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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir d'un chapitre du livre de Jean-Louis Del Bayle, “Albert Camus. L’illusion des religions séculières” in L'ILLUSION POLITIQUE AU XXe SIÈCLE. Des écrivains témoins de leur temps. Jules Romain, Drieu La Rochelle, Aragon, Camus, Bernanos, Malraux, chapitre 4, pp. 189-245. Paris: Economica, 1999, 369 pp. Collection: Analyse politique. Une édition numérique réalisée par Réjeanne Toussaint, bénévole, Chomedey, Ville Laval, Québec. [Autorisation de diffuser ce livre dans Les Classiques des sciences sociales accordée par l'auteur et communiquée par Michel Bergès, le 8 avril 2011.]

[189]

L’ILLUSION POLITIQUE AU XXe SIÈCLE.

Des écrivains témoins de leur temps : Jules Romain,
Drieu La Rochelle, Aragon, Camus, Bernanos, Malraux.

Albert Camus.
L’illusion des religions
séculières


Table des matières

I. Camus et l'engagement politique  [191]

1. La tentation de l'indifférence   [192]
2. Un engagement politique de gauche   [199]
3. L'engagement et ses justifications   [205]

II. La pensée politique de Camus   [213]

1. Le réformisme    [213]
2. La politique de Camus    [224]

III. Camus et les difficultés de l'engagement   [236]


À l'issue de la Seconde Guerre mondiale, un mot devint à la mode dans le vocabulaire des intellectuels français de l'époque, celui d'engagement. Au cours de ces années, le problème des rapports de l'intellectuel, de l'écrivain, avec la politique est tranché sans hésitation : la littérature ne peut être qu'engagée, comme devait tenter de le démontrer Jean-Paul Sartre dans sa revue Les Temps modernes [1]. Aux yeux de l'opinion, plus ou moins bien informée, deux noms symbolisent alors cet "engagement" de la littérature, ceux de Jean-Paul Sartre et d'Albert Camus. Ainsi, au lendemain de la Libération, Camus est apparu comme une sorte de modèle exemplaire de l'écrivain "engagé", dont, pourtant, le rapport à la politique a été en fait plus ambigu qu'il n'y paraît au premier abord, en lui donnant une lucidité supérieure à celle de beaucoup de ses contemporains dans l'analyse des errements politiques que le XXe siècle a connus.

En 1945, un certain nombre de faits semblent il est vrai, justifier sa notoriété d'écrivain "engagé". Depuis 1943, Camus a participé à la lutte contre l'occupant allemand. Dès cette date, alors qu'il devient célèbre avec la publication de L'Étranger et du Mythe de Sisyphe, il exerce en effet des responsabilités au sein du mouvement Combat et collabore à la presse clandestine, notamment avec les textes qui deviendront Lettres à un ami allemand. À la Libération, cet engagement semble se confirmer : Camus devient l'éditorialiste du quotidien Combat, le plus célèbre et le plus brillant des journaux issus de la Résistance. De même, en 1947, le plus connu de ses romans, La Peste, apparaît comme une sorte de manifeste, justifiant [190] sous une forme romanesque, l'engagement social et politique. Pourtant ces faits et la réputation qui lui a alors été faite ne doivent pas dissimuler que les rapports de Camus avec la politique ont été en réalité plus complexes et plus équivoques.

Cette équivoque se manifeste dès la jeunesse de Camus, durant la période qui va de son adolescence algéroise, au début des années 30, à son entrée dans la Résistance en 1943. Certes, Camus - étudiant jusqu'en 1936, puis journaliste jusqu'en 1940 - a, à cette époque, une activité politique militante qui tend à corroborer son image d'écrivain engagé. Mais, en même temps, ses premières œuvres littéraires, L'Envers et l'endroit (1937), Noces (1938), Caligula (1938), L'Étranger (1942), Le Mythe de Sisyphe (1943), sont des œuvres qui font peu de place aux problèmes sociaux et politiques et on ne peut pas dire que son engagement politique y trouve ses justifications. Donc, on constate, durant cette période, un engagement politique de fait de Camus, mais un engagement qui s'articule mal avec la vision du monde développée dans son œuvre  littéraire.

De même, son engagement actif de la Résistance et de la Libération fera assez rapidement place à une réflexion politique qui, à partir de la publication de La Peste (1947), va placer Camus en marge des courants politiques qui s'affrontent tandis que se développe la guerre froide. L'État de Siège (1948), Les Justes (1950), L'Homme révolté (1951) constituent les principaux jalons littéraires d'une évolution qui entraînera sa rupture avec Sartre et lui vaudra l'accusation de déserter les drames de l'histoire. De fait, sa conception de l'action politique et les orientations de sa pensée politique l'éloignent alors de la politique militante. Cet éloignement s'accentuera encore avec le déchirement personnel que constitue pour lui le déclenchement de la guerre d'Algérie en 1954. Sans se désintéresser des événements - mais ses interventions rencontrent l'incompréhension de tous les camps - le sentiment de son isolement politique conduit Camus à se retourner vers la littérature pure avec la publication de La Chute en 1956. Et, après avoir reçu la consécration du Prix Nobel en 1957, c'est un roman qu'il avait commencé à écrire lorsqu'il disparut dans un accident de la route le 4 janvier 1960.

On le constate, les rapports de Camus avec la politique ont été en fait assez ambigus. Cette ambiguïté tient d'abord au principe même de l'engagement politique et à la difficulté qu'il a éprouvée pour découvrir dans sa réflexion philosophique les justifications de celui-ci. Dans cette première perspective, c'est donc la définition des fondements mêmes de l'engagement politique qui est en cause. La seconde ambiguïté tient au contenu de sa pensée politique et au fait que sa conception de l'action politique et de l'organisation de la société, qui l'a conduit à récuser certaines des confusions qui ont [191] marqué dramatiquement la pensée politique du XXe siècle, devait le situer en marge de tous les courants politiques constitués et le condamner à une solitude politique, dont il n'a, en fait, réussi à sortir que durant le bref intermède de la Résistance.

Ce sont donc ces deux aspects des rapports de Camus avec la politique que l'on évoquera successivement avant d'essayer de voir quel intérêt cette réflexion, apparemment si solitaire, peut présenter pour comprendre les causes et la signification de certaines des orientations les plus caractéristiques de la pensée politique du XXe siècle, alors que l'évolution des événements depuis sa disparition est venu souvent confirmer le bien-fondé d'un certain nombre de ses analyses concernant les illusions et les errements politiques de son temps [2].


I. Camus et l’engagement politique

Au cours de la controverse qui suivit en 1952 la publication de L'Homme révolté, Sartre reprocha à Camus d'avoir toujours été tenté de fuir l'histoire et ses combats, son engagement dans la Résistance n'ayant été en quelque sorte qu'un accident dû à la brutalité des événements. Cette accusation était certainement excessive. Elle mettait cependant l'accent sur le caractère équivoque et ambigu de certains aspects de l'attitude de Camus en face de l'engagement politique. En fait, on peut distinguer sur ce point deux périodes dans l'évolution de Camus : avant 1943 et après 1943, avant son engagement dans la Résistance et après celui-ci. Avant 1943, il semble que l'on puisse dire qu'effectivement Camus a éprouvé une certaine tentation de l'indifférence par rapport à la politique et à l'histoire. Cette tentation de l'irresponsabilité est surtout perceptible, on l'a déjà noté, dans son œuvre littéraire et dans les thèmes que celle-ci développe : sa réflexion y apparaît, en effet, comme une réflexion sur le monde, sur la nature, sur la condition humaine, et non comme une réflexion sur la société et sur l'histoire.

Toutefois, cette tentation n'est qu'une tentation et Camus n'y cède pas. Même si, comme il l'a écrit, une "indifférence naturelle" [192] (EE, 6) [3] pouvait effectivement le porter à fuir la société et l'histoire, son expérience de la misère [4], son sens de la justice l'y ramènent. Dans ces années d'avant-guerre, Camus, en fait, ne se désintéresse pas de la politique, tant à travers son engagement militant des années 35-37, que, un peu plus tard, dans ses activités de journaliste, qui l'amènent à prendre position sur les événements de l'époque. De ce fait, malgré cette tentation de l'irresponsabilité, il y a durant cette période un engagement politique de Camus, qui est celui d'un militant de gauche, mais cet engagement s'articule mal avec les orientations de sa réflexion philosophique telle qu'elle s'exprime dans ses écrits littéraires.

Après 1943, se produit une nette évolution. L'engagement actif de Camus dans la Résistance va l'amener à réfléchir sur les raisons intellectuelles de cet engagement et à tenter de résoudre les contradictions que l'on vient d'évoquer. Approfondissant sa réflexion philosophique, il va dès lors s'employer à découvrir dans celle-ci des valeurs susceptibles de fonder et d'orienter l'engagement politique. Cette recherche, commencée avec les Lettres à un ami allemand (1943-44), s'achèvera avec L'Homme révolté en 1951.

1. La tentation de l’indifférence

Cette tentation de l'indifférence en face des problèmes sociaux et politiques est donc surtout sensible dans les œuvres écrites par Camus entre 1934 et 1943. Ces premières productions littéraires de Camus n'ont en effet pratiquement pas de contenu politique et la philosophie qui s'en dégage est plutôt une philosophie conduisant [193] au désengagement qu'une philosophie incitant à l'action politique. Dans ces textes apparaissent notamment les deux orientations, au premier abord contradictoires, que l'on retrouvera tout au long de l'œuvre de Camus : le sentiment de la beauté du monde et le sentiment de son absurdité. Deux orientations littéraires et philosophiques qui, dans un premier temps, au regard du problème ici envisagé, celui de l'engagement politique, poussent à la même abstention.

   Bien que sa réputation de philosophe de l'absurde le fasse parfois oublier, il y a chez Camus, et notamment chez le jeune Camus, une exaltation panthéiste, sensualiste, de la joie de vivre, liée aux premières expériences de sa jeunesse méditerranéenne. "Je suis né pauvre sous un ciel heureux, dans une nature avec laquelle on se sent en accord, non en hostilité. Je n'ai donc pas commencé par le déchirement, mais par la plénitude" (AI, 380). Ce sentiment est particulièrement sensible dans Noces, dont le titre est d'ailleurs déjà très significatif. En effet, dans ce petit ouvrage, constitué surtout d'évocations d'épisodes de son adolescence algérienne, il s'attache à célébrer les "noces" de l'homme avec la nature, dans un flot d'images qui disent le bonheur d'exister au sein d'un monde d'eau, de lumière et de soleil :


"Jamais je ne m'approcherai assez du monde... Cette entente amoureuse de la terre et de l'homme..., je m'y convertirais si elle n'était déjà ma religion" (N, 84).


Dans cette perspective, aux yeux du jeune Camus, la seule réalité, le seul bonheur résident dans ce contact direct, charnel, avec le monde sensible, dans une sorte d'ivresse solaire qui abolit tout le reste. "Pour nous, la vérité du monde était dans sa seule beauté et dans les joies qu'elle dispensait. Nous vivions dans la sensation, à la surface du monde, parmi les couleurs, les vagues, les bonnes odeurs des terres" (OC, 1157).

Cette expérience débouche sur une philosophie hédoniste et sensualiste qui est sous-jacente à tous les textes de Noces et rappelle le Gide des Nourritures terrestres : "Hors du soleil, des baisers, des parfums sauvages, tout nous paraît futile... Il n'y a pas de honte à être heureux et j'appelle imbécile celui qui a peur de jouir" (N, 56, 59). L'exaltation de cet accord de l'homme avec le monde, le sentiment aigu de cet enracinement, ont pour corollaire une caractéristique importante de la pensée de Camus : son athéisme. Il faut vivre avec ce monde, dans ce monde, en goûter la beauté, les joies, et ne pas chercher ailleurs de vaines et illusoires espérances :


"J'apprends qu'il n'est pas de bonheur surhumain, pas d'éternité hors la course des journées... Car, s'il y a un péché contre la vie, ce [194] n'est pas tant d'en désespérer que d'espérer une autre vie et de se dérober à l'implacable grandeur de celle-ci... Le monde est beau et hors de lui point de salut" (N, 75, 87).


Et, dans L'Envers et l'endroit, il écrira dans le même sens, de façon lapidaire et tout à fait explicite : "Tout mon royaume est de ce monde" (EE, 49).

Telle est la première orientation de la réflexion de Camus et il est certain que ce goût du bonheur, de la nature, cet hédonisme, cette capacité à jouir de l'existence sans trop se poser de questions - "À Tipasa, je vois équivaut à je crois"(N.59) - ne le portent pas à l'engagement politique et expliquent sans doute pour partie cette tendance spontanée à "l'indifférence" qu'il a lui-même notée. Toutefois, cette orientation n'est pas la seule caractéristique de la pensée du Camus de ces années. Il y a aussi chez lui une volonté de lucidité - "Je veux porter ma lucidité jusqu'au bout" (N, 65) - une volonté de “conscience", qui l'empêche de se dissimuler que cet "endroit" du monde a aussi un "envers". Toutes ces joies, tous ces plaisirs sont fugaces, fragiles, périssables, et sur la beauté du monde plane l'ombre de la mort. Dès Noces, Camus évoque ainsi le déchirement de l'homme, qu'il décrit écartelé "entre son désir de vivre et son destin de mort" (N, 85). Il note d'ailleurs que plus on goûte la vie, plus on en perçoit aussi la fragilité et le caractère contingent : "Tout ce qui exalte la vie accroit en même temps son absurdité" (N, 75).

Ce double visage de la vie - bonheur et tragédie - est au cœur de l'essai, au titre aussi significatif que celui de Noces, L'Envers et l'endroit. Il y insiste, bien plus que dans Noces, sur "l'envers" de la vie et les courts chapitres qui composent cette œuvre comportent des évocations parfois très sombres de l'angoisse, de la pauvreté, de la solitude. Pour Camus, ces deux expériences de l'existence sont inséparables :


"Le grand courage est de tenir les yeux ouverts sur la lumière comme sur la mort... Il n'y a pas d'amour de vivre sans désespoir de vivre..." (EE, 49).


Un peu plus loin, il ajoute : "Entre cet endroit et cet envers du monde je ne veux pas choisir" (EE, 49). Avec ces considérations s'amorce une réflexion sur l'absurdité de la condition humaine que Camus va particulièrement développer dans un roman, L’Étranger, et un essai philosophique, Le Mythe de Sisyphe, dont la publication presque simultanée va le rendre célèbre en quelques semaines, en 1942-43.

Dans L'Étranger, tout le récit romanesque est construit pour faire naître ce sentiment de l'absurde. Dans la première partie, un petit employé de bureau d'Alger fait le récit de sa vie quotidienne, qui apparaît comme une succession d'actes et d'événements qu'il [195] subit avec indifférence, sans faire de véritables choix, en jouissant sans autre préoccupation du moment présent lorsque celui-ci est agréable. "Ça m'est égal" est une phrase-clé qui revient plusieurs fois dans sa bouche comme un leitmotiv. Cette première partie du roman s'achève par le meurtre d'un arabe, que le narrateur tue sur une plage, à la suite d'un enchaînement de circonstances auquel il paraît avoir peu de part et dans lequel le hasard semble avoir joué un grand rôle. La seconde partie évoque ensuite le procès du meurtrier, auquel celui-ci assiste en "étranger", comme si c'était celui d'une autre personne. Dans la suite d'actes insignifiants qui ont constitué son passé, la justice et la société prétendent découvrir une logique et l'avocat général démontre que sa conduite a toujours été celle d'un criminel en puissance. Finalement, il est condamné à mort et, après avoir refusé l'assistance d'un aumônier, il se résigne au dernier acte de sa vie "absurde" en jouissant une dernière fois de sa communion avec l'univers et avec "la tendre indifférence du monde".

L'Étranger est donc un roman de l'absurde. L'absurde y affleure partout que ce soit dans le récit que le personnage principal fait de sa vie, aussi bien que dans la comédie judiciaire qui l'envoie à la mort : son existence y apparaît comme un tissu de hasards, d'actes involontaires et gratuits, de gestes vidés de leur sens par l'habitude, le tout débouchant sur la mort. Ce constat de l'absurdité de la condition humaine n'est pas sans pouvoir avoir des prolongements politiques ainsi qu'on le verra avec Le Mythe de Sisyphe. Toutefois, L'Étranger a aussi une signification politique par un autre côté, par la description qu'il donne des rapports du héros avec la société et dans laquelle transparaît une certaine tendance anarchisante. En effet, dans cette description, la société n'a pas le beau rôle. C'est ainsi qu'au cours du procès il apparaît que Meursault, le meurtrier, est condamné, moins pour son acte criminel, que pour sa conduite passée, étrangère aux attentes de la société. Par exemple, le fait qu'il n'ait pas pleuré aux obsèques de sa mère et qu'il soit allé voir ensuite un film comique est utilisé comme un argument d'un poids décisif par l'avocat général et semble avoir été déterminant dans le verdict du jury. Par là, le roman met donc l'accent sur ce que l'on peut appeler la comédie sociale et sur son hypocrisie, l'absurdité de la société prolongeant l'absurdité de la condition humaine.

En 1955, dans une préface pour une édition universitaire américaine de L'Étranger, Camus insistera particulièrement sur cet aspect de son roman et sur l'individualisme de son personnage :


"Le héros du livre est condamné parce qu'il ne joue pas le jeu. En ce sens, il est étranger à la société où il vit, il erre en marge, dans les faubourgs de la vie privée solitaire et sensuelle... Il refuse de [196] mentir... Il dit ce qu'il est, il refuse de masquer ses sentiments et aussitôt la société se sent menacée. On lui demande, par exemple, s'il regrette son crime, selon la formule consacrée. Il répond qu'il éprouve à cet égard plus d'ennui que de regret véritable. Et cette nuance le condamne" (OC, 1920).


Visiblement dans ces démêlés de Meursault avec la société, Camus est du côté de son héros, qu'il dépeint "animé d'une passion profonde,... la passion de l'absolu et de la vérité". Il approuve donc plus ou moins la conduite de son personnage poursuivant sa vérité "dans les faubourgs de la vie privée", en marge de la société. Dans le même sens, il écrivait déjà en 1939 que "ce qui fait le prix de la vie", c'est "le bonheur précaire de chaque jour, le destin solitaire que chaque homme poursuit en silence" (FC, 729). Or, c'est, là encore, une attitude peu favorable à l'engagement politique, car cet individualisme anarchisant ne conduit pas Meursault à la révolte. Son comportement est un comportement asocial plus qu'antisocial. Par là, L'Étranger est une incitation à se retirer de la comédie sociale plus qu'une invitation à l'engagement pour transformer la société.

L'Étranger, on l'a déjà noté, c'est aussi le problème de l'absurde, problème que l'on trouve traité sous une forme plus philosophique dans l'essai Le Mythe de Sisyphe. Cet essai, qui débute par la phrase fameuse : "Il n'y a qu'un problème philosophique vraiment sérieux, c'est le suicide", tend tout d'abord à montrer que lorsque l'homme échappe aux habitudes et aux routines de la vie quotidienne pour regarder en face la réalité de l'existence, l'évidence qui s'impose à lui est celle de l'absurdité de la condition humaine. Cet éveil à l'absurde, Camus l'a décrit en des termes devenus classiques :


"Lever, tramway, quatre heures de bureau ou d'usine, repas, tramway, quatre heures de travail, repas, sommeil, et lundi mardi, mercredi, jeudi, vendredi et samedi sur le même rythme, cette route se suit aisément la plupart du temps. Un jour seulement le pourquoi ? S'élève et tout commence dans cette lassitude teintée d'étonnement" (MS, 106).


