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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Jean-Louis Loubet del Bayle, “Bernard Charbonneau, le contexte personnaliste des années 30 et sa postérité.” in ouvrage sous la direction de Jacques Prades, Bernard Charbonneau : une vie entière à dénoncer la grande imposture, pp 23-34. Toulouse : Éditions Érès, 1997, 224 pp. Collection “Questions de sociétés”. [Autorisation de diffuser cet article en libre accès dans Les Classiques des sciences sociales accordée par l'auteur le 24 novembre 2015.]

Jean-Louis Loubet del Bayle

Historien des idées et sociologue de la police
Professeur émérite de Science politique
à l'Université des Sciences sociales de Toulouse-Capitole

Bernard Charbonneau,
le contexte personnaliste
des années 30 et sa postérité
.” *

in ouvrage sous la direction de Jacques Prades, Bernard Charbonneau : une vie entière à dénoncer la grande imposture. Toulouse : Éditions Érès, 1997, 224 pp. Collection “Questions de sociétés”.


"Tous les deux, à cette époque-là, nous étions très attirés par la politique. Bernard Charbonneau était d'ailleurs beaucoup plus avancé que moi dans la connaissance de l'appareil social, sociologique et politique. Sa critique de la société me paraissait aller plus loin que celle de Marx, et ce qui reste à mes yeux extraordinaire c'est qu'il donnait une interprétation globale de la société. Quand on relit aujourd'hui ses écrits d'alors, on est stupéfait de leur modernité. (...) Nous avions constitué dans le Sud-Ouest de petits cercles. (...). Et nous cherchions où accrocher notre volonté révolutionnaire. L'aventure d'Esprit se situe exactement là. Nous avons été tous les deux à une rencontre d'Esprit, en 1934. Bernard était d'ailleurs extrêmement sceptique. A priori, le mot "Esprit" lui paraissait ambigu, capable d'entretenir tous les malentendus, de couvrir toutes les compromissions. Pourtant, nous avons rencontré là des hommes qui avaient procédé, envers la société moderne, à la même critique que dans notre petit groupe du Sud-Ouest nous avions faite. Ce fut une rencontre importante. (..) Et d'autant plus qu'à peu près au même moment, nous avons rencontré Alexandre Marc, Denis de Rougemont et leur groupe L'Ordre nouveau. Bernard et moi nous situions entre les deux". [1]

Ces souvenirs de Jacques Ellul, dans son livre d'entretiens avec Madeleine Garrigou-Lagrange, invitent très explicitement à situer le développement de la réflexion de Bernard Charbonneau dans ces années par rapport aux deux groupes d'Esprit et de L'Ordre Nouveau, et, plus largement, par rapport à ce que l'on peut appeler la nébuleuse des "non conformistes des années 30" ou du mouvement personnaliste des années 30.

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Dans cette nébuleuse - et sans que l'on puisse entrer ici dans le détail des raisons de cette présentation - on rappellera que l'on peut distinguer trois courants :

  • un premier courant est celui de la revue Esprit, qui se constitue à partir de 1931 autour d'Emmanuel Mounier, et auquel on est tenté aujourd'hui de réduire le personnalisme des années 30

  • le second courant est ensuite celui de L'Ordre Nouveau, qui se crée sous l'impulsion organisatrice d'Alexandre Marc, autour d'un corpus doctrinal fondé particulièrement sur la réflexion théorique d'Arnaud Dandieu, dont l'œuvre sera brutalement interrompue par la mort en 1933.

  • enfin, au moins jusqu'en 1934, il faut faire une place à un troisième courant, que Mounier appellera la Jeune Droite, constitué par de jeunes intellectuels plus ou moins dissidents de l'Action Française, autour notamment de Jean de Fabrègues et de Thierry Maulnier.

Cette présentation correspond à ce que on peut appeler la période d'émergence de ce mouvement, entre 1930 et 1934. Il n'est pas question de faire ici une analyse complète et détaillée des positions prises par ces groupes. Pour en situer néanmoins l'orientation, on se bornera à fournir quelques repères assez sommaires.

