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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Jean-Louis Loubet del Bayle, Une approche socio-politique de la sécurité privée.” In revue Cahiers de la sécurité, no 19, mars 2012, pp. 27-39. Numéro intitulé : “De la sécurité privée.” Paris : Revue de l’Institut national des Hautes Études de la sécurité et de la justice. [Autorisation de diffuser cet article en libre accès dans Les Classiques des sciences sociales accordée par l'auteur le 24 novembre 2015.]

Jean-Louis Loubet del Bayle

Professeur de science politique, Institut d’Études Politiques de Toulouse,
Directeur du Département de Sc. pol. et de sociologie
de l’Université des Sciences sociales.

Une approche socio-politique
de la sécurité privée
.”

In revue Cahiers de la sécurité, no 19, mars 2012, pp. 27-39. Numéro intitulé : “De la sécurité privée.” Paris : Revue de l’Institut national des Hautes Études de la sécurité et de la justice.

Résumé — Abstract [27]
Les formes de la sécurité privée [28]
Le développement de la sécurité privée [29]
Les interrogations [30]
Sécurité privée et sécurité publique [33]
Questions sociales et politiques [34]
Questions générales et questions théoriques [36]
Conclusion [37]
Bibliographie [39]

Le développement des pratiques de sécurité privée est un phénomène quasi universel. C'est aussi un phénomène important à plus d'un titre, qui, cependant, progresse de manière discrète, en insistant sur les problèmes pratiques qu'il permet de résoudre et en éludant les débats qu'il pourrait susciter. C'est pourtant un phénomène complexe, présentant de multiples aspects et entraînant de nombreuses implications, que l'on s'efforcera ici de recenser et d'analyser, en mettant particulièrement l'accent sur la diversité et l'importance des questions sociales et politiques que ce phénomène pose, tant sur le plan pratique qu'au niveau théorique des conceptions concernant la fonction policière et la définition du rôle de l'État et du politique.


A socio-political approach towards the private security industry

The development of the private security industry is a global phenomenon in today's market. Despite its growing importance, however, the industry continues to be discrete, highlighting the practical problems it helps résolve and avoiding any controversy it might create. It is also a complex phenomenon with multiple aspects having multiple implications, which this présentation we will try to list and analyse. We pay particular attention to the diversity of the services involved and the social and political questions they raise in terms of practicalities, the theoretical conceptions of the functions of the police force, and defining the role of the State and its policies.

Jean-Louis Loubet del Bayle

Professeur émérite de science politique à l'Université des sciences sociales de Toulouse-Capitole, où il a fondé et dirigé le Centre d'études et de recherches sur la police. Il est aussi responsable de la collection « Sécurité et société », aux éditions t'Harmattan. Par ailleurs historien des idées, sa contribution personnelle à la sociologie des institutions policières a plus particulièrement porté sur la place des institutions policières dans l'organisation socio-politique des sociétés en fonction de l'évolution des formes de contrôle social. Il est notamment l'auteur de l'ouvrage Police et politique. Une approche sociologique (Paris, L'Harmattan).

[28]

Les formes de la sécurité privée

Une première constatation concerne donc aujourd'hui l'universalité du développement des formes de sécurité privée ou de police privée. Ce phénomène est particulièrement manifeste dans les sociétés développées, où ce type d'activité occupe un personnel en nombre croissant. Ainsi, en France, on évaluait en 2010 leur nombre à 165 000 personnes, en prévoyant pour 2014 une quasi-équivalence avec le nombre des agents publics appartenant à la Police nationale ou à la Gendarmerie. Cette proportion est encore plus importante dans d'autres pays, comme la Grande-Bretagne où le nombre des forces privées a dépassé celui des forces publiques. Aux USA, on évalue à deux millions les policiers privés pour 650 000 policiers assermentés et ce type de dépenses a quintuplé en vingt ans, de 1980 à 2000. L'indicateur constitué par les sommes que représentent ces activités est tout aussi significatif que celui du nombre des agents, et même plus, car ces activités font souvent appel à des équipements techniques de plus en plus sophistiqués. Cela dit, le phénomène n'est pas propre aux sociétés développées et se produit aussi dans d'autres contextes. Ainsi en a-t-il été dans les sociétés en situation de transition démocratique, comme, par exemple, dans les pays qui sont sortis du communisme au début des années 1990. Les pays en voie de développement sont aussi concernés par cette évolution, qu'il s'agisse de l'Amérique du Sud ou de l'Afrique. Selon certaines évaluations, le rapport au niveau mondial serait de deux à trois agents privés pour un agent public. Il est évident qu'il existe de sensibles différences entre ces sociétés, et celles-ci ne sont pas sans influence sur les problèmes qu'y pose la sécurité privée, mais, en même temps, ces différences peuvent permettre de révéler des enjeux qui, dans d'autres contextes, pourraient être inaperçus.

Ce développement se fait dans des directions et prend des formes très diverses, si bien, par exemple, qu'il est très difficile de définir un critère pour distinguer polices publiques et polices privées. Tel est le cas en ce qui concerne le critère du lieu d'activité, qui est parfois avancé, selon que les activités de ces « polices » s'exercent dans des lieux publics ou des lieux privés, alors que l'observation montre que les polices publiques peuvent intervenir dans des lieux privés et les polices privées dans l'espace public. Il en est de même si l'on cherche à se référer à un critère fonctionnel. Comme on a pu le constater : « il est aujourd'hui quasi impossible de trouver dans les sociétés démocratiques une fonction ou une responsabilité de la police publique qui ne soit pas, dans tel ou tel pays et dans telles ou telles circonstances, assumée et exercée par la police privée » [Stenning, 2000, p. 99]. Et l'auteur de ce constat d'évoquer, par exemple, les propos d'un chef de police anglais n'hésitant pas à envisager la possibilité, dans un avenir plus ou moins proche, de voir se « privatiser », sous le contrôle de la police publique, les patrouilles de quartier, que l'on s'accorde pourtant à considérer, particulièrement au Royaume-Uni, comme l'un des attributs essentiels des institutions policières publiques. De même, dans certains pays, on voit les bâtiments de la police publique surveillés par des agents de sécurité privée, afin de libérer des effectifs pour le « vrai travail policier », ce qui tend à prouver qu'on ne peut définir le phénomène par le caractère « privé » de ses bénéficiaires.

Les tâches assurées par les services de sécurité privée sont donc très variées comme le sont aussi les moyens qu'elles mettent en œuvre, les modalités et les buts de leurs interventions. Concernant les types d'activité, on peut reprendre ici le recensement proposé par Maurice Cusson[1998,p. 31-46] :

  • la surveillance, lorsqu'il s'agit de placer un site sous observation de manière à prévenir toute menace ou toute possibilité de malveillance ;

  • le contrôle d'accès, lorsqu'on souhaite filtrer les entrées dans un lieu et empêcher que des intrus ou des personnes indésirables n'y pénètrent ;

  • le renseignement, pour la collecte et l'analyse d'informations utiles pour la planification et l'adaptation de mesures de sécurité ;

  • la protection, quand est organisée par ce moyen la sécurité de certaines activités, comme les transports de fonds, ou la protection de certaines personnes ;

  • l'intervention, pour pouvoir agir si une menace prend forme et s'il est possible de l'interrompre ou de la limiter ;

  • l'investigation, quand il y a recherche des auteurs d'actes délictueux ou malveillants lorsque ceux-ci ont été commis. Dans la diversité des moyens mis en œuvre, on retrouve notamment deux moyens spécifiques communs aux polices « publiques » et « privées », avec toutes les interrogations qu'ils peuvent susciter : l'usage éventuel ou la menace de l'usage de la force et la recherche du renseignement.