C'est à ce moment que, de cette confrontation entre l'esprit humain qui s'interroge et cherche à comprendre la signification de ce qu'il vit et le monde qui n'offre pas de réponses à ces questions, naît le sentiment de l'absurde : "Ce qui est absurde, c'est la confrontation entre cet irrationnel et ce désir éperdu de clarté dont l'appel résonne au plus profond de l'homme" (MS, 113).

Aux yeux de Camus, la sagesse commence par cette prise de conscience de l'absurde qui, pour lui, est cependant, seulement, un point de départ. Cette découverte du non-sens de toute chose, de l'absence de signification pourrait, en effet, conduire au suicide, d'où la question posée dès la première ligne de l'essai. Mais, telle [197] n est pas sa conclusion. A ses yeux, le suicide serait un consentement à l'absurde. Pour lui, l'homme ne doit pas accepter cette complicité. Il doit vivre, mais il doit vivre dans la lucidité, en s'installant dans l'absurde, et c'est là ce qui fait sa grandeur : "Vivre, c'est faire vivre l'absurde" (MS, 138). Pour Camus, le bonheur reste possible et la conscience de l'absurde ne doit pas conduire à renoncer à la vie, mais, au contraire, à jouir de tout ce qu'elle offre, en sachant les limites inéluctables de ce bonheur. L'homme "absurde" - c'est-à-dire celui qui a pris conscience de l'absurde - doit s'installer dans l'instant, en épuisant toutes les ressources du présent. La grandeur de l'homme, c'est donc alors d'accepter sa condition, même s'il sait que la partie sera en définitive perdue. Tel est le sens de la référence au mythe de Sisyphe que l'on trouve dans le titre de l'essai - Sisyphe roule son rocher en sachant qu’une loi fatale le fera retomber, mais sa grandeur est de ne pas démissionner et de prolonger quand même son effort.


"Sisyphe enseigne la fidélité supérieure, qui nie les dieux et soulève les rochers. Lui aussi juge que tout est bien... La lutte vers les sommets suffit à remplir un cœur d'homme. Il faut imaginer Sisyphe heureux" (MS, 198).


Un être lucide, livré à la fatalité, dans un univers sans signification, acceptant pourtant sa destinée, et se jetant passionnément dans cette vie limitée, tel est l'homme "absurde" dont Camus trace alors le portrait.

De manière plus concrète, cette philosophie le conduit à formuler une morale qui conseille d'accepter lucidement l'absurdité de la condition humaine et de vivre la vie qui nous est donnée aussi intensément que possible, en accumulant les expériences, peu important au fond la nature de celles-ci :


"Que signifie la vie dans un tel univers ? Rien d'autre pour le moment que l'indifférence à l'avenir et la passion d'épuiser tout ce qui est donné. La croyance au sens de la vie suppose toujours une échelle de valeurs, un choix, des préférences. La croyance à l'absurde, selon nos définitions, enseigne le contraire" (MS, 143).


Il n'y a donc pas "d'échelle de valeurs" à laquelle se référer, pas de critère de choix possible. Toutes les expériences se valent. Ce qui importe, c'est leur multiplication et leur diversité, c'est leur intensité plus que leur contenu :


"La croyance à l'absurde revient à remplacer la qualité des expériences par la quantité... Si je me persuade que cette vie n'a d'autre face que celle de l’absurde..., alors je dois dire que ce qui compte ce n'est pas de vivre le mieux, mais de vivre le plus. Je n'ai pas à me demander si cela est vulgaire ou écœurant, élégant ou regrettable" (MS, 143).


[198]

En conclusion, écrit donc Camus, "l'absurde enseigne que toutes les expériences sont indifférentes et, de l'autre, il pousse vers la plus grande quantité d'expériences" (MS, 144).

Pour ce qui est du problème de l'engagement politique, la signification d'une telle philosophie est pour le moins ambiguë. D'ailleurs, les quelques allusions à la politique que l'on peut trouver dans l'essai sont assez floues. Un passage discret semble évoquer l'engagement de Camus dans la Résistance :


"Conscient que je ne peux me séparer de mon temps, j'ai décidé de faire corps avec lui... Pour qui se sent solidaire du destin du monde, le choc des civilisations a quelque chose d'angoissant. J'ai donc fait mienne cette angoisse, en même temps que j'ai voulu y jouer ma partie" (MS, 165).


Mais, en même temps, il y a dans cette attitude du dilettantisme car, en évoquant cette décision, il ajoute : "sachant qu'il n'est pas de causes victorieuses, j'ai du goût pour les causes perdues" (MS, 165). Plus généralement, si sa philosophie de l'homme "absurde" peut permettre de justifier l'action politique comme un moyen de communier avec la vie, comme une "expérience" parmi d'autres, il lui est en revanche beaucoup plus difficile de déterminer les orientations de cette action et de justifier un choix entre les différents engagements possibles. Dans cette philosophie de l'absurde il y a donc, de ce fait, un germe de philosophie nihiliste, comme le reconnaîtra d'ailleurs Camus lui-même dans L'Homme révolté :


"Le sentiment de l'absurde, quand on prétend d'abord en tirer une règle d'action, rend le meurtre plus ou moins indifférent et, par conséquent, possible. Si l'on ne croit à rien, si rien n'a de sens et si nous ne pouvons affirmer aucune valeur, tout est possible et rien n'a d'importance" (HR, 415).


Dans une certaine mesure, cette conclusion est celle que l'on peut être tenté de tirer de la lecture du Mythe de Sisyphe et Camus avouera plus tard "avoir professé en somme le nihilisme, quoique sans le savoir toujours" (OC, 1704).

On peut donc dire que la leçon qui se dégage de ces premières œuvres de Camus, c'est que, dans un monde absurde, la sagesse, pour l'homme qui prend conscience de cette absurdité, est de chercher son bonheur individuellement, en marge de la société et de l'histoire, en jouissant le plus intensément possible des ressources du présent qui s'offrent à lui, tout en sachant les limites de ce bonheur. C'est donc finalement une morale très individualiste, très égotiste, qui résulte de ces premières œuvres et celle-ci ne constitue guère une incitation à l'action collective, à l'engagement politique. Pourtant, si l'œuvre du Camus de ces années est étrangement [199] désincarnée, même lorsqu'il s'agit de textes écrits pendant la guerre, il ne cède pas, en fait, à cette tentation de l'indifférence par rapport aux drames de l'histoire. Il s'intéresse à la politique et fut amené durant cette période à prendre des positions politiques. Il y a donc, dans ces années, un engagement politique de Camus, mais un engagement qui semble être indépendant des positions philosophiques développées dans ses œuvres littéraires et qui s'articule mal avec celles-ci.

2. Un engagement politique de gauche

Durant cette période, de 1933 à 1942, Camus ne s'est donc pas en fait désintéressé de l'actualité politique, que ce soit durant ses études universitaires ou à l'occasion de ses premières activités de journaliste. Tout au contraire, il fut amené à prendre des positions politiques bien affirmées qui furent très nettement celles d'un militant de gauche.

Cet engagement politique de Camus prit, dès 1935, la forme d'une adhésion au Parti communiste. Plus tard, un de ses commentateurs expliquera ce choix par "son désir d'action pour la justice et dans la camaraderie" [5]. Pour sa part, il ne s'est jamais expliqué sur les raisons de cette adhésion. Toutefois, deux remarques peuvent être faites. Tout d'abord, cette adhésion date de l'hiver 1935-1936 [6], c'est-à-dire qu’elle intervient à un moment où, le Parti communiste, engagé depuis 1934 dans une politique orientée vers l'antifascisme, atténue son côté dogmatique et révolutionnaire pour favoriser la politique d'unité de la gauche qui conduira le 14 juillet 1935 à la constitution du Front populaire. Il semble de ce fait que l'adhésion de Camus ait été davantage l'expression d'un engagement antifasciste et pacifiste qu'une adhésion au marxisme et au communisme. Ce que confirme d'ailleurs une note manuscrite découverte dans le dossier de L'Envers et l'endroit, où il écrit :


"Nous ne croyons pas à Hegel, nous ne sommes pas matérialistes, nous ne servons pas l'idole monstrueuse du Progrès. Nous haïssons tout rationalisme, nous sommes communistes quand même. Parce que nous ne voulons pas séparer la doctrine de la vie. Et pour moi le communisme, c'est beaucoup plus mon camarade de cellule, ouvrier ou magasinier, que le tome III du Capital" (FC, 121).


[200]

En fait, cet engagement apparaît comme une sorte de prolongement de l'action que Camus avait eue avant 1935 au sein du Mouvement Amsterdam-Pleyel. Celui-ci était un mouvement à l'origine d'inspiration pacifiste, fondé par Romain Rolland et Henri Barbusse, qui devait ensuite, à partir de 1934, s'orienter vers des activités antifascistes.

Au sein du Parti communiste, Camus fut amené à exercer des responsabilités et fut notamment chargé de la propagande auprès des milieux musulmans. Il semble toutefois qu'assez rapidement, il se soit trouvé en désaccord avec la ligne du Parti, notamment à la suite d'une révision de la politique pro-arabe de celui-ci. Néanmoins, et contrairement à ce que Camus lui-même dira plus tard, il ne paraît pas avoir quitté le Parti à ce moment et semble avoir conservé sa carte d'adhérent jusqu'en 1937, date à laquelle un conflit, qui opposa le PC au leader nationaliste algérien Messali Hadj, entraîna son départ. Donc, pacifisme, antifascisme, lutte pour la justice (notamment en faveur de la population arabe d'Algérie), telles sont les motivations de l'engagement politique de Camus à cette époque.

À noter qu'en 1936, il participa aussi activement à la rédaction collective d'une pièce de théâtre à portée politique, dont la représentation sera d'ailleurs interdite par les autorités, intitulée Révolte dans les Asturies. Cette pièce évoquait la révolte en Espagne des mineurs asturiens qui avait eu lieu en 1934 et qui avait été réprimée par l'armée envoyée par le gouvernement républicain. Tout en réprouvant certains excès révolutionnaires, cette pièce exprimait une nette sympathie pour les insurgés et dénonçait la répression des troupes régulières. Cette œuvre annonçait la position qui sera celle de Camus lors de la guerre civile espagnole, qui l'amènera à prendre parti pour les républicains et à dénoncer la politique française de non intervention. Cette hostilité de Camus à l'égard du franquisme ne devait plus jamais se démentir et, après la guerre, il continuera d'exprimer cette hostilité, protestant dans les années 50, contre la réintégration de l'Espagne dans la vie internationale, par exemple lors de son admission à l'ONU et à l'UNESCO.

À partir de 1938, l'engagement politique de Camus coïncide avec ses activités de journaliste [7]. En effet, en octobre 1938, fut fondé [201] un journal de gauche, Alger Républicain, dont le comité de direction était composé de représentants de la gauche libérale et de deux membres du Parti communiste. Engagé par le rédacteur en chef, Pascal Pia, il donna au journal jusqu'à la guerre des articles, des reportages et des chroniques littéraires. En septembre 1939, il deviendra même rédacteur en chef d'une édition du soir, Soir Républicain, qui sera suspendue par le Gouvernement général en janvier 1940. Dans ces articles, trois grandes orientations se dessinent, qui prolongent pour une grande part les engagements antérieurs de Camus : lutte contre l'injustice, pacifisme, antifascisme et défense de la démocratie.

Son souci de la justice se manifeste à la fois au niveau individuel et sur le plan collectif. Sur le plan individuel, Il fut ainsi amené à prendre parti dans un certain nombre d'affaires judiciaires. Par exemple, dans l'affaire Hodent, il s'attacha à prouver qu'un technicien agricole était innocent des détournements dont on l'accusait injustement. Dans une autre affaire, il démontra l'innocence d'un musulman, inculpé de meurtre par les autorités pour des raisons politiques. Sur le plan collectif, il s'indigne des conditions dans lesquelles les forçats sont transportés en Guyane. Mais, surtout, et cela lui vaudra l'hostilité des autorités administratives françaises, il dénonce la condition faite aux musulmans d'Algérie, leur misère, les injustices dont ils sont victimes. Il consacre ainsi une série d'articles à la situation des travailleurs [202] algériens en France et à la misère en Kabylie, où, constate-t-il, "des hommes, qui ont vécu dans une démocratie plus totale que la nôtre, se survivent dans un dénuement matériel que les esclaves ne connaissaient pas" (5 juin 1939). À cette occasion il récuse la charité au nom de la justice sociale. Ainsi à propos d'un couscous du nouvel an offert par le Gouverneur général aux miséreux d'Alger :


"C'était un singulier et amer spectacle que de voir plusieurs centaines d'êtres humains en loques manger avec avidité par groupes de cinq ou six... Le rôle des hommes et le nôtre à tous devraient être de rendre cette charité inutile... Je n'ai jamais vu une population européenne aussi misérable que cette population arabe et cela doit bien tenir à quelque chose. C'est à supprimer cette disproportion et cet excès de pauvreté qu'il faut s'attacher" (14 janvier 1939).


Et, manifestant une certaine compréhension pour le nationalisme algérien naissant, il ajoute : "On n'effacera pas les revendications indigènes en les passant sous silence, mais en les examinant dans un esprit de générosité et de justice. Et la seule façon d'enrayer le nationalisme algérien est de supprimer l'injustice dont il est né" (18 août 1939). Au niveau Politique, ce souci de justice sociale amènera Camus à regretter que le Front populaire se soit arrêté en chemin et il déplorera la "pause sociale" décidée par le gouvernement en 1938, ainsi que le glissement de la majorité de 1936 vers le conservatisme. Les mêmes préoccupations le conduiront aussi à s'intéresser à la situation faite au prolétariat ouvrier par le développement du machinisme industriel.

La seconde orientation décelable dans ces articles est l'orientation pacifiste. En 1935-1940, Camus appartient incontestablement à la gauche pacifiste : "J'ai été pacifiste jusqu'en 1940" dira-t-il en 1957 (OC, 1374). Et ailleurs il écrira : "J'ai commencé la guerre de 1939 en pacifiste"(CC, 1374). Ce pacifisme s'explique sans doute à la fois par des raisons personnelles et des raisons politiques. Parmi les raisons personnelles, il faut d'abord rappeler la situation familiale de Camus, dont le père avait été tué à la bataille de la Marne en août 1914. Par ailleurs, ses tendances hédonistes, son goût de la vie et du bonheur ne pouvaient aussi que le pousser dans ce sens. Cette tendance est d'ailleurs perceptible dans l'article qu'il rédige au moment de la déclaration de guerre, en septembre 1939. Cette "heure mortelle" l'incite, en effet, en contrepoint, à évoquer "les images fragiles et précieuses d'un passé où la vie gardait son sens : joie des corps dans les jeux du soleil et de l'eau, printemps tardifs dans des éclatements de fleur, fraternité des hommes dans un espoir insensé" (17 septembre 1939).

Toutefois, ce pacifisme est aussi politique. Sur ce point, Camus [203] partage alors les positions de cette partie de la gauche qui a déploré l'intransigeance de la France au Traité de Versailles, qui a cru à la Société des Nations et qui considère que les revendications de l'Allemagne n'étaient pas dépourvues de toute justification. De ce fait les jugements qu'il porte sur l'Allemagne hitlérienne sont ambigus, dans la mesure où ils mêlent l'hostilité antifasciste et la compréhension pacifiste :


"Nous avons été les premiers à répudier un régime où la dignité humaine était comptée pour rien, où la liberté devenait une dérision. Mais, en même temps, nous ne cessions de dire que cet excès de bestialité trouvait sa source dans le désespoir de tout un peuple".


Il résume alors en ces termes quelles sont sur ce problème ses positions et celles de son journal :


"Ne pas humilier, s'efforcer de comprendre, ôter à Hitler les raisons profondes de son prestige, accorder tout ce qui est juste en refusant ce qui est injuste, réviser Versailles en respectant la Tchécoslovaquie et la Pologne, voir clair, refuser l'entraînement de la haine, fonder la solidarité humaine et européenne, rajuster la politique des nations à une économie devenue internationale : ce sont là nos positions” (6 novembre 1939).


Donc, pour Camus, la France n'est pas sans responsabilités dans les tensions internationales avec l'Allemagne et, en novembre 1939, la guerre déjà déclarée, il continue encore d'espérer une réconciliation : "Nous croyons que ce conflit pouvait être évité et peut être encore arrêté à la satisfaction de tous. Nous croyons que, s'il n'existait à cela qu'une seule chance, il serait encore défendu de désespérer avant de l'avoir tentée. On ne l'a pas tentée. On ne l'a jamais tentée" (6 novembre 1939).

Ce pacifisme très affirmé, favorable à la Société des Nations et à l'organisation d'une solidarité européenne, a pour corollaire une grande méfiance pour le nationalisme. Dans une conférence faite en 1937, il déclare par exemple : "Les nationalismes apparaissent toujours dans l'histoire comme des signes de décadence" (OC, 1321). D'ailleurs, plus tard, lorsqu'il sera engagé dans la Résistance, il reconnaîtra combien il lui était difficile, avant la guerre, de se sentir solidaire de la politique internationale de la France et de l'image qu'elle donnait d'elle au monde :


"Non je ne l'aimais pas, si c'est ne pas aimer que de dénoncer ce qui n'est pas juste dans ce que nous aimons" (L, 221).


Il faut toutefois noter que, s'il a vu venir la guerre en éprouvant les sentiments pacifistes que l'on vient d'évoquer, il ne s'est pas senti le droit, lorsque celle-ci a été déclarée, de se désolidariser de ses [204] concitoyens et d'une politique qu'il désapprouvait. Il écrit alors dans ses Carnets :


"Il est toujours vain de vouloir se désolidariser, serait-ce de la cruauté et de la bêtise des autres. On ne peut dire "Je l'ignore". On collabore ou on la combat. Rien n'est moins excusable que de faire appel aux haines nationales. Mais, une fois la guerre survenue, il est vain et lâche de vouloir s'en écarter sous prétexte qu'on n'en est pas responsable. Les tours d'ivoire sont tombées. La complaisance est interdite, pour soi-même et pour les autres" (CI, 171).


Dans la ligne de cette position, il essaiera de s'engager, mais il sera réformé en raison de son état de santé.

Enfin, le comportement de Camus dans ces années traduit son hostilité aux régimes fascistes et son attachement à la liberté et à la démocratie. On a vu que cet attachement explique son hostilité au franquisme et ses jugements sévères sur le nazisme. Cet attachement le pousse aussi en 1939 à s'élever contre les poursuites engagées contre les dirigeants du Parti populaire algérien de Messali Hadj. De même, il proteste contre les mesures prises à l'encontre des communistes après la signature du pacte germano-soviétique et la déclaration de guerre. Tout en prenant ses distances à l'égard du communisme et en déclarant que "le stalinisme ne lui paraît pas l'idéal politique à rechercher", il écrit :


"Nous n'approuvons pas les poursuites et les mesures dictatoriales prises par le gouvernement, même contre les communistes" (FC, 128).