En premier lieu, et c'est un point important, cette réflexion s'est développée dans le cadre d'une problématique tout à fait caractéristique, que l'on peut appeler une problématique de civilisation. Un trait commun à tous ces groupes était en effet le sentiment que ce qu'ils vivaient était une crise de civilisation, c'est-à-dire une crise totale, qui mettait en cause tous les aspects de l'existence humaine, en concernant aussi bien les rapports de l'homme avec son environnement social ou naturel que les rapports de l'homme avec lui-même et avec sa destinée.

Cette problématique générale se traduisait ensuite par un certain nombre de conséquences que l'on peut tenter de résumer assez rapidement de la manière suivante :

1) d'abord par une attitude extrêmement critique à l'égard de la société libérale de l'époque. Dans ses manifestations politiques - critique de la démocratie de masse, du parlementarisme, du régime des partis - et dans ses formes économiques - la critique du capitalisme, du "règne de l'argent". Au début des années 30, cette orientation se cristallisera notamment dans une mise en cause virulente de l'américanisme et de l'américanisation des société modernes.

2) au delà des structures politiques, économiques et sociales, cette critique se voulait aussi une critique morale et spirituelle, qui mettait en cause une orientation de la modernité caractérisée, selon ces groupes, par un rationalisme, un productivisme, un matérialisme de plus en plus étouffants, qui condamnaient l'homme à une sorte de mutilation par le haut et par le bas, en le réduisant à un individu purement abstrait, amputé aussi bien de ses racines charnelles que de sa personnalité spirituelle.

3) face à ce "désordre établi", ces groupes récusaient parallèlement les mouvements contemporains qui avaient la prétention d'apporter, eux aussi, des réponses "totales" à cette crise, à savoir le communisme et le fascisme, dont ils déniaient le caractère révolutionnaire, en soulignant qu'ils exacerbaient plus qu'ils ne les combattaient les dérives étatistes, totalitaires et matérialistes des sociétés modernes.

4) pour remédier à cette crise de civilisation, ils se déclaraient révolutionnaires, en usant et abusant de ce que certains ont appelé ironiquement le "ninisme", c'est-à-dire en pratiquant abondamment le refus parallèle de solutions antagonistes, en recherchant dans la plupart des domaines une hypothétique "troisième voie", ce que traduisait l'usage répété de formules comme "ni droite ni gauche", "ni communisme ni capitalisme", "ni étatisme ni anarchisme", ni "individualisme ni collectivisme", ni "idéalisme ni matérialisme".

5) cette révolution, ils la souhaitaient comme une révolution totale, c'est-à-dire non seulement une révolution institutionnelle, modifiant les structures de la société - les structures politiques et économiques notamment - mais aussi une "révolution spirituelle", transformant les valeurs et la mentalité des individus. Donc une transformation simultanée des choses et des hommes.

6) cette révolution "spirituelle", "totale", était appelée à trouver ses fondements dans une approche philosophique qu'ils qualifiaient de "personnaliste", cette référence à la notion de "personne" apparaissant particulièrement comme un moyen de récuser l'alternative idéalisme/matérialisme sur le plan philosophique et l'alternative individualisme/collectivisme sur le plan politique et social. Contre tout "monisme" matérialiste et collectiviste, ils entendaient affirmer et sauvegarder la transcendance spirituelle et singulière de la personne par rapports à ses conditionnements biologiques ou sociaux, tout en ayant le souci de ne pas la séparer de son existence "incorporée", dans la société et dans l'histoire

7) ce "personnalisme" entraînait notamment une approche des problèmes politiques et sociaux, caractérisée par des orientations très antiétatistes, qui se déclaraient "décentralisatrices", "corporatistes" ou "fédéralistes", et dont le point commun était de mettre l'accent sur l'importance des "corps intermédiaires", des formes d'organisation spontanées de la société civile par opposition aux dérives étatistes des sociétés modernes, qu'elles soient celles des sociétés démocratiques ou celles des régimes
totalitaires.

