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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Jean-Louis Loubet del Bayle, Une approche de la notion de « police ».” In Revue internationale de criminologie et de police technique et scientifique, vol 2, 2004, pp. 159-176. 21 pp. Organe officiel de l’Association internationale des Criminologues de langue française (AICLF). [Autorisation de diffuser cet article en libre accès dans Les Classiques des sciences sociales accordée par l'auteur le 24 novembre 2015.]

Jean-Louis Loubet del Bayle *

Professeur de science politique, Institut d’Études Politiques de Toulouse,
Directeur du Département de Sc. pol. et de sociologie
de l’Université des Sciences sociales.

Une approche de la notion
de « police
».”

In Revue internationale de criminologie et de police technique et scientifique, vol 2, 2004, 21 pp. Organe officiel de l’Association internationale des Criminologues de langue française (AICLF)

Résumé — Summary
Police et fonction policière
Une forme institutionnalisée de contrôle social
Un essai de définition
Une approche controversée
Leçons d'une controverse
L'ambivalence de la fonction policière


Résumé


Contrairement à ce que pourrait laisser supposer l'usage banal du mot "police", celui-ci s'avère difficile à définir lorsqu'on tente d'en préciser la signification, comme en témoignent les controverses entre spécialistes de l'étude des institutions policières. Ce texte se propose d'apporter une contribution à ces débats à travers une réflexion sur les notions de police et de fonction policière, en essayant de faire un bilan des points de vue exprimés sur ces questions.

Summary

Contrary to what the banal usage of the word « police » might suggest, the word is difficult to define when one tries to clarify the meaning, as the controversies between the specialists of the study of police institutions testify. This text proposes contributing to thèse debates through a reflection on the notions of police and the police function, while trying to appraise the points of view expressed about thèse issues.

Malgré l'usage habituel, quasi-quotidien, du terme de "police", celui-ci reste ambigu, susceptible d'utilisations diverses, et, surtout, très difficile à cerner quand il s'agit d'identifier les réalités auxquelles il s'applique. Ces incertitudes se retrouvent chez les chercheurs qui s'intéressent à la sociologie des institutions et des pratiques policières, ainsi que le montrent les discussions entre spécialistes de ces questions [1]. Les considérations ci-dessous ont pour but de tenter d'apporter en la matière quelques éléments de réflexion.

Le vocabulaire lui-même est incertain et, en s'interrogeant sur la polysémie française du mot "police", on a pu dénombrer une dizaine d'utilisations différentes de celui-ci [2]. Dans une approche très générale, on peut dire que ce terme désigne une institution, un groupe social, remplissant une certaine fonction. De ce fait, la démarche la plus judicieuse semble devoir être, dans un premier temps, d'ordre fonctionnel, car, historiquement, on peut considérer que la fonction précède très largement l'organe et l'apparition d'institutions spécifiques pour l'assurer.

Police et fonction policière

La première notion à préciser est donc d'abord celle de fonction policière, dont il n'est déjà pas aisé de délimiter les contours, bien que toute réflexion sur la police semble impliquer une enquête préalable sur ce concept.

Cela étant, on peut déjà noter que cette première affirmation n'est pas à l'abri de toute critique. Certains, en effet, se fondant sur l'observation empirique de la multiplicité et de la diversité des activités policières, particulièrement dans les sociétés modernes, sont tentés de considérer que vouloir définir la fonction policière constitue une entreprise vouée à l'échec, ne pouvant aboutir qu'à des visions mutilantes et souvent ethnocentriques de la réalité. Dans la perspective de ce défaitisme conceptuel, la réalité policière serait une réalité éclatée, aux aspects si multiples, qu'elle résisterait à toute tentative d'en donner une définition cohérente, généralisable dans le temps et dans l'espace Toutefois, comme le note un des tenants de ce point de vue, "le prix de ce scepticisme est la désintégration de l'objet police dans un assemblage de pièces, dont rien n'assure qu'elles se recomposent au sein d'un appareil cohérent" [3]. Aussi, tout en étant conscient de ces objections, c'est pourtant dans cette direction que l'on va essayer ici de s'engager, en partant de l'hypothèse qu'au-delà du caractère multiforme des activités policières, il doit être possible d'arriver à cerner une sorte d'essence de la fonction policière [4].

La difficulté d'une approche conceptuelle est d'ailleurs bien mise en évidence par le nombre des définitions de la police qui sont de type énumératif. Ainsi la fameuse définition française du Code de Brumaire An IV : "La police est instituée pour maintenir l'ordre public, la liberté, la propriété, la sûreté individuelle". Ou bien, moins abstraite et plus explicite, celle que donne, entre autres dictionnaires, la Grande Encyclopédie de 1910 : "On ne connaît guère de société un peu organisée sans qu'il existe un pouvoir de police assurant à ses membres la sécurité intérieure, en réprimant et en prévenant les crimes contre les personnes et les propriétés et, d'autre part, assurant l'obéissance aux représentants de l'État et l'application des prescriptions édictées par les chefs".

Ces descriptions, choisies de manière tout à fait arbitraire parmi bien d'autres références possibles, font néanmoins apparaître, au-delà de la diversité des faits énumérés, le lien entre la notion de police et la notion d'ordre social ou d'organisation sociale. La fonction policière est liée à l'existence de rapports sociaux, de relations entre individus et groupes, et de règles relatives à l'agencement de ces rapports sociaux, dont on cherche à assurer l'application et l'observation.

On est ainsi amené quasi-nécessairement à rencontrer un concept, d'inspiration anglo-saxonne, emprunté à la sociologie, celui de contrôle social, en entendant par là, selon la définition d'un ouvrage d'introduction à la sociologie d'usage courant, le processus destiné à "assurer la conformité des conduites aux normes établies (...) pour sauvegarder entre les membres d'une collectivité donnée le dénominateur commun nécessaire à la cohésion et au fonctionnement de cette collectivité" [5]. Définition qui rejoint celle donnée par un sociologue comme Michel Crozier : "Ce sont tous les moyens grâce auxquels une société, un ensemble social, ou plutôt les hommes qui les composent en tant qu'ensemble collectif structuré réussissent à s'imposer à eux-mêmes le maintien d'un minimum de conformité et de compatibilité dans leurs conduites".

A contrario, c'est aussi le processus destiné "à décourager toutes les différentes formes de non-conformité aux normes établies dans une collectivité" [6]. Il suffit de formuler cette définition pour apercevoir immédiatement le lien avec la notion de police, fut-ce dans le sens le plus commun du terme. Toutefois, si la notion de fonction policière paraît difficilement compréhensible sans référence à celle de contrôle social, l'inverse n'est pas vrai, et toute forme de contrôle social n'est pas de nature policière, bien loin de là.

