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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Jean-Louis Loubet del Bayle, “Non-conformisme des années 30 et une dissidence de l'Action française.” In Histoire et littérature au XXe siècle, pp. 125-138. Toulouse : Maison de la Recherche, Université de Toulouse Le Mirail. Toulouse : Les Presses universitaires du Mirail, 2003. [Autorisation de diffuser cet article en libre accès dans Les Classiques des sciences sociales accordée par l'auteur le 24 novembre 2015.]

Jean-Louis Loubet del Bayle

Historien des idées et sociologue de la police
Professeur émérite de Science politique
à l'Université des Sciences sociales de Toulouse-Capitole

Non-conformisme des années 30
et une dissidence
de
l'Action française.” *

In Histoire et littérature au XXe siècle, pp. 125-138. Toulouse : Maison de la Recherche, Université de Toulouse Le Mirail. Toulouse : Les Presses universitaires du Mirail, 2003.


"De tous les mouvements qui auront marqué la vie politique et intellectuelle du XXe siècle, l'Action Française restera certainement, avec le Parti communiste, celui dont l'influence aura suscité le plus de controverses, le plus de haines, le plus d'enthousiasmes, le plus de dévouements, mais aussi le plus de déceptions. Pendant une cinquantaine d'années, l'exceptionnelle personnalité de Charles Mau­rras n'a cessé d'attirer à l'Action Française plusieurs générations d'écrivains, de philosophes et de polémistes parmi les plus brillants de leur temps. Mais, comme l'histoire du Parti Communiste, celle du célèbre mouvement royaliste est aussi l'histoire d'une douloureuse série de dissidences et de ruptures fracassantes" [1].

Ces propos d'un historien des "dissidents de l'Action Française" - au moins de certains d'entre eux - rappellent que l'intérêt présenté par l'histoire de l'Action Française - particulièrement durant l'entre-deux-guerres - ne tient pas seulement à l'action de ses fidèles, mais aussi à l'étape que l'adhésion à ce mouvement a représentée dans l'itinéraire de nombre d'intellectuels de cette période et à la façon dont ceux-ci ont été amenés ensuite à se définir par rapport à cet héritage, en le prolongeant, en le dépassant ou en le reniant. En effet, comme dans le cas du Parti communiste, les itinéraires de ces "dissidents" ont été variés, depuis les ruptures brutales à la Bernanos jusqu'à des dérives plus pacifiques et plus insensibles à la Thierry Maulnier.

Dans cette perspective, il s'agit ici de s'intéresser à la "rupture", en 1930, d'un des représentants du "non-conformisme des années 30" [2] Jean de Fabrègues, telle qu'on peut l'appréhender à travers huit lettres retrouvées dans les archives de Maurras [3]. L'étude des circonstances et des modalités de cette rupture est particulièrement intéressante à plusieurs titres.

Elle l'est d'abord parce que l'itinéraire antérieur de Fabrègues est très étroitement mêlé à la vie de l'Action Française, au point qu'il est, pendant quelques semaines, au début de 1930, le secrétaire de Maurras, à un poste occupé avant lui par Pierre Gaxotte ou Georges Dumézil, après avoir été un militant actif de l'Action Française durant les années précédentes, depuis la fin de son adolescence, au début des années 20. De ce fait, l'analyse de sa correspondance permet de découvrir la forme que pouvait prendre à cette époque l'adhésion d'un jeune intellectuel de 25 ans à l'Action Française, tout en y trouvant l'écho des débats internes qui existaient à ce moment en son sein, dont certains étaient spécifiques à l'actualité du début des années 30 et dont d'autres étaient des répliques lointaines du choc provoqué par la "condamnation" romaine de 1926. De ce point de vue, cette correspondance apporte donc un éclairage sur la vie interne du mouvement maurrassien, dans le contexte de crise caractérisant pour celui-ci les premiers mois de 1930.