8) enfin, ce "personnalisme" se traduisait par l'idée d'une "révolution personnelle", impliquant une notion de l'engagement qui attendait de ses militants, non seulement une action "extérieure" pour transformer le monde et la société, mais aussi un effort individuel et immédiat pour incarner dans leur vie quotidienne les valeurs et le "style de vie " de la future révolution "personnaliste". [2]

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Jusqu'en 1934, les relations de ces groupes entre eux ne furent pas idylliques, mais les observateurs extérieurs furent sensibles à la convergence de leurs prises de position. La manifestation la plus éclatante de celle-ci étant la publication  en octobre 1932 d'un numéro spécial de la NRF qui leur sera consacré, et dans lequel Denis de Rougemont, qui en avait été le coordonnateur, déclarait voir se dessiner une sorte de front commun de ces groupes, fondé "sur une communauté d'attitude essentielle"

En revanche, cet embryon de front commun ne va pas résister au choc des événements de février 1934 et de leurs conséquences. Ces groupes font alors, sous la pression de l'actualité, l'expérience de la difficulté d'échapper aux habitudes traditionnelles, en voyant notamment resurgir en leur sein les vieilles références à la division Droite/Gauche dont ils avaient tenté de se libérer. De ce fait, on pourrait être tenté d'arrêter là cette histoire, mais ce serait sans doute une erreur, car ce mouvement, qui a donc émergé au tout début des années 30, a néanmoins eu une postérité et a eu par la suite une influence idéologique et intellectuelle non négligeable, en France et au delà.

Ceci dit, l'analyse de cette influence n'est pas facile à faire pour deux raisons en partie liées. D'abord, parce que, plus que sur l'existence de filiations institutionnalisées, c'est une influence qui s'est surtout fondée sur des engagements et des rapports personnels et sur des phénomènes de contamination intellectuelle. Ensuite, parce que c'est, de ce fait, une influence diffuse, à travers des cheminements au cours desquels les idées personnalistes sont venues confluer avec d'autres courants d'idées, qui les ont influencées mais qu'elles ont aussi influencés. D'une autre manière, on peut dire que l'extension du champ d'influence de ces idées s'est payée en contrepartie d'une certaine dilution de leur identité.

Ce mode particulier d'influence - qui tient sans doute, partie à la nature intellectuelle du personnalisme et partie aux circonstances - a, semble-t-il, été bien résumé par une formule du philosophe Gabriel Marcel, qui, à une question posée sur l'influence de ces groupes, répondait que cette influence avait été "une influence en pointillé". C'est-à-dire une influence diffuse et en partie souterraine dans son cheminement.

Pour préciser ce cheminement il semble qu'il convienne de prendre comme points de repère trois dates-clé : 1934 - 1940 - 1945 - 1968, en précisant qu'à chaque étape il y a à la fois extension et dilution de cette influence par rapport à l'étape précédente.

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Première référence : 1934. Durant la période qui suit - de 1934 à 1939 - les repères institutionnels demeurent, puisque les groupes constitués antérieurement continuent plus ou moins à exister, avec notamment des publications spécifiques. Mais la pression de l'actualité les oblige à des rapprochements ou à des reclassements politiques, qui les éloignent plus ou moins les uns des autres, en atténuant pour une part leur originalité :

- la JD continue à s'exprimer à travers des publications comme La Revue du XXe Siècle ou Combat, mais ses prises de position sur l'actualité tendent à la repousser aux confins de l'extrême droite et de l’Action Française et il est clair qu'après 1934, pour Bernard Charbonneau ou Jacques Ellul, la Jeune Droite n'est pas associée au type de réflexion que représentaient pour eux Esprit ou L'Ordre Nouveau.

- durant la même période, Esprit subit aussi la pression de l'actualité, et si la JD dérive vers la droite, le groupe Esprit, lui aussi, est amené à se politiser, en renonçant dès 1934 au slogan "Ni droite, ni gauche", et en adoptant à l'égard de la gauche une attitude de compagnonnage critique. C'est là une évolution qui se répercutera sur les relations d'Esprit avec Bernard Charbonneau et ses amis dans les années 37-38.

- seul L'Ordre Nouveau a semblé résister à ce mouvement de politisation, mais au prix d'un durcissement doctrinaire de la formulation de ses thèses, et au prix d'un isolement croissant qui ne sera pas sans relation avec la disparition de sa revue en 1938.