Il faut tout d'abord rappeler que le contrôle social peut prendre deux formes : positive ou négative, selon que la régulation des comportements individuels ou collectifs qu'il réalise se traduit par l'allocation de récompenses - contrôle positif - ou, au contraire, par des sanctions - contrôle négatif. C'est ici évidemment la dimension négative qui est à envisager pour progresser dans cette réflexion sur la police. Dans cette perspective des formes de contrôle social "négatif", il est nécessaire de faire ensuite référence à la distinction que l'on peut opérer entre contrôle social interne et contrôle social externe.

Le contrôle social interne est alors celui qui résulte d'une autodiscipline des individus, fondée sur un sentiment intériorisé d'obligation morale, sans autre sanction, en cas de déviance, qu'un sentiment intime de culpabilité. Comme le notait Durkheim, "les règles morales possèdent un prestige particulier, en vertu duquel les volontés humaines se conforment à leurs prescriptions simplement parce qu'elles commandent, et abstraction faite des conséquences possibles que peuvent avoir les actes prescrits" [7]. L'autorité et le pouvoir prescripteur des règles de morale, de politesse ou de savoir-vivre sont très largement fondés sur le sentiment d'obligation intériorisé qui caractérise les formes de contrôle social interne. Certes, cet autocontrôle est pour une large part le résultat d'un apprentissage social, mais, au moment où il s'exerce, il se traduit par une autodiscipline que l'individu s'impose à lui-même de façon spontanée, en ayant le sentiment intime de "devoir" respecter les normes concernées.

Il n'en est pas de même dans le contrôle externe, qui, lui, résulte directement de pressions sociales extérieures pour amener les individus à se conformer aux normes établies. Cela étant, ce contrôle externe est susceptible de prendre deux aspects et cette distinction permet de se rapprocher de la définition de la fonction policière. La première forme de contrôle externe peut être qualifiée d'immédiate ou de sociétale. C'est une forme de contrôle social spontané, inorganisé, informel, qui résulte de la surveillance que les individus composant un groupe exercent les uns sur les autres en sanctionnant mutuellement leurs déviances. La fonction de contrôle est alors diluée dans l'ensemble du groupe et chacun de ses membres est amené plus ou moins à l'exercer. La rumeur, le commérage, la mise en quarantaine ou le lynchage peuvent être considérés comme des formes, d'une gravité variable, de ce contrôle, qui, en général, caractérise les sociétés dites d'intercon-naissance, c'est-à-dire des sociétés, de dimension plutôt réduite, dans lesquelles la visibilité des comportements de chacun permet le contrôle de tous par tous.

Ce type de contrôle social informel et spontané a ainsi pendant longtemps caractérisé les sociétés rurales traditionnelles. "Dans la société traditionnelle, a-t-on pu noter, le contrôle social s'exerce de manière directe et immédiate, parce que l'univers social y est restreint et que tous les membres se connaissent. Dans le village, le déviant est plus vite repéré que dans la grande ville et subit une sanction presque immédiate. Dans une communauté restreinte, vivant repliée sur elle-même, le contrôle de chacun par tous s'exerce d'une manière presque constante" [8]. Plus généralement, il s'exerce dans le cadre de ce que les sociologues appellent les groupes primaires (village, famille, entreprises, etc.), et la réduction des déviances résulte alors, pour une grande part, de la pression directe et immédiate du groupe sur les individus, sans qu'il y ait formalisation de ce mécanisme.

Ce premier type de contrôle externe, spontané et immédiat, est à distinguer d'un autre type de contrôle externe, qui peut être qualifié de contrôle organisé, médiatisé, institutionnalisé. Dans ce cas, la pression sociale n'est plus directe, elle est médiatisée par une institution plus ou moins organisée, qui se manifeste en cas de déviance, en intervenant au nom de la collectivité. C'est à ce moment que l'on peut estimer que commence à émerger la fonction policière, terme que l'on ne saurait appliquer à la première situation de contrôle social immédiat. Donc, de ce premier point de vue, la fonction policière commence à apparaître, lorsque, dans une collectivité, la tâche d'assurer le respect de certaines des règles régissant les comportements sociaux n'est plus conférée de manière indifférenciée à tous les membres du groupe, mais est confiée par celui-ci à certains de ses membres, investis de cette fonction et agissant au nom du groupe, à la suite d'une sorte d'opération de division du travail social.



Une forme institutionnalisée de contrôle social

Cela étant, cette première approche de la fonction policière demeure en partie insuffisante, car elle reste un peu trop extensive, pouvant inclure par exemple des formes religieuses de contrôle social externe, fondées sur la menace et l'application par des institutions religieuses de sanctions surnaturelles ou magiques. De même, l'institution judiciaire peut être considérée comme une instance institutionnalisée de contrôle social externe. Il semble donc nécessaire, pour serrer de plus près la fonction policière, de préciser cette première approche et, pour ce faire, de se référer aux moyens mis en œuvre dans l'exercice de la fonction policière, conçue alors comme une des formes du contrôle social externe, médiatisé, institutionnalisé, qui présente la particularité de pouvoir comporter le recours à la contrainte par l'usage de la force physique.

Dans cette perspective, la fonction policière apparaît alors comme la fonction dont sont investis certains membres d'un groupe pour, au nom de la collectivité, prévenir et réprimer la violation de certaines des règles qui régissent ce groupe, au besoin par des interventions coercitives faisant appel à l'usage de la force. Ceci ne signifie pas, bien évidemment, que la fonction policière se réduise à l'usage de la force et qu'elle ne se traduise pas aussi par d'autres modes d'action et d'influence, mais, en dernière analyse, c'est néanmoins dans la possibilité ultime du recours à la contrainte physique que semble se révéler la spécificité de la fonction policière, lorsqu'on essaie de la distinguer d'autres fonctions qui contribuent au contrôle social. Et ceci, même s'il est vrai, il faut y insister, que, dans la pratique quotidienne, cet aspect des choses puisse être inexistant ou quasi-inexistant et que la police puisse user d'autres moyens d'action et d'influence que l'usage de la force.

Il convient de souligner ici que l'usage de la contrainte physique, fut-elle "autorisée", ne suffit pas, à elle seule, à qualifier la fonction policière, ainsi que le disent certains auteurs, comme par exemple le chercheur américain Egon Bittner, lorsqu'il définit la fonction policière comme un "mécanisme de distribution d'une force non négociable mise au service d'une compréhension intuitive des exigences d'une situation" [9], ou lorsqu'il écrit, de façon plus explicite [10] : "En somme, la rôle de la police est de traiter toutes sortes de problèmes humains lorsque et dans la mesure où leur solution nécessite, ou peut nécessiter, l'usage de la force à l'endroit et au moment où ils surgissent".