Ce glissement des responsabilités policières s'est opéré et s'opère selon des modalités organisationnelles diverses. [29] Une part de ces activités est d'origine « interne », avec la création de services de sécurité à l'intérieur d'organisations — banques, entreprises, universités, magasins, etc. — qui recrutent pour ce faire des agents qui leur sont propres, dotés de moyens qu'elles leur fournissent. Mais, par ailleurs, se développe de plus en plus un secteur commercial, parfois qualifié de « contractuel », constitué d'entreprises spécialisées dans la fourniture de services de protection et de sécurité, qui « vendent » ces services aussi bien à des organisations qu'à des particuliers, et dont l'importance peut être très variable, avec des entreprises ne comportant que quelques personnes jusqu'à des entreprises de dimension internationale ou multinationale. [1] Souvent, initialement créées pour protéger les biens privés de leurs employeurs, parfois leur sécurité physique individuelle, ces « polices privées » ont vu leur champ d'action s'étendre, en particulier aux usagers des espaces privés ainsi surveillés. Cette évolution s'est particulièrement accélérée au cours des dernières décennies, dans la mesure, notamment, où beaucoup de lieux que la population est normalement appelée à fréquenter en nombre se trouvent sur des propriétés privées (centres commerciaux, lotissements, stades, parcs de loisirs, etc.), constituant ce que certains spécialistes appellent des « propriétés privées de masse » [Jones, Newburn, 1998, p. 46-51, 104-114], dont la surveillance est de plus en plus souvent le fait de « polices privées ». Par ailleurs, relèvent aussi de la sécurité privée, les initiatives d'autodéfense qui résultent d'une mobilisation plus ou moins spontanée de certaines fractions de la population pour assurer, à certains moments et dans certains domaines, leur propre sécurité, avec des organisations de type « groupes d'autodéfense » ou « mouvements de vigilance ».

Si bien qu'en faisant la synthèse des observations précédentes, on peut distinguer trois types de sécurité privée, en entendant par là des activités à caractère policier qui ne sont pas assurées par des agents ayant le statut de policiers ou d'agents publics [2]. Des formes internes ou institutionnelles, résultant de la création de services plus ou moins spécialisés dans le cadre d'institutions privées, dont les activités ont une autre finalité (industrielle, financière, universitaire, etc.), pour protéger le déroulement et le développement de ces activités. Des formes de sécurité privée commerciales, se traduisant par l'existence d'entreprises fournissant à leurs clients, dans un cadre contractuel et marchand, des services ou des biens pour assurer leur sécurité. Enfin, des formes sociétales ou citoyennes de sécurité privée, lorsque des citoyens ou des groupes de citoyens s'organisent pour assurer leur propre sécurité. En utilisant un autre vocabulaire, on peut distinguer une privatisation « institutionnelle », une privatisation « commerciale » et une privatisation « communautaire » de la sécurité. Dans la pratique, il n'est pas toujours facile d'appliquer cette typologie et de distinguer dans les faits à quelle catégorie se rattache telle ou telle situation concrète, d'autant que ces situations concrètes peuvent, elles-mêmes, évoluer dans le temps. On peut néanmoins noter ici la place particulière occupée dans ce système par la sécurité privée de type commercial, car il n'est pas rare de voir des modes d'organisation internes de sécurité privée glisser vers un appel à des entreprises spécialisées, ou des initiatives citoyennes, individuelles ou collectives, se traduire, elles aussi, par un recours à des services spécialisés rémunérés. Concernant leurs enjeux, ces trois types de sécurité privée ne posent pas exactement les mêmes problèmes, néanmoins leur analyse comparée peut aider à mieux cerner les questions que pose le développement de la sécurité privée envisagé de façon générale.

Le développement de la sécurité privée

Dans la plupart des pays développés, cet essor de la sécurité privée est intervenu de façon plus ou moins insensible, sur la base initiale des droits accordés à tout citoyen pour assurer lui-même la protection de sa sécurité physique et de la propriété de ses biens. C'est ainsi qu'en France les premières circulaires administratives [3] sur ce sujet faisaient référence, en matière d'intervention à l'égard des personnes, à l'article 63 du Code pénal, concernant l'assistance aux personnes en danger, et à l'article 328-329 relatif à la légitime défense de soi-même ou d'autrui, ainsi qu'à l'article 73 du Code de procédure pénale sur l'appréhension par tout citoyen d'un auteur de flagrant délit. Même si ces changements se sont faits en recourant progressivement à des moyens matériels et humains de plus en plus importants, mis en œuvre par des organisations de plus en plus complexes, ils se sont donc opérés en général dans une relative discrétion, en éludant le plus souvent, dans beaucoup de pays — un peu moins en France qu'ailleurs cependant — les débats de fond qu'ils auraient pu susciter : « Les polices privées, a-t-on pu noter, [30] se sont efforcées de ne pas trop attirer l'attention sur l'extension de leurs activités. Ainsi entend-on souvent les porte-parole des polices publiques ou privées dire, pour des raisons d'ailleurs complètement différentes, qu'il n'y a pas de raison pour que cette évolution soulève l'intérêt ou l'inquiétude de l'opinion publique, puisque, après tout, les agents des polices privées ne sont pas des "policiers" exerçant une "véritable action policière", que leur travail de "sécurité" n 'a vraiment d'intérêt que pour les sociétés privées qui les emploient et que, de toute façon, ils ne se livrent qu'aux activités policières que l'État (ou plus précisément la police publique) les "autorise" à exercer » [Stenning, op. cit., p. 114].

Cette discrétion est le résultat de motivations qui sont, à la fois, diverses par leur contenu et convergentes par leurs conséquences. Du côté de ses initiateurs « privés », ce mouvement est souvent la conséquence d'un besoin, d'un sentiment d'insatisfaction, concernant l'aptitude de la police « publique » à répondre à leurs demandes de protection, lorsque celle-ci s'avère inefficace pour contrôler certains phénomènes et que ceux-ci tendent à se multiplier en créant des dommages de plus en plus coûteux. Par exemple, en France, les compagnies d'assurance ont été amenées à créer un service privé d'enquête pour faire face à la multiplication des fraudes à l'assurance sur lesquelles la police publique n'enquêtait pratiquement plus. Il s'agit aussi par-là de mettre en œuvre des mesures et des moyens qui soient mieux adaptés à la variété des besoins et des situations qui se manifeste dans des sociétés qui sont de plus en plus complexes et de plus en plus différenciées.

Dans beaucoup de pays, ces pratiques se sont développées, par ailleurs, avec une relative tolérance des autorités publiques, surtout sensibles à leurs avantages à court terme : pour mettre fin aux critiques dénonçant l'inefficacité de la police publique ; pour faire assurer les frais de ces pratiques au secteur privé et alléger d'autant les budgets publics ; pour limiter les sollicitations à l'égard des services de la police publique et recentrer leur activité sur le « vrai travail policier » ; enfin, pour faire prendre en charge les nouveaux risques créés par les changements techniques, économiques ou sociaux par ceux qui en sont les responsables ou les bénéficiaires. Quant aux polices publiques, malgré la réaction corporative qu'aurait pu entraîner cette concurrence de la part d'un service public soucieux de ses prérogatives, celle-ci est acceptée parce qu'elle allège leurs charges de travail, en les dispensant d'intervenir dans des domaines jugés secondaires ou trop liés à des intérêts privés. De manière moins avouable, elle est également tolérée parce que le développement des polices privées offre aux policiers, d'une part, la possibilité, dans un certain nombre de pays, d'exercer cette activité en parallèle, après leur service, avec leurs activités publiques [4], et, d'autre part, parce qu'après des départs à la retraite relativement précoces, les policiers y trouvent souvent la possibilité d'une seconde carrière, en étant recrutés par ces entreprises, qui profitent de leur expérience, et aussi de leur réseau de relations.