Ceci dit, les rapprochements de la JD ou d'Esprit avec des milieux de droite ou de gauche plus traditionnels ont eu néanmoins pour conséquence une certaine imprégnation de ces milieux par les idées qu'ils continuaient à défendre. D'autant qu'à côté de l'influence des publications il faut prendre en compte celle des hommes. Par exemple, si VON reste en tant que mouvement à l'écart d'engagements trop politisés, certains de ses animateurs ou de ses militants seront, eux, mêlés à des tentatives qui, à gauche comme à droite, essaient de renouveler les termes du débat politique en se retrouvant là soit aux côtés d'hommes venant de la mouvance d'Esprit soit de représentants de la J.D. Ainsi, à gauche, dans le mouvement Frontiste de Gaston Bergery et son hebdomadaire La Flèche, ou dans des publications catholiques de gauche comme Sept ou Temps Présent. À droite, ce phénomène se produira par exemple dans certains milieux proches des Ligues, autour de 1935-36 - notamment les Croix de Feu et sa filiale des Volontaires Nationaux - puis dans le cadre du premier PPF, celui de 36-37. Ce à quoi s'ajoute une influence plus ou moins identifiable dans les groupes de réflexion qui continueront à surgir, de manière plus ou moins éphémère et avec des identités idéologiques plus ou moins floues, jusqu'à la guerre {La Lutte des Jeunes, L'Homme réel, L'Homme nouveau, La Justice Sociale, Travail et Nation, La Croisade, Communauté, Le pays réel, etc.) [3]. C'est aussi dans ces années qu'à la charnière de l'influence d'Esprit et de L'Ordre Nouveau se constitue le noyau de ce que Christian Roy a appelé le "personnalisme gascon" autour de Bernard Charbonneau et Jacques Ellul [4].

De ces phénomènes résultera une influence diffuse que Mounier en 1939 résumera un peu brutalement en ces termes : "Quelques mots nouveaux que l'on voit maintenant traîner un peu partout". Ainsi, la défense de Téminente dignité de la personne humaine", le combat pour "les valeurs spirituelles" devinrent quelques uns des mots d'ordre de la lutte antifasciste, tandis que les Ligues et le Parti Populaire Français de Doriot s'annexèrent des slogans comme "Ni droite ni gauche", "Ni communisme ni capitalisme". En résumé, le bilan de ces années, c'est donc une contamination marginale des milieux de droite ou de gauche traditionnels, et c'est aussi une présence plus ou moins influente dans les tentatives qui, à droite comme à gauche, essaient, avec plus ou moins de bonheur et de réussite, de moderniser les termes du débat politique, ce à quoi s'ajoutent un certain nombre de contacts internationaux d'Esprit et de L'Ordre nouveau

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L'effondrement de 1940 va redistribuer les cartes et l'influence personnaliste va se retrouver aussi bien du côté de Vichy que de la Résistance. À cela, il y a notamment deux raisons que l'on retrouve dans les deux cas : d'abord, la volonté commune de rupture avec la société de la Nie République et, d'autre part, un phénomène de génération, l'arrivée aux responsabilités des 35-40 ans, c'est à dire des anciens "jeunes des années 30" plus ou moins influencés par les courants d'idées apparues dans l'avant-guerre

À Vichy - surtout dans le premier Vichy - on trouve la trace de cette influence dans les milieux proches du Secrétariat à la Jeunesse et du Secrétariat à l'Information, avec la cohabitation parfois très conflictuelle dans ces milieux d'anciens de la JD, de L'Ordre Nouveau et d'Esprit. Ainsi dans le mouvement des Compagnons de France, dans l'association culturelle Jeune France, dans la revue Idées ou dans les écoles de cadres, comme celle d'Uriage. Mais cette influence personnaliste est alors celle d'un personnalisme infléchi par le communautarisme et les orientations autoritaires du régime de Vichy [5].

Du côté de la Résistance, les premiers réseaux qui s'organisent ne sont souvent pas plus indulgents que les partisans du régime de Vichy pour ce qu'ils analysent comme la décadence de la société française dans les années précédant la débâcle. De ce fait, eux aussi voient réapparaître des thèmes et des hommes issus de ces groupes personnalistes des années 30. C'est le cas, par exemple, dans le mouvement Combat d'Henri Frenay, à Défense de La France, à Libérer et Fédérer ou dans le mouvement Témoignage Chrétien [6]. Ici, le personnalisme sera amené à composer avec les principes de la tradition républicaine et à se colorer d'une certaine influence socialiste et marxiste.