Les critiques d'une telle position n'ont pas de peine à montrer que d'autres rôles sociaux sont liés à l'usage de la force [11]. En fait, la référence à l'usage de la force pour définir la police n'a de sens que si le moyen que constitue l'usage de la force est situé par rapport à sa finalité, à savoir une fonction de régulation sociale interne, exercée au nom de la collectivité, ce qui distingue la fonction policière d'autres fonctions sociales pouvant comporter le recours à la force, mais dans d'autres buts, comme, particulièrement, la fonction militaire, orientée vers la protection à l'égard des menaces extérieures.

Par ailleurs, il importe ici de ne pas faire de confusion entre cette approche scientifique de la fonction policière et l'approche normative de l'action policière. Cette approche n'implique pas plus une orientation systématiquement coercitive et répressive de l'action policière que la définition weberienne du politique, en référence à la monopolisation de la contrainte physique, n'implique une préférence pour des régimes politiques de type autoritaire. Il s'agit de deux questions différentes, comme on le constate par exemple dans cette analyse de Raymond Aron datant des années 1 950 : "Réserver le droit d'employer la force à un corps particulier est une conquête de la civilisation politique. Rien n'est plus admirable, rien n'est plus symbolique de l'achèvement de la civilisation politique que la pratique anglaise selon laquelle les agents de police ne sont pas armés. À ce moment, nous avons franchi pour ainsi dire la dernière étape de la dialectique ; les citoyens sont considérés d'abord comme dangereux les uns pour les autres, d'où la création de la police pour empêcher les citoyens de s'entre-tuer ; lorsque la pacification, au sens propre du terme, a atteint la dernière étape, à ce moment, la police, qui symbolise l'usage légitime de la violence, n'a même plus besoin de porter les armes, instruments physiques de la force[12].

Ce texte illustre bien la différence à faire entre la perspective scientifique - la police définie par la possibilité d'user de la force pour réguler les relations sociales - et la perspective normative - le progrès de la civilisation politique" se caractérisant par l'usage de plus en plus limité de celle-ci, tant par les individus que par la police elle-même. En même temps, l'évolution plutôt "régressive" qui s'est produite sur ce point en Angleterre depuis la rédaction de ce texte montre le danger de confondre ces points de vue et de sacrifier le point de vue scientifique au point de vue normatif. La recherche de ce qu'est la police ne doit donc pas se confondre avec la réflexion, elle aussi légitime et nécessaire, sur ce que doit être la police.

Ces premiers éléments de référence ne suppriment cependant pas toute difficulté, dans la mesure où ce mode de régulation interne faisant intervenir le recours éventuel à l'usage de la force par des individus chargés, au nom de la collectivité, de cette tâche, peut s'organiser au sein de groupes de nature très variée, et ceci que l'on considère aussi bien des situations historiques passées que des pratiques contemporaines, avec, par exemple, le développement dans les sociétés développées de ce que l'on a plus ou moins l'habitude, aujourd'hui, d'appeler des "polices privées", assurant ce type de fonction dans le cadre de groupes spécifiques : entreprises, magasins, banques, universités, etc. À la limite, on pourrait même appliquer ce concept au fonctionnement interne des grandes organisations criminelles du type mafia, lorsque certains de leurs membres sont chargés de faire respecter la "loi" du milieu, en usant de moyens souvent violents.

De ce fait, pour éviter ces confusions, un autre critère semble devoir être introduit dans l'approche de la fonction policière, en faisant référence à la nature des groupes sociaux ainsi régulés et en réservant l'usage du concept de "police" et de "fonction policière" au fonctionnement de collectivités considérées par les sociologues comme des sociétés globales, en entendant par là des groupes sociaux non spécialisés dans une activité déterminée, mais au sein desquels tous les types de besoins humains sont susceptibles d'être satisfaits et dans lesquels tous les types d'activités humaines peuvent prendre place et se trouvent plus ou moins intégrés et coordonnés, ces groupes étant le plus souvent, mais pas toujours, des sociétés à base territoriale, du type nation, tribus, clans, cités, etc., à l'exclusion donc des groupes constitués sur la base d'un type déterminé d'activité, économique, social, culturel, religieux ou autre. On peut noter que cette approche n'exclut pas la notion de "polices privées" lorsque ces "polices", tout en ayant une origine et un statut "privés", contribuent, avec un contrôle public plus ou moins organisé, à l'application dans un secteur social particulier des règles qui régissent l'ensemble d'une société globale et non de règles propres à un groupe spécialisé.

Un essai de définition

Ainsi, en faisant la synthèse des éléments que l'on vient de dégager, on peut considérer qu'il y a fonction policière lorsque, dans le cadre d'une collectivité présentant les caractères d'une société globale, certains des aspects les plus importants de la régulation sociale interne de celle-ci sont assurés par une ou des institutions investies de cette tâche, agissant au nom du groupe, et ayant la possibilité pour ce faire d'user en ultime recours, si nécessaire, de la force physique. Par là, la fonction policière se distingue de la fonction judiciaire, qui, elle aussi, contribue à la régulation interne d'une société, mais sans avoir la disposition directe de la force. Quant à la fonction militaire, si elle comporte, elle, la possibilité d'user de la force, c'est en rapport avec une finalité différente, une finalité externe, de protection contre les menaces extérieures, en précisant ici que, lorsque des forces militaires peuvent intervenir pour des activités de régulation interne, par exemple en matière de maintien ou de rétablissement de l'ordre, on doit considérer que, dans ce cas, elles contribuent à l'exercice de la fonction policière.

Demeure le problème posé par la relation entre cette définition et la diversité des tâches qui sont assurées par les institutions policières lorsqu'on observe leur activité quotidienne, cette diversité qui conduit certains chercheurs à renoncer à toute tentative de définition de la fonction policière. Du point de vue théorique, qui est celui de ces développements, on peut d'abord noter que cette diversité des tâches est très variable selon les époques et les sociétés et que, donc, si on tente de les inclure dans une définition de la police, celle-ci perd, par là même, de son universalité, alors qu'au contraire les éléments dégagés plus haut semblent pouvoir être retrouvés dans le cas toutes les institutions policières, quelles qu'elles soient, au delà de leur diversité apparente. En conséquence, ces diverses fonctions concrètes peuvent être considérées, d'un point de vue théorique, comme des fonctions secondes par rapport à la définition de l’essence de la fonction policière que l'on tente d'établir ici, c'est-à-dire que ce sont des fonctions dont l'on a chargé les institutions policières (ou dont elles se sont chargées elles-mêmes) pour des raisons variées et conjoncturelles, tenant souvent aux caractéristiques fonctionnelles ou organisationnelles exigées par leur fonction principale ou, parfois, simplement, du fait des hasards de l'histoire.