Par ailleurs, ce mouvement trouve une certaine légitimation dans l'évolution des idées concernant aussi bien le mode d'organisation et de fonctionnement des institutions policières que le rôle de l'État dans les sociétés contemporaines. Du côté policier, il en est ainsi avec l'audience des thèses relatives à la « police communautaire », qui tendent à encourager la prise en charge par la société de sa propre sécurité, afin d'éviter que les acteurs sociaux ne s'en remettent passivement, et exclusivement, à l'intervention spécialisée des « professionnels de la sécurité » que seraient les agents des polices publiques. Les campagnes en faveur de formes préventives de police vont aussi dans ce sens, notamment avec les incitations au développement de la « prévention situationnelle », invitant particuliers et entreprises à prendre eux-mêmes des mesures pour décourager les tentations délictueuses, en rendant le passage à l'acte plus difficile et plus risqué. Traduisent la même orientation les thèses et les mesures qui insistent sur la nécessaire proximité de l'action policière avec la société, et qui, dans cette perspective, poussent à développer les partenariats de la police avec le public et avec les autres acteurs sociaux, de façon à être au plus près des besoins et des attentes de la société, en débouchant sur l'idée d'une « coproduction » de la sécurité. Des conséquences analogues, qui tendent à encourager et à remobiliser les initiatives privées, sont aussi liées à la crise de l'État-providence — de sa légitimité et de ses ressources — et au succès des thèses néo-libérales concernant la remise en cause du rôle de l'État et son désinvestissement au profit du secteur privé dans un certain nombre de domaines, même pour des responsabilités qui étaient antérieurement considérées comme relevant de ses compétences « régaliennes ».

Les interrogations

Il est cependant des domaines où les choses se passent moins simplement que dans d'autres, en mettant [31] ainsi en lumière les ambiguïtés que peut comporter le développement de la sécurité privée. Par exemple, lorsqu'il s'agit d'initiatives prises par des citoyens, avec la création de structures d'autodéfense de type « milice », ou bien avec l'organisation par des mouvements sociaux ou politiques de services d'ordre plus ou moins « musclés ». De même, voit-on aussi les autorités publiques s'inquiéter lorsque certaines entreprises de sécurité sont « infiltrées » par des mouvements politiques [5]. La situation, du fait de ces tolérances et de ces réticences, est pour le moins ambiguë et non dénuée d'incohérence. Chez les policiers ou les responsables politiques, on voit en effet souvent des appels à la prise en charge « communautaire » de la sécurité et à la mobilisation du public coexister avec des inquiétudes devant la perspective de voir se développer des pratiques d'autodéfense, qui sont alors critiquées au nom du souci démocratique que le monopole public en la matière ne soit pas remis en cause, et en mettant en avant les risques que ces pratiques pourraient comporter lorsqu'elles sont le fait de non-professionnels. Aussi, reflétant ces ambiguïtés et ces flottements, un observateur n'a pas tort de constater, même s'il durcit un peu le trait : « Aujourd'hui, on ne sait plus qui est responsable de la sécurité. Le citoyen s'en remet à l'État, l'État en appelle à la société civile, tout en lui interdisant de réagir par elle-même » [Roche, 1994, p. 184].

On soulignera cependant que, si ces pratiques ont commencé à se développer dans un certain vide juridique et dans la discrétion évoquée précédemment, on constate qu'à partir d'un certain seuil les autorités publiques ne peuvent s'en désintéresser et que se pose alors la question de leur encadrement juridique par des dispositions législatives et réglementaires. En fait, le problème juridique se pose à deux niveaux. Tout d'abord, au niveau de l'inscription des activités de sécurité privée dans le cadre des lois qui définissent, dans une société donnée, les contenus du « permis » et du « défendu », avec l'ajustement à ceux-ci des interventions « privées », telles qu'elles se concrétisent dans tel ou tel domaine particulier, afin notamment d'éviter que celles-ci ne sortent de ce cadre. La question est ici celle du statut de la sécurité privée dans un État de droit, pour l'y insérer et l'y maintenir. Ce problème se pose d'autant plus qu'après Shearing et Stenning, on a pu souligner, comme le faisait le chercheur canadien Jean-Paul Brodeur, que ces interventions s'opèrent dans une perspective souvent plus instrumentale que normative, en s'intéressant plus aux conséquences des comportements surveillés qu'à leur qualification pénale : « Imaginons, par exemple, que le caissier d'une banque ait détourné les fonds de l'établissement qui l'emploie et qu'il soit prêt à restituer l'argent volé avec un fort pourcentage d'intérêt II est alors prévisible que la banque sera prête à considérer ce vol comme un prêt non autorisé et à s'entendre avec l'employé pour que l'argent soit rendu avec intérêt sans que la police ne soit aucunement prévenue du délit. Le but est de minimiser les pertes et non de sanctionner un comportement qui transgresse la loi » [Brodeur, op. cit., p. 305].

Le second aspect de ce problème est celui des dispositions ayant pour but d'atteindre cet objectif, en édictant dans cette perspective un certain nombre de règles organisationnelles et fonctionnelles. Ce mouvement s'est amorcé en France en 1983 et a concerné la plupart des pays européens : Suède en 1980, Suisse en 1985, Danemark en 1986, Belgique en 1990, Espagne en 1992, Pays-Bas en 1997, Portugal en 1998 [6]. Avec, en général, un mécanisme de déclaration et d'autorisation préalables de ces « polices », des dispositions relatives aux personnes susceptibles de leur appartenir et de les diriger, la détermination des moyens qu'elles peuvent mettre en œuvre, l'organisation des rapports de coopération et de contrôle avec les polices publiques, la définition de leurs compétences et de leur responsabilité [7]. De manière significative, ce cadre juridique réglemente, en général de façon assez précise, deux questions d'une grande portée symbolique et pratique, notamment pour distinguer secteur privé et secteur public : l'armement et l'uniforme des agents de ces polices privées. On remarquera toutefois que la mise en œuvre de cet encadrement se heurte à des difficultés spécifiques lorsque ces pratiques de sécurité privée ont une dimension internationale et sont le fait d'organisations transnationales.

Cet encadrement n'est pas sans rapport avec un problème commun aux polices privées et aux polices publiques, à savoir le fait que leur activité constitue pour les citoyens une protection, mais aussi un risque, qui peut menacer leurs droits et leurs libertés. De ce fait se pose la question des garanties contre ces risques qui, pour les polices publiques, reposent sur un encadrement constitutionnel et juridique contraignant. Pour les polices privées, la question des garanties des droits des citoyens se pose d'autant plus qu'elle concerne non seulement leur activité « normale », c'est-à-dire leur activité déclarée, [32] reconnue, légalisée, mais aussi les risques de dérives et de dévoiement que peut connaître cette activité. Historiquement, c'est le souvenir de ces dévoiements qui a entraîné, dans de nombreux pays, des réticences à l'égard du développement des formes modernes de la sécurité privée à partir des années 1970, dans la mesure où les pratiques antérieures étaient souvent aux limites de la légalité, avec, par exemple, de fréquentes interventions dans les conflits du travail, si bien qu'en France un policier pouvait alors stigmatiser les cabinets de détectives « qui pratiquent à grande échelle et tout moyen l'espionnage industriel », comme les milices patronales « chargées autant de prévenir tout mouvement social que de noyauter les syndicats ouvriers » [Le Clere, 1972, p. 69-70]. Cette préoccupation de la protection des citoyens a souvent dominé les premières réglementations des activités de sécurité privée comme, en France, avec la loi de 1983, qui traduisait surtout le souci d'éviter les dérives possibles de ces pratiques, en multipliant les interdictions [8] et les garde-fous face à ce qui était plus ou moins perçu alors comme un moindre mal nécessaire.