Mais, s'il exprime ainsi son attachement à la démocratie, il est, en revanche, sans indulgence pour le régime parlementaire de la IIIe République et pour ses dirigeants, une fausse élite qui, dira-t-il plus tard, "fut d'abord celle de la médiocrité" (AI, 285) :


"Chaque fois que j'entends un discours politique ou que je lis ceux qui nous dirigent, je suis effrayé, depuis des années, de n'entendre rien qui rende un son vraiment humain. Ce sont toujours les mêmes mots qui disent les mêmes mensonges..." (CI, 64).


Dès 1938, il dit son écœurement à l'égard des partis "tous menteurs", qui écrira-t-il encore, "ont fait ce qu'il fallait pour que les mots de députés et de gouvernement soient en France, pendant de longues années, un symbole de dérision"(AI,286). Et, lorsque la guerre éclate, ce dégoût des partis et du jeu politique le conduit à signer, avec Pascal Pia, un éditorial à tendance anarchisante, dans lequel la politique apparaît comme le royaume du mensonge, des compromissions et de l'impureté : "Aujourd'hui, où tous les partis ont trahi, où la politique a tout dégradé, il ne reste à l'homme que la conscience de sa solitude et de sa foi dans les valeurs humaines et individuelles" (FC, 729).

[205]

Du début de 1940 - date de l'interdiction de Soir Républicain - jusqu'à 1943, Camus va prendre ses distances avec la politique et avec l'histoire, même s'il suit attentivement les événements en souhaitant la défaite des armées nazies. Ce désengagement relatif a sans doute plusieurs raisons. Il s'explique d'abord par la désillusion qu'a constituée pour lui et pour ses sentiments pacifistes le déclenchement de la guerre. Il s'explique aussi par ses tribulations matérielles : plusieurs allers et retours entre l'Algérie et la métropole, qui s'accompagnent de nouvelles difficultés de santé. C'est la période aussi où, dans la mesure où il a des loisirs, il consacre ceux-ci à la rédaction de L'Étranger et du Mythe de Sisyphe. C'est seulement à partir de 1942 que Camus se tourne de nouveau vers l'action, notamment après avoir appris par la presse l'exécution du journaliste communiste Gabriel Péri. En évoquant ces sentiments à ce moment, il a d'ailleurs bien noté la persistance de ses réticences pacifistes :


"Vous me demandez pour quelles raisons je me suis placé du côté de la Résistance. C'est une question qui n'a pas de sens pour un certain nombre dont je suis. il me semblait, il me semble toujours qu'on ne peut être du côté des camps de concentration. J'ai compris alors que je détestais moins la violence que les institutions de la violence. Et pour être tout à fait précis, je me souviens très bien du jour où la vague de révolte qui m'habitait a atteint son sommet. C'était un matin, à Lyon, et je lisais dans le journal l'exécution de Gabriel Péri" (AI, 356).

3. L’engagement et ses justifications

Initialement, l'engagement de Camus dans la Résistance semble avoir été un engagement instinctif, né du sentiment plus ou moins irraisonné qu'il ne pouvait pas rester étranger à la lutte contre le nazisme. Mais cet engagement, le Camus des années 1942-1943 pouvait difficilement le justifier intellectuellement. Au contraire, on l'a vu, son absurdisme pouvait s'interpréter dans un sens nihiliste, aboutissant à mettre tous les engagements sur le même plan.

Dans ses Lettres à un ami allemand, écrites en 1943 et 1944, il ne dissimule d'ailleurs pas la précarité des fondements de son action. À cet ami allemand, plus ou moins imaginaire, que son nihilisme a conduit à justifier le nazisme, il écrit :


"Moi, qui croyais penser comme vous, je ne voyais guère d'arguments à vous opposer sinon un goût violent de la justice qui, pour finir, me paraissait aussi peu raisonné que la plus soudaine des passions" (L, 240).


[206]

Dans ce texte, il admet donc la faiblesse intellectuelle de sa position et la difficulté de justifier celle-ci au regard de son analyse philosophique. Un peu plus tard, après la guerre, il avouera : "Dans le même temps où je reconnaissais la nécessité de cette lutte, j'apercevais que, s'il était facile d'opposer à la force du crime les arguments de la force elle-même ou de la ruse, ou, mieux encore, ceux de l'indignation et de l'honneur, nous étions à peu près démunis en raisons tirées d'une morale vécue" (OC, 1703).

À partir de 1942, il va s'attacher à sortir de cette contradiction et à exorciser les germes de nihilisme que pouvait receler sa philosophie absurdiste. C'est cette recherche qu'il résumera, en 1946, en répondant à une interview : "Il y a des conduites qui valent mieux que d'autres. Je cherche le raisonnement qui permettra de les justifier..." [8]. Déjà, en 1943, il écrivait dans le même sens à un lecteur du Mythe de Sisyphe, qui lui avait fait part de ses inquiétudes :


"La pensée profonde de ce livre, c'est que le pessimisme métaphysique n'entraîne nullement qu'il faille désespérer de l'homme, au contraire. Pour prendre un exemple, je crois profondément possible de lier à une philosophie absurde une pensée politique soucieuse de perfectionnement humain et plaçant son optimisme dans le relatif" (OC, 1423).


Donc, il considère dès ce moment que, malgré les apparences, il doit lui être possible de fonder une pensée politique positive sur ses options philosophiques et cette recherche sera la sienne de 1943 jusque dans les années 50, recherche jalonnée d'œuvres importantes : Lettres à un ami allemand, La Peste, L'Homme révolté notamment.

Le problème est donc alors, pour Camus, de tirer de sa philosophie absurdiste des principes permettant de justifier et d'orienter l'engagement politique. Progressivement, cette argumentation va se construire autour de trois propositions. Première proposition : l'absurde et le malheur sont au cœur  de la condition humaine, mais il faut se révolter et tout faire pour que l'action des hommes n'ajoute pas à ce mal, à cette absurdité. Ainsi apparaît une première valeur : la révolte. Deuxième proposition : cette révolte contre l'absurde concerne tous les hommes, car la condition humaine est la même pour tous et donc cette révolte doit être la révolte de tous. D'où une seconde valeur : la solidarité. Troisième proposition : l'absurdité de la condition humaine étant ressentie par les hommes comme une injustice fondamentale, la révolte dans la solidarité contre cette injustice doit s'incarner dans une lutte pour la justice. D'où la justification d'une troisième valeur : la justice.

Le point de départ de la réflexion de Camus ne se modifie [207] donc pas, c'est la constatation de l'absurdité de la condition humaine et il observe, dans ses Lettres à un ami allemand, que c'est bien là un point commun avec son interlocuteur. Mais il note aussi que celui-ci s'est installé dans cette absurdité pour aboutir à un nihilisme qui en arrive à justifier les aberrations du nazisme. Pour sa part, Camus refuse ce désespoir et considère qu'après avoir pris conscience de cette absurdité essentielle de la condition humaine, tous les événements ne sont pas équivalents, tous les comportements ne sont pas équivalents, car il en est qui vont dans le sens d'un renforcement de cette absurdité et d'autres qui tendent à l'atténuer. Le malheur est au cœur de la condition humaine, mais il est des actes qui ont pour effet d'aggraver le malheur des hommes et d'autres qui tendent à le soulager. "Est-il permis, demande alors Camus, d'ajouter à l'atroce misère de ce monde ? "(L, 233). Et ailleurs, de manière plus concrète, il ajoute :


"Nous ne pouvons pas empêcher que cette création soit celle où des enfants sont torturés. Mais nous pouvons diminuer le nombre des enfants torturés" (AI, 217).


Il dégage ainsi une première règle de conduite : "Il s'agit de ne pas ajouter aux maux profonds de notre condition une injustice qui soit purement humaine" (AI, 1520). Autrement dit, à ses yeux, la condition humaine reste fondamentalement absurde, mais il dépend, pour une part, de l'action des hommes que cette absurdité soit aggravée ou atténuée. Si l'homme ne peut rien contre le malheur métaphysique qui est le sien, il peut, en revanche, agir sur le malheur historique qui le prolonge :


"Comprenez qu'on peut désespérer du sens de la vie en général, mais non de ses formes particulières ; qu'on peut désespérer de l'existence, puisqu'on n'a pas de pouvoir sur elle, mais non de l'histoire où l'individu peut tout" (CI, 182).


Donc, en face des événements, en face de l'action, il propose un premier principe de jugement et de choix, qui est la révolte contre le mal, la révolte contre l'absurde.

Cette idée est développée dans Lettres à un ami allemand. Elle est aussi illustrée par le roman le plus célèbre de Camus, La Peste, dans lequel le comportement du héros-narrateur, le docteur Rieux, est à cet égard particulièrement significatif. Il faut d'ailleurs remarquer que cette orientation positive n'était pas dans l'esprit de Camus lors des premières ébauches du roman, dans les années 1941-42. Il notait alors, en effet, que ce récit aurait pour but d'illustrer "l'équivalence profonde des points de vue individuels en face du même absurde" (CII, 33). Au contraire, la transformation du roman au cours de son élaboration (il a été publié en 1947) démontre bien son évolution. Désormais, pour son héros, tous les comportements [208] ne se valent pas et on voit le docteur Rieux critiquer ces “ nouveaux moralistes" qui, face à l'épidémie, "disaient que rien ne servait à rien et qu'il fallait se mettre à genoux". Pour lui, au contraire, “ il fallait lutter de telle ou telle façon et ne pas se mettre à genoux" (P, 1325). Aux yeux du docteur Rieux, la seule attitude conséquente, c'est donc la révolte contre le mal, c'est la lutte contre l'épidémie et, dans son cas, cela consiste à faire son métier de médecin. Attitude que Camus décrit comme exemplaire car, en conclusion, le récit est présenté comme :


"un témoignage de tous les hommes qui, ne pouvant être des saints et refusant d'admettre les fléaux, s'efforcent cependant d'être des médecins" (P, 1472).


Cette révolte contre le mal doit donc être la réponse de l'homme à l'absurdité du monde, et ceci même si l'on a conscience de ses inéluctables limites. C'est ainsi que, tout en exaltant le comportement du Docteur Rieux, le récit laisse finalement planer un doute sur l'efficacité réelle de son action et on ne sait pas très bien si l'extinction de l'épidémie est due à l'action des médecins ou bien au cours naturel des choses. La référence symbolique à l'exemple du médecin peut d'ailleurs s'interpréter dans le même sens, car, dans sa lutte contre la mort, le médecin est toujours finalement vaincu, mais il peut, par son action, retarder l'échéance inéluctable et atténuer la souffrance des hommes. Et cette efficacité relative suffit, aux yeux de Camus, à justifier son action. De même, l'homme, tout en étant lucide sur les limites de son engagement, qui sont celles de tout engagement, doit travailler autant qu'il le peut à atténuer le malheur de ses semblables.

La seconde valeur que dégage la réflexion de Camus pour fonder l'engagement est la solidarité. En effet, Camus s'attache à montrer que la révolte contre le mal entraîne automatiquement la naissance d'un sentiment de solidarité. À cet égard, dans La Peste, le comportement le plus significatif est celui de Rambert, le journaliste. Ici encore, on peut noter que ce personnage n'existait pas dans les premières ébauches du livre. Mais son apparition ultérieure est symptomatique, car il remplace un autre personnage, Stephan, qui, du point de vue envisagé ici, était assez "négatif" : il s'agissait d'un universitaire, attentiste, désengagé, retiré dans son cabinet comme dans une tour d'ivoire et préoccupé avant tout de se protéger des dérangements provoqués par l'épidémie. Le personnage de Rambert est, lui, beaucoup plus positif. Au début du récit, Rambert, journaliste de passage, ne se sent pas concerné par les événements et son principal souci, dans un premier temps, est d'échapper à la quarantaine qui l'immobilise dans la ville et l'empêche d'aller retrouver la femme qu'il aime. Il essaie divers subterfuges pour fuir, [209] mais en vain. Cependant, tout en continuant ses tentatives, il s'engage dans les équipes sanitaires du Docteur Rieux et lorsque, finalement il disposera du moyen de quitter la ville, il s'y refusera :


"Il peut y avoir de la honte, dit-il, à préférer le bonheur... J'ai toujours pensé que j'étais étranger à cette ville et que je n'avais rien à faire avec vous. Mais maintenant que j'ai vu ce que j'ai vu je sais que je suis d'ici, que je le veuille ou non. Cette histoire nous concerne tous" (P, 1387).


La leçon est claire : on ne peut faire son bonheur seul parce que le malheur que fait peser sur chaque être la condition humaine est le même pour tous et que, de ce fait, il est l'affaire de tous. Cette conclusion, Camus l'a expressément voulue : "Comparé à L'Étranger, La Peste marque sans discussion possible le passage d'une attitude de révolte solitaire à la reconnaissance d'une communauté dont il faut partager les luttes. S'il y a évolution de L'Étranger à La Peste, elle s'est faite dans le sens de la solidarité et de la participation" (OCII, 1966).

Cette exaltation de la solidarité dans la révolte se retrouve dans la pièce allégorique intitulée L'État de Siège (1948), avec le personnage de Diégo. Diégo apparaît d'abord comme un révolté qui refuse d'admettre le règne de la peste qui s'installe dans la ville et cette révolte, dans un premier temps, le fait échapper à la maladie. Mais, par la suite, Diégo se transforme en héros de la solidarité. En effet, alors qu'il pourrait jouir égoïstement de son immunité  , il invite ses concitoyens à imiter son exemple et les appelle à la révolte. Alors la Peste - personnage allégorique - use de chantage : si Diégo se tait, sa fiancée, atteinte par la maladie, guérira et ils seront libres de quitter la ville. Mais Diégo refuse le marché :

"Désormais, je suis avec les autres, avec ceux qui sont marqués ! Leur souffrance me fait horreur, elle me remplit d'un dégoût qui, jusqu'ici, me retranchait de tout. Mais, finalement je suis dans le même malheur, ils ont besoin de moi" (ES, 261). Diégo est alors frappé à mort par la maladie, mais son sacrifice a pour conséquence de ressusciter sa fiancée et de délivrer définitivement la ville de la domination de la Peste. Donc, on le voit, comme dans le roman, les deux thèmes de la révolte et de la solidarité sont ici étroitement enchevêtrés.

Cette solidarité fondée sur la révolte, Camus s'est attachée à la justifier philosophiquement dans les premiers chapitres de L'Homme révolté, qui développent la formule lapidaire : "Je me révolte, donc nous sommes" (HR, 432). Pour lui, l'homme fait dans la révolte l'expérience de la solidarité. En effet, lorsque l'homme prend conscience de l'absurdité de la condition humaine, il prend simultanément conscience du fait que cette absurdité concerne tous les [210] hommes et que son sort malheureux est celui de tous les hommes :


"Le premier progrès d'un esprit saisi d'étrangeté est donc de reconnaître qu'il partage cette étrangeté avec tous les hommes et que la réalité humaine, dans sa totalité, souffre de cette distance par rapport à soi et au monde. Le mal qu'éprouvait un seul homme devient peste collective" (HR, 432).


Et lorsque l'homme se révolte contre cette absurdité, contre le mal, cette révolte implique toujours, plus ou moins lucidement, le sentiment d'une solidarité avec ceux qui en sont victimes. La conscience plus ou moins confuse de cette solidarité explique d'ailleurs les sacrifices que le révolté peut être amené à consentir au cours de son engagement, en particulier le sacrifice de sa vie. En effet, le révolté qui sacrifie sa vie proclame par là même que son action avait un sens, non seulement pour lui, mais pour les autres :


"Si l'individu accepte de mourir, et meurt à l'occasion, dans le mouvement de sa révolte, il montre par là qu'il se sacrifie au bénéfice d'un bien dont il estime qu'il déborde sa propre destinée... Il agit donc au nom d'une valeur encore confuse, mais dont il a le sentiment, au moins, qu'elle lui est commune avec tous les hommes" (HR, 431).


Révolte et solidarité sont donc étroitement imbriquées dans la définition que donne Camus de la révolte comme "le mouvement qui dresse l'individu pour la défense d'une dignité commune à tous les hommes" (HR, 431). Il ajoute : "La solidarité des hommes se fonde sur le mouvement de révolte et celui-ci, à son tour, ne trouve sa justification que dans cette complicité".

Ces valeurs de révolte et de solidarité confluent pour fonder un engagement au service de la justice. Ce mot de justice est d'ailleurs un mot-clé du vocabulaire de Camus et on le retrouve très fréquemment sous sa plume. Pour lui, en effet, dans la mesure où la condition humaine est ressentie par les hommes comme profondément injuste, la révolte doit s'exprimer par une orientation inverse, par un combat pour la justice : "La grandeur de l'homme... est dans sa décision d'être plus fort que sa condition. Et, si sa condition est injuste, il n'y a qu'une façon de la surmonter, qui est d'être juste lui-même" (AI, 258). Pour Camus, l'injustice, c'est tout ce qui mutile l'homme, tout ce qui l'opprime, tout ce qui compromet ses chances de bonheur. Le thème de la justice et le thème du bonheur sont d'ailleurs étroitement associés sous sa plume. Ainsi dans ce texte caractéristique des Lettres : "Vous acceptiez légèrement de désespérer et je n'y ai jamais consenti. Vous admettiez assez l'injustice de notre condition pour vous résoudre à y ajouter, tandis qu'il m'apparaissait, au contraire, que l'homme devait affirmer la [211] justice pour lutter contre l’injustice éternelle, créer du bonheur pour protester contre l'univers du malheur" (L, 240).

Par ailleurs, cette notion de justice se relie aussi au thème de la solidarité. La solidarité qui unit les hommes partageant la même condition doit conduire, en effet, à refuser tout ce qui peut constituer une oppression de l'homme par l'homme et, par là même, créer une division entre les hommes. L'injustice, c'est une rupture de la solidarité humaine :


"Si l'injustice est mauvaise pour le révolté, ce n'est pas parce qu'elle contredit une idée éternelle de la justice que nous ne savons où situer, mais en ce qu'elle perpétue la muette hostilité qui sépare l'oppresseur de l'opprimé. Elle tue le peu d'être qui peut venir au monde par la complicité des hommes entre eux" (HR, 687).


Cette idée de justice est donc fondamentale et elle est au cœur de ce que l'on peut appeler l'humanisme camusien et ceci dès les Lettres à un ami allemand: : "Ce monde... n'a pas d'autre raison que l'homme et c'est celui-ci qu'il faut sauver si l'on veut sauver l'idée que l'on se fait de la vie. Votre sourire et votre dédain me diront : qu'est-ce que sauver l'homme ? Moi, je vous le crie de tout moi-même : c'est ne pas le mutiler et c'est donner ses chances à la justice qu'il est le seul à concevoir" (L, 241).