Après avoir posé cette définition, il convient de souligner fortement que l'on ne peut comprendre la place de la fonction policière dans une société et l'individualisation d'institutions spécifiques pour l'exercer, sans envisager la façon dont se structure l'ensemble de ses mécanismes de régulation sociale. L'histoire de la police comme les formes concrètes de l'action policière contemporaines ne sauraient se concevoir et s'expliquer sans prendre en compte cet arrière-plan [13]. En effet, un certain nombre de fonctions régulatrices qui, dans les sociétés modernes développées, sont assurées par des services de police l'étaient, à d'autres époques et dans d'autres sociétés, par les mécanismes de contrôle social non-policiers évoqués précédemment (contrôle interne, contrôle sociétal), au point que dans certaines sociétés traditionnelles - relativement rares il est vrai - il peut être difficile d'arriver à discerner un quelconque embryon de fonction policière. Encore une fois, une réflexion sur la police sans référence à la réflexion sur le problème du contrôle social dans son ensemble paraît vouée à l'échec et ceci explique parfois certains étonnements naïfs devant le fait, par exemple, que les institutions policières soient finalement, dans beaucoup de sociétés modernes [14], d'apparition relativement récente (ainsi le XVIIe-XVIIIe siècle dans les sociétés européennes).

De ce point de vue, il semble que l'on puisse d'ailleurs déceler historiquement l'existence d'un rapport plus ou moins inversement proportionnel entre le développement des formes de contrôle social de type policier et l'importance sociale des processus informels de régulation évoqués précédemment. Plus l'efficacité et l'importance sociales de ces derniers s'effacent et plus une tendance à l'organisation d'un mode de régulation à caractère policier s'instaure pour, plus ou moins rapidement, les remplacer. Pour cette raison, et assez paradoxalement, la police peut d'ailleurs être considérée comme une institution liée au développement de la liberté des individus et du pluralisme interne des sociétés. Dans la mesure où son apparition paraît souvent avoir accompagné le passage de sociétés de type holiste, très intégrées, dans lesquelles les mécanismes d'autodiscipline et d'autocontrôlé sociétal jouaient un rôle primordial, en ne laissant qu'une faible place à l'initiative et à l'autonomie individuelles, à des sociétés de type "individualiste", dans lesquelles les contraintes sociétales directes et immédiates, qui assuraient la conformité sociale des conduites individuelles, se sont diluées du fait de la conjonction de plusieurs phénomènes socio-culturels, comme le développement des communications, l'urbanisation, l'industrialisation, la démocratisation ou le pluralisme culturel, qui constituent autant de caractéristiques de la "modernité" des sociétés développées [15].

Une approche controversée

Arrivé à ce point, il faut rappeler que cette approche, qui est parfois dite "weberienne", ne fait pas l'unanimité chez les sociologues de la police et que des controverses se sont fait jour, tournant plus ou moins explicitement autour du lien entre le concept de police et les notions de contrainte et de coercition, en mettant en cause la référence au recours possible à la force physique.

C'est ainsi que, si des auteurs, comme les chercheurs américains Egon Bittner ou David H. Bayley, ont vigoureusement souligné la référence à l'usage de la force physique pour cerner et identifier la nature du phénomène policier, d'autres, à l'image du sociologue québécois Jean-Paul Brodeur, l'ont tout aussi nettement contestée. Celui-ci fonde sa position sur un certain nombre d'arguments, comme la diversité contemporaine des fonctions sociales assurées par la police, la place parmi celles-ci de tâches qui relèvent souvent dans la pratique des notions de service et d'assistance, l'importance des demandes sociétales et de la coopération police-public dans l'efficacité de la police, ou encore le rôle que jouent les représentations symboliques et idéologiques dans l'effectivité de la régulation policière par rapport au recours à la force.

Cela étant, on peut déjà noter que ces considérations, qui sont souvent liées en Amérique du Nord au développement récent de toute une littérature autour de la notion de "police communautaire", ne semblent pas être exemptes de toute préoccupation normative [16], dans la mesure où ces auteurs paraissent craindre qu'une définition scientifique de la police incluant une référence à la notion de contrainte physique n'induise de la part de la police et des policiers des comportements faisant trop de place à des attitudes coercitives, peu respectueuses des droits et des libertés des individus et trop peu soucieuses de développer la collaboration de la police avec le public, en négligeant de prendre en compte le service des intérêts de celui-ci. Si ces préoccupations ne sont pas sans justification sur le plan normatif [17], il n'en reste pas moins que leur validité scientifique reste discutable, notamment dans la mesure où elles tendent à diluer l'identité conceptuelle de la fonction policière, dont la frontière avec d'autres fonctions d'assistance sociale tend alors à devenir de plus en plus floue, au point qu'elle en arrive à se réduire à une fonction générale et indifférenciée d'intervention lorsque "se produit quelque chose qui ne devrait pas se produire et au sujet de laquelle il vaudrait mieux que quelqu'un intervienne tout de suite[18].

On notera d'ailleurs que par un certain nombre d'aspects ces considérations ne sont pas aussi nouvelles qu'elles peuvent le paraître et qu'elles viennent confluer avec une argumentation plus ancienne, dont les initiateurs ont été notamment un certain nombre d'observateurs et d'historiens de la police anglaise, comme l'américain Raymond Fosdick ou l'anglais Charles Reith [19], qui ont développé l'idée d'une spécificité du modèle anglais de police, dans lequel la police serait en quelque sorte un produit immanent des demandes sociétales, en réalisant une sorte "d'autorégulation" spontanée (self-policing) de la communauté par elle-même, avec le minimum de recours à la force. La création de la "Nouvelle Police" de Londres par Robert Peel, au début du XIXe siècle, serait l'illustration archétypale de ce modèle de police répondant aux besoins de la société, à l'exclusion de toute préoccupation politique. À ce modèle s'opposerait le modèle européen, ou continental, dans lequel le développement de l'appareil policier aurait été essentiellement lié à des considérations politiques, et notamment au processus de construction de l'État, en donnant à l'exercice de la fonction policière un aspect beaucoup plus violent et beaucoup plus coercitif qu'en Angleterre.