Si le Jean de Fabrègues de 1930 peut apparaître par certains côtés comme un militant exemplaire de l'AF, il n'est pas que cela. Il est aussi un jeune intellectuel catholique, dont l'enracinement spirituel et religieux est tout aussi important que l'engagement politique. De ce point de vue, c'est, dans les années 20, un jeune homme pour qui la fréquentation de Maritain et du néothomisme est aussi essentielle que sa filiation maurrassienne, ce qu'a traduit dans les années 1924-1926 sa collaboration à La Gazette Française, publication fondée sous le patronage de Maritain et de Massis pour permettre aux catholiques d'AF d'exprimer leur spécificité. Lors de la crise de 26, Fabrègues ne s'aligne pas sur la position de Maritain et continue de fréquenter les milieux d'Action Française, alors qu'il se lie avec Bernanos. Néanmoins, cette attitude extérieure ne remet pas en cause la dimension spirituelle et religieuse de son identité chrétienne qui restera une constante de son engagement jusqu'à sa mort [4]. Ici, c'est donc l'itinéraire d'un intellectuel catholique formé dans le giron de l'AF qui fait l'intérêt de sa correspondance, ceci d'autant plus que les études les plus récentes tendent à réviser à la hausse l'influence qui a pu être la sienne dans les milieux catholiques, au point qu'il a pu apparaître dans les années 30 comme l'équivalent parmi les jeunes "catholiques de droite" de ce que Mounier a pu être pour les "catholiques de gauche" [5].

Une autre dimension importante de l'itinéraire de Fabrègues tient enfin à son âge - il est né en 1906. Par là il appartient à une génération dont la formation s'est faite pour l'essentiel dans l'après-guerre et dont l'irruption dans les débats intellectuels et politiques de l'époque va, autour de 1930, se traduire par des orientations originales, "non-conformistes", qui vont tenter de dépasser les clivages traditionnels pour répondre à des interrogations qui paraissaient mal perçues ou ignorées par le "désordre établi". Avec les revues qu'il va fonder et animer - Réaction (1930-1932), La Revue du Siècle (1932-1934), La Revue du XXe siècle (1934-1935), Combat (1936-1939) Civilisation (1938-1939) - Jean de Fabrègues va être un des représentants du "non-conformisme des années 30" et il est intéressant de voir comment cette relève de génération s'est traduite dans le milieu relativement clos qui était celui de l'Action Française à cette époque et comment s'y expriment les préoccupations d'une génération dont Fabrègues se sent un des porte-parole.

La "rupture" de Fabrègues avec l'AF (on verra plus loin la portée exacte de cette expression) va intervenir au cours des premiers mois de 1930 lorsqu'il présente à Maurras [6] le projet de création d'une "revue de jeunes" qui deviendra Réaction [7].

Initialement, les étudiants réunis autour de Fabrègues pour créer Réaction semblent avoir pensé qu'à l'image de ce qu'avait été la situation de la Gazette Française dans les années 24-26, leur projet pourrait coexister sans difficulté avec le mouvement maurrassien. En fait, les choses ne vont pas se passer ainsi, notamment parce que cette initiative va coïncider avec le développement d'un certain nombre de crises au sein de l'AF. Celles-ci eurent des causes diverses, sinon contradictoires. Ainsi, la contestation activiste d'Henri Martin et Paul Guérin, exclus de la Fédération de Paris en janvier 1930, et celle des frères Jeantet, créant la publication Combat National, n'eurent pas les mêmes causes que les divergences et les scrupules qui entraîneront le départ de Bernard de Vésins président national de la Ligue, la démission de Pierre Chaboche, président de l'Union des Corporations Françaises, ou l'éclatement de la Fédération des Etudiants de Paris. Ce contexte agité explique pour une part pourquoi Réaction naquit dans un climat de conflit avec l'Action Française. Cela dit, malgré les précautions respectueuses que prend Fabrègues pour ne pas heurter Maurras, il n'en reste pas moins que ses lettres traduisent une volonté bien arrêtée de faire entendre sa "différence" et éclairent l'itinéraire qui va le faire glisser vers la mouvance "non-conformiste" qui se cristallise dans les années 1930-1934.