Aux engagements directs et immédiats, s'ajoute l'influence de ceux qui passent plus ou moins rapidement d'une mouvance à l'autre, de celle de Vichy à celle de la Résistance. Ainsi de Mounier, se retrouvant dans le mouvement Combat après un très bref intermède vichyssois ou de l'Ecole d'Uriage basculant dans la Résistance en 1942. À noter qu'Uriage est un milieu où l'influence personnaliste a touché des hommes jeunes, qui feront carrière dans l'après-guerre, comme, pour ne citer que deux noms, Hubert Beuve-Mery, le futur fondateur du Monde, ou Paul Delouvrier personnage important de la haute administration gaullienne sous la Ve République [7]

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La troisième période s'ouvre en 1945. Après la Libération, dans l'immédiat après-guerre, la postérité du "personnalisme" la plus aisément repérable comporte deux branches.

La première branche est constituée par les mouvements fédéralistes européens, qui associent à l'idée d'une Europe Unie le projet d'une transformation fédéraliste des États-Nations européens. Beaucoup d'anciens animateurs des groupes des années 30 - par exemple Robert Aron, Daniel-Rops, Jean de Fabrègues, Alexandre Marc, Thierry Maulnier ou Denis de Rougemont - se retrouveront après la guerre d'abord au sein de l’ Union Européenne des Fédéralistes, puis dans le cadre du Mouvement Fédéraliste Français, ou du Mouvement Fédéraliste Européen [8]. À noter que ces organismes récupéreront des hommes, dont certains venaient directement de la Résistance, tandis que d'autres avaient plus ou moins flirté avec certains des milieux vichyssois évoqués précédemment.

L'autre branche, c'est le courant Esprit. Si certains anciens d'Esprit se retrouvent à titre individuel dans l'engagement européen, la revue elle-même et Emmanuel Mounier restent à l'écart, notamment en raison de l'orientation anticommuniste que leur paraissait comporter cet engagement. Cela pose le problème du maintien de l'identité personnaliste d'Esprit dans l'immédiat après-guerre, malgré ce que Michel Winock a appelé le "philocommunisme" [9] dont la revue fera preuve particulièrement entre 1946 et 1949. Sous cette réserve, il n'en reste pas moins qu'Esprit est au lendemain de la guerre une des grandes revues intellectuelles du moment et qu'elle l'est restée en partie jusqu'à nos jours, en constituant donc un des éléments de l'héritage contemporain du personnalisme des années 30, même si son identité de revue personnaliste s'est quelque peu diluée à travers les vicissitudes qu'elle a connues au cours des dernières décennies. À côté des réseaux d'Esprit, et plus ou moins en rapport avec eux, il faut aussi mentionner ici l'importance du mouvement Vie Nouvelle, qui, à la charnière de l'engagement social et religieux, fut fondé par André Cruizat, passé par le scoutisme et le mouvement vichyssois des Compagnons de France. Ces deux réseaux contribueront à assurer la présence du personnalisme dans la gauche intellectuelle et aussi dans le catholicisme de gauche [10].

Au delà de ce premier cercle, à travers celui-ci, et aussi par d'autres voies, on peut considérer que certains éléments de la philosophie personnaliste ont aussi influencé, de manière plus ou moins profonde, l'ensemble du paysage politique français. Ainsi, le personnalisme a été une des références intellectuelles du MRP, et donc du courant de la démocratie chrétienne, après la guerre, et son représentant intellectuel Etienne Borne n'a jamais caché sa proximité philosophique avec Esprit. Le gaullisme, dans certains de ses thèmes, par exemple celui de la participation, et plus largement dans certains de ses aspects sociaux, ne sera pas non plus sans avoir quelques liens avec le personnalisme, d'autant que certains intellectuels proches du Général de Gaulle viendront du milieu Ordre Nouveau comme J. Chauveau, A. Ollivier, ou Daniel-Rops, qui avait été l'éditeur de ses premiers livres chez Pion, et alors que lui-même avait été un lecteur avant la guerre de Temps Présent, l'hebdomadaire qui avait succédé à Sept en 1 937.