À cette valeur essentielle qu'est la justice, il rattache deux autres valeurs qui en sont, en quelque sorte, pour lui, les corollaires : la liberté et la vérité. Pour lui, en effet, la recherche de la justice est inséparable de la liberté, dans la mesure où agir pour la justice suppose la possibilité de la revendiquer. On ne peut donc imaginer de sacrifier la liberté au nom de la justice : "La justice suppose des droits. Les droits supposent la liberté de les défendre. Pour agir, l'homme doit parler" (AI, 229). Ces deux valeurs sont en fait inséparables et la liberté apparaît comme la condition même du progrès vers la justice :


"Je crois (comme on dit je crois en Dieu créateur du ciel et de la terre) que la condition indispensable de la création intellectuelle et de la justice historique, c'est la liberté et la libre confrontation des différences..." (AH, 1765).


Et Camus de prendre pour exemple les ouvriers révoltés de Berlin-Est, en 1953, réclamant à la fois une révision de leurs normes de travail et des élections libres, en témoignant par là que "la justice ne peut se séparer de la liberté" (OC, 1772). D'ailleurs, pour lui, la liberté est non seulement la condition de la justice, mais elle est constitutive de la justice, et la dignité de l'homme suppose sa liberté. Justice et liberté sont donc deux valeurs indissociables : "Nul homme n'estime sa condition libre si elle n'est pas juste en même temps, ni juste si [212] elle ne se trouve pas libre"(HR,694). Il remarque d'ailleurs que la liberté apparaît comme "la seule valeur impérissable de l'histoire" :"Les hommes ne sont jamais bien morts que pour la liberté : ils ne croyaient pas alors mourir tout à fait" (HR, 695).

Associée à la justice, Camus met enfin en avant une autre valeur, la vérité. C'est le souci de la vérité qui permet à l'homme d'échapper à l'illusion et de prendre une exacte mesure de sa condition, avec cette "lucidité" sans complaisance dont Camus a fait, dès ses premières œuvres, une des règles majeures de sa vie intellectuelle. A cet égard, le héros de L'Étranger est exemplaire, qui dit ce qu'il est et ce qu'il ressent sans aucun souci des conséquences que pourront entraîner ses aveux et sans se préoccuper des conventions sociales. Pour lui, cette quête de la vérité, qui est à la racine de la révolte, est aussi fondamentale pour le développement de la solidarité entre les hommes. La vérité permet la communication entre les hommes alors que le mensonge est un obstacle à cette communication. Le mensonge est donc une atteinte à la solidarité : "L'homme qui ment se ferme aux autres hommes" (HR, 607). Le mensonge compromet aussi la liberté car il n'y a pas de liberté possible là où règne le mensonge : "Là où le mensonge prolifère, la tyrannie s'annonce et se perpétue" (AI, 276). Et, aux yeux de Camus, il n'est pas de cause qui puisse justifier le sacrifice de la vérité :


"Les serviteurs de Dieu et les amants de l'homme trahissent Dieu et les hommes dès l'instant qu'ils consentent au mensonge pour des raisons qu'ils croient supérieures" (AII, 726).


La lutte contre le mensonge, au même titre que la lutte contre l'injustice et l'oppression, fait donc partie de la révolte de l'homme aux prises avec sa condition, de ce combat dont Camus résumera ainsi les objectifs dans L'Homme révolté : "servir la justice pour ne pas ajouter à l'injustice de la condition humaine, s'efforcer au langage clair pour ne pas épaissir le mensonge universel et parier, face à la douleur des hommes, pour le bonheur" (HR, 688).

Telles sont donc les valeurs qui, aux yeux de Camus, doivent fonder l'engagement politique et qui lui permettent de donner à son action spontanée au service de certaines causes les justifications philosophiques qui lui manquaient. Ceci étant, la durée de cette recherche, comme les contradictions initiales qu'il a dû surmonter, soulignent que, sur le principe même de l'engagement, sa réflexion n'était pas exempte de cette ambiguïté que nous avons notée en commençant. Cette ambiguïté, d'ailleurs, Camus ne l'a pas dissimulée. Ainsi, dans la préface écrite en 1956 pour une réédition de L'Envers et l'endroit :


"Mes révoltes furent presque toujours, je crois, pouvoir le dire sans tricher, des révoltes pour tous et pour que la vie de tous soit [213] élevée dans la lumière. Il n'est pas sûr que mon cœur fut naturellement disposé à cette sorte d'amour. Mais les circonstances m'ont aidé. Pour corriger une indifférence naturelle, je fus placé à mi-distance de la misère et du soleil. La misère m'empêche de croire que tout est bien sous le soleil et dans l'histoire. Le soleil m'apprend que l'histoire n'est pas tout" (EE, 6).


Cette complexité des rapports de Camus avec la politique se retrouve lorsqu'il tente de définir sa conception de l'action politique et lorsqu'il essaie de préciser quels devraient être les objectifs concrets de celle-ci.


II. La pensée politique de Camus


Ce que l'on peut appeler la pensée politique de Camus présente deux aspects. C'est d'abord une réflexion générale sur l'action politique, sur les modalités et les limites de celle-ci. Une réflexion qui le conduit à adopter une position que l'on peut qualifier de réformiste, en dénonçant le danger des messianismes révolutionnaires transformés en véritables religions séculières. D'autre part, Camus a été aussi amené à formuler des choix plus concrets, relatifs à l'organisation de la société et aux problèmes d'actualité, notamment dans les textes de circonstance qui seront réunis plus tard dans la série des Actuelles.

1. Le réformisme

L'orientation réformiste de la pensée politique de Camus va, peu à peu, se dégager et se systématiser en contrepoint d'une critique de plus en plus radicale de la pensée politique révolutionnaire, telle qu'elle a pris forme au XIXe et au XXe siècles, et telle qu'elle s'est particulièrement incarnée dans le marxisme et le communisme. Cette orientation de la réflexion de Camus, dont les prémisses étaient perceptibles dans certains textes d'avant 1939, va surtout se développer dans les années 1945-1950 avec les débats de l'après-guerre sur le communisme et la connaissance des premières informations concernant le système concentrationnaire soviétique. Elle trouvera sa conclusion avec la rédaction de l'essai L'Homme révolté qui sera publié en 1951.

En effet, au cours de cette évolution, le terme de révolution va se rencontrer sous la plume de Camus avec une connotation de plus en plus négative. Pourtant, cédant peut-être à la mode de l'époque, il l'avait utilisé, à la Libération, dans ses articles de Combat, déclarant [214] notamment que, sur la lancée de la Résistance, "la France avait une révolution à accomplir" (AI, 1532). Mais, peu à peu, le mot va s'effacer de son vocabulaire ou n'y apparaître qu'avec une signification d'autant plus péjorative que ce terme va devenir dans les controverses de l'époque plus ou moins synonyme de révolution communiste.

À la racine de cette évolution se trouve une réflexion sur la violence et sur la croissance de la violence politique. Camus ne peut accepter la violence en raison de la philosophie dont il se réclame. Pour lui, la vie est la valeur fondamentale et tout ce qui mutile la vie, quelle que soit celle-ci, est un mal. C'est en effet dans la mort que se manifeste de la façon la plus éclatante l'absurdité de la condition humaine. Dès lors, la révolte, la lutte pour limiter les conséquences de cette absurdité, supposent le combat contre la mort et, a fortiori, le refus de donner la mort. Tuer, c'est collaborer avec la mort, c'est pactiser avec l'absurde et c'est aussi, du même mouvement, rompre la solidarité des hommes :


"En logique, on doit dire que le meurtre et la révolte sont contradictoires. Qu'un seul maître soit en effet tué et le révolté, d'une certaine manière, n'est plus autorisé à dire la communauté des hommes dont il tire sa justification" (HR, 685).


Cette négation de la révolte par la violence est un fait même si cette violence prétend trouver sa justification dans la révolte et dans les exigences de la justice et de la liberté. Le meurtre, fut-il celui d'un oppresseur, est toujours une atteinte à la vie, une atteinte à l'unité des hommes.


"Dès qu'il frappe, le révolté coupe le monde en deux. Il se dressait au nom de l'identité de l'homme avec l'homme et il sacrifie l'identité en consacrant dans le sang la différence" (HR, 685).


Dans cette perspective prend tout son sens la participation de Camus à diverses campagnes pour l'abolition de la peine de mort. Son hostilité à la peine de mort n'était pas une simple manifestation de sensiblerie ou l'expression d'un humanitarisme vague, elle trouvait ses racines au plus profond de sa philosophie.

Si Camus semble avoir admis que les circonstances exceptionnelles de la Résistance avaient pu justifier le recours à la violence, il va, après la guerre, tirer, avec de plus en plus de rigueur, les conséquences de sa philosophie. Alors qu'en 1944, on le voit encore, dans ses articles de Combat, exiger un châtiment "exemplaire" pour les collaborateurs (AI, 1537), il évolue ensuite rapidement vers une condamnation de plus en plus radicale de la violence politique, déclarant, en 1946, "qu'il ne saurait plus admettre, après l'expérience des deux dernières années, aucune vérité qui [215] put [le] mettre dans l'obligation, directe ou indirecte, de faire condamner un homme à mort" (AI, 333). Or, cette condamnation du meurtre et de la violence se heurte à cette constatation : la politique, au XXe siècle, devient de plus en plus meurtrière. Le XXe siècle devient l'époque du "crime logique", c'est-à-dire du crime qui n'est plus seulement le résultat de la passion ou de l'aveuglement, mais qui se donne des justifications idéologiques, des justifications philosophiques : "Le crime prolifère, il prend toutes les figures du syllogisme. Il était solitaire comme le cri, le voilà universel... Hier jugé, il fait la loi aujourd'hui" (HR, 413). Pis encore, non seulement le crime se donne des justifications rationnelles, mais "il se pare des dépouilles de l'innocence" (HR, 414) et prétend trouver ses raisons dans les valeurs de la révolte, dans les valeurs dont Camus lui-même se réclame : l'amour des hommes, la justice et la liberté.


"Les camps d'esclaves sont placés sous la bannière de la liberté, les massacres justifiés par l'amour de l'homme et le goût de la surhumanité" (HR, 413).


La question que se pose alors Camus, qui va devenir centrale pour lui dans ces années d'après-guerre, va être de s'interroger sur les raisons de ce paradoxe, de cette aberration, et d'essayer de découvrir le mécanisme qui a conduit à cette autodestruction de la révolte par la révolution.

Dans cette recherche, il va être amené à mettre en cause ce que l'on peut appeler l'absolutisation de la politique. À ses yeux, l'erreur meurtrière des révolutionnaires est d'avoir cru possible la création, par le seul effort de l'homme, de cette harmonie sans faille, de cette rationalité totale, de cette justice parfaite dont ils déplorent l'absence dans le monde tel qu'il est. La révolte se transformant en révolution devient alors recherche "du paradis perdu de l'innocence universelle" (HR, 535), quête "d'une cité idéale, où les mœurs enfin conformes aux lois feront éclater l'innocence de l'homme et l'identité de sa nature avec la raison" (HR, 534). Ainsi, dit Camus, après avoir récusé Dieu pour l'imperfection de sa création, le révolté se donne la mission prométhéenne de refaire le monde pour atteindre la perfection conforme à ses rêves :


"La rébellion humaine finit en révolution métaphysique... Le trône de Dieu renversé, le rebelle reconnaîtra que cette justice, cet ordre, cette unité qu'il cherchait en vain dans sa condition, il lui revient maintenant de les créer de ses propres mains et, par là, de justifier la déchéance divine. Alors, commencera un effort désespéré pour fonder, au prix du crime s'il le faut, l'empire des hommes" (HR, 437).


Pour lui, c'est dans cette passion de l'absolu qui s'incarne dans la [216] politique que s'enracinent les justifications révolutionnaires de la violence. En effet, "qu'importe le sacrifice des hommes s'il doit servir au salut de l'humanité entière !" (HR, 609). L'absolutisation de la fin poursuivie a pour conséquence de relativiser les moyens mis en œuvre pour l'atteindre : "cent années de douleurs sont fugitives au regard de celui qui affirme pour la cent-unième la cité définitive" (HR, 612).

Cette quête de l'absolu par la politique, avec ses conséquences meurtrières, il en voit apparaître déjà les prémisses dans la Révolution française, avec sa recherche d'une rationalité qui ne supporte pas la contradiction des faits ou le démenti des hommes et qui n'hésite pas à recourir à la violence pour les surmonter et les faire disparaître :


"Le couperet devient ainsi raisonneur, sa fonction est de réfuter... Il épure, le mot est juste, la république, il élimine les malfaçons qui viennent contredire la volonté générale et la raison universelle... Le Bien foudroie, l'innocence se fait éclair, et éclair meurtrier" (HR, 534).


Ainsi naît, de cette passion d'une absolue perfection, qui ne supporte pas les déceptions que lui inflige la réalité, cette prolifération du "crime logique", dont il recherche les origines. Par la suite, cette ambition démesurée de refaire la création va trouver son épanouissement dans la philosophie allemande, en particulier avec le marxisme via Hegel.

Selon Camus, cette passion démiurgique est au cœur du marxisme et il ne fait pas de doute que celui-ci "a pris en charge cette ambition métaphysique, l'édification, après la mort de Dieu, d'une cité de l'homme enfin divinisé" (HR, 592). Ce messianisme est donc aussi, en conséquence, au cœur du projet communiste et de ses entreprises :


"Ce qui est en cause, c'est un mythe prodigieux de divinisation de l'homme, de domination, d'unification de l'univers par les seuls pouvoirs de la raison humaine. Ce qui est en cause, c'est la conquête de la totalité et la Russie croit être l'instrument de ce messianisme sans Dieu..." (AI, 361).


Mais, par rapport à la tradition jacobine, le marxisme et le communisme introduisent un élément nouveau, hérité de Hegel, qui va aggraver les conséquences meurtrières de ce prométhéisme révolutionnaire. Cet élément nouveau, c'est l'historicisme, que Camus appelle “l’historisme". Pour la tradition jacobine, la vérité, la raison, la justice étaient des valeurs transcendantes qui devaient servir de référence pour agir et par rapport auxquelles l'action qui s'en réclamait pouvait être jugée. Avec Hegel, cette référence à des principes transcendants disparaît, ces valeurs ne sont plus que des [217] buts et l'on s'en remet au mouvement de l'histoire pour faire naître un monde conforme à ces principes :


"Avec Hegel, la vérité, la raison, la justice se sont brusquement incarnées dans le devenir du monde... Ces valeurs ont cessé d'être des repères pour devenir des buts. Quant aux moyens pour atteindre ces buts, c'est-à-dire la vie et l'histoire, aucune valeur préexistante ne pouvait les guider" (HR, 541).


Désormais, les valeurs ne sont plus que des produits de l'histoire en marche. L'homme lui-même est emporté dans cette recréation à travers et par l'histoire. Il ne s'agit plus de faire naître un monde accordé aux espérances de l'homme par l'adaptation de celui-là à celui-ci, mais d'attendre cette harmonie du déroulement de l'histoire, transformant à la fois, d'un même mouvement, l'homme et le monde. "De ce moment, note Camus, date l'idée que l'homme n'a pas de nature humaine donnée une fois pour toutes, qu'il n'est pas une créature achevée, mais une aventure dont il peut être en partie le créateur" (HR, 542).

Cette transformation des perspectives par la philosophie allemande du XIXe siècle, pétrie d'historicisme, a des conséquences concrètes dramatiques. Ainsi commence, en effet, avec Hegel, prolongé par Marx, "le règne de l'efficacité"(HR, 542). L'avenir devient la seule référence, le seul critère du bien et du mal. L'historicisme conduit ainsi à l'amoralisme ou à une morale de l'efficacité, du fait accompli :


"La valeur est reportée à la fin de l'histoire. Jusque-là, point de critère propre à fonder un jugement de valeur. Il faut agir et vivre en fonction de l'avenir. Toute morale devient provisoire..." (HR, 550).


C'est désormais le triomphe du cynisme politique :


"Quand le bien et le mal sont réintégrés dans le temps, confondus avec les événements, rien n'est plus bon ou mauvais, mais seulement prématuré ou périmé. Qui décidera de l'opportunité sinon l'opportunité ?" (HR, 614).


Ainsi, messianisme et historicisme cumulent leurs effets meurtriers dans une frénésie nihiliste, prête à toutes les violences pour accoucher l'histoire, et qui, "niant toute morale, cherche désespérément l'unité du genre humain à travers une épuisante accumulation de crimes et de guerres" (HR, 580). Aux yeux de Camus, il est incontestable que c'est là que se trouvent les racines idéologiques et philosophiques des errements politiques dramatiques du XXe siècle : "Le cynisme, la divinisation de l'histoire et de la matière, la terreur individuelle et le crime d'État, ces conséquences démesurées sont nées toutes armées d'une équivoque conception du monde qui [218] remet à la seule histoire le soin de produire les valeurs et la vérité" (HR,564).

Camus condamne sans équivoque les orientations de cette tradition révolutionnaire, dont il reconnaît cependant avoir, lui-même, éprouvé la violente séduction : "J'ai décrit un mal dont je ne m'excluais pas" (CC, 1705). Cette condamnation porte aussi bien sur le principe que sur ses conséquences. C'est ainsi que, s'il récuse l'absolutisme révolutionnaire pour les comportements meurtriers qu'il entraîne, cette raison n'est pas la seule. A ses yeux, cette quête de l'absolu est aussi une quête de l'impossible. Cette impossibilité résulte à la fois d'une analyse politique et d'une analyse philosophique.

Il observe d'abord, sur le plan politique, qu'une justice absolue n'est pas possible à imaginer et qu'une société où régneraient partout et toujours l'harmonie et la fraternité, où l'intérêt de tous coïnciderait spontanément avec l'intérêt de chacun n'est pas concevable. Les révolutionnaires oublient en effet une chose : la liberté. Les hommes sont divers par leurs intérêts, par leurs sentiments, par les valeurs auxquelles ils se réfèrent et ils ne se laissent pas aisément réduire "à un moi social et rationnel, objet de calcul" (HR, 641). Cette diversité, qui est la rançon de la liberté, s'oppose à la réalisation de la justice absolue qui "passe par la suppression de toute contradiction" (HR, 691). C'est pourquoi d'ailleurs les régimes révolutionnaires tournent si vite au totalitarisme et au terrorisme : pour réduire justement ces contradictions imprévues, qui ont leur origine dans la liberté des hommes. Donc, la justice absolue n'est pas possible. Il en est de même pour la liberté absolue, car elle serait génératrice d'injustice :


"La liberté absolue, c'est le droit pour le plus fort de dominer. Elle maintient donc les conflits qui profitent à l'injustice" (HR, 691).


Ainsi, ces deux exigences, justice et liberté, qui "sont au principe du mouvement de révolte" (HR, 691), entrent inéluctablement en conflit et apparaissent irréconciliables si l'on veut les incarner sous leur forme absolue. On ne peut les mettre en œuvre que sous une forme relative : "La liberté absolue raille la justice. La justice absolue nie la liberté. Pour être fécondes, les deux notions doivent trouver l'une dans l'autre leur limite" (HR, 694).