Au premier abord, pourtant, l'attitude de Fabrègues paraît très conformiste. Ses lettres révèlent notamment la profondeur de son engagement au sein du mouvement maurrassien et la place que celui-ci a occupée dans sa socialisation politique et intellectuelle, en montrant à quel point cet engagement comportait une dimension affective et existentielle, qui n'est pas sans rappeler la profondeur de l'attachement qui liera plus tard nombre de communistes à leur parti. Ainsi note-t-il que "comme président de section, puis secrétaire de fédération, comme dirigeant des Camelots, aux Etudiants, au journal enfin", il a passé "le quart de [son] début de vie à l'AF" (2). Il rappelle que " la bibliothèque de l'Action Française fut [sa] première bibliothèque", en évoquant avec émotion les encouragements maternels à cet engagement et le récit qu'il faisait à sa "mère qui n'est plus" de ses "exploits" de Camelot (2). Cette référence maternelle renvoie à une rébellion latente contre un père peu estimé et d'opinion radicale, de même qu'il avoue avoir recherché dans la littérature "héroïque" de l'AF une compensation romantique à "une vie bornée" (2) dont son père était pour lui le symbole [8]. "Je me souviens, écrit-t-il, des soirs d'hiver où, tout jeune homme, je sentais m'envahir la mélancolie d'une vie bornée. Alors je prenais l'almanach de l'Action Française d'avant-guerre et je lisais l'histoire de vos premiers combats ou je cherchais dans vos "tombeaux" la leçon des belles âmes que vous y aviez glorifiées" [9]. Ces textes révèlent un attachement à l'Action Française dans lequel le politique, le spirituel et l'affectif sont étroitement mêlés, comme le montre cette confidence écrite à 17 ans dans son journal : "Je ne suis plus qu'à Vous, mon Dieu, à maman, à l'Action Française si elle peut instaurer Votre règne" [10]. Dès lors on comprend pourquoi la rupture sera pour lui un véritable déchirement personnel : "Quand on a dépassé a peine vingt ans et qu'on brise avec ce qui vous a fait jusqu'alors exister dans l'intelligence et conduit vers vos raisons de vivre, l'âme se brise. Il y eut des larmes dans mes yeux et, dans les yeux de Maurras, une lumière étincelante" [11].

En tout cas, pour des raisons tactiques - mais aussi pour des raisons de fond - Fabrègues, dans la présentation du projet de Réaction, s'attache à prévenir les inquiétudes éventuelles de Maurras, en soulignant à la fois sa volonté de "ne pas compromettre l'Action Française dans les aventures ou les querelles intellectuelles qui pourraient nous advenir", tout en présentant sa revue comme une contribution à l'entreprise maurrassienne de "redressement intellectuel", avec la volonté "de servir à notre rang dans les organisations de l'Action Française" (1). "Nous tenons à marquer, insiste-t-il, qu'il n'y a pas de solution de continuité entre nous et l'effort qui se poursuit depuis l'Enquête sur la Monarchie"(V). Il s'agit de continuer la "lutte royaliste" (4), de se référer aux leçons de "l'école réactionnaire française" (1). Il va même jusqu'à déclarer : "nous n'apportons rien de nouveau" (1). Cette humilité et ces précautions sont sans doute révélatrices, d'une part, de l'autorité intellectuelle qui était alors celle de Maurras et du respect qu'il inspirait à ses disciples, et, d'autre part, de la tendance latente qui se faisait jour dans l'Action Française des années 30 à une sorte de caporalisme intellectuel, figeant la doctrine du mouvement en une dogmatique dont il était, semble-t-il, périlleux de s'écarter, surtout dans la position institutionnelle qui était alors celle de Fabrègues. C'est d'ailleurs sur ce point que se jouera la rupture, Maurras justifiant son opposition à la parution de Réaction par son souci tactique de ne pas voir se diviser les forces du mouvement à un moment où celui-ci était par ailleurs l'objet de tensions centrifuges.

Si Fabrègues déclare "ne vouloir rien apporter de nouveau" - sans doute pour rassurer Maurras - son intention est en réalité différente, ce qu'il reconnaît d'ailleurs à la suite du texte cité quand il ajoute : "mais, ayant souffert les mêmes souffrances que nos frères d'âge, nous voulons leur montrer que nos solutions les apaisent"(l). Ici s'affirme clairement l'une des spécificités du projet de Réaction qui est d'être l'organe d'une nouvelle génération, "la génération qui arrive aujourd'hui à sa majorité à peu près, la mienne"(l). D'ailleurs, dès la première phrase de la lettre, dans laquelle il communique à Maurras le texte du manifeste de Réaction (1) il est tout à fait explicite : "A chaque génération c'est l'honneur des jeunes gens convaincus de la vérité de leurs idées que d'éprouver le besoin de les faire partager à leurs pairs" (1). Il s'agit donc bien d'une revue de "jeunes" s'adressant à des "jeunes", qui traduit une des caractéristiques de cette génération des années 30, dont Mounier dira qu'il lui est arrivé de parler "comme une sorte de classe nouvelle" [12]. Habilement, Fabrègues ajoute qu'en cela, avec ce souci de convaincre les "gens de notre âge", comme il le répète en 1934 (8), il se conforme à l'exemple donné par Maurras lui-même, faisant du service de la "vérité" une sorte de devoir de "charité" (1) : "Autant qu'auparavant [nos réponses] doivent être illustrées, exposées, défendues, mises à la portée de nos jeunes contemporains" (2).