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Une quatrième période s'ouvre en 1968. Nombre des anciens non-conformistes des années 30 auront le sentiment de retrouver avec les événements de mai 1968 des interrogations proches de celles qu'ils avaient exprimées à l'orée des années 30 et ils ne se sont pas étonnés de voir réapparaître des idées qui leur avaient été familières. À travers la mise en cause de la « société de consommation » et de ses orientations « unidimensionnelles » et « productivistes », à travers l'idée de « crise des valeurs », de « crise spirituelle », de « révolution culturelle », ce sont quelques-unes des questions qui étaient les leurs quarante ans plus tôt que les anciens des années 30 vont retrouver, même si les réponses qu'apportait l'actualité ne leur semblaient pas toujours celles qu'ils auraient souhaitées.

C'est pourquoi, par exemple, certains de ces anciens « non-conformistes » vont être rapidement attentifs aux interrogations écologiques. Cette postérité écologique du non-conformisme des années 30 passera notamment par l'héritage du « personnalisme gascon », de Bernard Charbonneau et Jacques Ellul. Avec ce courant s'est développée une réflexion sur les transformations technico-scientifiques des sociétés modernes et sur leurs conséquences, dont l'influence a d'ailleurs dépassé les frontières de la France, notamment à travers l'audience internationale, particulièrement aux États-Unis, de l'œuvre de Jacques Ellul. Ainsi Ivan lllich pourra très clairement se définir comme un disciple d'Ellul [11], tandis qu'on trouve, par exemple, des références à Mounier et au personnalisme dans les travaux du théoricien de l'écologie et de la contre-culture américaines Theodor Roszack [12].

Denis de Rougemont et Jacques Ellul seront par ailleurs à l'origine de la création dans les années 70 de l'association Ecoreupa, qui se définira comme un « réseau européen de réflexion écologique », ayant le projet de contribuer à la construction d'« une démocratie écologique dans une Europe fédérale et régionale ». De même, dans ces mêmes années 70-75, le mathématicien et ancien de Y Ordre Nouveau Claude Chevalley après avoir été un sympathisant du mouvement étudiant de mai 68, animera la revue Survivre et vivre, qui se donnait pour mission de travailler à la « sauvegarde de la planète et de l'espèce ». Pour cette raison, les travaux qui tentent de reconstituer l'histoire de la réflexion écologique sont amenés à faire figurer dans le recensement de ses origines l'existence d'une source « personnaliste », en soulignant, comme le fait l'un d'eux, la parenté « stupéfiante » entre certaines des idées des non-conformistes des années 30 et « les thèses alternatives et écologistes » [13].

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Au delà des années 70 , à travers notamment le rôle qu'elle a joué dans le développement du catholicisme de gauche, l'influence personnaliste s'est

répercutée sur l'évolution de la gauche politique française, particulièrement à travers deux canaux : d'une part, le canal du syndicalisme, avec l'évolution de la CFTC, puis la création de la CFDT ; d'autre part, avec le canal politique constitué par certains clubs de réflexion politique, comme Citoyen 60 de Jacques Delors [14] ou aussi par certains courants du PSU. Par là on peut estimer que l'influence personnaliste a contribué à l'émergence de ce que l'on appellera dans les années 80 la "Deuxième Gauche" [15]. Elle a notamment sans doute favorisé l'assouplissement du jacobinisme étatiste de la gauche traditionnelle, en mettant l'accent sur l'importance de thèmes comme la décentralisation, la vie associative, l'autogestion. Parallèlement, un certain libéralisme social, allié au courant démocrate-chrétien se retrouvera dans la mouvance du « centrisme » de la Ve République, et ne sera pas sans se reconnaître une parenté avec l'inspiration personnaliste

Afin d'illustrer de manière un peu anecdotique cette diaspora personnaliste jusqu'à la fin du siècle, on peut faire ici deux citations. La première est de Charles Millon, qui, alors qu'il était président du groupe centriste U.D.F. à l'Assemblée nationale, déclarait en 1990, dans un interview au Monde, en parlant de ce qu'il appelait la "famille personnaliste" : "Je suis un enfant de cette famille et je crois que c'est d'autant plus la voie à suivre que notre société est aujourd'hui à la dérive" [16]. Et, parallèlement, on trouvait, à peu près à la même époque, dans un livre de J.F Kesler sur La gauche dissidente et le nouveau parti socialiste, une déclaration de Michel Rocard disant qu'il devait l'essentiel de sa formation intellectuelle initiale à trois influences, celles de Marx, de Jacques Pirenne et de Mounier [17].