Ainsi, dans cette perspective, quelque peu ethnocentrique, tendraient à s'opposer un modèle anglais de "police du peuple" à un modèle continental de "police du prince" lié à l'organisation politique des sociétés.. On retrouve par ailleurs un point de vue proche dans un certain nombre d'analyses d'inspiration plus ou moins marxiste, qui considèrent que la police est fondamentalement l'instrument privilégié du pouvoir politique et de l'État, pour leur permettre de jouer le rôle qui est le leur dans le cadre de la lutte des classes, en arbitrant par le recours possible à la contrainte les conflits de classe et en ayant ainsi la possibilité d'imposer et de légitimer la situation de la classe qui est en position socio-économique de classe dominante.

Leçons d'une controverse

Si ces remarques ne semblent pas devoir remettre en cause fondamentalement l'approche précédente de la fonction policière, elles présentent néanmoins l'intérêt de souligner que la régulation sociale réalisée par la mise en œuvre de la fonction policière peut avoir des finalités et des conséquences - notamment en ce qui concerne le recours éventuel à la force - qui, sans être contradictoires, sont susceptibles cependant de correspondre à des logiques différentes, pour répondre à des besoins différents, en donnant aux institutions policières et à leur action des formes différentes.

Ce que rappellent notamment les développements sur la "police communautaire" et sur la "police du peuple", c'est que la mise en œuvre de la fonction policière s'inscrit pour une part dans une perspective de réponse à des besoins sociétaux, en notant d'ailleurs que ces besoins ne sont pas sans rapport avec ceux qu'est aussi censée satisfaire l'organisation politique des sociétés. À savoir, selon les analyses, le besoin spontané de justice et d'équité dans l'agencement des relations sociales, le besoin de coordination plus ou moins rationnelle des comportements pour faire face aux nécessités de l'action collective et de l'intérêt général, ou bien encore, de manière plus élémentaire, dans une vision de type hobbesien, le besoin d'assurer la sécurité des personnes et des biens et d'éviter que la vie sociale se réduise à des rapports de force, générateur d'une "guerre de tous contre tous".

C'est ce dernier aspect que soulignait par exemple un philosophe politique comme Gugliemo Ferrero, dans un passage classique de son livre sur le pouvoir et la légitimité, en rappelant des réalités brutales que la sophistication des sociétés modernes tend parfois à faire oublier : "Chaque homme sait qu'il est plus fort que certains de ses semblables et plus faible que d'autres ; seul, dans l'anarchie totale, il serait la terreur des plus faibles et la victime des plus forts ; il vivrait en tremblant et en faisant trembler. C'est pourquoi, toujours et partout, la majorité des hommes renonce à terroriser les plus faibles pour avoir moins à craindre des plus forts : telle est la formule universelle de l'ordre social." [20]

On peut ajouter, à la suite de Ferrero, que ce besoin social d'ordre et de règles du jeu peut aussi s'inscrire, de manière moins dramatique, mais finalement tout aussi pressante, dans la perspective d'un besoin de prévisibilité des comportements pour que l'agencement des processus quotidiens de la vie sociale soit possible : "L'indépendance souveraine dans laquelle l'esprit agit et se manifeste est l'essence de la nature humaine. Mais elle est aussi le tourment et la grande difficulté de la vie des hommes. Il est évident que pour vivre en société, il faut que les hommes puissent prévoir dans une certaine mesure quelles seront respectivement leurs actions et réactions, au moins dans les circonstances qui ne sont pas trop exceptionnelles (..) La vie sociale n'est permise que si chacun de nous peut prévoir à peu près comment se comportera dans chaque circonstance au moins la grande majorité des hommes. La société repose donc sur la contradiction entre la liberté humaine et le besoin social de réactions prévisibles" [21]. On peut noter ici que, si ce besoin de "réactions prévisibles" a toujours existé, il présente sans doute une acuité particulière dans les sociétés complexes que sont les sociétés modernes : il suffit de prendre l'exemple de la régulation de la circulation automobile pour s'en convaincre.

Par là est donc rappelé que le "besoin de police" est pour une part le résultat d'une forte pression sociétale, une réponse à une "demande sociale", à des attentes très immédiates et très concrètes des membres d'une société [22]. C'est là notamment un facteur favorable à leur adhésion et à leur collaboration à l'exercice de la fonction policière, en permettant de limiter de ce fait le recours à la force. Ce besoin sociétal immédiat d'organisation, d'ordre, de sécurité, d'équité, c'est celui qui s'exprime, par exemple, dans sa forme la plus originelle et la plus spontanée, avec la légitime défense et qui se prolonge dans certains contextes avec la génération d'institutions ou de pratiques collectives d'auto-défense apparaissant comme une réponse immanente à des besoins sociétaux particulièrement impérieux. Cette référence implicite aux besoins sociétaux, que souligne particulièrement la tradition policière anglaise de self policing, justifie aussi que les citoyens puissent se voir appeler, au nom de leurs intérêts les plus immédiats, à s'associer directement à l'activité de la police, soit en s'intégrant plus ou moins dans ses rangs (milices, corps de supplétifs...), soit en contribuant à son financement (financement des "guets soldés" dans les communes médiévales...), soit en collaborant à son action (transmission d'informations...).

On notera toutefois ici que la présentation qui valorise cette idée de police au service de la communauté et des besoins sociétaux, répondant à l'existence d'une "demande sociale", tend souvent à occulter le fait que, dans de nombreux cas, ces attentes et ces aspirations sociétales ne sont pas homogènes et spontanément convergentes. Au contraire, elles sont bien souvent peu cohérentes, contradictoires, exigeant de ce fait des choix, des arbitrages, avec en arrière plan la question des instances appelées à les effectuer.

A contrario, les références à "la police du prince" soulignent que lorsque l'exercice de la fonction policière s'inscrit dans le cadre de l'organisation et du fonctionnement politique d'une société, celle-ci est amenée à présenter une certaine "extériorité" par rapport aux besoins directement sociétaux, dans la mesure où elle est alors appelée à répondre aux besoins spécifiques de l'autorité politique et à des demandes "politiques" coexistant avec les demandes sociétales évoquées précédemment, des demandes orientées notamment vers la sécurité et la protection des institutions et des autorités politiques établies ou vers l'extension et le renforcement de leur "pouvoir" sur la société.