Il est évident que la question fondamentale que posent les diverses formes de sécurité privée tient justement à leur caractère « privé », au caractère privé de leur origine et de leur fonctionnement, qui les met logiquement au service des intérêts particuliers de leurs clients et de leurs initiateurs, alors que les polices publiques, quant à elles, sont supposées être indistinctement au service de toute la population et de l'intérêt général. « Comment obtenir la loyauté des agents privés envers la police publique (le bien public en général), interroge Frédéric Ocqueteau [op. cit., p. 16], si la logique du portefeuille du client diverge trop de celle de l'intérêt général ? ». Dans de nombreuses situations, ces polices privées sont à la fois juge et partie, en se trouvant, par exemple, du côté des victimes réelles ou potentielles, du côté des plaignants, et ne peuvent pas jouer le rôle d'arbitre qui est celui du policier public. L'agent de sécurité qui intervient pour empêcher les vols dans un magasin représente à la fois la règle légale qui interdit de dérober la propriété d'autrui, mais également l'intérêt concret et financier du magasin dont il est plus ou moins directement l'employé. L'organisme privé, mis en place par les compagnies d'assurance pour enquêter sur les fraudes à l'assurance, veille à l'honnêteté des comportements et au respect général des obligations contractuelles, mais c'est aussi l'intérêt très concret et immédiat des sociétés d'assurance d'être, en cas de fraude, déliées de leurs obligations, ce qui peut conduire à douter de l'objectivité et de l'impartialité de leurs investigations. Ici, ce sont les intérêts privés des commanditaires qui peuvent susciter des interrogations, à quoi peuvent s'ajouter les considérations de rentabilité économique qui peuvent être liées à l'activité des entreprises de sécurité à caractère commercial. Par ailleurs, à côté des intérêts privés peuvent aussi s'exprimer parfois par ce canal des passions privées, comme des inquiétudes plus ou moins rationnelles ou des suspicions manifestées plus ou moins a priori à l'égard de telle ou telle catégorie de personnes perçue comme « menaçante ». Ainsi, a-t-on pu observer que, dans la Hongrie post-communiste, la multiplication des milices d'autodéfense traduisait souvent des préjugés et des préoccupations aux orientations très discutables, et même inquiétantes, du point de vue de l'intérêt général. « Un climat de lynchage virtuel et de vengeance instinctive envers les groupes minoritaires "suspects" devient de plus en plus fréquent Sans attendre que l'infraction soit commise, les gens veulent se munir de moyens d'autodéfense » [Gueulette, 1992, p. 56].

C'est donc une préoccupation centrale, commune à toutes les expériences nationales de sécurité privée, qui est exposée par le spécialiste canadien de ces questions, Clifford Shearing, lorsqu'il constatait : « Cette discussion sur les activités de la sécurité privée soulève la question de savoir quels intérêts elle sert : à savoir pour qui ceux qu'elle emploie travaillent-ils ? Théoriquement, la police publique travaille au titre de serviteur de la population tandis que les personnes au service de la sécurité privée agissent clairement dans l'intérêt d'individus ou d'organismes particuliers. Même si ces personnes n 'abandonnent pas pour autant leurs responsabilités de citoyens, elles reçoivent néanmoins leurs instructions, en tant que personnes au service de la sécurité privée, des employeurs dont elles sont chargées de protéger les intérêts. Ainsi, quand nous sommes policés par la police publique, nous le sommes théoriquement dans notre propre intérêt. Ht quand nous sommes policés par la sécurité privée, toute communauté d'intérêts n'est, autant en théorie qu'en pratique, qu'un aspect fortuit de cette relation ; nous sommes policés, à l'intérieur du cadre de la protection que nous apporte la loi, dans l'intérêt de celui qui emploie la personne au service de la sécurité privée » [Shearing, 1984, p. 69]. Il faut rappeler ici que, pour les entreprises commerciales de sécurité, la référence aux « intérêts particuliers » comporte, comme indiqué précédemment, une double dimension, dans la mesure où se superposent « l'intérêt particulier » des entreprises de sécurité elles-mêmes et « l'intérêt particulier » de leurs clients, ce qui peut donner lieu à des logiques de fonctionnement qui ne sont pas obligatoirement convergentes, lorsque, par exemple, il s'agit pour les entreprises de sécurité de maximiser leurs bénéfices par un prix de revient minimal de leurs services.

[33]

Sécurité privée et sécurité publique

Cela dit, ce problème a, par ailleurs, une dimension institutionnelle, dans la mesure où se pose la question de la coexistence des institutions policières publiques et des institutions de sécurité privée, du fait d'un certain parallélisme de leurs activités, des objectifs poursuivis et des moyens mis en œuvre et, en même temps, de l'existence d'une concurrence concernant l'exercice des prérogatives « régaliennes » des polices publiques. On a pu ainsi distinguer chez les chercheurs trois façons d'envisager cette coexistence. La première est celle de la compétition : secteur public et secteur privé étant considérés comme offrant les mêmes services aux mêmes clients et se trouvant en situation de rivalité. La seconde est celle de la complémentarité, avec une tendance à ce que des priorités différentes déterminent leurs champs d'intervention respectifs : par exemple, plutôt la protection des personnes pour le secteur public, plutôt la protection des biens pour le secteur privé. La dernière est celle du parallélisme : « Les agences de sécurité privée opèrent là où les services policiers sont en droit de le faire, mais s'abstiennent en fait de toute action, ou bien elles répondent à des demandes particulières formulées par des groupes qui possèdent des intérêts qui leur sont propres » [Brodeur, op. cit., p. 297].

On peut aussi envisager cette coexistence institutionnelle d'une autre manière, en faisant référence à ses modalités fluctuantes et à des arrière-pensées et des perspectives qui le sont tout autant. C'est ainsi que, dans un premier temps, les pratiques de sécurité privée ont été tolérées comme une sorte de moindre mal, plus ou moins inévitable, ce qui, en France, a été un peu l'esprit de la réglementation de 1983. A partir de cette méfiance initiale, plus ou moins grande selon les pays — moins grande par exemple dans les sociétés anglo-saxonnes qu'en France — l'évolution s'est ensuite traduite souvent, en prenant en compte notamment les avantages économiques de ces pratiques, par une évolution vers l'idée de complémentarité entre interventions publiques et interventions privées. Cette complémentarité étant envisagée, selon les cas, avec des points de vue différents. Dans la perspective, par exemple, d'une complémentarité hiérarchisée, avec la théorie du « partenaire junior », considérant les forces de police privées comme des forces d'appoint par rapport aux forces publiques. Ainsi, en France, le Rapport Belorgey, en 1983, les considérait « non pas comme des polices auxiliaires, mais plutôt comme des auxiliaires de police ». Une seconde perspective étant celle d'une complémentarité de collaboration, avec des situations de délégation plus ou moins explicites, pouvant se traduire par des collaborations avouables de division du travail, mais parfois aussi par des collaborations qui le sont moins, lorsque les polices publiques se déchargent sur les polices privées de ce qu'elles perçoivent comme le « sale boulot », le cas extrême étant la sous-traitance d'activités à la légalité incertaine, auxquelles des agences privées peuvent se livrer avec moins de risques médiatiques et politiques que les polices publiques.

