui est très frappant dans la réflexion politique de ces écrivains, qui accompagne plus d'un demi-siècle d'une histoire particulièrement riche en événements dramatiques, c'est le fait que chez eux l'analyse politique rejoint des perspectives beaucoup plus générales, au regard desquelles les phénomènes politiques apparaissent comme les manifestations superficielles de changements plus profonds, qui concernent l'ensemble de la société. Tous ces écrivains tendent en effet à poser les problèmes politiques en termes de civilisation et à voir aux débats politiques un enjeu qui dépasse de très loin la seule forme du gouvernement de la cité, car il leur semble que c'est l'homme lui-même, dans toutes les dimensions de son existence, qui est en question, et pas seulement les formes sociales de sa vie. De fait, la réflexion sociale de ces écrivains s'enracine dans une interrogation plus générale sur les fondements et les orientations de la civilisation occidentale, qui s'était amorcée au tournant du siècle avec des œuvres comme celles de Nietzsche ou de Barrès, mais qui allait surtout s'approfondir et prendre une dimension historique à partir du déclenchement de la guerre de 14 et des doutes que celle-ci allait faire surgir.

En effet, quatre ans de combats, des millions de morts, des destructions immenses, l'exacerbation des passions nationales vont faire voler en éclats les espoirs que les hommes du XIXe siècle avaient mis dans le progrès de ce qu'ils appelaient la "civilisation" [12]. Ces événements, qui étaient au-delà des prévisions les plus pessimistes, allaient ébranler jusqu'au tréfonds les certitudes dont s'était nourri le siècle précédent, qui avait cru à la capacité sans limite de la raison humaine d'orienter et d'humaniser l'histoire. Même si la grande masse des contemporains n'eut pas une conscience immédiate et claire de tout ce qui était ainsi remis en question, une faille qui n'allait cesser de s'élargir venait de s'ouvrir au cœur de l'Occident. C'est cette mise en question des valeurs et des espoirs du XIXe siècle que reflète particulièrement une œuvre comme celle de Jules Romains, dont la pièce maîtresse est constituée par la chronique romanesque des Hommes de bonne volonté. Le témoignage de Jules Romains est en effet celui d'un homme qui, tout en percevant les coups qui sont en train de les ébranler, veut continuer à croire, malgré tout, aux valeurs d'un monde dont la crise va se répercuter profondément sur l'histoire politique et sociale de l'ensemble du XXe siècle.

Tout au contraire, Drieu la Rochelle, héritier des courants [16] intellectuels antirationalistes qui avaient commencé à se manifester dans les années précédant le conflit, prend acte de cet effondrement pour s'en réjouir. Mais, en même temps, il est conscient du vide qui s'est ainsi créé et c'est en cherchant un nouveau principe de vie susceptible de ressusciter un monde qui lui semble partir à la dérive qu'il va trouver sur sa route le fascisme. De même, après avoir pris conscience du nihilisme qui lui paraît miner en profondeur l'Europe et la civilisation européenne, le premier Malraux, celui des années 1925-1940, cherchera dans la révolution communiste une réponse à ses questions et à ses angoisses. Cet itinéraire sera aussi celui d'Aragon, passant des interrogations du surréalisme à un engagement communiste apparemment sans retour. Ainsi, face au vide qu'a créé la crise des valeurs du XIXe siècle, s'est développée ce que l'on a pu appeler depuis la tentation des religions séculières, c'est-à-dire la tentation de trouver dans des systèmes politiques aux ambitions totalitaires la réponse à des interrogations qui n'étaient pas que politiques, en versant par là dans une "illusion politique" qui a été l'une des grandes caractéristiques du XXe siècle [13].

C'est cette tentation et cette "illusion" que dénonceront, en se situant dans des perspectives très différentes, Bernanos aussi bien que Camus, en y voyant tous deux une des clés permettant de comprendre les errements politiques de leur temps. Bernanos stigmatisera ainsi, avec la même vigueur, la tentation de voir dans le fascisme, puis dans le communisme, des fois séculières capables de satisfaire la soif d'absolu que l'homme lui paraît porter en lui et il ne cessera de mettre en garde contre les ravages que peuvent engendrer les passions collectives issues, selon lui, d'une religiosité dévoyée. De même, s'interrogeant sur les racines du développement de la violence politique au XXe siècle, Camus sera amené à mettre en cause ce que l'on peut appeler l'absolutisation de la politique, en entendant par là l'espoir, à ses yeux illusoire et dangereux, mis en une sorte de "salut" politique, qui serait susceptible d'affranchir l'homme des limites et des contradictions de la condition humaine.

[17]

Comme on le constate, en évoquant les engagements et les analyses de ces écrivains, on se trouve bien au cœur des problèmes qui ont dominé le XXe siècle et des interrogations qu'ont suscitées, et que continuent à susciter, les bouleversements politiques, aux conséquences tragiques, que celui-ci a connus. Par là on est notamment conduit à envisager ces bouleversements comme les symptômes de phénomènes plus larges et plus complexes, dans lesquels ils semblent trouver leurs racines, en apparaissant comme les révélateurs d'une crise aux dimensions multiples, qui ne saurait s'analyser en termes uniquement politiques.