Dans cette perspective, Fabrègues souligne qu'il ne s'agit pas seulement "d'imposer la vérité" (1) de l'extérieur, mais de se faire l'écho des inquiétudes contemporaines et d'adapter les réponses proposées à celles-ci. Les "jeunes" de Réaction se veulent de leur génération, ils se veulent aussi de leur époque. "Ils veulent manifester que tous les tourments, toutes les questions qui angoissent leur temps ne leur sont pas étrangères" (1). Ce qui signifie a contrario que l'Action Française des années 30 n'était plus, à leurs yeux, tout à fait à même de percevoir ces inquiétudes et de faire valoir efficacement la pertinence des solutions qu'elle proposait. De même, Fabrègues insiste sur sa volonté d'intervenir dans les débats de l'époque, en déplorant que "les nouveaux organes de la jeunesse appartiennent à la gauche" (1). Il déclare très clairement qu'il faut contrebalancer l'influence de la revue Europe de Jean Guehenno et André Chamson ou celle de Notre Temps de Jean Luchaire. Il s'agit, en partageant le trouble des nouvelles générations d'être présents aux interrogations qui se font jour au tournant des années 30, d'où, notera-t-il, "l'importance accordée par nous au témoignage et la chasse faite aux expériences de nos contemporains" (5). Ce constat revenait implicitement à constater que l'Action Française telle qu'elle était ne répondait plus tout à fait à ces attentes et présentait un certain nombre de carences qui compromettaient son audience et le dialogue avec l'époque.

Certaines de ces carences, Fabrègues les dénonce très explicitement dans sa lettre du 22 février 1930, en se faisant là plus ou moins l'écho des débats internes qui faisaient alors rage au sein de l'AF. Il met en cause une crise intellectuelle tenant à la dérive de l'appareil bureaucratique de l'Action Française, qui lui paraît être passé aux mains de "gens qui ne sont pas dignes de conduire une véritable croisade comme celle de 1AF" (2). Le diagnostic est sévère pour des "hommes de main", qui sont peut-être de "braves gens", mais dont les titres se réduisent à "quelques batailles de rue ou à des services de police intérieure" et sont incapables d'être à la hauteur de leurs responsabilités. Tout en laissant penser que cette dérive se fait à l'insu de Maurras et sans tenir compte de ses directives, il constate que cet activisme désordonné a pour conséquence qu'à l'AF "l'esprit n'est plus le maître" et que "la violence n'y est plus au service de la raison - la vertu de Force - mais une puissance sans frein" (2). Dès lors, c'est une image singulièrement négative qui résulte de cet état des lieux - il parlera en mars d'une situation qui "a fait dégorger en moi un violent torrent de dégoût" (3) - et il interroge Maurras : "Ai-je encore, en conscience, le droit de conduire sous la direction des chefs actuels des Camelots du Roi des jeunes gens qui ont un esprit et une âme et qui entrent dans la vie avec enthousiasme, qui croient au dévouement désintéressé et, vous voyant, vous et quelques autres, donner le vôtre à la tête de l'AF, viennent vous offrir le leur ?" (2).

Sur ce diagnostic, qui met en cause l'enlisement de l'Action Française des années 30 dans des querelles de basse politique avec notamment une obsession des intrigues policières (2) - et dans des conflits d'appareil, Fabrègues ne reviendra pas, et l'on trouve trace dans ces lettres d'altercations persistantes avec, par exemple, le responsable du secteur étudiant de l'AF, Georges Calzant (3) (5). Affirmant que "là où on défend la vérité, il faut qu'elle soit vraiment chez elle" (2), il voit les causes de cette crise dans une "incapacité d'esprit" et une "insuffisance d'âme" (2), qui lui semblent caractériser le comportement de ceux qui, selon lui, "sont devenus réellement, sinon apparemment, les maîtres" du mouvement (2). Cette crise, il l'interprète donc comme une crise à la fois intellectuelle et spirituelle, interprétation qui, en creux, traduit les préoccupations spécifiques qui sont les siennes. De même, le fait qu'il s'en prenne à la façon dont l'appareil de la Ligue aurait saboté la "propagande ouvrière" (2) engagée par le Cercle La Tour du Pin, dont il avait été un des responsables, rappelle la dimension "sociale" de son engagement, résultant d'une formation marquée par l'influence du catholicisme social. Par ailleurs, si, dans ces lettres, l'arrière-plan religieux n'est qu'effleuré par une allusion à la hiérarchie religieuse qui, elle aussi, "piétine sa doctrine et l'intelligence" (2), on peut penser que ses réserves à l'égard des "hommes de main" concernent aussi la virulence des polémiques anticléricales consécutives à la crise de 1926. A ce dernier point de vue, la rupture avec les organisations d'AF lui permettra de normaliser sa propre situation personnelle au regard des exigences disciplinaires de sa foi catholique.