Il en est de même pour la non-violence. La non-violence absolue, elle non plus, n'est pas vivable et entre, elle aussi, en contradiction avec la justice et la liberté. La non-violence absolue conduirait en effet à faire le jeu de la violence oppressive et, par l'abstention à laquelle elle aboutirait, "à fonder négativement la servitude" (HR, 695). Ici encore, la notion de limite est capitale aux [219] yeux de Camus. La non-violence doit être la règle. Il faut "refuser d'avance la violence au service d'une doctrine ou d'une raison d'État", il faut s'engager "pour des institutions qui limitent la violence, non pour celles qui la codifient"(HR, 695). Mais, il est des cas-limite, où la violence ne peut être évitée comme ultime recours, exceptionnel et provisoire, ainsi lorsque l'emploi de la violence est destiné à s'opposer à une autre violence, comme "par exemple, dans le cas de l'insurrection" (HR, 695). À travers cette analyse politique on voit apparaître deux notions-clé de la pensée politique de Camus, la notion de limite et celle de relativité.

Ces notions se retrouvent aussi au terme de l'analyse philosophique qui complète cette analyse politique. En effet, la critique que fait Camus de l'absolutisation de la politique a des racines plus profondes qui plongent dans l'essentiel de sa philosophie de l'homme et de la vie. En effet, il conteste non seulement la possibilité concrète de construire une cité parfaite, mais aussi la signification même de l'idée de cité parfaite. Croire à la possibilité de bâtir une cité parfaitement juste et rationnelle, c'est, à ses yeux, s'illusionner, c'est croire à la possibilité d'échapper à la condition humaine et à ses inéluctables limites :


"La révolte bute inlassablement contre le mal... L'homme peut maîtriser en lui tout ce qui doit l'être. Il doit réparer dans la création tout ce qui peut l'être. Après quoi, les enfants mourront toujours injustement même dans la cité parfaite. Dans son plus grand effort, l'homme ne peut que se proposer de diminuer arithmétiquement la douleur du monde. Mais, l'injustice et la souffrance demeureront et, si limitées soient-elles, ne cesseront pas d'être le scandale. Le "pourquoi ?" de Dimitri Karamazov continuera de retentir" (HR, 705).


Dans cette perspective, le messianisme révolutionnaire devient une sorte de "divertissement" pascalien, un moyen d'esquiver l'affrontement insupportable avec la finitude, avec l'absurdité de la condition humaine. Le prométhéisme révolutionnaire devient alors un ersatz de salut.

Or, Camus, qui, on l'a vu, n'a jamais cru au salut par la religion, ne croit pas davantage au salut par la politique et par l'histoire. La parousie révolutionnaire lui semble aussi illusoire que la parousie chrétienne (HR, 706). Pour lui, il ne faut pas baisser les bras, il faut se battre contre le mal, mais en toute lucidité, en sachant qu'il n'y aura jamais de victoire absolue. Tel est le sens de la conclusion de La Peste :


"Rieux savait que cette chronique ne pouvait être celle de la victoire définitive. Écoutant, en effet, les cris d'allégresse qui montaient de la ville, Rieux se souvenait que cette allégresse était [220] toujours menacée. Car il savait ce que cette foule ignorait et qu'on peut lire dans les livres, que le bacille de la peste ne meurt ni ne disparaît jamais, qu'il peut rester pendant des dizaines d'années endormi dans les meubles et le linge, qu'il attend patiemment dans les chambres, les caves, les malles, les mouchoirs, les paperasses et que, peut-être, le jour viendrait où, pour le malheur et l'enseignement des hommes, la peste réveillerait les rats et les enverrait mourir dans une cité heureuse" (P, 1471).


La leçon est donc claire : il est illusoire d'espérer une solution définitive ou une victoire totale dans la lutte contre le malheur des hommes.

Cette critique de Camus s'enracine aussi, sur le plan philosophique, dans sa méfiance à l'égard d'un optimisme rationaliste qu'il voit à l'œuvre aussi bien dans la Révolution française que dans le prométhéisme marxiste. Ces deux mouvements lui paraissent reposer, en effet, sur une même foi démesurée dans les capacités de la raison humaine pour percer les secrets du réel et de l'histoire et élaborer ainsi les plans d'une cité parfaite. Il remarque que, de ce point de vue, les prétentions scientifiques du marxisme sont dans le prolongement du scientisme bourgeois issu de la philosophie des Lumières, correspondant d'ailleurs lui-même à une conception dépassée de la science :


"Les idéologies qui mènent notre monde sont nées au temps des grandeurs scientifiques absolues. Nos connaissances réelles n'autorisent au contraire qu'une pensée de grandeurs relatives. Les quanta, la relativité jusqu'à présent, les relations d'incertitude définissent un monde qui n'a de réalité définissable qu'à l'échelle des grandeurs moyennes qui sont les nôtres" (HR, 697).


Aux illusions révolutionnaires, il oppose donc les limites de la raison humaine, que confirme l'évolution contemporaine de la pensée scientifique. Il souligne que "ni le réel n'est entièrement rationnel, ni le rationnel tout à fait réel" (HR, 698) et que la raison humaine ne peut prétendre épuiser la connaissance de la réalité. Elle ne peut espérer atteindre la vérité totale, absolue, mais seulement des vérités relatives, partielles, incomplètes ou approximatives et cette “ philosophie de l'ignorance calculée" (HR, 693) ne peut, à ses yeux, que condamner les rêves messianiques dont se nourrissent les utopies révolutionnaires.

Cette analyse conduit Camus à opposer à cette démesure révolutionnaire, illusoire et meurtrière, qui lui paraît avoir été systématisée par la philosophie allemande, les leçons de la sagesse grecque et de ce qu'il appelle l'humanisme méditerranéen. En face de cette fascination prométhéenne de l'histoire, il se réfère à ce qu'il qualifie de "pensée de midi", génératrice d'une politique de la [221] mesure, d'une politique consciente de ses limites, "délivrée de tout messianisme et débarrassée de la nostalgie du paradis terrestre" (AI, 335). Selon lui, il faut croire à "l'amélioration obstinée, chaotique, inlassable de la condition humaine" (AI, 285), mais se garder de l'illusion de pouvoir transformer radicalement cette condition par une "révolution définitive" (AI, 1527) qui prétendrait détenir les secrets de l'histoire :


"Il est impossible d'agir suivant des plans embrassant la totalité de l'histoire universelle. Toute entreprise historique ne peut alors être qu'une aventure plus ou moins raisonnable ou fondée. Elle est d'abord un risque. En tant que risque, elle ne saurait justifier aucune démesure, aucune position implacable et absolue. Si la révolte pouvait fonder une philosophie, ce serait une philosophie des limites, de l'ignorance calculée et du risque" (HR, 693).


Au contraire de la révolution, qui "fait passer sous la promesse d'une justice absolue l'injustice perpétuelle, le compromis sans limite et l'indignité", la révolte doit "rester fidèle à la condition humaine" et conduire à "un consentement actif au relatif"(HR, 693). Elle ne désespère pas d'améliorer la condition humaine, mais elle sait que ce sera une tâche jamais achevée, toujours à recommencer : "La révolte ne vise qu'au relatif et ne peut promettre qu'une dignité certaine assortie d'un justice relative. Son univers est celui du relatif" (HR, 693).

Conscience des limites de toute entreprise historique, sens du relatif sont donc les aspects fondamentaux de cette "pensée politique modeste" dont Camus va se faire l'avocat à partir de 1947. Ce refus de l'absolutisation de la politique trouve, on vient de le voir, une partie de ses justifications dans la philosophie de l'absurde et dans la lumière implacable qu'elle jette sur la condition humaine. Mais ce n'est pas là son seul fondement car il se rattache aussi à ce consentement au monde, à cette "fidélité à la terre" qui constitue l'autre face de la philosophie camusienne. Ici encore, Camus fait un parallèle entre les idéologies révolutionnaires et les religions : dans ces deux types de doctrine, on retrouve, selon lui, la haine du présent, la hantise d'une "autre" vie. Or, on l'a déjà dit, il a toujours condamné ce genre de désertion. A ses yeux, la première réalité, la seule qui soit indiscutable, c'est "l'ici" et le "maintenant" et c'est trahir l'homme que de penser son destin en dehors ou contre cette réalité. La terre, le présent sont les racines de l'homme et ce n'est pas en le déracinant que l'on peut faire son bonheur. Or, cette attitude lui paraît être celle du révolutionnaire qui, par haine des limites du présent, se réfugie dans l'avenir, comme le croyant se réfugie dans l'éternité. Le révolutionnaire sacrifie ainsi l'être à l'idée d'une impossible perfection qui est située dans un futur hypothétique. [222] "Homme du ressentiment", le révolutionnaire apparaît alors comme un perpétuel insatisfait, qui ne cesse de se vouloir "autre" que ce qu'il est et de se projeter vers un "ailleurs" identifié à un avenir supposé doré et radieux :


"Les hommes d'Europe oublient le présent pour l'avenir, la proie des êtres pour la fumée de la puissance, la misère des banlieues pour une cité radieuse, la justice quotidienne pour une vaine terre promise... Ils ne croient plus à ce qui est, au monde et à l'homme vivant" (HR, 708).


En fait, refusant "l'homme qui est au nom de celui qui sera" (AII, 801), le révolutionnaire se désintéresse finalement du présent et du sort quotidien de l'homme réel pour lui préférer un combat aux buts grandioses mais lointains et vagues.

Cette constatation justifie une nouvelle mise en accusation des systèmes révolutionnaires ainsi que le refus de la violence révolutionnaire, qui apparaît dans cette perspective comme une mutilation du présent pour faire surgir un avenir hypothétique. Camus partage à cet égard le point de vue d'un personnage des Justes qui déclare : "Pour une cité lointaine, dont je ne suis pas sûr, je n'irai pas frapper le visage de mes frères. Je n'irai pas ajouter à l'injustice vivante pour une justice morte" (J, 117). Au contraire, pour lui, il faut d'abord "sauver les corps pour que l'avenir demeure possible" (AI, 335). Plus généralement, il considère que le progrès ne peut venir de la négation du présent, mais qu'au contraire, c'est en partant du présent, en l'aménageant, en le prolongeant qu'il est possible d'agir utilement :


"La révolte aux prises avec l'histoire ajoute qu'au lieu de tuer et de mourir pour produire l'être que nous ne sommes pas, nous avons à vivre et à faire vivre pour créer ce que nous sommes" (HR, 653).


Il prône donc une forme de réalisme opposé aux "tables rases" révolutionnaires, un réalisme qui entend s'appuyer sur le présent pour construire l'avenir : "Pour conquérir l'être, il faut partir du peu d'être que nous découvrons en nous, non le nier d'abord"(HR,694). Corrélativement, il se montre sceptique à l'égard de toute forme de rationalisme politique, trop confiant dans sa capacité d'imposer au réel ses constructions intellectuelles. Il se méfie des spéculations trop abstraites qui, souvent, méconnaissent les pesanteurs de la réalité et n'arrivent à s'incarner qu'en la violentant. "Je crois, remarque-t-il, que les sociétés mûrissent comme les fruits, c'est-à-dire à une vitesse naturelle. Vouloir forcer la cadence c'est obtenir des fruits sans saveur et épuiser l'ordre" [9].

[223]

Cette mutilation de l'être que provoque le fanatisme révolutionnaire se traduit aussi à ses yeux par un appauvrissement de l'existence humaine, qui se trouve réduite à ses seuls aspects politiques et sociaux. Attendant tout de la politique, le révolutionnaire ne voit plus en l'homme qu'un animal politique. C'est oublier que, dans la vie, tout n'est pas politique :


"On ne vit pas que de la lutte et de la haine. On ne meurt pas toujours les armes à la main. Il y a l'histoire et il y a autre chose, le simple bonheur, la passion des êtres, la beauté naturelle. Ce sont là aussi des racines que l'histoire ignore et l'Europe, parce qu'elle les a perdues, est en train de devenir un désert" (AI, 368).


Ce qui est vrai au niveau collectif l'est aussi au niveau des individus. Camus se méfie ainsi des militants que leur passion révolutionnaire transforme en robots idéologiques, "hommes identifiés totalement à leur doctrine et poursuivant des fins définitives par la soumission totale à leurs convictions" (AI, 385). Il leur préfère un type d'homme plus proche de la réalité des êtres et des choses, "attentif à préserver la nuance légère, le style de vie, la chance de bonheur, l'amour..." (AI, 385).

Ainsi, les deux pôles de la philosophie camusienne - conscience de l'absurde et consentement au monde - se rejoignent pour fonder une approche des problèmes politiques qui, négativement, peut se définir par le refus de ce que Camus appelle en certains endroits les politiques "idéologiques", c'est-à-dire le refus des "doctrines absolues et infaillibles" (AI, 282), qui lui paraissent "substituer à la réalité vivante une succession logique de raisonnements" (AII, 742). En effet, le terme d'idéologie se charge sous sa plume d'une signification péjorative, résumant ce que sont pour lui les errements de la pensée politique du XXe siècle. L'idéologie, c'est évidemment, pour l'auteur de L'Homme révolté, ce que l'on a appelé l'absolutisation de la politique, c'est l'espoir illusoire de pouvoir transformer radicalement la condition humaine par des moyens politiques et de pouvoir atteindre l'absolu par et à travers l'histoire. L'idéologie, c'est aussi le rationalisme, c'est-à-dire la confiance démesurée dans les capacités de la raison humaine pour assurer cette transformation et élaborer de manière infaillible les plans d'une cité parfaite. Au niveau des conséquences, l'idéologie, c'est enfin, pour Camus, la substitution à la réalité vivante de constructions intellectuelles abstraites et c'est le recours à la violence et à la tyrannie pour assurer leur application dans le réel.

À l'opposé, la pensée politique de Camus se veut "modeste", "réaliste", "relative". Consciente des limites de toute action politique, elle croit cependant à la possibilité d'améliorer le sort des hommes par un travail patient et obstiné, en prenant appui sur les ressources [224] du présent et en limitant le recours à la violence. Cette politique “modeste”, c'est au fond, en utilisant un vocabulaire plus politique, une politique "réformiste", qualificatif que Camus, lui-même, s'applique dans un passage de ses Carnets : "Se dire révolutionnaire et refuser par ailleurs la peine de mort... la limitation de la liberté et les guerres, c'est ne rien dire. Il faut donc déclarer que l'on n'est pas révolutionnaire, mais, plus modestement, réformiste. Un réformiste intransigeant. Enfin, et tout bien pesé, on peut se dire révolté" (CII, 371).

2. La politique de Camus

Les orientations concrètes qui découlent de cette réflexion sur la politique et sur ses fondements peuvent s'ordonner autour de quelques mots-clé, dont l'on essaiera de préciser la signification et la portée. Ces mots-clé du vocabulaire politique de Camus, ce sont : réformisme, socialisme, démocratie, fédéralisme, internationalisme, pacifisme. Il faut ici noter que sur beaucoup de ces points les positions de Camus prolongent des analyses qui étaient déjà les siennes avant 1939.

Camus est donc d'abord réformiste. Il l'est, ainsi qu'on vient de le voir, pour des raisons fondamentales qui tiennent à son refus des idéologies révolutionnaires. Il l'est également parce que, s'il récuse la pathologie révolutionnaire, il se refuse aussi à adopter une position conservatrice. S'il dénonce la démesure de "ceux qui veulent tout de ce qui devrait être", il n'en récuse pas moins aussi “ceux qui ne veulent rien que ce qui est" (AII, 1950). Ce refus du conservatisme a d'abord des fondements philosophiques, puisque, pour lui, il n'est pas d'entreprise historique définitive, de société parfaite, pas plus dans l'avenir que dans le passé ou dans le présent et que c'est donc à tout moment qu'il faut travailler à aménager un monde plus juste et plus humain, sans que cette action puisse être jamais considérée comme achevée. Mais, cette position est aussi la sienne pour des raisons historiques, car il ne lui paraît pas possible d'accepter le monde et la société tels qu'ils sont au milieu du XXe siècle et son réquisitoire contre le messianisme révolutionnaire ne l'empêche pas de se réjouir que ce temps soit aussi celui "où la misère crie et retarde le sommeil des rassasiés" (HR, 650).

Ce réformisme est par ailleurs d'orientation socialiste. Il est socialiste, d'abord, dans la mesure où Camus se refuse à ce que sa critique de la tradition révolutionnaire telle qu'elle s'incarne dans le communisme, apparaisse comme une justification de la société capitaliste et de la société bourgeoise. La lutte pour la justice lui [225] paraît impliquer un refus du capitalisme, le refus d'une société "dans la dépendance de l'argent". Au sortir de la guerre, il rappelle de manière très ferme que "le combat contre l'ennemi nazi se confondait avec la lutte contre les puissances d'argent"(AI, 1550) et il souligne que la liberté intégrale dans l'ordre économique, c'est "l'injustice restaurée", car la liberté pour chacun, c'est aussi la "liberté du banquier et de l'ambitieux" (AI, 271). Dans cette perspective, il déclare alors partager avec les communistes "la plus grande partie de leurs idées collectivistes et de leur programme social, leur idéal de justice, leur dégoût d'une société où l'argent et les privilèges tiennent le premier rang" (Al, 273).

Ses sentiments sur ce point ne se modifieront pas malgré son évolution anticommuniste après 1946. Il affirme avec force que sa dénonciation des tares historiques et philosophiques du communisme ne saurait être interprétée comme une complicité avec "les injustices d'une société qui se survit" (HR, 684). À cet égard, L'Homme révolté contient des pages très sévères sur la société bourgeoise du XIXe siècle, "sa corruption essentielle et sa décourageante hypocrisie" (HR, 540). Et, s'il met en question le "messianisme utopique" de Marx, il dit son accord avec son analyse critique de la société capitaliste :


"Il a mis le travail, sa déchéance injuste et sa dignité profonde, au centre de sa réflexion. Il s'est élevé contre la réduction du travail à une marchandise et du travailleur à un objet. Il a rappelé aux privilégiés que leurs privilèges n'étaient pas divins, ni la propriété un droit éternel... il a dénoncé avec une profondeur sans égale une classe dont le crime n'était pas tant d'avoir eu le pouvoir que de l'avoir utilisé aux fins d'une société médiocre" (HR, 613).


Ce jugement critique n'est pas seulement un jugement rétrospectif sur les tares du XIXe siècle, il s'étend à la société bourgeoise contemporaine : "La cupidité, l'égoïsme infini, l'aveuglement satisfait, les basses jouissances de nos classes dirigeantes, à très peu d'exceptions près, les condamnent au moins autant que la foule des salariés qui, entassés dans des pièces misérables, se survivent aujourd'hui avec des salaires d'infortune. De ces derniers je souhaite la libération définitive, pour eux d'abord, qui sont de mon sang, mais aussi pour l'amour de tout ce que je respecte en ce monde" (OC, 1705).