À travers ces témoignages, se dessine en effet l'image d'un monde perturbé, déséquilibré, à l'avenir incertain, doutant de ses valeurs, dont le désarroi a trouvé dans le domaine politique ses expressions les plus évidentes et aussi, à certains moments, les plus tragiques. C'est cette vision des choses qu'exprimera Bernanos en avançant l'idée que, pour prendre une exacte mesure des désordres du XXe siècle, il convient, non pas de parler de crise politique, de crise sociale ou de crise économique, mais de crise de civilisation. Ce même sentiment sera aussi celui d'André Malraux, notamment après les événements de mai 1968, dans lesquels il verra la confirmation des intuitions qui étaient déjà les siennes dans ses premiers essais des années 20. Si Jules Romains, Drieu la Rochelle, Aragon ou Camus se réfèrent moins systématiquement à cette notion de crise de civilisation, le mouvement de leur réflexion politique est cependant le même et on retrouve chez eux une approche des problèmes politiques qui est fondamentalement semblable à celle de Bernanos et de Malraux. Pour tous, les phénomènes politiques du XXe siècle ne sont en effet pleinement compréhensibles que si on les envisage comme les conséquences de troubles beaucoup plus profonds qu'ils ont exprimés et qu'ils ont contribué à exacerber.

Aussi, après avoir examiné comment cette problématique s'est peu à peu dégagée dans la réflexion de chacun de ces écrivains, sera-t-on amené à s'interroger sur ce que peuvent être sa portée et sa signification pour l'analyse des réalités et des dérives politiques et sociales du XXe siècle [14].



[1] Cf., par exemple, P. Guiral, La société française 1815-1914 vue par les romanciers, et cette remarque de Georges Sorel : "Un historien désireux de connaître l'époque qui précéda le coup d'État ne peut négliger L'Éducation sentimentale". Cf. aussi G. Leroy et A. Roche, Les écrivains et le Front populaire, Paris, Presses FNSP, 1986.

[2] Dans ses cours à l'Institut d'Etudes Politiques de Paris dans les années 60.

[3] Cf. A.-G. Slama, "Pour une histoire littéraire des idées" in S. Bernstein et P. Milza, ed., Axes et méthodes de l'histoire politique, Paris, PUF, 1998, pp. 411-432.

[4] J.-J. Chevallier, Les grandes œuvres de la pensée politique, Paris, Colin, 1966, p. 2.

[5] Cf. parmi d'autres, celui de J.-M. Domenach : "À quinze ans, j'ai eu la chance de lire La Condition humaine de Malraux ; j'y découvrais des révoltés dont la générosité, l'envergure étaient incomparables avec celles des aventuriers fascinants dont j'avais commencé à m'éprendre. Dès lors, je virais au compte de la Révolution le capital culturel dont on m'avait nanti". (Ce que je crois, Paris, Grasset, 1978, p. 65).

[6] Cf. M. Mopin, Littérature et politique. Deux siècles de vie politique à travers les œuvres littéraires, Paris, La Documentation française, 1996.

[7] Cf. P. Petitier, Littérature et idées politiques au XIXe siècle, Paris, Nathan, 1996 ; M. Zéraffa, Roman et société, Paris, PUF, 1976.

[8] Cf. J. Benda, La Trahison des clercs, Paris, 1927.

[9] P.-H. Simon, Histoire de la littérature française au XXe siècle, Paris, A. Colin, 1965, p. 7.

[10] Titre d'un essai de Jean-Richard Bloch publié en 1931.

[11] Cf P. de Boisdeffre, Histoire vivante de la littérature d'aujourd'hui, Paris, Librairie Académique Perrin, 1964, p. 818. Cf. aussi : G. Brée, Littérature française du XXe siècle (1910-1970), Paris, Arthaud, 1978 ; J. Julliard, M. Winock, Dictionnaire des intellectuels français, Paris, Seuil, 1996 ; M. Winock, Le siècle des intellectuels, Paris, Seuil, 1997.

[12] Sur les vicissitudes historiques du terme "civilisation", cf. P. Benéton, Histoire de mots : culture et civilisation, Paris, Presses de la Fondation nationale des Sciences politiques, 1975.

[13] C'est cette illusion que soulignait J. Ellul lorsqu'il constatait. "Un autre aspect de l'illusion politique réside dans la conviction ancrée au cœur de l'homme occidental moderne que tous les problèmes sont politiques, et qu'ils sont susceptibles d'une solution politique... Or nous prétendons que nous sommes (là] en présence de l'illusion la plus tragique de notre temps. Que la politique permette de résoudre des problèmes administratifs, des problèmes de gestion matérielle de la cité, des problèmes d'organisation économique : c'est certain, et ce n'est déjà pas mal. Mais elle ne permet absolument pas de répondre aux problèmes personnels de l'homme, celui du bien et du mal, du vrai et du juste, du sens de sa vie, et de sa responsabilité devant la liberté". L'illusion politique, Paris, R. Laffont, 1964, p. 182.

[14] Certains développements de cet ouvrage sont repris de Politique et civilisation, Toulouse, Presses de l'Institut d'Études Politiques, 1981.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le jeudi 22 mars 2012 11:31
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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