En parlant de crise intellectuelle, en rappelant avec insistance que l'Action Française est née d'une volonté de "réaction intellectuelle" (2), en s'en prenant à une évolution de l'AF qui lui semble "paralyser l'action profonde menée sur les esprits" (2), Fabrègues révèle aussi ce qu'est le cœur de son projet, dont, manifestement, en dépit de ses déclarations, il est convaincu de l'originalité et de la nécessité, même s'il persiste à penser qu'il peut trouver sa place dans la mouvance maurrassienne. Ce projet, c'est en effet un projet intellectuel [13], c'est le projet de participer à l'affrontement contemporain des idées et de créer avec Réaction "une revue d'idées, de combat d'idées" (1). "Je me permets de vous rappeler que les idées d'ordre n'ont plus de défenseur dans le mouvement intellectuel de la jeunesse : la place est libre en face d'Europe, de Monde, de la Revue marxiste, de Chamson, de Berl, de Guéhénno, etc. C'est cette place dans le combat des idées que nous devons occuper. C'est pour nous un devoir supérieur" (3). Et lorsque la discussion avec Maurras paraît sans issue et le divorce avec l'appareil de l'AF consommé, on a le sentiment que ce n'est pas pour lui un très gros sacrifice que de déclarer qu'il "ne lui reste plus qu'à [se] retirer de toute politique" pour "se consacrer entièrement à l'action intellectuelle de la revue Réaction", car, ajoute-t-il, "les idées vraies restent et doivent toujours être servies" (3). S'il n'y a pas chez Fabrègues une remise en cause de principe du "politique d'abord", celle-ci se manifeste néanmoins dans sa façon de concevoir son engagement et dans la priorité qu'il accorde au "combat des idées", annonçant ainsi la place qu'occupera la notion de "révolution spirituelle" dans la thématique du "non-conformisme des années 30".

Sur le fond, c'est une lettre du 22 février 1932, qui apporte le plus de précisions sur la portée intellectuelle de la "dissidence" de Réaction. Cette lettre permet de constater que des liens personnels se sont renoués avec Maurras, et Fabrègues se félicite de propos de Maurras déclarant "nous étions bons amis... et même nous n'avons pas cessé de l'être"(5). Redisant que l'ordre dont la France a besoin est "l'ordre monarchique", Fabrègues ne souhaite visiblement pas apparaître comme un "dissident", alors que pourtant cette même lettre évoque un nouveau contentieux avec l'appareil de l'AF. Cela étant, cette lettre de rapprochement avec Maurras ne l'empêche pas de réaffirmer et d'expliciter sa différence, en s'expliquant sur l'expression révélatrice de "métaphysique politique", qu'il reconnaît avoir employé un peu maladroitement pour exprimer l'originalité du projet de Réaction. Au fond, la thèse plus ou moins implicite de Fabrègues, c'est l'idée que si la réaction de l'AF au début du siècle a été une réaction aux formes sociales et politiques de l'individualisme, il s'agit désormais de faire face à de nouveaux développements de celui-ci, à un individualisme à la fois philosophique et métaphysique, qui déstabilise l'être humain, non seulement dans son existence sociale, mais aussi dans sa vie personnelle, dans son rapport avec lui-même et avec sa destinée. "Pour toute une partie de nos contemporains, profondément pervertis par l'individualisme, non seulement politique mais philosophique, la notion même de l'homme a été perdue" (5). Et l'observateur attentif du mouvement contemporain des idées que veut être Fabrègues d'évoquer l'exemple du surréalisme, dont les ambitions prométhéennes lui semblent atteindre "l'extrême limite du romantisme" : "un individu entièrement séparé prétend retrouver en soi des puissances divines" (5). Dès lors, ce n'est plus seulement l'homme dans son être social qui est en question, mais l'homme dans son être personnel le plus profond et le plus intime, dans sa réalité psychologique, spirituelle et métaphysique. "Le désordre  ne  se  manifeste  plus  seulement  dehors,  mais  au  cœur  de  la  vie personnelle" (5), en traduisant un désarroi dont Fabrègues semble ressentir lui-même le vertige et la fascination, avec une sensibilité aux inquiétudes de l'époque que, manifestement, il ne voit pas s'exprimer ailleurs au sein de l'AF. En reprenant une expression emblématique de la Jeune Droite des années 30, pour Fabrègues, comme pour Thierry Maulnier, désormais "la crise est dans l'homme" [14]. Par là, Fabrègues s'inscrit dans ce qui sera la problématique caractéristique des "non-conformistes des années. 30", qui tendra à relativiser l'importance des questions politiques, en situant celles-ci dans la perspective d'une crise beaucoup plus générale, qu'ils qualifieront de "crise de civilisation", mettant en question aussi bien les rapports de l'homme du XXe siècle avec le monde et la société que ses rapports avec lui-même.