Le premier aspect socialiste de la pensée de Camus réside donc dans cette vision critique de la société bourgeoise et capitaliste, qui trouve ses racines dans ses origines populaires, dans une certaine tradition familiale et dans une attention constante portée aux problèmes de la condition ouvrière dans la société industrielle. Si Camus se réclame du socialisme, cette référence est particulièrement [226] fréquente dans ses interventions de l'immédiate après-guerre. Toutefois, dès ce moment, il est amené à dissiper certaines des équivoques que pouvait créer l'utilisation de ce terme. C'est ainsi que, dès la Libération, il souligne que son socialisme ne se confond pas avec celui du parti socialiste, dont il critique vigoureusement la décadence et les compromissions politiciennes : "une grande idée ramenée à de petites pratiques" (AI, 1638). Dans ses éditoriaux de Combat, il dit alors espérer que "le socialisme trouve chez les socialistes son expression et qu'il n'ait pas à la trouver ailleurs", mais il remarque que ceci implique pour ceux-ci un renouvellement intérieur très profond, "un langage à recréer, une inspiration à retrouver dans sa pureté" (AI, 1539). Par la suite, il ne fera plus allusion au parti socialiste et il est évident que l'évolution de la SFIO sous la IVe République ne s'est pas faite dans le sens qu'il souhaitait.

Son socialisme pourtant, Camus le définit de manière assez vague. Lorsqu'il emploie ce terme à la Libération, celui-ci signifie essentiellement "une organisation collective" (AI, 1528) de l'économie pour porter remède aux injustices du capitalisme, mais il ne va guère plus loin sur ce qu'il faut entendre techniquement par cette idée d'organisation collective. Toutefois, dans deux domaines, il apporte des précisions sur les directions dans lesquelles devrait s'orienter, selon lui, la réflexion socialiste. En premier lieu, Camus, qui s'est toujours intéressé aux problèmes du travail industriel, et ceci dès avant la guerre, estime que la pensée socialiste n'a pas vraiment tenté d'affronter ce problème et que, sur ce point, "le socialisme industriel n'a rien fait d'essentiel pour la condition ouvrière parce qu'il n'a pas touché au principe même de la production et de l'organisation du travail" (HR, 620). Au contraire, le socialisme s'est fait, en ce domaine, l'héritier du productivisme bourgeois :


"Les illusions bourgeoises concernant la science et le progrès technique, partagées par les socialistes autoritaires, ont donné naissance à la civilisation des dompteurs de machines qui peut, par la concurrence et la domination, se séparer en blocs ennemis, mais qui, sur le plan économique, est soumise aux mêmes lois : accumulation du capital, production rationalisée et sans cesse accrue... Finalement, la société capitaliste et la société révolutionnaire n'en font qu'une dans la mesure où elles s'asservissent au même moyen, la production industrielle" (HR, 622, 675).


Il en vient, dans cette perspective, à prêcher pour ce que l'on pourrait appeler un socialisme écologique, qui tend à relativiser les problèmes strictement politiques : "La forme politique de la société n'est plus en question à ce niveau, mais les crédos d'une civilisation [227] technique de laquelle dépendent également capitalisme et socialisme. Toute pensée qui ne fait pas avancer ce problème ne touche qu'à peine le malheur ouvrier" (HR, 620). Sur ce point il appelle donc aussi à une réorientation de la réflexion socialiste et cette préoccupation constituera une des raisons qui le porteront, à partir de 1947, à s'intéresser au syndicalisme révolutionnaire, qui lui semblait avoir mieux perçu ce problème que le socialisme traditionnel.

En second lieu, le socialisme auquel il entend se référer est un socialisme non-marxiste, qu'il qualifie de "socialisme libéral" (AI, 1541). Dès les premiers éditoriaux de Combat, il oppose, en effet, un socialisme marxiste de forme traditionnelle, représenté par les anciens partis socialiste et communiste, et le socialisme de la Résistance, "qui fait sa place à la liberté de la personne" (AI, 1541), et qu'il rattache à la tradition du socialisme français. Cette antithèse, il va l'approfondir avec sa critique de plus en plus acerbe du communisme, qui lui apparaît comme la pointe la plus avancée de ce qu'il appelle le "socialisme autoritaire" ou le "socialisme césarien". Dans cette perspective, les drames du XXe siècle lui semblent d'ailleurs trouver une grande partie de leur explication dans le fait que cette tradition l'a emporté, au cours de l'histoire du mouvement ouvrier, sur la tradition française du socialisme libéral :


"Le grand événement du XXe siècle a été l'abandon des valeurs de liberté par le mouvement révolutionnaire, le recul progressif du socialisme de liberté devant le socialisme césarien et militaire. Dès cet instant, un certain espoir a disparu du monde, une solitude a commencé pour chacun des hommes libres" (AII, 794).


En fait, ce socialisme césarien, méfiant "à l'égard de la liberté et de la spontanéité ouvrières" (HR, 622), a conduit, non à une libération du prolétariat, mais à son asservissement à une nouvelle caste : "Les prolétaires se sont battus et sont morts pour donner le pouvoir à des militaires ou à des intellectuels, futurs militaires, qui les asservissent à leur tour" (HR, 622).

Si Camus récuse le socialisme marxiste, c'est aussi évidemment parce que celui-ci incarne ce messianisme idéologique dont il a dénoncé dans L'Homme révolté et les origines et les conséquences meurtrières. Le marxisme est l'exemple-type de ces doctrines qui prétendent apporter des solutions absolues et définitives et qui n'hésitent pas, pour les incarner, à sacrifier la liberté et le présent des hommes vivants :


"Le socialisme autoritaire a confisqué cette liberté vivante au profit d'une liberté idéale encore à venir" (HR, 622).


Enfin, cette dénonciation se nourrit d'un examen critique, qui récuse le contenu scientifique du marxisme, en faisant un inventaire des [228] analyses erronées et des prédictions démenties par les faits de l'auteur du Capital, dont il ramène l'œuvre à une dénonciation éthique du capitalisme - qu'il approuve - et à une prophétie idéologique - qu'il refuse, en soulignant son caractère illusoire et dangereux.

Au socialisme idéologique, d'inspiration marxiste, Camus oppose un socialisme pragmatique qui, tout en se montrant intransigeant dans son combat pour la justice, serait une des incarnations de cette pensée politique "modeste", dont L'Homme révolté décrit les caractéristiques. Ceci le conduit par exemple à exalter l'action des syndicats, qui lui paraissent, plus que les partis politiques, à l'abri des délires idéologiques. Il observe ainsi que c'est surtout l'action du syndicalisme qui, durant le XIXe siècle, a permis l'amélioration de la condition ouvrière, alors que "l'Empire idéologique a fait revenir le socialisme en arrière et détruit la plupart des conquêtes du syndicalisme" (HR, 700). De même, la place accordée au syndicalisme et le pragmatisme des partis socialistes de ces pays expliquent l'intérêt qu'il portera à la social-démocratie et aux réalisations des sociétés scandinaves, qui lui semblent avoir "réalisé l'approximation d'une société juste" (HR, 701).

L'intérêt qu'il porte à ces expériences se justifie d'autant plus que, s'il admet la possibilité de restrictions à la liberté sur le plan économique, il considère, en revanche, que la société politique ne saurait, elle, s'organiser que sur les bases de la liberté et de la démocratie. Camus est en effet profondément attaché au débat démocratique, et ceci pour des raisons qui touchent à l'essentiel de sa philosophie politique. En effet, à ses yeux, "la démocratie est l'exercice social et politique de la modestie" (AI, 1581). C'est le système politique qui tient le mieux compte de la faillibilité et de la relativité de tout projet politique, en limitant les risques d'erreur par la confrontation des points de vue. C'est le régime qui correspond le mieux à cette "pensée de midi", à cette réflexion politique "approximative", "modeste", consciente de ses limites, dont il s'est fait le héraut :


"Le vrai démocrate croit que la raison peut éclairer un grand nombre de problèmes et peut en régler presque autant. Mais, il ne croit pas qu'elle règne seule en maîtresse sur le monde entier. Il avoue une certaine part d'ignorance, il reconnaît le caractère en partie aventureux de son effort et que tout ne lui est pas donné. Et à partir de cet aveu, il reconnaît qu'il a besoin de consulter les autres et de compléter ce qu'il sait par ce qu'ils savent. Quelque décision qu'il soit amené à prendre, il admet que les autres, pour qui cette décision a été prise, peuvent en juger autrement et le lui signifier" (OC, 1582).


[229]

La conscience de la relativité de toute action politique conduirait donc logiquement à l'adoption d'un régime politique de type démocratique. Et, inversement, un régime démocratique n'est viable que si l'on a conscience de la relativité des projets politiques qui s'affrontent, alors que l'adhésion "à une philosophie politique qui prétend tout savoir et tout régir" (OC, 1581) conduit tout aussi logiquement à refuser le débat démocratique. Toutefois, ici encore, Camus fait intervenir la notion de limite, en reconnaissant que la démocratie n'est pas la panacée, le bien absolu :


"J'entends bien que la majorité peut se tromper au moment même où la minorité voit clair. C'est pourquoi je dis que la démocratie n'est pas le meilleur régime. Mais il faut mettre en balance les dangers de cette conception et ceux qui résultent d'une philosophie politique qui fait tout plier. Expérience faite, il faut accepter une légère perte de vitesse plutôt que de se laisser emporter par un torrent furieux" (OC, 1583).


Les avantages de la démocratie sont donc, eux aussi, des avantages relatifs. Simplement, si la démocratie n'est pas le meilleur des régimes politiques, Camus pense qu'elle en est "le moins mauvais" (OC, 1583).

Sur ce problème, Camus ne variera pas et ce sera une des raisons déterminantes de ses choix dans les débats de la guerre froide. Il se refusera aux concessions que d'autres intellectuels étaient alors amenés à faire aux communistes sur ce point, en les justifiant par le souci de l'efficacité de leur combat au service de la justice. Au contraire, pour l'auteur de L'Homme révolté, si la démocratie n'est pas la justice, elle est néanmoins la condition nécessaire du progrès vers la justice :


"Les tares de l'Occident sont innombrables, ses crimes et ses fautes réels. Mais, finalement, n'oublions pas que nous sommes les seuls à détenir ce pouvoir de perfectionnement et d'émancipation qui réside dans le libre génie. La seule société capable d'évolution et de libéralisation, la seule qui doive garder notre sympathie, à la fois critique et agissante, est celle où la pluralité des partis est d'institution. Elle seule permet de dénoncer le crime et donc de le corriger" (AII, 1783).


Si cette intransigeance dans la défense des principes démocratiques le conduit à condamner les régimes communistes, elle ne le rend pas pour cela plus indulgent pour les régimes autoritaires occidentaux, qu'il s'agisse de la Grèce, de l'Iran ou de l'Espagne franquiste, à laquelle Camus ne cessera de manifester une hostilité qui ne se démentira pas jusqu'à sa mort.

La dénonciation du socialisme césarien comme son attachement à la démocratie ont aussi, plus profondément, leurs racines [230] dans une conception libertaire de la vie politique, que Camus a sans doute, pour partie, héritée d'un oncle anarchiste. De fait, il a pour l'anarchisme une sorte de sympathie instinctive, qui explique, notamment, son admiration pour l'Espagne et le peuple espagnol, dont il sera amené à évoquer, à plusieurs reprises, le "génie libertaire" (AII, 1796), en notant que c'est le seul pays où l'anarchisme ait réussi à se constituer en mouvement politique de quelque importance (AI, 1607). Cette inclination pour la pensée libertaire, qui rejoint les tendances individualistes et égotistes qui étaient sensibles dans ses œuvres de jeunesse, le conduit notamment à mettre en doute la possibilité d'une harmonie spontanée entre l'individu et la société :


"Je ne crois pas, contrairement à beaucoup d'illustres contemporains, que l'homme soit par nature un animal de société. À vrai dire, je pense le contraire. Mais, je crois, ce qui est très différent, qu'il ne peut vivre désormais en dehors de la société, dont les lois soit nécessaires à sa survie physique" (RSG, 178).


De même, l'auteur de L'Homme révolté se montre extrêmement méfiant devant toute forme de pouvoir et d'État.

Sur cette question, on peut en effet parler d'un véritable antiétatisme camusien. Sans qu'il le dise explicitement, la révolte de Camus contre l'État est en rapport étroit avec sa dénonciation de l'idéologie, de l'abstraction, de l'intellectualisme. L'État lui apparaît, en effet, comme l'instrument privilégié et tout puissant de ces politiques idéologiques démesurées qui, au nom d'abstractions meurtrières, déracinent l'homme en le livrant à l'oppression et à la servitude :


"Le mal de l'époque... s'appelle l’État, policier ou bureaucratique. Sa prolifération dans tous les pays, sous les prétextes les plus divers, l'insultante sécurité que lui donnent les moyens mécaniques et psychologiques de la répression en font un danger mortel pour ce qu'il y a de meilleur en chacun de nous" (AI, 392).


Il en arrive ainsi à considérer que la lutte contre le développement hypertrophique de l'État et de sa bureaucratie constitue l'impératif premier de tout engagement politique dans la société d'après-guerre et que celle-ci ne pourra se passer de ce fait de l'apport régénérateur de la pensée libertaire (AII,753) :


"Ce n'est plus tant contre l'individu que notre société doit se défendre que contre l'État. Il se peut que les proportions soient inversées dans trente ans. Mais, pour le moment, la légitime défense doit être opposée à l'État, à lui d'abord. La justice et l'opportunité la plus réaliste commandent que la loi protège l'individu contre l'État livré aux folies du sectarisme et de l'orgueil" (AI, 392).


[231]

Cette révolte contre l'État constitue un argument supplémentaire dans sa critique du communisme et des déviations de la tradition révolutionnaire occidentale, car il constate que "toutes les révolutions modernes ont abouti à un renforcement de l'État" (HR, 581) et que ce renforcement se relie étroitement au prométhéisme qu'il critique et à "des ambitions techniques et philosophiques démesurées" (HR, 583).

Camus appelle donc à prendre le contre-pied de ces tendances et ceci l'amène à retrouver des thèmes de la pensée fédéraliste, à laquelle il se réfère parfois explicitement (AI, 366). À la tradition étatiste, qui trouve une moderne justification dans ce rationalisme démiurgique, qui entend recréer l'homme et la société au nom d'une idéale perfection, il oppose une tradition de la mesure, du réalisme, qui, au contraire, s'efforce de ne pas céder aux vertiges idéologiques en prenant appui sur l'individu et sur les réalités sociales les plus concrètes et les plus familières :


"La commune contre l’État, la société concrète contre la société absolutiste, la liberté réfléchie contre la tyrannie rationnelle, l'individualisme altruiste, enfin, contre la colonisation des masses sont alors les antinomies qui traduisent, une fois de plus, la longue confrontation entre la mesure et la démesure qui anime l'histoire de l'Occident" (HR, 702).


À l'opposé du rationalisme idéologique et de l'absolutisme historique dont se nourrit l'étatisme, c'est une méthodologie "réaliste", de type fédéraliste, que propose Camus :


"La révolution du XXe siècle part de l'absolu pour modeler la réalité... Le révolté, inversement, s'appuie sur le réel pour s'acheminer, dans un combat perpétuel, vers la vérité. La première tente de s'accomplir de haut en bas, la seconde de bas en haut. Loin d'être un romantisme, la révolte, au contraire, prend le parti du vrai réalisme. Si elle veut la révolution, elle la veut en faveur de la vie, non contre elle. C'est pourquoi elle s'appuie d'abord sur les réalités les plus concrètes, la profession, le village, où transparaissent l'être, le cœur vivant des choses et des hommes" (HR, 701).


De même que cette approche du politique le renforce dans son opposition au socialisme césarien, elle constitue aussi une raison supplémentaire pour justifier l'intérêt qu'il porte au syndicalisme révolutionnaire, dont l'action se fonde "sur la base concrète de la profession, qui est à l'ordre économique ce que la commune est à l'ordre politique, la cellule vivante sur laquelle l'organisme s'édifie" (HR, 701). Et de citer à l'appui de sa thèse les propos du syndicaliste Tolain déclarant au XIXe siècle : "Les êtres humains ne s'émancipent qu'au sein des groupes naturels".

Cette influence fédéraliste se manifeste aussi, dans une [232] certaine mesure, au niveau de sa conception de l'action politique et s'exprime par une certaine méfiance à l'égard des partis politiques et des mouvements de masse. Sans que cela soit dit explicitement, il apparaît en effet que, pour lui, il est moins important de s'emparer de l'appareil de l'État que de changer, par contagion en quelque sorte les rapports sociaux au niveau des communautés concrètes et des individus qui constituent la société, en "refaisant une société vivante à l'intérieur d'une société condamnée"(AI, 348). D'où, en 1946, sa proposition de développer des communautés de travail de type coopératif à l'intérieur des frontières, "pour soulager le plus grand nombre possible d'individus" (AI, 348) [10], et de susciter des communautés de réflexion au niveau international, afin de définir et de promouvoir les valeurs nécessaires à la construction d'un nouvel ordre mondial.

De même, Camus croit à l'importance du témoignage individuel. Dans ses premiers éditoriaux de Combat, il évoque ainsi la nécessité de ne pas séparer la révolution politique d'une "révolution morale" (AI, 1519) et, toujours en 1946, appelant à abandonner les idéologies pour la recherche d'un "style de vie", il veut croire à l'efficacité "d'hommes qui décideraient en toute circonstance d'opposer l'exemple à la puissance, la prédication à la domination, le dialogue à l'insulte et le simple honneur à la ruse, qui refuseraient tous les avantages de la société actuelle et n'accepteraient que les devoirs et les charges qui les lient aux autres hommes" (AI, 349). Ces thèmes seront particulièrement développés par Camus dans les années de l'immédiate après-guerre et s'estomperont par la suite, ils n'en indiquent pas moins une pente significative de sa réflexion [11].

Cette orientation fédéraliste se retrouve enfin dans ses positions concernant les problèmes internationaux, auxquels il accorde une particulière importance. Il considère en effet que c'est à ce niveau que se situent les choix décisifs dans le monde qui naît des bouleversements de la Seconde Guerre mondiale et il déplore que les débats politiques français ne reflètent que très peu ces préoccupations : "Nous devons enlever son importance, note-t-il, à la politique intérieure. On ne guérit pas la peste avec les moyens qui s'appliquent aux rhumes de cerveau. Une crise qui déchire le monde [233] doit se régler à "échelle universelle" (AI, 347). Dans cette perspective, il s'attache donc à donner à sa réflexion politique une dimension internationale.

Ces préoccupations internationalistes de Camus tiennent d'abord à ce que l'on peut appeler son pacifisme, qui prolonge, en matière internationale, son refus de la violence. Il pense que le premier devoir des responsables politiques doit être de diminuer les risques de guerre et, pour ce faire, il estime nécessaire d'arriver à une véritable organisation de la société internationale, destinée à mettre un terme à l'anarchie résultant de l'indépendance absolue des Etats souverains :


"L'anarchie, au sens vulgaire, n'existe dans une société que lorsque chacun fait ce qu'il veut et tout ce qu'il veut. Et l'anarchie de notre société internationale tient justement à ce que chaque nation n'obéit qu'à elle-même. L'anarchie, aujourd'hui, c'est la souveraineté..." (AI, 358).