Pour achever ce tour d'horizon, il faut aussi mentionner l'influence du personnalisme sur ce que l'on peut appeler le catholicisme conciliaire, à travers à la fois des relais français, mais aussi à travers son influence internationale. Par exemple, le premier chef de gouvernement de la Pologne post communiste, Tadeucz Mazoievcki, sera un "personnaliste" déclaré, dont il a contribué à diffuser les idées avec sa revue Wiercz, avant de devenir le conseiller de Solidarité [18]. On peut noter aussi que cette influence polonaise pose une question qui dépasse la Pologne, à savoir celle des rapports du personnalisme avec la réflexion politique et sociale du pape Jean Paul II, dont Tadeucz Mazoievcki était l'ami personnel lorsque celui-ci était archevêque de Cracovie [19]. De manière plus générale, on peut ajouter qu'au cours du dernier demi-siècle, on a pu trouver des références internationales au personnalisme dans des contextes divers, et parfois surprenants, depuis le régime Diem dans le Sud Vietnam des années 60, jusqu'au parti Baas au Moyen Orient, en passant par les Phalanges Libanaises de Pierre Gemayel au Liban ou la revue Cité Libre de P.E Trudeau dans le Canada des années 50.

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Cette influence du personnalisme a donc bien été une influence réelle, mais en même temps une influence diffuse, diluée à travers la coexistence avec d'autres courants d'idées. Sur les raisons de cette influence on peut s'interroger. On peut être tenté de voir à l'attrait exercé par la référence au personnalisme particulièrement deux causes :

- la première paraît résider dans la problématique de civilisation qui a été évoquée précédemment, c'est-à-dire dans une approche globalisante, tendant à considérer que c'est l'homme, dans toutes les dimensions de son existence, qui est mis en question par l'évolution des sociétés modernes, et pas seulement sa dimension politique ou économique. C'est l'idée que, si crise de la modernité il y a, cette crise concerne l'homme dans sa personnalité totale.

- la seconde cause, plus ambiguë, parait tenir à ce que l'on peut appeler la tentation de la "troisième voie", c'est-à-dire la préoccupation d'échapper aux contraintes des choix alternatifs, vécus comme mutilants, qu'ont souvent semblé imposer les réalités du XXe siècle : alternatives Droite / Gauche ; Capitalisme / Communisme ; Individualisme / Collectivisme ; Idéalisme / Matérialisme.

Dans cette seconde perspective, c'est donc pour partie l'aspect de dépassement synthétique du personnalisme qui a sans doute constitué une part de sa séduction, en permettant par là de satisfaire et de concilier des aspirations au premier abord en partie contradictoires. Mais se pose ici le problème de savoir si cette dimension synthétique n'a pas été parfois qu'une dimension syncrétique traduisant un certain éclectisme ?

Cette interrogation peut d'autant plus se justifier que l'on a vu aussi se manifester dans les développement précédents ce que l'on peut appeler la plasticité ou le polymorphisme du personnalisme et son aptitude à s'accommoder de contextes aux caractéristiques et aux orientations parfois assez sensiblement divergentes. Ce qui conduira certains à se demander si, pour le dénommer, il faut employer le singulier ou le pluriel, et parler "du" personnalisme ou "des" personnalismes. C'est une question que posait par exemple le philosophe Jacques Maritain au lendemain de la guerre, et dont l'histoire postérieure n'a pas infirmé la pertinence : "Rien ne serait plus faux que de parler du "personnalisme" comme d'une école ou d'une doctrine. C'est un phénomène de réaction contre des erreurs opposées et c'est un phénomène inévitablement très mélangé. Il n'y a pas de doctrine personnaliste, mais des aspirations personnalistes et une bonne douzaine de doctrines personnalistes, qui n'ont parfois de commun que le mot de personne, et dont certaines penchent vers l'une des erreurs contraires entre lesquelles elles se situent. Il y a des personnalismes à tendance proudhonienne, des personnalismes qui penchent vers la dictature et des personnalismes qui penchent vers l'anarchie" [20].