C'est cet aspect particulier et inédit de la crise contemporaine que Réaction entend prendre en compte en se préoccupant d'un désarroi que Fabrègues perçoit en même temps comme un appel : "C'est l'homme éternel que nous cherchons, mais nous le décelons dans l'homme d'aujourd'hui manifestant par son désordre son besoin d'un ordre justifié par la nature et la fin de l'humanité" (5). La réponse à apporter n'est donc pas seulement une réponse sociale et politique - telle que la fournit la doctrine de l'Action Française - mais aussi une réponse psychologique, philosophique, spirituelle - "si l'on veut, métaphysique" (5) - aux interrogations intellectuelles et spirituelles de l'homme contemporain qui, en s'enfermant dans un individualisme exacerbé, se trouve désormais aux prises avec un destin qui lui est de plus en plus énigmatique. Dès lors, la "nécessité de l'ordre" (5) ne doit plus être seulement présentée comme une exigence sociale, mais comme une réponse aux aspirations les plus personnelles que semble exprimer en ce début des années 30 "l'homme tel qu'il est" (5). Il faut donc être à l'écoute des aspirations individuelles et être attentif à "tout ce qui concerne la manière dont l'homme est poussé hors de soi par l'amour, la souffrance, et connaît ainsi son insuffisance à soi-même" (5). Dans la forme et dans le fond, il faut partir de "l'inquiétude individuelle" (1) pour montrer aussi bien l'utilité d'un ordre politique et social comme celui que défend l'Action Française que la nécessité "d'un ordre plus complet dominant tout l'humain" (1).

Dans cette perspective, en usant du vocabulaire personnaliste qui va faire irruption dans les débats des années 30, Fabrègues souligne l'utilité de la distinction individu/personne pour présenter une approche des réalités contemporaines réconciliant le point de vue collectif et le point de vue individuel. "L'intérêt général ou bien commun, en effet n'est autre que l'intérêt (non de l'individu) mais de la personne, c'est-à-dire de ce qu'il y a de plus constant, élevé, libérant de la matière, en nous. Plaider pour le bien commun ou l'intérêt général, c'est donc plaider pour l'intérêt profond de l'homme-personne contre l'intérêt superficiel de l'homme-individu" (5). Il ne s'agit plus d'affirmer brutalement que les exigences de l'individu doivent s'effacer devant les exigences de la société, mais de montrer que l'intérêt profond et vital de l'individu-personne est de situer sa destinée individuelle par rapport à un ordre qui la dépasse et lui donne sens, que cet ordre soit l'ordre social et politique que prône l'Action Française ou que cet ordre soit cet ordre "plus complet dominant tout l'humain" que le manifeste de Réaction appelle "l'ordre chrétien". En tout cas, face à l'angoisse de "l'homme d'aujourd'hui" il s'agit "de refaire de lui un homme, une personne" (5). Par là se réinsèrent dans le débat les préoccupations spirituelles et religieuses de Fabrègues que, manifestement, il ne souhaitait pas faire apparaître dans la discussion avec Maurras, tout en essayant de lui montrer que cette aspiration à un "couronnement spirituel" (2), à un ordre "plus complet" (1), à une "synthèse satisfaisante pour l'esprit et l'âme" (1), est née pour une part, chez lui et chez d'autres, "de la leçon de hiérarchie sociale et d'ordre politique que vous nous avez donnée" (1)