Dans cette perspective, certains - tel Michel Foucault - en viennent même à considérer que les institutions policières n'existeraient qu'en fonction de cette seule finalité et que les aspects "communautaires" de leur activité de protection des personnes et des biens ne constitueraient qu'un alibi idéologique pour masquer une logique d'affirmation et de développement du "pouvoir" et de son "contrôle" de la population : "Sans délinquance, pas de police. Qu'est-ce qui rend la présence policière, le contrôle policier tolérables par la population sinon la crainte du délinquant ? Vous parlez d'une aubaine prodigieuse ! Cette institution si récente et si pesante de la police n'est justifiée que par cela. Si nous acceptons au milieu de nous ces gens en uniforme, armés alors que nous n'avons pas le droit de l'être, qui nous demandent nos papiers, qui viennent rôder devant le pas de notre porte, comment serait-ce possible s'il n'y avait pas les délinquants ? Et s'il n'y avait pas tous les jours dans les journaux des articles où l'on raconte combien les délinquants sont nombreux et dangereux" [23]. La seule logique politique de la "domination", éventuellement sous-tendue, selon certains, par la logique des rapports de classes, serait donc alors le moteur essentiel du développement des institutions policières et leur justification dernière. Une situation qui aurait pour conséquence de réduire la dimension consensuelle de l'action policière et de rendre plus fréquent le recours à l'usage de la contrainte et de la force.

Sans aller jusqu'à une position aussi extrême, c'est cette aspect du rôle de la police que le ministre de la Police de l'empereur Napoléon, Joseph Fouché, désignait en parlant de "haute police", introduisant ainsi implicitement une distinction entre une "haute police" à objectif politique et une "basse police" à finalité sociétale [24]. En tout cas, cette perspective fait apparaître que la fonction policière comporte aussi une dimension politique, engendrant des rapports plus distants avec la population et dans lesquels le recours à la force jouerait un rôle plus important. Avec un autre vocabulaire, c'est cette idée que l'on retrouverait, selon certains, dans une tendance contemporaine à opposer le souci de "l'ordre public", qui privilégierait la protection de l'ordre politique, et celui de la "sécurité publique" mettant davantage l'accent sur l'assistance apportée à la communauté sociétale.

L'ambivalence de la fonction policière

Si une telle distinction n'est pas sans fondement, elle ne saurait cependant être interprétée, ainsi que cela est le cas chez certains des auteurs auxquels on vient de se référer, comme une opposition radicale entre deux modes d'exercice de la fonction policière. En fait, cette distinction permet de mettre en évidence Y ambivalence de la fonction policière qui, selon les situations et les moments, se trouvera plutôt au service d'objectifs politiques ou plutôt au service d'objectifs sociétaux, en notant d'ailleurs que ces objectifs eux-mêmes ne sont pas, loin de là, sans rapport entre eux.

Ces remarques générales trouvent une confirmation lorsqu'on envisage les réalités historiques. Ainsi, un certain nombre d'auteurs considèrent la création de la Lieutenance Générale de Police de Paris par Louis XIV en 1667 comme l'exemple d'une fonction policière développée pour des motivations politiques. Or, s'il est vrai que le souvenir des troubles politiques de la Fronde a sans doute pesé sur la décision royale, il n'empêche que celle-ci s'est trouvée aussi influencée par la situation d'extrême insécurité que connaissaient alors les Parisiens, si bien que Boileau pouvait écrire que "le bois le plus funeste et le moins fréquenté est, au prix de Paris, un lieu de sûreté" [25]. Si, progressivement, se mit sur pied un réseau d'informateurs, de "mouches", dans une perspective de renseignement politique, une des premières initiatives du premier Lieutenant Général, La Reynie, fut aussi de doter Paris d'un système d'éclairage urbain, preuve s'il en est que les intérêts "communautaires" n'étaient pas étrangers à ses préoccupations, ni d'ailleurs à celles de l'ordonnance qui créait sa charge et lui donnait pour mission d'assurer "le repos du public et des particuliers". De même, lorsqu'en 1532, François 1er définissait le rôle de la Maréchaussée, ancêtre de l'actuelle Gendarmerie, il faisait explicitement référence au souci de mettre hors d'état de nuire "ceux qui oppriment grandement notre pauvre peuple en leurs personnes et biens en maintes manières, et, tenant les champs, pillent, dérobent leurs hôtes, forcent et violent les femmes et les filles, détroussent et meurtrissent les paysans" [26].

A contrario, si les historiens anglais insistent sur le fait que la Nouvelle Police de Londres a été créée en 1829 pour répondre aux besoins de sécurité d'une ville qui était devenue l'une des plus dangereuses d'Europe, les travaux de recherche les plus récents montrent que le développement de la police anglaise au XIXe siècle n'a pas été sans lien avec des facteurs de nature politique. Dans la mesure où ce développement a été lié, d'une part, à un certain nombre de troubles collectifs à caractère politique survenus à la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècle et, d'autre part, un peu plus tard, aux menaces que l'extension du mouvement ouvrier et de l'agitation chartiste représentait pour l'ordre politique et social établi. On notera aussi qu'en dehors du "mainland', la Grande-Bretagne, face à un contexte socio-politique différent comme celui de l'Irlande, a donné naissance, dès avant la création de la nouvelle police de Londres, et déjà en partie à l'initiative de Robert Peel, à un type de police, le Royal Irish Constabulary, dont l'organisation et les comportements s'éloignaient assez sensiblement du modèle anglais de "self policing", en représentant un modèle de police de type gendarmerie, armé, militarisé et caserne, qui sera repris dans les colonies de l'Empire britannique et sera, par exemple, à l'origine de la création de la Gendarmerie Royale du Canada (GRC) ou de la police montée en Australie.

De nombreux exemples illustrent cette ambiguïté et cette ambivalence, telle l'histoire de la police à Montréal au XIXe siècle. Avant 1850, la police y est essentiellement perçue comme une police à caractère politique, très impopulaire, à la solde du pouvoir britannique, et n'ayant comme seul objet que de traquer tout propos ou tout comportement susceptible de favoriser une mise en cause de l'ordre britannique établi, du type de la rébellion survenue dans le Bas-Canada en 1837-38. En revanche, entre 1850 et 1860, on voit cette perception se modifier et, progressivement, la police apparaît comme "une garantie d'ordre et de paix", en butte à des critiques qui ne mettent plus en cause le principe de son existence mais s'inquiètent de son inefficacité "pour veiller à la sûreté et aux intérêts des citoyens" : "Elle laisse les larrons commettre vol sur vol, et les charretiers ou cochers de toutes espèces lancer leurs chevaux à toutes rênes sur les voies passagères" [27]. On voit bien, ici aussi, l'imbrication des logiques politique et sociétale.