Ensuite, la montée en puissance de la notion de « partenariat » dans la façon de concevoir l'action des polices publiques a sans doute contribué à introduire cette notion de partenariat dans les relations entre polices publiques et polices privées, dont on trouve la manifestation dans les réglementations françaises édictées depuis le milieu des années 1990. Cette évolution culminant avec l'idée de coproduction de la sécurité, tendant à mobiliser toutes les ressources sociales disponibles, publiques et privées, pour faire face à des problèmes de sécurité qui se multiplient et qui croissent en ampleur et en complexité. Ainsi, en France, la loi d'orientation et de programmation relative à la sécurité du 21 janvier 1995 dispose que : « les activités de sécurité de nature privée (entreprises de gardiennage, de surveillance, de transports de fonds, d'une part, les agences privées de recherche, d'autre part) concourent à la sécurité générale ». De même, en 2000, la compétence de la Commission nationale de déontologie de la sécurité [9], concernait « toutes les personnes exerçant des activités de sécurité sur le territoire de la République » et s'étendait aux personnels publics comme aux personnels privés.

Cette coexistence-collaboration-concurrence ne comporte pas que les aspects théoriques évoqués précédemment, qui faisaient surtout référence à la façon dont les polices publiques considèrent de manière générale, par principe, le développement de la sécurité privée. Elle comporte aussi des aspects très concrets et très pratiques qui peuvent être à l'origine de diverses difficultés. Ainsi, aussi bien en France que dans d'autres pays comme les États-Unis, le fonctionnement des systèmes de télésurveillance, qui déclenchent ou déclenchaient un appel aux services de police publics, a entraîné une réflexion sur les modalités très pratiques de cette collaboration privé/pub lie du fait de la multiplication des alarmes intempestives non justifiées. De même, de façon plus générale, cette question de l'articulation privé/ public se pose lorsqu'on s'interroge sur le transfert à la police publique — et au-delà à la justice — des dossiers ouverts à la suite d'interventions ou d'investigations de services de sécurité privée, comme, par exemple, en matière de vol, avec des divergences possibles, déjà notées, entre la perspective à dominante normative des instances [34] publiques et les perspectives plutôt instrumentales et pragmatiques des instances privées. Dans le même sens peut être notée la propension des agences de sécurité privée à rechercher la collaboration avec les polices publiques ou leurs agents en matière de renseignement, notamment pour avoir accès aux informations contenues dans les fichiers des polices publiques par des moyens plus ou moins avouables. Le recrutement d'anciens policiers dans les sociétés de sécurité privée n'est sans doute pas tout à fait étranger à cette préoccupation, pour bénéficier par ce biais de modalités plus ou moins informelles de collaboration avec les institutions publiques et avec leurs agents. L'échange de renseignements semble d'ailleurs constituer une zone dans laquelle la démarcation public/ privé est la plus brouillée, pouvant éventuellement donner lieu, à des rapports d'échange et de connivence, et, selon certains observateurs, aux dérives de « pratiques souterraines, le plus souvent extra-légales » [Ocqueteau, op. cit., p. 40]. Inversement, la coexistence pub lie/privé peut être quelque peu rugueuse lorsque les polices publiques ont en charge de faire respecter les règles juridiques qui encadrent l'organisation et les activités de sécurité privée, dans des situations qui peuvent être créatrices de conflits d'intérêts, où les polices publiques sont à la fois juge et partie.

Questions sociales et politiques

On peut ajouter que ce problème institutionnel comporte, en outre, un enjeu que l'on peut qualifier de démocratique, certains parlant d'un « déficit démocratique » en la matière. Dans les sociétés démocratiques, les activités des polices publiques se trouvent, en effet, plus ou moins contrôlées par les instances politiques, dont le fondement électif et le caractère politiquement représentatif les habilitent à arbitrer entre les demandes sociétales pour définir l'ordre censé correspondre à l'intérêt général, dont les polices publiques sont ensuite l'instrument. En revanche, et par définition peut-on dire, les pratiques de sécurité privée sont liées à la protection des intérêts particuliers des individus, des groupes ou des institutions qui sont les commanditaires et les bénéficiaires de leurs activités. On retrouve alors la question de la conciliation du service de ces intérêts particuliers avec les exigences du bien commun, telles que sont habilitées à les définir les instances politiques plus ou moins directement élues et démocratiquement désignées, ce qui pose donc le problème de la situation des agences de police privée et de leurs activités au regard des instances politiques démocratiques, et le rôle que peuvent jouer en la matière les règles juridiques que celles-ci ont pour fonction et pour responsabilité d'édicter.

Ces pratiques de sécurité privée de plus en plus répandues, et dont la légitimité est de moins en moins contestée, ne sont pas sans soulever aussi des questions sociales d'une importance non négligeable. Les remarques les plus critiques ont jusqu'ici surtout concerné les inégalités que cette privatisation de la sécurité est susceptible de créer, en fonction des ressources financières des individus et des groupes, en faisant primer, dans la distribution de la sécurité, les intérêts particuliers sur l'intérêt général que les polices publiques étaient censées représenter. Le risque est ici que ne s'instaure une sécurité à plusieurs vitesses en fonction des moyens que chaque individu ou chaque groupe peut y consacrer. Comme on a pu le constater : « La marchandisation de la sécurité, avec sa logique du risque et de l'assurance privée, menace de faire un mélange détonnant si on la combine avec des invocations à la communauté locale. Si les intérêts économiques en viennent à régner sur la capacité des groupes et des individus à contrôler et à gérer la délinquance, la sécurité sera déplus en plus dépendante de la richesse et de la capacité à se réfugier dans des zones sûres, avec gardes privés, nouvelles technologies, architecture ad hoc et habitants protégés » [Crawford, 2001, p. 27]. Ces inégalités peuvent créer d'autant plus de problèmes qu'elle peuvent être à l'origine d'un double processus susceptible de les aggraver et de rendre leur développement plus problématique : d'une part, du fait — évident — du renforcement de la sécurité des bénéficiaires de ces mécanismes de sécurité privée, mais aussi, d'autre part, du fait d'un déplacement de la délinquance et de l'insécurité vers, et au détriment, des lieux ou des milieux qui ne profitent pas des mêmes protections. D'où, chez certains observateurs, des considérations alarmistes considérant, par exemple, que « les entreprises organisées, les franges les plus aisées de la population, de mieux en mieux protégées par les ressources privées, assumeront par leurs comportements "protecteurs" égoïstes la montée des fractures sociales qui s'accentuent déjà de manière alarmante dans nos sociétés dites développées » [Ocqueteau, op. cit., p. 151].

Par ailleurs, ce sont aussi des questions concernant les fondements de l'ordre politique qui se posent. L'histoire de la police s'est caractérisée, de manière générale, dans la plupart des sociétés, par une tendance à la monopolisation, plus ou moins complètement réalisée, de la fonction policière et de l'usage de la violence légitime par des institutions publiques, ce qui a constitué un des éléments les plus importants du processus de construction des États, en favorisant corrélativement une pacification des relations sociales [10]. Sur ce point, on ne peut esquiver [35] les questions que peut susciter l'évolution récente vers un développement croissant des pratiques de « sécurité privée », pour ne pas dire des pratiques de « police privée », particulièrement lorsque ces pratiques peuvent comporter un usage éventuel de la force, ce qui tend à éroder le monopole de la violence légitime qui s'était plus ou moins instauré au profit des instances publiques. Si, dans les sociétés occidentales, c'est la conception théorique de l'État, plutôt que sa réalité, qui est ainsi mise en cause, il n'en est pas de même dans d'autres situations, où le problème ici évoqué se trouve alors beaucoup plus clairement en rapport avec un ébranlement de l'organisation politique, en s'accompagnant de conséquences concrètes beaucoup plus perceptibles que dans les sociétés développées, avec des enjeux qui mettent en question les fondements de l'équilibre social et politique de ces sociétés, en contribuant ainsi à révéler des arrière-plans qui ne sont pas toujours aussi perceptibles ailleurs. On ajoutera qu'une autre dimension de ce problème politique apparaît avec le développement d'entreprises de sécurité privée à caractère international ou transnational, qui bousculent alors l'ordre politique des États en mettant en cause leur souveraineté aussi bien sur le plan interne qu'au niveau international.