La "dissidence" de Fabrègues, qui va l'amener à devenir l'un des chefs de file de la Jeune Droite des années 30 [15] et l'un des représentants de la nébuleuse "non-conformiste" présente, on le voit, des traits assez spécifiques. C'est incontestablement une dissidence par rapport à l'Action Française, par rapport à ses organisations, par rapport aux orientations activistes et désordonnées que les dirigeants de son appareil semblent donner à sa politique au tournant des années 30, dans un contexte de crises internes dont nombre d'enjeux sont étrangers à ses préoccupations et à ce que lui paraissent être les urgences du moment. Toutefois, on sent aussi qu'il ne souhaite pas donner à cette rupture un caractère trop visible et trop manifeste, d'une part, sans doute, pour ne pas s'aliéner un public potentiel, d'autre part, sans doute aussi, pour ne pas compromettre ses relations intellectuelles et personnelles avec Maurras. En effet, tout en ne dissimulant pas la spécificité de ses orientations, on a vu qu'il cherche à convaincre Maurras de la compatibilité de ses choix avec les visées de l'entreprise maurrassienne et qu'il reste très attentif à ses jugements et à ses réactions. Fabrègues entend se distinguer de Maurras, mais sans renier tout ce dont il estime lui être redevable sur le plan de la réflexion sociale et politique, en insistant sur le fait que cette réflexion sociale et politique a contribué à l'ouvrir à des perspectives plus larges, qui l'amènent à situer sa propre réflexion sur un autre plan - qui, à ses yeux, n'est pas incompatible avec le précédent - dans la perspective de cet ordre humain "plus complet" auquel il fait référence dans sa première lettre, en évoquant le souvenir d'une conversation au cours de laquelle Maurras lui-même avait dit comprendre la logique de cette démarche (1).

Par là se dégage une autre spécificité de l'itinéraire "dissident" de Fabrègues. On peut dire que celui-ci, par tempérament, n'était pas l'homme des ruptures brutales et tonitruantes, mais l'homme des inventaires critiques. Plutôt l'homme des synthèses que celui des exclusives. Les désaccords sur certaines questions ou certains comportements ne l'amenaient pas à renier tout ce qu'il pensait devoir aux "maîtres" qu'il s'était choisi. Telle est son attitude à l'égard de Maurras. Telle avait été auparavant son attitude à l'égard de Maritain. Ses désaccords avec les positions de Primauté du spirituel ne l'empêchant pas de dire sa "reconnaissante admiration" [16] pour l'auteur des Trois réformateurs et pour le philosophe néo-thomiste [17]. De même, dans la correspondance avec Maurras, on trouve une attitude semblable à l'égard de Bernanos. En 1932, il y désapprouve le comportement de Bernanos dans la violente polémique qui s'est engagée avec l'AF à la suite de la collaboration de celui-ci à la presse de François Coty (6). Cela étant, Fabrègues précise à Maurras qu'il ne veut pas être "l'homme qui achève des réconciliations sur le dos de ses amis"(6) et qu'il n'entend pas remettre en question tout ce que Bernanos a représenté précédemment pour l'équipe de Réaction : "Nous n'en continuerons pas moins à nous souvenir de tout ce que nous lui devons"(6). On peut noter ici que ce mode de fonctionnement intellectuel et cette répugnance aux jugements sommaires et péremptoires s'ajoutaient à ses réserves intellectuelles pour le situer assez nettement en marge des habitudes de l'Action Française de 1930, où ce souci de la nuance n'était pas souvent pratiqué dans les polémiques dont le mouvement maurrassien était coutumier [18].

On le constate, au delà de l'éclairage qu'elles apportent sur l'itinéraire personnel d'un intellectuel catholique situé au carrefour du maurrassisme sur le plan politique, du catholicisme social sur le plan économique et social et du thomisme sur le plan philosophique, ces lettres présentent un intérêt plus général. Elles témoignent de l'autorité intellectuelle qui reste alors celle de Maurras et de son école de pensée à l'orée des années 30, tout en révélant l'essoufflement du dynamisme de l'Action française, qui se traduit par une certaine sclérose du mouvement, tant au niveau de l'action - d'où les contestations activistes qui s'aggraveront dans les années 30 - qu'au niveau intellectuel - d'où la "dissidence" de Fabrègues et de ce qui deviendra la Jeune Droite. Par ailleurs, cette confrontation entre Fabrègues et Maurras illustre aussi la force et la nouveauté des interrogations suscitées par le "tournant" de 1930, entre la fin d'un après-guerre, dominée par les questions existentielles de la "génération de l'inquiétude", et le début d'un nouvel avant-guerre, dont les bouleversements vont donner aux "non-conformistes des années 30" le sentiment de se trouver "dans une phase critique de la civilisation et peut-être même de l'espèce" [19].