Même si on ne partage pas obligatoirement tous les points de vue formulés dans ce texte, il présente néanmoins un intérêt tout particulier pour réfléchir sur l'étendue et les ambiguïtés de l'influence postérieure du personnalisme des années 30 que l'on vient d'évoquer, en amenant notamment à situer à côté des divers "personnalismes" énumérés par Maritain, le "personnalisme écologiste" ou 'l’écologisme personnaliste" de Bernard Charbonneau.



* In J. Prades (ed), Bernard Charbonneau, Une vie à dénoncer la grande imposture, Toulouse, Eres, 1997.

[1] J. Ellul, À temps et à contretemps, Paris, Le Centurion,  1981, p. 34. Cf. aussi P. Chastenet, Entretiens avec Jacques Ellul, Paris, La Table ronde, 1 994, Chapitre VII.

[2] Pour plus de précisions sur ces points cf. J.L Loubet del Bayle, Les non-conformistes des années 30. Une tentative de renouvellement de la pensée politique française, Paris, Le Seuil, 1987 (2e édition).

[3] Cf. Pierre Andreu, Révoltes de l'esprit, Paris, Editions Kime, 1991.

[4] Cf. Christain Roy, "Aux sources de l'écologie politique : le personnalisme "gascon" de Bernard Charbonneau et Jacques Ellul", Canadian Journal of History/Annales canadiennes d'histoire, XXVII, avril 1992,  pp. 67-100.

[5] Cf. Michel Bergès, Vichy contre Mounier, Paris, Economica, 1996.

[6] Cf. H. Michel et B. Mirkine Guetzévitch, Les idées politiques et sociales de la Résistance, Paris, PUF, 1954.

[7] Cf. B. Comte, Une utopie combattante, L'école des cadres d'Uriage, Paris, Fayard, 1991.

[8] Cf. A. Greilsammer, Les mouvements fédéralistes en France de 1945 à 1974, Nice, Presses d'Europe, 1975 ; Du personnalisme au fédéralisme européen. En hommage à Denis de Rougemont, Genève, Editions du Centre européen de la culture, 1989.

[9] Cf. Michel Winock, Histoire politique de la revue Esprit, Paris, Editions du Seuil, 1975.

[10] Le personnalisme d'Emmanuel Mounier, hier et demain, Pour un cinquantenaire, Paris, Editions du Seuil, 1985.

[11] Cf. sa préface à l'ouvrage Sur Jacques Ellul, L'esprit du temps, 1994.

[12] Cf. son ouvrage L'Homme-planète, 1980.

[13] J. Jacob, Le Retour de l'Ordre Nouveau (Genève, 2000), p. 118. Cf. aussi : J. Jacob, Les Sources de l'écologie politique (Paris, 1995).

[14] Cf. B. Maris, Jacques Delors, artiste et martyr, Paris, Albin Michel, 1993.

[15] Cf. H. Hamon et P. Roatman, La deuxième gauche, Paris, Ramsay,1982, J.F Kesler, De la gauche dissidente au nouveau parti socialiste, Toulouse, Privât, 1990.

[16] Le Monde, 1 9 novembre 1 990. Cf. aussi Le Monde, 17 septembre 1991.

[17] Entretien avec J.F Kesler, op. cit., p. 437.

[18] Cf. J.M Domenach, "L'internationale personnaliste", in Le personnalisme d'Emmanuel Mounier, hier et demain, op. cit.

[19] Cf. John Hellman, in Le personnalisme d'Emmanuel Mounier, hier et demain, op. cit., p.129. Cf aussi le témoignage de J.M Domenach : "L'influence d'Esprit a touché le cardinal Wojtila, il me l'a dit lui-même" (Ibid, p.176).

[20] La personne et le bien commun, Paris, Desclée de Brouwer, 1946, p. 8-9.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le lundi 7 novembre 2016 11:22
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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