Dans le cas des sociétés développées, dont il a été jusqu'ici question, ces problèmes relatifs à l'ordre politique sont, dans la pratique quotidienne, peu sensibles, dans la mesure où ce sont des sociétés plutôt stabilisées, pacifiées, aux divisions sociales et politiques limitées, avec des pouvoirs politiques relativement peu contestés. Mais ces sociétés ne sont pas les seules à connaître une « privatisation de la sécurité ». Des sociétés à l'équilibre social fragile, aux structures politiques instables, sont touchées par le même phénomène, avec, cette fois, une claire relation entre ces pratiques et la défaillance du politique. C'est ainsi ce que l'on a pu constater dans les « pays de l'Est », dans les années 1990, après la chute du communisme. De cette situation on a pu rapprocher le cas de beaucoup de sociétés africaines, comme le fait, par exemple, l'auteur d'une étude consacrée au Nigeria et à l'Afrique du Sud [11], qui illustre, par ailleurs, la coexistence et l'imbrication de formes communautaires et commerciales de privatisation : « Près de 90 % des habitants de Lagos estiment que les méthodes d'autodéfense collective aident à combattre la criminalité. Les deux tiers y ont déjà recouru, surtout dans les quartiers pauvres, où la moitié d'entre eux se cotise pour employer des veilleurs de nuit ; un quart érige des barrières pour fermer leur rue le soir, et plus de 10 % participent à des patrouilles d'îlotage. Les habitants de quartiers aisés sont plus enclins à avoir recours à des sociétés de gardiennage, luxe des nantis, et seulement 1% dit avoir confiance dans les veilleurs de nuit recrutés sur une base individuelle. De telles pratiques se sont également étendues à la plupart des grandes villes d'Afrique francophone » [12]. Dans ce contexte, cette évolution apparaît comme, à la fois, la conséquence et la cause d'une crise de l'État, dont les insuffisances favorisent une insécurité grandissante et poussent « la société à se désengager à tous les niveaux d'un État qui n'a plus beaucoup d'autorité » [de Montclos, 1997, p. 425].

Les « polices privées » traduisent donc alors la fragilité des États concernés et les carences de leur capacité « régulative », tout en contribuant à accentuer cette fragilité, en les dessaisissant de certaines de leurs prérogatives, et, parfois, en les retournant contre eux. C'est, par exemple, ce qu'on a pu constater à l'occasion des problèmes qu'ont connus un certain nombre d'États africains à la fin du XXe siècle. On peut ainsi citer, en Afrique du Sud, le cas assez significatif du PAGAD [13], qui, initialement, autour de 1995, s'était créé pour combattre, au sein de la communauté musulmane, les gangs et les trafiquants de drogue, et dont l'agressivité s'est progressivement tournée contre les institutions publiques, au point que celles-ci ont dû intervenir par la force pour maîtriser cette évolution, car « une double dérive s'était instaurée : la lutte contre les gangs s'était transformée en lutte contre les institutions d'État et le mouvement populaire, originellement apolitique, s'était mué en groupuscule fondamentaliste terroriste réclamant l'application de la charia » [Vircoulon, 2003, p. 179]. De même, dans un certain nombre de circonstances, et dans un certain nombre de pays, on a vu des agences de sécurité privées ou des groupes d'autodéfense se transformer en milices politiques et en armées privées, en contribuant au déclenchement de conflits armés, à fondement ethnique [14], qui ont ébranlé aussi bien la structure nationale que le pouvoir politique d'un certain nombre d'États issus de la décolonisation [15]. Il est évident que ces questions ne concernent pas, en général, l'actualité des [36] sociétés développées, qui sont relativement stabilisées et pacifiées, socialement et politiquement. Néanmoins, on ne saurait oublier que les sociétés européennes, au XXe siècle, entre les deux guerres mondiales particulièrement, ont connu ces interrogations et que, dans plusieurs pays, les réglementations des années 1930 sur les « armées privées » ont été parmi les premiers textes utilisés pour encadrer les activités de sécurité privée lorsqu'elles se sont développées à partir des années 1970. De même, on a vu, en France, dans les années 1980, les autorités politiques s'inquiéter de la dimension politique que pouvaient comporter l'organisation et le recrutement des agences de sécurité privée [Ocqueteau, op. cit, p. 127-129].

Questions générales et questions théoriques

On ne peut donc négliger les questions générales que pose le rapport sécurité privée/État et les interrogations que cette évolution peut soulever, même si ces interrogations n'ont pas la même acuité selon les caractéristiques du contexte social et politique dans lequel elles se situent : « lorsque la sécurité n'est plus assurée par l'État apparaissent généralement à sa place toute une gamme de fournisseurs de sécurité. [...] ! ?« "armées" dépendant de sociétés privées offrent— et des groupes armés d'irréguliers menacent— de remplacer les armées nationales et les forces de police locales en tant qu'agents principaux de sécurité dans k cadre des frontières nationales. Les services de sécurité privée prospèrent dans les régions du tiers-monde où les polices de statut public sont perçues par les habitants et les étrangers comme incapables de faire face à la délinquance et au désordre. Les initiatives d'autodéfense de simples citoyens sont une autre réponse à l'insécurité structurelle des États du tiers-monde. Ce sont souvent alors les patrons et autres intérêts particuliers qui déterminent le niveau et le type de protection assurée par ces solutions non étatiques. En d'autres termes, celle-ci devient fonction de la capacité de payer ou de la capacité de mobilisation du groupe concerné » [16]. C'est là un enjeu évidemment beaucoup moins sensible dans le contexte des sociétés occidentales développées, même si on ne peut négliger cette dimension du problème et la question que l'équilibre sécurité publique/sécurité privée pose, concernant l'organisation de l'ensemble de la société, d'autant que l'on constate que, si le contexte est différent, les conséquences font surgir des questions semblables sur les inégalités entre individus et groupes qui en résultent, en fonction des « intérêts particuliers » en jeu et de « la capacité de payer ou de la capacité de mobilisation des groupes concernés ».

Le développement de la sécurité privée n'est donc pas une question anecdotique, il pose des questions de fond, des questions théoriques, concernant l'évolution de ce que les Anglo-Saxons appellent le policing dans les sociétés modernes, c'est-à-dire le mode de régulation faisant appel à des formes institutionnalisées de contrôle social pouvant, éventuellement, se traduire par l'usage de la force. « Au-delà des différences, les acteurs du public et du privé poursuivent essentiellement les mêmes fins avec des moyens qui ne sont pas radicalement différents » [Cusson, Dupont, 2007, p. 36]. La coexistence des formes publiques et privées de police et le développement quantitatif de ces dernières conduisent à s'interroger sur un phénomène que l'on ne saurait ignorer. « Les responsables des politiques en matière de police sont d'ailleurs résignés au fait que toute action policière effective a de grandes chances d'exiger une forme ou une autre de combinaison, de collaboration, ou de travail en réseau entre police publique et police privée et que les lignes de partage entre les responsabilités des uns et des autres sont difficiles, voire impossibles, à préciser. » [Stenning, op. cit., p. 99] Cette évolution se traduit d'abord par un brouillage des frontières entre polices publiques et polices privées, une évolution que certains auteurs anglo-saxons ont tenté de cerner en parlant de greypolicing, et en la mettant en relation avec les débats sur la reconfiguration de l'État. Au-delà de ce constat, on est conduit à envisager l'hypothèse qu'après une période caractérisée par une prédominance du policing public, on entrerait dans une période que certains qualifient de policing hybride Qones, Newburn, 1998], dans laquelle tendent à coexister des pratiques publiques et privées de production de la sécurité, avec le maintien d'un encadrement public plus ou moins efficace, censé sauvegarder la préoccupation du bien commun et la protection des intérêts comme des droits et des libertés de l'ensemble des citoyens, tout en s'accompagnant d'un développement du nombre des intervenants privés, pour des raisons tenant à l'adaptation aux besoins de la société et à leur évolution, à la redistribution des ressources publiques et à la redéfinition de ce qu'est, ou doit être, le « vrai travail policier ».