Si l'on peut donc, dans le développement de la fonction policière, discerner une logique politique et une logique sociétale, ces deux logiques sont en fait, d'une part, difficilement dissociables et, d'autre part, en situation d'interaction. Ainsi, si l'organisation policière des sociétés totalitaires au XXe siècle s'est caractérisée par la prédominance des préoccupations politiques, en générant pour les individus une grande insécurité d'origine politique, elle avait aussi plutôt tendance à favoriser une situation de sécurité par rapport à la délinquance de droit commun. Comme on a pu le noter : "La caractéristique des dictatures totalitaires est de réussir à maintenir le crime de droit commun à un niveau assez bas. La raison évidente à cela est le fait que l'État fort prétend contrôler la vie quotidienne des citoyens au moyen de son appareil policier : il limite au minimum la possibilité de libre choix et diminue ainsi considérablement les occasions criminelles". [28]

A contrario la désorganisation politique d'une société n'est pas sans incidence sur le degré de sécurité et de liberté dont bénéficient les citoyens qui la composent et, donc, sur les intérêts "communautaires" de ceux-ci, même lorsqu'il s'agit de la fin d'un ordre tyrannique. Ainsi, dans les années 1990, a-t-on constaté, dans l'ex-URSS, que la disparition de la "surveillance de voisinage" qui, avec le "système du concierge", avait été mise en place par le régime communiste dans un but de surveillance politique s'est accompagnée de phénomènes d'insécurité liés au développement d'une délinquance et d'une criminalité de droit commun. Plus généralement, on peut observer que les périodes révolutionnaires d'incertitude et de désordre politiques, donc d'insécurité politique, ont tendance à s'accompagner d'un développement de la délinquance de droit commun.

L'opposition des finalités politiques et sociétales est donc moins radicale que d'aucuns ne sembleraient le dire, d'autant que, même si son fonctionnement réel peut s'en écarter de manière plus ou moins importante, il n'en reste pas moins que la justification déclarée de tout pouvoir politique, fut-il le plus tyrannique, est de se prétendre au service du bien commun ou de l'intérêt général de la société et des citoyens dont il a la charge. Ceci est d'ailleurs si vrai que beaucoup de formules utilisées pour définir la police tendent à lier les deux aspects. Ainsi, mais ce n'est qu'un exemple parmi bien d'autres, lorsque le Code de Brumaire An IV, en France, dans la définition énumérative que nous avons déjà citée, décrit comme tâches fondamentales de la police la protection de "l'ordre public, de la liberté, de la propriété, de la sûreté individuelle", en associant par là finalité politique et finalité sociétale. De même, l'article premier du code de déontologie de la Police Nationale, adopté France en 1986, déclare que "la Police Nationale concourt, sur l'ensemble du territoire, à la garantie des libertés et à la défense des institutions de la République, au maintien de la paix et de l'ordre publics et à la protection des personnes et des biens".

D'ailleurs, si "l'insécurité politique" peut être génératrice "d'insécurité sociétale", l'inverse est aussi vrai, "l'insécurité sociétale" pouvant se prolonger en ébranlement de l'ordre politique. Dans cette logique, une situation prolongée d'insécurité grave des personnes et des biens est susceptible en effet de provoquer, plus ou moins consciemment et plus ou moins rapidement, une mise en cause de l'ordre politique et un ébranlement de sa légitimité, s'il est jugé responsable de l'incapacité à assurer la protection dont il prétend faire bénéficier les citoyens. Cette mise en question de la "faiblesse" du pouvoir politique pourra même dans certains cas frayer la voie à des changements politiques de type autoritaire. Ainsi, en France, à la fin de la période révolutionnaire, dans les années 1794-1799, le développement de l'insécurité dans les villes et les campagnes et "la faiblesse d'un régime (qui) faisait le succès durable des brigands qui rançonnaient et tuaient presque impunément" [29] contribueront au discrédit du Directoire, en favorisant le passage à l'expérience autoritaire du Consulat et de l'Empire.

On ne peut donc se satisfaire d'une conception manichéenne qui tendrait à opposer de manière radicale et irréductible la dimension sociétale et la dimension politique de la fonction policière et à distinguer radicalement, deux types de police se différenciant par l'importance du recours à la force. Cela étant, après l'avoir relativisée, cette distinction peut néanmoins ne pas être sans utilité pour construire une approche typologique susceptible de contribuer à éclairer certains problèmes, et ce en tenant compte de la place respective des finalités sociétales et des finalités politiques dans le fonctionnement et l'organisation d'un système de police.

Cette distinction présente l'intérêt de mettre en évidence l'ambivalence de la fonction policière qui, selon les situations et les moments, se trouvera plutôt au service d'objectifs politiques ou plutôt au service d'objectifs sociétaux. Tout en rappelant que ces objectifs eux-mêmes ne sont pas, comme on l'a vu, sans rapport entre eux, cette approche conduit à évaluer la part respective des préoccupations politiques et des préoccupations sociétales dans l'activité de la police considérée, avec les conséquences que cela peut induire.

Ainsi, à une combinaison de fortes motivations politiques et de faibles préoccupations sociétales correspondrait ce que l'on peut qualifier de modèle autoritaire de police. Dans ce cas, la préoccupation dominante est effectivement d'assurer la stabilité et la pérennité des institutions politiques, avec une tendance à user de la force pour atteindre ces objectifs. Dans cette perspective, on peut d'ailleurs penser que l'un des critères possibles de la notion assez souvent imprécise "d'État policier" réside sans doute dans un déséquilibre manifeste, privilégiant massivement une logique politique du développement policier au détriment de la logique sociétale.

Inversement, l'association de fortes préoccupations sociétales à un développement limité des motivations politiques caractériserait ce que l'on pourrait appeler un modèle communautaire de police. Dans ce cas, l'organisation et le fonctionnement des institutions policières sont orientés en priorité par le souci d'assurer la sécurité des personnes et des biens et de répondre aux attentes de la société et à ses aspirations, en privilégiant dans son action la dimension consensuelle et la recherche du soutien de la population.


Modèles de police


En troisième lieu, de fortes exigences sociétales et de fortes exigences politiques peuvent constituer la particularité d'un modèle de police que l'on pourrait qualifier d'arbitral, dans des sociétés très divisées, dont les divisions génèrent simultanément une forte demande sociétale de sécurité et un pouvoir politique à la fois nécessaire et fragilisé, obligé de se protéger, éventuellement par la force, des répercussions des clivages sociétaux, en traduisant ainsi l'interaction du politique et du sociétal qui a été évoquée précédemment. Enfin, un modèle minimal de police serait le fait de sociétés dans lesquelles une cohésion sociale élevée et l'efficacité des mécanismes sociétaux de contrôle social limitent les besoins policiers de régulation tout en assurant la stabilité de l'ordre politique en donnant une base très consensuelle à l'action de la police.