À ses yeux, cette organisation de la société internationale est rendue encore plus indispensable par l'évolution du monde d'après-guerre. D'abord, en raison du progrès des techniques de destruction et de l'existence des armes atomiques. Désormais, c'est l'existence même de l'humanité qui risque d'être mise en péril par une guerre éventuelle. Par ailleurs, cette organisation pacifique de la société internationale lui apparaît indispensable pour freiner l'antagonisme croissant qui dresse face à face les États-Unis et l'Union Soviétique à mesure que s'installe la guerre froide. Sur ce point, son pacifisme conduit Camus à adopter une position que l'on qualifiait alors de "neutraliste". Il dénonce la politique des blocs, "la surenchère réciproque à laquelle se livrent les deux empires"(AI, 360), et refuse de choisir l'un des deux camps, dans un affrontement susceptible de compromettre l'avenir de la planète. Aux plus passionnés, il rappelle la relativité de cet antagonisme, qui n'est peut-être pas aussi définitif que d'aucuns le prétendent :


"Il se peut qu'un arrangement provisoire ou définitif entre les impérialismes en lutte vienne mettre dans une fâcheuse position ceux qui donnent tant d'éclat à leur choix d'aujourd'hui" (Al, 1585).


Ceci étant, il souligne que, dans les années 50, cet antagonisme, avec les risques de destruction planétaire qu'il implique, constitue le problème majeur qui domine tous les autres et auquel il importe de réfléchir en priorité. Il note d'ailleurs que cette importance tient non seulement aux dangers d'affrontement guerrier qu'il représente, mais aussi au fait que les problèmes intérieurs français sont étroitement conditionnés par cette rivalité et qu'il est, par exemple, illusoire de rêver à une révolution qui concernerait uniquement la France. "Nous ne pouvons parler que de révolution internationale, [234] écrit-il en 1947. Exactement la révolution se fera à l'échelle internationale ou elle ne se fera pas" (AI, 1577).

Cette vision internationale des problèmes contemporains trouve aussi sa justification dans le fait que les problèmes économiques du monde qui sort de la guerre ne peuvent plus trouver de solution, selon lui, à l'échelle nationale, mais qu'ils sont étroitement dépendants de données internationales. Ainsi le voit-on dénoncer "la contradiction ou s'étrangle un monde pris entre une économie désormais internationale et des politiques obstinément nationalistes" (AI, 1551), car, dit-il, "aucun problème économique, si secondaire apparaisse-t-il, ne peut se régler aujourd'hui en dehors de la solidarité des nations" (AI, 342). Dans cette perspective, il insiste notamment sur la nécessité d'organiser internationalement l'accès aux matières premières :


"La solution économique doit d'abord viser les moyens de production internationaux, pétrole, charbon, uranium. Si collectivisation il doit y avoir, elle doit porter sur les ressources indispensables à tous et qui, en effet ne doivent être à personne" (AI, 345).


Au-delà de ce problème, dont l'analyse témoigne pour le sérieux et la lucidité de sa réflexion, Camus prophétise, dès 1946, que cette organisation de la société internationale est aussi nécessaire en raison des transformations qui ne manqueront pas de se produire dans l'équilibre mondial des nations et des continents du fait notamment de l'émancipation des peuples colonisés :


"Si, demain, nous concevions des solutions internationales en fonction du problème russo-américain, nous risquerions de nous voir à nouveau dépassés. Le choc d'empires est déjà en passe de devenir secondaire par rapport au choc des civilisations. De toutes parts, en effet, les civilisations colonisées font entendre leur voix. Dans dix ans, dans cinquante ans, c'est la prééminence de la civilisation occidentale qui sera remise en question. Autant y penser tout de suite et ouvrir le Parlement mondial à ces civilisations, afin que sa loi devienne vraiment universelle et universel l'ordre qu'elle consacre" (AI, 345).

Ainsi, la préservation à court terme de la paix et d'un équilibre précaire entre les impérialismes russe et américain, comme l'évolution à plus long terme de la société internationale le conduisent à condamner un monde que "l'on voit s'acharner à régler des problèmes de frontières quand tous les peuples savent que les frontières sont aujourd'hui abstraites" (AI, 344).

De manière positive, cette analyse devait amener Camus à se prononcer en faveur d'un dépassement des frontières nationales, tant au niveau d'une organisation mondiale qu'à celui d'une organisation [235] européenne, afin de faire naître "une société des peuples plus souveraine que les nations elles-mêmes" (AI, 1575). C'est ainsi, qu'à l'échelle universelle, dans les années 1946-1952, il s'affirme "mondialiste" et estime qu'il faut créer une "démocratie internationale", capable de définir des règles s'imposant aux États, et ce en instituant un Parlement mondial représentant les peuples et non les États, à la différence de l'ONU :


"Qu'est-ce que la démocratie nationale ou internationale ? C'est une forme de société où la loi est au-dessus des gouvernants, cette loi étant l'expression de la volonté de tous représentée par un corps législatif. Est-ce là ce qu'on essaie de fonder aujourd'hui ? On nous prépare en effet une loi internationale, mais cette loi est faite ou défaite par les gouvernements, c'est-à-dire par l'exécutif. Nous sommes donc en régime de dictature internationale. La seule façon d'en sortir est de mettre la loi internationale au-dessus des gouvernements, donc de faire cette loi, donc de disposer d'un parlement donc de constituer ce parlement au moyen d'élections mondiales auxquelles participeront tous les peuples" (AI, 343).


Pour Camus, il est donc nécessaire de parvenir à une organisation mondiale des rapports internationaux, aussi bien en matière politique qu'économique.

À cette orientation "mondialiste" s'ajoute une orientation pro-européenne. Ces sentiments étaient d'ailleurs déjà les siens avant la guerre et l'un des reproches qu'il fera au nazisme, dans ses Lettres à un ami allemand, sera de s'être emparé de cette idée et de l'avoir dénaturée et pervertie : "cette idée de l'Europe, que vous avez prise aux meilleurs d'entre nous pour lui donner le sens révoltant que vous avez choisi" (L, 233). Cette organisation européenne, il en affirme d'abord la nécessité, après la guerre, d'un point de vue politique, pour résister aux impérialismes russe et américain et, aussi, pour mettre fin à l'isolement politique de l'Allemagne. Mais, cette unité de l'Europe doit, à ses yeux, trouver aussi un enracinement plus profond dans sa tradition intellectuelle et spirituelle, car, pour Camus, l'Europe, c'est aussi, et peut-être surtout, "cette terre de l'esprit où depuis vingt-cinq siècles se poursuit la plus étonnante aventure de l'esprit humain" (AI, 234). À cette Europe, dont il appelle la naissance, il assigne la mission de réaliser "la difficile conciliation de la justice et de la liberté" (AI, 1586) qui lui paraît indispensable pour assurer le salut des sociétés modernes. Aussi sera-t-il amené à considérer avec sympathie tous les efforts déployés pour faire naître cette solidarité, et, en 1957, au sommet de sa célébrité, lors de la remise du prix Nobel, il déclarera : "Si nous arrivions à faire les États-Unis d'Europe, vous auriez devant vous un homme heureux !" (OC, 1571).

[236]


III. Camus et les difficultés de l'engagement


Telles sont donc les orientations principales de la pensée politique de Camus, une pensée à beaucoup d'égards originale, mais dont l'originalité même allait rendre la position de l'auteur de La Peste de plus en plus inconfortable dans l'univers idéologique et politique français des années 1945-1960.

Certes, à la Libération, il semble que Camus, sortant du coude à coude fraternel de la Résistance, ait cru à la possibilité de voir ses aspirations coïncider avec un courant politique puissant représentant la pensée de la Résistance. C'est l'époque où, dans ses éditoriaux de Combat, il appelle le parti socialiste à se régénérer en récupérant l'héritage de la Résistance, pour donner naissance à un socialisme "nourri des exigences de la liberté et des intransigeances de la justice" (AI, 1539). Mais, assez rapidement, il constate que les choses ne prennent pas le tour qu'il souhaite, que l'on revient aux mœurs politiques de l'avant-guerre, "aux tractations, aux marchandages, aux chicanes"(AI,323), ignorant les vraies questions :


"Les mêmes problèmes, qui nous obsèdent depuis deux ans, seront conduits dans les mêmes impasses. Et chaque fois qu'une voix fibre s'essaye à dire, sans prétention, ce qu'elle pense, une armée de chiens de garde de tout poil et de toute couleur aboiera férocement pour couvrir son écho" (AI, 323).


En 1947, c'est l'échec des espoirs de rénovation de la Résistance qu'il constate avec amertume : "Nous parlons dans le désert. Qui se soucie aujourd'hui de la Résistance et de son honneur ?" (AI, 137).

Pour Camus commence alors le temps de la solitude. Son refus du communisme et de la violence révolutionnaire l'éloigne des intellectuels qui ont rallié le Parti communiste ou qui sont ses “compagnons de route", qui dénoncent ironiquement dans La Peste une morale de Croix Rouge". Mais, par ailleurs, son neutralisme et son pacifisme lui aliènent ceux qui ont choisi de se ranger derrière les États-Unis pour défendre les démocraties occidentales et qui, souvent, militent au RPF que vient de fonder le général De Gaulle. Pendant quelques mois, en 1948-1949, il s'intéresse à la création et aux premiers pas du Rassemblement démocratique révolutionnaire créé par Jean-Paul Sartre et David Rousset pour défendre une politique neutraliste et faire contrepoids au RPF. Il participe aussi aux meetings de soutien à Garry Davis qui, militant pour l'instauration d'un gouvernement mondial, se déclare "citoyen du monde" et en appelle à l'opinion publique. Mais ces expériences tournent court [237] d'autant plus rapidement que commencent à filtrer les premières informations controversées sur le système concentrationnaire soviétique et que, d'autre part, les menaces de guerre se font de plus en plus aiguës, pour culminer avec le déclenchement de la guerre de Corée, en juin 1950.

L'isolement de Camus, déjà sensible, va encore s'aggraver avec la publication de L'Homme révolté à la fin de 1951. Une violente controverse s'ensuit avec la revue de Sartre, Les Temps modernes, et entraîne la rupture retentissante de l'amitié qui, depuis 1943, l'unissait à Sartre. Désormais, la gauche intellectuelle, plus ou moins marxisante, va le mettre à l'index, ne lui pardonnant pas son anticommunisme, qui va l'amener à manifester son appui aux ouvriers révoltés de Berlin-Est en 1953, puis aux insurgés de Budapest en 1956. Mais, inversement, Camus entend se garder de toute compromission avec la droite. Il continue, par exemple, à chaque occasion, à dénoncer le régime franquiste en Espagne et reste sentimentalement attaché à la gauche, "qui, traditionnellement, a toujours été en lutte contre l'injustice, l'obscurantisme, l'oppression" (AII, 802). Mais il est évident qu'il ne se reconnaît alors ni dans la gauche communiste, ni dans la gauche intellectuelle marxisante, ni dans la gauche politicienne. "Je suis né dans une famille, la gauche, où je mourrai, écrit-il en 1955, mais dont il m'est difficile de ne pas voir la déchéance" (AII, 1753). Il est d'ailleurs significatif de constater que lorsque, durant cette période, il fait référence à des mouvements politiques, ou ce sont des groupes restreints à l'influence réduite - le syndicalisme révolutionnaire - ou des expériences étrangères, social-démocratie scandinave ou travaillisme britannique. En France, Camus est politiquement un homme seul et cette solitude ne sera guère rompue par la collaboration qu'en 1955 il apporte à L'Express, pour soutenir l'expérience Mendès-France de création d'un Front républicain, où il veut voir, pendant quelques semaines, la possibilité de faire naître une "nouvelle gauche".

Cet isolement et cette solitude d'un homme "que la droite et la gauche blessent également dès qu'elles s'expriment sur un problème qu'il connaît" (AII, 1747), il va aussi les connaître, dans les dernières années de sa vie, avec le conflit algérien qui, à partir de 1954, ensanglante la terre où il est né. Sa fidélité aux valeurs qui sont les siennes le place en porte-à-faux par rapport à tous les camps. Son souci de la justice, qui l'avait conduit, dès les années 30, à réclamer une politique d'égalité en faveur des musulmans, lui permet de comprendre nombre des raisons avancées par les rebelles pour justifier leur révolte. Dénonçant la longue carence des gouvernements français, comme l'aveuglement de ses compatriotes d'origine européenne, il évoque ainsi "le mensonge répété de l'assimilation, [238] toujours proposée et jamais réalisée" (AIII, 1011). Mais, en même temps, la revendication de l'indépendance lui apparaît comme "une formule purement passionnelle", qui méconnaît les droits des Français d'Algérie "qui sont, eux aussi, au sens fort du terme, des indigènes" (AIII,1013).

De même, les réticences de Camus à l'égard de la violence politique l'amènent à condamner le terrorisme aveugle auquel recourent les insurgés comme les violences qui sont le fait des autorités françaises :


"Il m'a paru à la fois indécent et nuisible de crier contre les tortures en même temps que ceux qui ont très bien digéré Melouza et la mutilation des enfants européens. Comme il m'a paru nuisible et indécent d'aller condamner le terrorisme aux côtés de ceux qui trouvent la torture légère à porter" (AIII, 895).


Cette double condamnation le conduira, au début de 1956, à lancer un appel pour une "trêve civile", afin que les violences, notamment le terrorisme, épargnent les civils innocents. Mais cet appel trouvera peu d'écho et restera sans effets. Un peu plus tard, il se prononcera en faveur de l'organisation d'un système fédéral, à base personnelle et non territoriale, destiné "à associer sans les fondre (puisque la fédération est l'union des différences) non plus des territoires mais des communautés" (AIII, 1016). Mais il constate qu'ici encore il est seul, en marge de la droite et de la gauche qui, toutes deux, lui paraissent infidèles à leur tradition :


"Une droite perspicace, sans rien céder à ses convictions, eut essayé de persuader les siens, en Algérie et au gouvernement, de la nécessité de réformes profondes et du caractère déshonorant de certains procédés. Une gauche intelligente, sans rien céder sur ses principes, eut de même, essayé de persuader le mouvement arabe que certaines méthodes étaient ignobles en elles-mêmes. | droite, on a le plus souvent entériné au nom de l'honneur français ce qui était le plus contraire à cet honneur. A gauche, on a le plus souvent, au nom de la justice, excusé ce qui était une insulte à toute vraie justice. La droite a laissé l'exclusivité du réflexe moral à la gauche qui lui a cédé l'exclusivité du réflexe patriotique. Le pays à souffert deux fois" (AIII, 895).


Cette guerre d'Algérie, Camus l'a donc vécue jusqu'en 1960 dans le déchirement, partagé entre la fidélité à sa communauté d'origine et sa compréhension de certaines des revendications des nationalistes arabes, un déchirement que devait traduire la phrase ambiguë et controversée qu'il prononcera à Stockholm, en 1957, à l'occasion d'une conférence de presse donnée lors de la réception de son prix Nobel de littérature : "Je crois à la justice, mais je défendrai ma mère avant la justice".

[239]

Dans ces années, Camus a expérimenté douloureusement la difficulté d'incarner historiquement les valeurs dont il se réclamait et La Chute, qui est l'examen de conscience d'un “juste" qui s'aperçoit qu'il l'est moins qu'il ne le pensait, est peut-être la traduction romanesque du drame qui est alors le sien. S'il appelle de ses vœux une solution "qui rende justice, sans discrimination, ni dans un sens ni dans un autre, à toutes les communautés d'Algérie", il perçoit son impuissance et son isolement. Et, lorsqu'en 1958, il publie Actuelles III, qui rassemble tous les textes qu'il a écrits sur le problème algérien et dont la parution sera accueillie par un silence général, il pressent, dans un projet d'introduction qui restera inédit, que l'histoire ne répondra pas à ses vœux :


"Un grand nombre de Français, plutôt que de renoncer à leur niveau de vie, préféreront abandonner les Algériens à leur destin et se désolidariser de leurs compatriotes d'Algérie. Une France bourgeoise et sceptique se survivra donc, entre ses restaurants gastronomiques et ses antiquaires, dans le bienheureux hexagone, tandis que des milliers d'hommes mourront sur les hauts plateaux de mon pays et que d'autres, par centaines de milliers, connaîtront la douleur et l'exil" (OC, 1861).


Après 1958, Camus prendra le parti de se taire et il gardera le silence jusqu'à sa mort, en janvier 1960.

Cette difficulté à trouver une incarnation historique à ses aspirations politiques, Camus semble l'avoir perçue dès les années 1946-47. Il a pris conscience, dès ce moment, que ses choix, sa sensibilité s'accommodaient mal du militantisme politique traditionnel. Dès 1946, sa sympathie va spontanément à ceux "qui ne sont d'aucun parti ou qui sont mal à l'aise dans ceux qu'ils ont choisis" et sa méfiance "à ceux qui croient avoir absolument raison" (AI, 339). La mission qu'il se donne alors, et qui sera effectivement la sienne jusqu'à sa disparition est d'être un témoin plus qu'un militant :


"Mon rôle, je le reconnais, n'est pas de transformer le monde : je n'ai pas assez de vertus ni de lumières pour cela. Mais, il est peut-être de servir, à ma place, les quelques valeurs sans lesquelles un monde, même transformé, ne vaut pas la peine d'être vécu, sans lesquelles un homme, même nouveau, ne vaudra pas d'être respecté" (AI, 368).


Ainsi, au niveau de l'engagement, comme au niveau des objectifs de l'action politique, on retrouve la notion de relativité, de mesure, de "modestie" dont Camus a fait sa règle de conduite.

En constatant cet isolement politique de Camus et sa relative impuissance, on pourrait être tenté de conclure au peu d'intérêt de sa réflexion politique pour l'histoire des idées. En fait, il n'en est rien et ce serait là une conclusion plutôt hâtive. Son itinéraire politique [240] est, en effet, loin d'être sans signification historique et ne se réduit pas à une simple aventure individuelle. L'analyse que l'on peut en faire est au contraire, susceptible d'éclairer l'histoire idéologique de ce siècle, en débouchant sur des problèmes qui restent souvent actuels. Si l'on essaie ainsi de dégager les raisons de la solitude politique de Camus, une de celles qui apparaît d'abord le plus nettement est sans doute l'éloignement de sa pensée par rapport au marxisme. Par beaucoup de côtés, en effet, sa réflexion politique était non seulement étrangère au marxisme, mais aussi aux catégories intellectuelles dans lesquelles peut s'inscrire l'adhésion au marxisme, comme l'optimisme historique ou une certaine forme de rationalisme politique. Or, cet éloignement par rapport au marxisme ne pouvait que l'isoler au sein d'une gauche, dont la plupart des intellectuels - même ceux qui n'approuvaient pas le communisme soviétique - tendaient à considérer, selon le mot de Sartre, que le marxisme était l'indépassable horizon de la culture contemporaine. Par là, par ce premier aspect, la situation politique de Camus constitue a contrario un témoignage particulièrement révélateur de l'emprise que le marxisme a pu avoir sur les esprits dans la période qui a suivi la Seconde Guerre mondiale.

Cette étrangeté de la pensée de Camus par rapport à son temps, due, pour une part, à ses rapports avec le communisme et avec le marxisme, est particulièrement sensible lorsque l'on constate combien ses positions sont proches des analyses de ceux qui, à partir du milieu des années 70, les yeux dessillés par le retentissant témoignage de Soljenitsyne, ont commencé à s'interroger de manière critique sur le bilan historique du marxisme et du communisme. Ainsi du courant de ceux que l'on a alors appelé les "nouveaux philosophes". Assez spontanément ceux-ci ont été amenés, en effet, à retrouver un certain nombre d'idées qui avaient été exposées par Camus, vingt ans plus tôt, dans les années cinquante [12].