Cela dit, les modalités de la coexistence des deux secteurs au sein de ce système de police hybride peuvent être variables et constituer un enjeu important, concernant tout particulièrement le rôle de la gouvernance publique. C'est ainsi que certains points de vue, en faisant valoir, selon une métaphore nautique, que « tout compte fait, celui qui tient la barre détermine davantage la destination de la barque que ceux qui rament » [Osborne, Gaebler, 1992, p. 32], tendent à situer cet enjeu dans la perspective d'une redéfinition de l'État et de son rôle, en distinguant [37] les décideurs et les exécutants : « La fourniture de sécurité prendrait dans [cette] configuration une modalité selon laquelle les gouvernements seraient les commanditaires organisationnels reformulant les demandes de protection, prenant en charge celles qui leur paraîtraient ne pouvoir et ne devoir être stratégiquement remplies que par leurs propres agents, tout en enrôlant et en habilitant d'autres agents pour des tâches de protection d'espaces publics ou hybrides, laissant aux gestionnaires d'espaces privés le soin de mettre au point leur propre police » [Ocqueteau, 2004, p. 128]. L'enjeu concret de ce débat théorique est donc, ici encore, le cadre juridique déterminant la répartition des compétences entre instances publiques et privées et le mode de fonctionnement des instances privées, de façon à ce que les préoccupations commerciales et la protection des intérêts privés soient compatibles avec l'intérêt de la collectivité et de l'ensemble des citoyens que les autorités politiques ont la charge de représenter. La caractéristique de ce système de police hybride étant donc que la sécurité collective qu'il assure puisse passer, selon les cas, par des intervenants publics ou des intervenants privés, tout en assurant un encadrement public de celle-ci.

Même si cette évolution tend à se faire silencieusement, en permettant dans le court terme de faire face à des problèmes sensibles et urgents, avec des solutions susceptibles de satisfaire, dans un premier temps, tous les acteurs sociaux concernés, notamment en ce qui concerne la répartition des charges financières qu'implique l'acuité des problèmes de sécurité dans les sociétés contemporaines, elle n'en est pas moins source d'interrogations sur le long terme, que l'on ne peut pas ne pas évoquer. Tel est le cas chez ceux qui, en se situant dans la perspective d'une « vision néomédiévale de l'avenir » [Crawford, 2001, p. 27], s'interrogent en se demandant si le développement mal maîtrisé de ces pratiques de sécurité privée ne risque pas de provoquer un retour à des situations proches de celles que le développement des polices publiques avait eu pour but, et pour effet, d'abolir, en se traduisant par « l'apparition anarchique d'organes d'autoprotection ou de services privés de "police " ou de "sécurité", échappant à toute réglementation et aux mains d'intérêts particuliers locaux »[17] Si bien que certains en arrivent parfois, en évoquant ce phénomène et sa conjonction éventuelle avec des formes de localisme, territorial, communautaire ou corporatif, à ne pas écarter l'hypothèse d'une « reféodalisation » [Crawford, op. cit.] des sociétés contemporaines. Une hypothèse qu'il serait léger de ne pas prendre en considération lorsqu'on constate que l'évolution en cours peut amener à envisager « une coexistence de l'ordre public et d'une constellation d'ordres privés » [Cunningham, Taylor, 1985, p. 22], l'enjeu étant alors ici, en recoupant ce qui a été dit précédemment à propos des systèmes de police hybrides, l'importance respective de ces deux types « d'ordres » et la hiérarchie entre eux.

Conclusion

Au terme de cet état des lieux, nombreuses sont les questions que pose le développement de la sécurité privée dans les sociétés contemporaines, avec des enjeux se situant à des niveaux sensiblement différents.

D'abord, des enjeux pragmatiques, dans la mesure où on peut considérer que, pour une large part, le développement de la sécurité privée est lié, implicitement ou explicitement, à des calculs gestionnaires, en termes de coût/résultats ou de coût/efficacité, effectués par les parties en cause. Avec, du côté des autorités politiques, une volonté d'alléger les charges des budgets publics en matière de sécurité, de diminuer la pression des attentes pesant sur les polices publiques, de recentrer l'activité de celles-ci sur le « vrai travail policier », de redistribuer l'utilisation des ressources publiques. Du côté de la demande « privée » des individus, des groupes ou des institutions, la préoccupation est, essentiellement, celle d'une plus grande efficacité sécuritaire, à la fois pour pallier les défaillances ou les lacunes des polices publiques, afin d'obtenir une protection plus efficace, mais aussi, d'autre part, pour mieux adapter les mesures de protection à la diversité grandissante de leurs besoins spécifiques.

Des enjeux idéologiques tiennent ensuite au fait que, derrière les enjeux pratiques, se profilent des évolutions intellectuelles, qui concernent aussi bien la conception de l'organisation et de l'action de la police que la conception de l'État et de ses responsabilités. Avec, pour ce qui est de la police, les orientations vers les notions de « police communautaire », de « prévention situationnelle », de « police de proximité », de « partenariat », qui tendent, pour faire face aux besoins de sécurité des sociétés contemporaines, à mobiliser ou à remobiliser les ressources sociétales, pour ne pas laisser cette charge aux seuls professionnels des polices publiques. À quoi s'ajoutent, du côté de l'État, l'impact des thèses néolibérales et les remises en cause — tant pratiques que théoriques — de l'État-providence, qui prônent une redéfinition des responsabilités de l'État et une révision du périmètre et des modalités de ses interventions.

Des enjeux juridiques importants résultent des risques que cette évolution peut comporter pour la société, pour [38] les droits et les libertés des individus. Aux risques qui sont impliqués par tout exercice de la fonction policière, publique ou privée, s'ajoute ici le fait que les pratiques de sécurité privée mettent en œuvre des moyens qui s'apparentent à ceux utilisés par les polices publiques, sans être soumis initialement aux mêmes obligations, et avec le risque de dévoiements du fait du caractère privé des organisations, des agents et des intérêts protégés, ainsi que du fait des préoccupations de rentabilité qui peuvent être celles des entreprises de sécurité à caractère commercial. Ceci pose le problème de l'organisation des relations de ces activités de sécurité privée avec l'État de droit, et de l'encadrement juridique et des contrôles exercés sur celles-ci, de façon à éviter qu'elles ne portent atteinte aux intérêts, aux droits et aux libertés des citoyens.

La coexistence des institutions policières publiques et des institutions policières privées comporte en outre des enjeux de type institutionnel, tenant au parallélisme de leurs activités et d'une partie de leurs finalités, ce qui pose la question de leur concurrence éventuelle, et de l'organisation de la coexistence de ces activités de sécurité privée avec celles des polices publiques, une organisation qui peut s'opérer selon des modes variables, depuis la simple tolérance des formes de sécurité privée, considérées comme un moindre mal nécessaire, jusqu'à une reconnaissance de leur rôle dans la coproduction de la sécurité, en passant par des situations faisant appel, plus ou moins explicitement, aux notions de complémentarité, de délégation, de collaboration, ou de coresponsabilité.