Il est évident que ces "modèles" constituent des types-idéaux, au sens donné par Max Weber à cette expression, c'est-à-dire des situations schématisées qui ne se retrouvent jamais dans toute leur pureté dans la réalité, celle-ci tendant selon les cas à se rapprocher plus ou moins de l'un à plusieurs d'entre eux. Néanmoins, ces considérations, comme la tentative de définition proposée, nous semblent pouvoir aider à mieux cerner une réalité dont toutes les études empiriques montrent la complexité et la diversité des formes qu'elle peut revêtir.



* Professeur de Science Politique à l'Université des Sciences Sociales de Toulouse. Directeur du Centre d'Études et de Recherches sur la Police (CERP).

[1] Cf. par exemple les controverses sur ce point entre E. Bittner et J.P Brodeur (J.P Brodeur, Visages de la police, Montréal, PUM, 2003, Chapitre 2)

[2] Cf. G. Carrot, Histoire de la police française, Paris, Taillandier, 1993.

[3] J.P Brodeur, Visages de la police, op. cit., p. 11.

[4] On peut noter ici que cette tentative s'inscrit à contre-courant de la tendance intellectuelle contemporaine à récuser dans beaucoup de domaines l'idée même de "définition", en opposant à cet "essentialisme" la complexité du réel, mais, peut être aussi, en répugnant aux contraintes intellectuelles qu'implique la notion de définition, qui limite la possibilité de jongler avec les mots sans trop se préoccuper de leur exacte signification. En reprenant une image de Tocqueville, on pourrait dire en effet qu'un mot sans définition "est comme une boite à double fond : on y met les idées que l'on désire et on les retire sans que personne le voie". La Démocratie en Amérique, in Œuvres, Laffont, p. 475).

[5] Guy Rocher, L'action sociale, Paris, Seuil, 1978, p. 55.

[6] G. Rocher, ibid.

[7] E. Durkheim, L'éducation morale, Paris, PUF, 1992, p. 72.

[8] G. Rocher, L'organisation sociale, Paris, Seuil, 1992, p. 100.

[9] "De la faculté d'user de la force comme fondement du rôle de la police", Les Cahiers de la Sécurité Intérieure, 1990, n°3, p. 233.

[10] Ibid., p. 231.

[11] Cf. Brodeur, Visages de la police, op. cit, Chapitre 2.

[12] Démocratie et totalitarisme, Paris, Gallimard, 1962, p.165. Texte d'un cours professé en 1957.

[13] J.L. Loubet del Bayle, "Vers une monopolisation policière du contrôle social ?" Les Cahiers de la sécurité intérieure, 2e trimestre 2001, pp. 221-241.

[14] Ce qualificatif pour les distinguer des sociétés antiques, Rome ou la Grèce par exemple.

[15] Ce contexte permet de comprendre pourquoi un philosophe de l'individualisme comme Alain peut écrire, en faisant implicitement référence à la pression sociale dans les sociétés traditionnelles : "La force d'une police qui n'est que police m'effraie moins. L'agent ni le garde municipal n'entreprennent point sur mes pensées ; ils ne visent point à me convertir ; ils ne montrent point cette redoutable foi qui convertit déjà par l'imitation, volontaire. Ainsi n'y a-t-il rien de plus facile que d'obéir à la police. L'ordre est assuré et la liberté de chacun est sauvée en même temps". (Œuvres, Paris, Gallimard, p. 487)

[16] Ce que confirme J.P Brodeur lorsqu'il note que cette orientation "a pour conséquence que la légitimité du recours à la force par la police est remise en question". (Visages de la police, op. cit., p. 20)

[17] La confusion du scientifique et du normatif est par exemple sensible dans un texte comme celui-ci : "Le mode d'action privilégié de la police de communauté est la persuasion, obtenue au moyen de la communication. Ce mode d'action s'oppose au modèle plus traditionnel qu'est la coercition qui s'exerce par le recours à la force (armée). Pour un nombre considérable de théoriciens conservateurs de la police, celle-ci trouve sa définition dans le monopole qu'elle exerce sur l'usage légitime de la force. C'est pourquoi ces théoriciens ont adopté une position critique par rapport au modèle de police de communauté, qui ne peut, sans renoncer à sa nature même, reposer sur la coercition" (J. P. Brodeur, Visages de la police, op. cit. p. 142). Les italiques sont de nous.

[18] E. Bittner, "Florence Nightingale in pursuit of Willie Sutton : a theory of the police", in Aspects of police work,, Boston, Northeastern University Press, 1990, p. 249.

[19] R.B Fosdick, European Police Systems, 1915, réed, New York, Century Co., 1975 ; C. Reith, The Blind of History : a Study of the Origins of Police Era, Londres, Faber and Faber, Ltd, 1952. Dans le même sens cf. B. Chapman, Police State, MacMillan, 1971.

[20] Le pouvoir, Paris, Hachette, 1988, p. 34.

[21] Ibid. p. 306.

[22] Certains ont pu voir une manifestation a contrario de ce "besoin de police" dans les désordres ayant accompagné la chute de régime irakien en 2003, ce que d'autres ont contesté : "Il faut se garder de prétendre que la situation en Irak est le produit de l'absence de police. Elle résulte avant tout d'une guerre sans merci dont le but était de renverser le régime de Sadam Hussein. Le renversement du régime a fait du même coup disparaître la police. La disparition de la police n'est donc pas la cause de l'anarchie présente, mais constitue au contraire un de ses symptômes". (J.P Brodeur, Le Devoir, 6 mai 2003).

[23] M. Foucault, "Entretien avec J.J. Brochier", Magazine littéraire, n° 101, juin 1975.

[24] Terminologie reprise par certains chercheurs comme J.P Brodeur, "High policing and low policing : Remarks aboutthe Policing of Political Activities", Social Problems, 1983, 30, 5.

[25] Satire 6, Les embarras de Paris.

[26] Ordonnance du 26 janvier 1536.

[27] Le Pays, 1857, cité par D. Dicaire, "L'apparition de la police à Montréal au XIXe siècle" in Fraile (ed), Régulation et gouvernance, Barcelone, Publications de l'Université de Barcelone, p. 441.

[28] G. Finzter, "La police et la sécurité publique. Des expériences est-européennes", in P. Robert, F. Sack ; Normes (éd.), Normes et déviance en Europe. Un débat Est-Ouest, Paris, L'Harmattan, 1994, p. 149.

[29] D. Woronoff, La République bourgeoise, de Thermidor à Brumaire, Paris, Seuil, 1972, p. 129.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le lundi 7 novembre 2016 11:05
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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