* Histoire et Littérature au XXe siècle, Préface de R. Rémond, Presses Universitaires du Mirail, Toulouse, 2003, pp. 125-138

[1] P. Sérant, Les dissidents de l'Action Française, Pans, Copernic, 1978.

[2] Cf. J.L Loubet del Bayle, Les non-conformistes des années 30, nouvelle édition, Seuil, Point-Histoire, 2001.

[3] J.P. Deschodt, Cher maître... Lettres à Charles Maurras, Pans, C. de Bartillat, 1995, pp. 114-140.

[4] Après 1945, il sera le rédacteur en chef puis le directeur de l'hebdomadaire La France Catholique jusqu'en 1969.

[5] V. Auzepy-Chavagnac, Jean de Fabrègues et la Jeune Droite Catholique, Préface de R. Rémond, Editions du Septentrion, 2002.

[6] Sur Réaction, cf. J.L Loubet del Bayle, "La revue Réaction", Politique, n° 33-36,1966.

[7] Ce projet va faire l'objet de plusieurs entretiens entre Fabrègues et Maurras et de quatre lettres de Fabrègues (numérotées ici de I à 4) : la première sans date, vraisemblablement de janvier 1930 (1), la seconde du 22 février (2), la troisième sans date, sans doute de mars (3), la quatrième sans date, sans doute d'avril (4). Une lettre du 10 mars 1932 contribue à éclairer les arrière-plans de la démarche de Fabrègues et de Réaction (5). En revanche, trois lettres de mai 1932 (6), de janvier 1934 (7) et de novembre 1934 (8) sont d' un intérêt plus limité dans la perspective ici envisagée.

[8] Dans son journal personnel, en 1923, il déplore de "rêver de belles choses, de belles idées", de "lutter contre les mauvaises" et de les "entendre" dans la bouche de son père (V. Auzepy-Chavagnac, op. cit., p. 38).

[9] Brouillon d'une lettre à Maurras. Archives Fabrègues (V. Auzepy-Chavagnac, op. cit., p. 149).

[10] Ibid., p. 38.

[11] J. de Fabrègues, Maurras et son Action Française, Librairie Académique Perrin, 1966, p. 344.

[12] Esprit, février 1933, p. 767.

[13] On peut interpréter dans le même sens la référence indirecte à La Revue Universelle figurant dans le post scriptum de la première lettre. Il y indique qu'en terminant son service militaire à Verdun, il a déposé une gerbe de fleurs sur la tombe de Pierre Villars, qui, tué pendant la guerre de 14, avait légué sa fortune à Maurras et à Maritain, permettant la fondation après la guerre de La Revue Universelle.

[14] Titre d'un livre de Thierry Maulnier, publié en 1932.

[15] Cf. N. Kessler, Histoire politique de la Jeune droite (1929-1942), L'Harmattan, 2000.

[16] Réaction, mai 1931, n°7, p. 3.

[17] Cf. J.L Loubet del Bayle, "Maritain et les non-conformistes des années 30" in Cahiers Jacques Maritain, juin 2001, n° 42, pp. 2-22.

[18] De manière significative, Fabrègues lui-même rapportera plus tard cette anecdote antérieure à son éloignement "Un soir que j'avais écrit le commentaire d'un article publié par un de ses anciens disciples, il me fit revenir d'urgence au journal. "Vous avez, me dit-il, parlé aujourd'hui avec honneur de M... Savez vous pourquoi il nous a quitté. Il nous a quitté (Maurras ne disait jamais "je" mais "nous") parce qu'il prétendait que l'Action Française devint bergsonienne". Là, la colère s'enfla, la main tremblait sur mon épaule, tout l'être comme saisi d'une fureur sacrée : "Demain, cent mille personnes le connaîtront parce que vous en avez parlé, qui l'eussent ignoré". Je répondis (faiblement) que ses idées m'intéressaient, méritaient la discussion. "Eh bien, il fallait les rapporter en disant : un polygraphe obscur écrit" (Charles Maurras et son Action Française, op. cit. p. 12).

[19] Thierry Maulnier, Réaction, février 1932, n° 8, p. 14.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le lundi 7 novembre 2016 12:45
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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