Des enjeux en termes démocratiques sont liés à cette question. Dans les sociétés démocratiques, l'activité des polices publiques se trouve plus ou moins contrôlée par les instances politiques, dont le fondement électif et le caractère représentatif les habilitent à arbitrer entre les demandes sociales pour définir l'ordre censé correspondre à l'intérêt général, dont les polices publiques sont ensuite l'instrument. Par définition, les pratiques de sécurité privée sont, elles, liées à la protection d'intérêts particuliers, d'individus, de groupes ou d'institutions, et le problème qui se pose est alors celui de la conciliation de la poursuite de ces intérêts particuliers avec les exigences du bien commun, telles que sont habilitées à les définir les instances politiques plus ou moins directement élues et démocratiquement désignées. Ce qui amène à retrouver la question de l'encadrement légal, dont la définition est de la compétence des instances politiques, et celle des contrôles que leurs administrations peuvent mettre en œuvre.

Des enjeux sociaux importants résultent en outre du fait que, si le développement des pratiques de sécurité privée peut contribuer à élever le niveau global de sécurité dans une société, sa répartition est néanmoins, pour une large part, fonction des ressources dont disposent les individus et les groupes, particulièrement de leurs ressources financières, ce qui est susceptible d'entraîner une distribution sociale de la sécurité à deux ou même à plusieurs vitesses. D'autant plus que ce risque de disparité et d'inégalité est accentué par le fait que le renforcement de la sécurité qui s'opère alors au profit des bénéficiaires directs de ces pratiques est, corrélativement et presque mécaniquement, susceptible d'accroître l'insécurité de ceux qui ne bénéficient pas de ce type de protection.

Plus généralement, s'ajoutent à ces enjeux des enjeux théoriques, politiques et historiques. Un premier enjeu théorique tient au fait qu'à un mode de régulation sociale, à un mode de policing, essentiellement organisé autour d'institutions policières publiques, tend à se substituer un nouveau type d'organisation des systèmes de police qui fait une large place, à côté des polices publiques, à des institutions privées, dont le mode d'articulation avec les polices publiques et avec l'organisation politique reste fluctuant et sujet à des variations non négligeables, ce qui amène certains à avancer le concept de « système de police hybride » pour cerner l'évolution en cours, en soulignant l'enjeu que constituent, dans ce cadre, l'organisation de la répartition des compétences entre secteur public et secteur privé et leur hiérarchisation.

Au-delà, ces pratiques de sécurité privée comportent un enjeu politique, dans la mesure où, en se traduisant par un recours éventuel à la force, elles tendent à remettre plus ou moins en cause l'évolution vers la monopolisation de la violence légitime dont les polices publiques ont été en grande partie l'instrument, ce processus étant à la fois la cause et la conséquence d'une remise en cause théorique et pratique de l'État, avec le risque, à la limite, de voir, éventuellement, ce relatif démembrement de l'État se retourner contre lui, comme le montrent certains phénomènes constatés dans des sociétés moins stabilisées et pacifiées que les sociétés occidentales. À quoi s'ajoutent les interrogations que fait surgir l'internationalisation de certaines formes de sécurité privée. En tout cas, la réflexion générale sur les formes de sécurité peut difficilement être séparée d'une réflexion sur les évolutions du politique, de sa nature, de ses fondements, de ses interventions, qui en sont à la fois, selon les cas, la cause et/ou la conséquence.

S'ajoutent enfin des enjeux historiques concernant l'évolution générale des sociétés. Dans la mesure où, en se situant dans la perspective de ce qu'on a pu appeler une « vision néomédiévale de l'avenir », certaines craintes se font jour qu'un développement mal maîtrisé des activités de sécurité privée, allié à des formes de localisme, territorial, communautaire ou corporatiste, et à une remise [39] en cause du rôle des États, ne provoque un émiettement de la société en communautés, qui organiseraient de manière plus ou moins autonome leur propre sécurité, en revenant ainsi à des situations que le développement des polices publiques avait abolies, et en provoquant ainsi une sorte de « reféodalisation » des sociétés contemporaines.

Tels sont les principaux problèmes auxquels renvoie le développement des formes de sécurité privée et qui, explicitement ou implicitement, jouent un rôle dans la façon dont s'organise ce développement, aussi bien d'un point de vue formel qu'informel [18].

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WEBER (T.), 2002, Étude comparative des dispositions législatives réglementant le secteur de la sécurité privée dans l'Union européenne, Rapport pour la Confédération of European Security Services.



[1] Ainsi, une entreprise multinationale telle que la firme suédoise « Sécuritas » emploie 260 000 personnes dans 30 pays.

[2] Définition large retenue par Clifford Shearing et Philip Stenning, qui ont été, à partir du début des années 1980, en collaboration ou individuellement, les pionniers des recherches sur ces questions.

[3] Circulaires du 24 février 1967, du 14 décembre 1981, du 17 novembre 1983.

[4] C'est le cas, par exemple, aux États-Unis, où cette situation est la source d'un certain nombre de difficultés, ces policiers passant fréquemment de leur activité « publique » à leur activité « privée » en conservant leur uniforme et leur arme, et parfois leur véhicule de service (cf. J.P. Brodeur, Les visages de la police, Montréal, Presses de l'Université de Montréal, 2003, p. 298-299)

[5] Cf. le rapport des Renseignements généraux (1988) cité par F. Ocqueteau, Les défis de la sécurité privée, Paris, L'Harmattan, 1997, p. 127.

[6] Sur cette évolution dans un pays en voie de développement : M. Akadje, Police privée et police publique en Côte d'Ivoire, Thèse, Toulouse 1, 2003.

[7] Cf. par exemple le rapport de Tina Weber, Etude comparative des dispositions législatives réglementant le secteur de la sécurité privée dans l'Union européenne, Rapport pour la Confédération of European Security Services (2002).

[8] Tel l'article 4 interdisant « d'intervenir dans quelque conflit du travail que ce soit ou de se livrer à une surveillance relative aux opinions politiques, religieuses, syndicales des salariés et de constituer des fichiers dans ce but ».

[9] Dont les attributions ont été transférées depuis 2011 au « Défenseur des droits ».

[10] Cf. N. Elias, La dynamique de l'Occident.

[11] En Afrique du Sud, en 2004, on recensait 450 000 agents de sécurité privée pour 130 000 policiers publics, les polices publiques allant jusqu'à s'adresser à des agences privées pour assurer la garde des commissariats ! (te Monde, 28/12/2004).

[12] A. de Montclos, « Faut-il supprimer les polices en Afrique », te Monde Diplomatique, août 1997.

[13] PAGAD : « People against gangs and drugs ».

[14] D'autant plus si ces « polices privées » ont une base sociale. Ainsi, dans le cas des « Dosos » en Côte-d'lvoire (cf. M. Akadje, Police privée et police publique en Côte-d'lvoire, op. cit.) ou dans celui des organisations « cosaques » en Russie (A. Le Huérou, « Entre héritages et innovations : l'hybridation des pratiques de sécurité locale en Russie » in G. Favarel-Guarrigues (ed), Criminalité, police et gouvernement ; trajectoires post-communistes, Paris, L'Harmattan, 2003.

[15] Cf. C. Samba, Entre tradition et modernité : Police et contrôle social au Congo-Brazaville, Thèse, Toulouse 1,1999 ; M. Akadje, Police privée et police publique en Côte d'Ivoire, op. cit.

[16] Coldsmith (A.), « Policing weak states : Citizen Safety and State Responsability » cité par J. Shepticky, in Cultures et conflits, hiver 2002, p. 91.

[17] Morgan R. (1994), cité par D.H. Bayley, etC. Shearing/n The new structure of policing. Description, Conceptualization and Research Agenda, Washington, National Institute of Justice, 2001, p. 29.

[18] Ce texte est issu d'une contribution aune recherche collective sur la sécurité privée dans le cadre d'un contrat de recherche INHES/ Université de Paris X-Nanterre, dont une première version a été publiée par la Revue internationale de criminologie et de police technique et scientifique (1/2010).



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le lundi 7 novembre 2016 11:15
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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