C'est ainsi que l'on retrouve à l'origine de la méditation de ces auteurs le même point de départ que chez Camus, à savoir une réflexion sur la violence politique institutionnalisée, telle qu'elle s'est manifestée dans les systèmes concentrationnaires, et notamment dans le système concentrationnaire soviétique révélé par les livres de Soljenitsyne sur le Goulag. De même, on rencontre aussi chez ces auteurs la même méfiance à l'égard des appareils étatiques et la même inclination libertaire que chez Camus. Celui-ci, aussi bien qu'André Glucksmann, aurait pu, par exemple, écrire que "c'est hors de l'État que l'on commence à vivre et que c'est hors de l'État que  [241] commence l'homme" [13]. Comme chez Camus, cette critique du pouvoir débouche sur une critique du savoir, avec le rejet du rationalisme des "maîtres-penseurs", qui prétendent détenir les secrets de la cité juste et rationnelle, et sont accusés d'avoir ainsi forgé les justifications idéologiques des tyrannies du XXe siècle. Camus aurait pu aussi faire sienne l'analyse de Bernard-Henri Lévy, lorsque celui-ci voit les racines du totalitarisme contemporain dans la formule : "Tout le pouvoir à la science parce qu'il existe une science du pouvoir" [14], comme il aurait sans doute approuvé cette description donnée par André Glucksmann de la "théorie du pouvoir moderne" : "Cette théorie, que dit-elle, pour résumer au plus simple ? Elle dit : "Grâce à la raison que nous sommes, nous, philosophes, grâce à l'État nouveau que nous allons installer sur les ruines de l'ancien régime, nous allons faire le bonheur de l'humanité. Ce bonheur se nomme communisme pour Marx, se nomme État de la Raison pour Hegel, etc. Mais il s'agit sensiblement du même bonheur, à savoir d'une élite qui gouverne les masses, qui recommence le monde à zéro et qui, sur cette page blanche, écrit les lois de la raison, c'est-à-dire du comportement rationnel de l'économie et de la politique" [15].

Enfin, comme chez Camus, cette réflexion conduit à condamner les illusions d'un optimisme historique pour qui la politique est "promesse de cette transparence à soi, de cette ultime réconciliation qui, réduisant l'écart du réel et du discours, doit vouer le monde à 1'unité" [16]. Comme Camus, ces "nouveaux philosophes", qui entendaient "tordre le coup à l'optimisme et à sa raison hilare" [17], ont montré que l'idée d'une société parfaitement "bonne" est un rêve impossible et souvent meurtrier, qui doit céder le pas à une vision plus lucide, et aussi plus pessimiste, de l'histoire et de ses limites.

Par ce "pessimisme en histoire", les "nouveaux philosophes" rejoignaient un aspect absolument fondamental de la pensée de Camus, dont on peut d'ailleurs se demander s'il ne contribue pas [242] aussi à expliquer son impuissance et son isolement politique, en posant le problème plus général des formes et des fondements de l'engagement politique. En effet, on l'a vu, un des points-clés de son analyse a résidé dans la dénonciation de cette "illusion" que l'on a appelée plus haut l'absolutisation de la politique, dans le refus de transformer la politique en quête métaphysique, cherchant à atteindre l'absolu dans et par l'histoire et à résoudre par la politique les contradictions de la condition humaine. La position de Camus consistait donc à récuser ce que d'autres, avec Raymond Aron, ont appelé la transformation de la politique en "religion séculière", ou en "religion horizontale" pour reprendre un mot de Camus lui-même. Or, cette tentation d'absolutiser la politique, de mêler révolte sociale et révolte métaphysique est une tentation bien réelle et n'est pas seulement une construction d'intellectuel, comme on lui en a parfois fait le reproche.

Elle peut prendre des formes diverses. Elle s'est évidemment manifestée dans les doctrines qui promettent plus ou moins clairement l'avènement d'une humanité totalement réconciliée avec elle-même et avec le monde. Comme, par exemple, dans le texte fameux du jeune Marx déclarant :


"Le communisme, en tant qu'appropriation réelle de l'essence humaine par l'homme et pour l'homme, en tant que retour de l'homme à lui-même à titre d'homme social, c'est-à-dire d'homme humain, retour complet conscient, et qui conserve toutes les richesses du mouvement antérieur, ce communisme étant un naturalisme achevé coïncide avec l'humanisme : il est la véritable fin de la querelle entre l'homme et la nature et entre l'homme et l'homme, entre l'essence et l'existence, entre l'objectivation et l'affirmation de soi, entre la liberté et la nécessité, entre l'individu et l'espèce. Il résout le mystère de l'histoire et il sait qu'il le résout".


Mais, à côté de cette formulation explicite en prophéties eschatologiques, cette tentation peut revêtir des formes plus diffuses et plus implicites, en particulier chez les militants politiques, qui vivent leur engagement sur le mode religieux, comme s'ils attendaient du triomphe de leur cause la solution définitive de tous les maux de la condition humaine.

De ce fait, on peut dire qu'à côté d'une absolutisation "intellectuelle" de la politique, il existe une absolutisation "psychologique" qui tient à la manière dont peut être existentiellement vécu l'engagement politique et qui est susceptible d'engendrer une forme d' "illusion politique" qui n'est sans doute pas la moins répandue. On peut penser que c'est, par exemple, pour prévenir cette illusion, que Maurice Duverger, envisageant à la fin des années 70 l'éventualité d'une alternance politique en France, était amené à [243] clore une Lettre aux socialistes sur cet avertissement :


"Dans ces limites, le socialisme rendra la vie des hommes moins dure, plus lumineuse, plus épanouie Il ne supprimera pas toutes les inégalités, toutes les dominations. La laideur et la bêtise sont aussi des aliénations. Aucun système social n'effacera toutes leurs conséquences. Aucun ne supprimera l'aliénation des mal-aimés, des solitaires, des paumés, même si la société devient plus solidaire. Aucun ne délivrera de l'angoisse existentielle, que le déclin des religions rend presque irrémédiable. Sans paupières, comme Régulus, il nous faut regarder face à face le soleil de la mort, désormais. L'espoir d'une humanité plus humaine n'atténue pas son éclat” [18].


Si Maurice Duverger éprouvait ainsi le besoin de préciser que la réalisation du projet socialiste - mais ceci est valable pour tout autre projet politique - ne supprimerait pas toutes les aliénations et ne délivrerait pas de l'angoisse existentielle, c'est bien que certains pouvaient être tentés de penser plus ou moins explicitement le contraire, en donnant ainsi à la politique une dimension religieuse ou métaphysique implicite.

On peut donc considérer que, sur ce point, Camus a vu juste, comme il a vu juste en ce qui concerne les inclinations au fanatisme, à l'intolérance, à la violence, au totalitarisme que cette dérive peut entraîner. On pourrait ajouter - ce que Camus ne dit pas - que cette hypertrophie de la politique et de ses objectifs contient aussi pour la politique des germes d'autodestruction, lorsque la réalité vient démentir les espérances que l'on avait placées en elle : après avoir tout attendu de la politique, la tentation peut être grande de n'en attendre plus rien. Pour cette raison, les religions séculières comportent un principe interne de désagrégation toujours menaçant - "Elles ont tout mis dans l'en-deça, mais, chaque fois qu'on avance la main et qu'on saisit ce qui devrait suffire, l'insuffisance éclate" [19]. Aussi, n'est pas très loin des avertissements de Camus cet essayiste qui constate : "Entrer en politique ne doit pas être entrer en religion. La politique est l'art du contingent, de l'empirisme. La vivre comme une religion de substitution ne peut qu'engendrer des échecs sanglants... La révolution la plus nécessaire ne doit pas devenir une idole. Si l'on vit la politique comme une religion, de deux choses l'une : ou bien l'on réussit et l'on bâtit une oppression parfois pire que celle que l'on a renversée, ou bien l'on échoue et l'on se désespère... Seuls les révolutionnaires patients et empiristes ne seront jamais découragés ; seuls ils peuvent supporter l'échec ; seuls, [244] peut-être, ils pourront bâtir un monde meilleur ou moins mauvais" [20].

En dénonçant "l'illusion" que constitue cette tendance à l'absolutisation de la politique, Camus se montrait donc lucide, mais il se plaçait aussi, par la même, à l'écart de certains des courants les plus forts de son époque, et ceci peut contribuer à expliquer l'isolement qui a été le sien. Par ailleurs, on peut se demander si, en refusant cette absolutisation de la politique, Camus, en dépit de ses intentions, ne mettait pas en cause le principe même de l'engagement politique, en tout cas de l'engagement politique vécu au niveau du militant. On peut, en effet se demander si, quelles que soient les intentions initiales, la pratique du militantisme politique, avec les sacrifices qu'elle peut impliquer, ne tend pas à provoquer plus ou moins consciemment une surestimation de la valeur et de la portée des objectifs poursuivis et si, de ce fait, l’absolutisation de la politique n'est pas dans la logique de l'engagement militant. Inversement, une conscience trop lucide des limites de toute action politique, de tout projet politique ne risque-t-elle pas de conduire à l'abstention et donc à un conservatisme de fait ? C'est d'ailleurs l'un des reproches que l'on a adressés à Camus : "Cette modestie, a-t-on écrit, revient à ne rien faire et à tout laisser faire... Ce refus de comprendre les réalités historiques, entraîne une adaptation au monde tel qu'il nous est imposé.., un ralliement tacite ou affirmé, une complicité objective avec le pouvoir établi" [21].

La question que l'on peut donc se poser est de savoir si, effectivement, l'engagement politique peut être concrètement, existentiellement, vécu dans cette conscience du relatif sur laquelle insiste Camus. Cette question, lui-même la posait d'ailleurs dans un interview recueilli quelques semaines avant sa mort, où il demandait : "Peut-on refuser d'être un fanatique sans cesser d'être un militant ? "(OC, 1926). À cette question, il répondait alors positivement, mais il est permis de s'interroger sur cette affirmation, qui ressemble davantage à un acte de foi qu'à une constatation objective, alors que lui-même notait en 1947 : "Je sais bien qu'il faut aux hommes de grands mobiles pour se mettre en marche et qu'il est difficile de s'ébranler soi-même pour un combat dont les objectifs sont si limités et où l'espoir n'a qu'une place à peine raisonnable" (AI, 349).

Le destin politique de Camus et sa dénonciation de l'illusion des religions séculières posent de ce fait un problème plus général, celui de la conciliation de l'engagement politique avec la conscience [245] des limites de toute action politique. Ce problème se pose en termes psychologiques, ainsi qu'on vient de le voir, niais il a aussi des aspects plus profonds, en relation avec ce déclin des religions traditionnelles évoqué par Maurice Duverger dans le texte cité plus haut. Au sein de sociétés sécularisées, dans lesquelles, selon le mot même de Camus, "l'avenir est la seule transcendance des hommes sans Dieu" (HR, 702), le risque est grand, en effet, de voir l'absolu basculer dans le temps et une espérance de nature religieuse, qui ne trouve pas à s'exprimer, s'investir dans la politique, qui peut alors sembler détenir la clé de cet avenir sacralisé. À la désacralisation des religions de la transcendance tend en effet naturellement à se substituer, comme a pu le noter Marcel Gauchet, "une société qui bascule nécessairement vers l'avenir, se tourne entièrement vers lui et s'organise de part en part en vue de lui. L'avenir est l'orientation temporelle obligatoire, la légitimité faite temps, d'une société supposée détenir son principe d'ordre en elle-même" [22]. De ce fait, si, dans des sociétés où l'absolu était recherché ailleurs que dans la politique et dans l'histoire, dans une transcendance de type religieux, il était possible de concevoir cet engagement dans le relatif dont parle Camus, on peut se demander si, aujourd'hui, une telle position n'est pas plus difficile à tenir et si ce n'est pas là l'une des origines des difficultés rencontrées par Camus pour donner une incarnation politique à ses aspirations. Et c'est au fond sur cet obstacle qu'il mettait l'accent lorsqu'il écrivait, immédiatement après la guerre, que le problème central du XXe siècle était de savoir "si l'homme, sans le secours de l'éternel et de la pensée rationaliste, peut créer à lui-même ses propres valeurs" (A1, 132).

FIN



[1] Cf. les articles de J.-P. Sartre, rassemblés dans Qu'est-ce que la littérature ?, Paris, 1948.

[2] Ainsi, dès 1977, B. Poirot-Delpech, intitulant son article "Justice pour Camus", pouvait écrire dans Le Monde : "Beaucoup de ce qui se dit ces temps-ci de lucide et d'hérétique lui appartient ou lui ressemble. Au Nobel s'ajoute pour lui la gloire d'être pillé. Ce n'est pas encore la justice, mais ce n'est déjà plus le mépris" (5 août 1977). Cf. aussi la convergence de la réflexion de Camus avec l'ouvrage de F. Furet, Le passé d'une illusion, Paris, Laffont/Calmann Lévy, 1995.

[3] La pagination des citations de Camus faites dans le texte se rapporte aux ouvrages suivants : Théâtre, Récits, Nouvelles, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1965 ; Essais, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1967 ; Carnets I, Paris, Gallimard, 1962 ; Carnets II, Paris, Gallimard, 1964 ; Fragments d'un combat (Alger Républicain), 2 tomes, Paris, Gallimard, 1978. Les œuvres citées sont identifiées dans le texte par les sigles suivants : A 1, A II, A III : Actuelles I, II, III ; C 1, C Il : Carnets I, II ; FC : Fragments d'un combat ; E : L'Étranger ; EE : L'Envers et l'endroit ; ES : L'État de Siège ; HR : L'Homme Révolté ; J : Les Justes ; L : Lettres à un ami allemand ; MS : Le Mythe de Sisyphe ; N : Noces ; P : La Peste ; RSG : Réflexions sur la guillotine. Les textes réunis en annexe par Roger Quilliot dans l'édition de La Pléiade sont référencés sous le sigle GC (Oeuvres complètes) lorsqu'ils figurent dans le volume des Essais et sous le sigle OCII lorsqu'ils sont extraits du volume Théâtre, Récits, Nouvelles.

[4] Fils d'un employé agricole tué à la bataille de la Marne, Camus a été élevé par sa mère qui faisait des ménages pour subvenir aux besoins des siens. Il écrira plus tard : "Je n'ai pas appris la liberté dans Marx... je l'ai apprise dans la misère"(AI, 351).

[5] Roger Quilliot, in A. Camus, Essais, Pléiade, p. 1314.

[6] Sur la date de l'adhésion de Camus au Parti communiste et sur la date de Sa rupture, cf. J. Lévi-Valensi et A. Abbou, Fragments d'un combat (T.I., p. 20-24).

[7] Entre 1936 et 1938, se situe un épisode controversé de l'itinéraire idéologique de Camus, celui de son adhésion à la franc-maçonnerie. Du caractère incertain de cette adhésion témoignent les informations publiées par Le Monde le 6 juillet 1960 : "Nous avons reçu de Mme Albert Camus la lettre suivante : "Monsieur, Les proches amis de mon mari et moi-même avons lu avec un extrême étonnement dans l'article de M. Alain Guichard paru dans Le Monde du 7 juin dernier, qu'Albert Camus avait été "un franc-maçon discret mais représentatif”. Regrettant que la bonne foi de ce journaliste ait été surprise, j'oppose à cette affirmation un démenti formel. Je tiens à préciser que seul le souci de rétablir la vérité a inspiré ma démarche. Croyez…". S'agissant d'une question de caractère particulier, puisqu'elle concerne une société secrète, nous ne pouvons que prendre acte de ce démenti. Mais, sans mettre en doute la bonne foi de Mme Albert Camus, nous devons indiquer que cette information, qui nous a été confirmée, se rapporte à une période antérieure au second mariage de l'écri­vain : Albert Camus a été "initié" en 1936, peu après sa démission du Parti communiste, dans une loge algérienne du Grand Orient. Mais il n'a pas dépassé le stade d' "apprenti" du 2e degré". A contrario, l'opinion de Roger Quilliot : "On a parfois soutenu que Camus était à cette époque franc-maçon. Jusqu'ici, aucune preuve convaincante n'a été avancée. En revanche, si l'ignorance de ses meilleurs amis ne saurait être tenue en la matière pour un argument décisif, son appartenance au Parti communiste permet d'écarter une telle hypothèse pour les années 1934-1937 ; pour les années 1937-39, j'inclinerais à penser que les vives attaques lancées contre E. Daladier et C. Chautemps, ce dernier haut dignitaire de la franc-maçonnerie, étaient assez peu compatibles avec l'appartenance au Grand Orient de France" (Notes critiques in A. Camus, Essais, 1965, p. 1371). La monumentale biographie de H.R. Lottman (Paris, Seuil, 1978) pas plus que celle d'O. Todd (Paris, Gallimard, 1995) ne fournissent aucune information sur ce point.

[8] Le Littéraire, 10 août 1940.

[9] Conversation avec R. Mallet rapportée in Nouvelle Revue Française, n° 87, p. 441.

[10] Camus fait ainsi l'éloge de la Communauté Barbu, créée par un représentant du mouvement coopératif, qui connaîtra son heure de célébrité en étant candidat à l'élection présidentielle de 1965.

[11] Sans pouvoir en conclure à une influence directe sur la pensée de Camus on peut noter que ces orientations fédéralistes présentent une certaine parenté avec les thèmes développés dans les années 30 par certains groupes "personnalistes" comme Esprit ou L'ordre Nouveau (cf. notre ouvrage Les Non-Conformistes des années 30, Éditions du Seuil, 2e édition, 1987).

[12] C'est aussi le cas de François Furet (1995) dans son analyse du Passé d'une illusion, op. cit.

[13] La cuisinière et le mangeur d'hommes, Paris, Le Seuil, 1975, p. 219.

[14] La Barbarie à visage humain, Paris, Grasset, 1977, p. 23. A noter d'ailleurs, dans le même sens, cet hommage rendu par B.-H. Levy à Camus :"Il y a effectivement une filiation entre L'Homme Révolté et mon livre, moins par les thèmes d'ailleurs que par une même sensibilité à l'histoire et au monde et probablement aussi par l'écriture. On m'a souvent fait la remarque qu'il y avait des accents "camusiens" dans La Barbarie. Je voudrais réhabiliter Camus. Il est aussi important pour moi que Marx et Engels. Ils sont de la même taille morale, sinon philosophique" (France catholique, 5 septembre 1977).

[15] Émission "Questionnaire", TF1, 18 septembre 1977.

[16] B.H. Lévy, op. cit. p. 141.

[17] Ibid. p. 84.

[18] Op. cit., Paris, A. Michel, 1976, p. 158.

[19] J. Monnerot, Sociologie du communisme, Paris, Gallimard, 2e éd., 1963, p. 318.

[20] J.-C. Barreau, Du bon usage de la religion, Paris, A. Michel, 1976, p. 143.

[21] J.-J. Brochier, Camus, philosophe pour classes terminales, Paris, Balland, 1967, p. 75.

[22] M. Gauchet, Le Désenchantement du monde, Paris, Gallimard, 1985, p. 254.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le jeudi 25 octobre 2012 13:25
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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