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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Jean-Guy LORANGER, Pseudo-validation du crédit et étalon variable de valeur.” Un article publié dans la revue Économie appliquée, tome 35, No 3, 1982, pp. 485-499. Archives de l'I.S.M.E.A. Genève: Librairie Droz [Autorisation accordée par l'auteur le 23 février 2009 de diffuser ce texte dans Les Classiques des sciences sociales.]

Jean-Guy LORANGER
Économiste, Université de Montréal

Pseudo-validation du crédit
et étalon variable de valeur
”.

Un article publié dans la revue Économie appliquée, tome 35, No 3, 1982, pp. 485-499. Archives de l'I.S.M.E.A. Genève : Librairie Droz.

I.   Introduction
II.  L'HYPOTHÈSE DE PSEUDO-VALIDATION
III. L'ÉTALON VARIABLE FONDÉ SUR LES VALEURS-EN-PROCÈS
IV. L'APPARENTE DÉMONÉTISATION DE L'OR
V.   CONCLUSION
RÉSUMÉ / ABSTRACT


I. INTRODUCTION

Le concept de pseudo-validation, avancé pour la première fois par Suzanne de Brunhoff et Jean Cartelier [1] se réfère à une double difficulté : d'une part la difficulté de validation des travaux privés dans une économie de marché et d'autre part, la difficulté de validation des créances privées émises par les banques dans le procès de création monétaire. Michel De Vroey [2] souligne avec beaucoup d’à propos que ce double objectif de validation n'est pas toujours clairement distingué chez tous les auteurs qui ont repris ce concept de pseudo-validation, notamment la plupart des théoriciens de la régulation monopoliste ou de l'accumulation intensive tels que Michel Aglietta, Robert Boyer, Alain Lipietz [3], etc. De Vroey remarque que c'est le non-validation des travaux privés qui conduit à la pseudo-validation de la création privée de monnaie [4]. Pour De Vroey, parler de pseudo-validation des travaux privés n'a pas de sens, car ou bien ces travaux sont validés, ou bien ils ne le sont pas. Je me propose dans cet article d'examiner la pertinence même du concept de pseudo-validation appliqué au procès de création monétaire et de démontrer que l'emploi de ce concept par les théoriciens de la régulation monopoliste recèle une grande ambiguïté en ne distinguant pas clairement créances (ou pseudo-monnaie) et monnaie dans le cycle du crédit [5]. Je m'appuierai en particulier sur la formulation donnée par A. Lipietz [6] de la thèse de pseudo-validation provisoirement définitive qui est avancée pour expliquer l'existence d'une inflation permanente dans le régime d'accumulation intensive. De plus, comme la théorie de Lipietz, aussi bien que celles des autres théoriciens de la régulation, soulève une deuxième difficulté au sujet de l'interprétation des différentes fonctions de la monnaie, notamment la fonction étalon de valeur qui sert de fondement à la mesure des valeurs, j'examinerai la pertinence de l'hypothèse d'un étalon variable de valeur fondé sur les valeurs-en-procès de chaque période. J'examinerai donc d'abord en priorité dans la prochaine section la pertinence du concept de pseudo-validation appliqué au crédit tandis que les deux autres sections seront consacrées d'une part à la critique de l'étalon variable de valeur de Lipietz fondé sur les valeurs-en-procès et, d'autre part, à la présentation de ma thèse d'un étalon variable de valeur fondé sur une marchandise qui, faute de mieux, reste l'or.

II. L'HYPOTHÈSE
DE PSEUDO-VALIDATION

Si on peut essayer de résumer en une phrase la thèse de Lipietz sur la pseudo-validation du crédit, elle consiste à soutenir que le système bancaire contrôlé par la banque centrale post-valide d'une manière « provisoirement définitive » tout ce qui a déjà été antévalidé, ce qui conduit invariablement à l'émission d'une trop grande quantité de monnaie, ce qui entraîne une délavorisation de la monnaie, c'est-à-dire une hausse générale des prix [7].

Pour être en mesure de bien comprendre cette thèse et les critiques que j'y adresserai, il faut revenir à l'examen des formes et des fonctions de la monnaie. La monnaie a-t-elle une ou plusieurs formes et chaque forme remplit-elle les mêmes fonctions ? Si Lipietz veut dire que les valeurs-en-procès existent sous forme de créances dans le procès d'antévalidation et des créances circulent comme pseudo-monnaie apte à remplir la fonction de mesure des valeurs-en-procès, nous sommes d'accord avec sa description du procès d'antévalidation. Cependant, il ne faut pas confondre pseudo-monnaie qui est une créance, un prêt avec intérêt enregistré du côté de l'actif de la banque avec la monnaie qui est un dépôt enregistré du côté du passif de la banque et qui ne rapporte rien mais est toujours mesure des valeurs réalisées. Pour Lipietz, lorsqu'une banque antévalide le procès de production d'une marchandise en accordant un prêt, elle crée une quantité identique de monnaie (ou de dépôts). Cependant, ce que Lipietz, comme tous ceux qui s'appuient sur une théorie du circuit de la valeur [8], ne semble pas clairement percevoir, c'est que cet argent nouvellement jeté dans la circulation n'a pas une vitesse de rotation égale à l'unité, c'est-à-dire ne reste pas nécessairement en circulation pour un montant identique durant toute la période pour laquelle un crédit de production a été accordé.

En effet, cet argent peut refluer très vite vers les banques et être temporairement détruit si les besoins de circulation se contractent durant la période de production et de mise en circulation de la marchandise. Cet argent peut même circuler plusieurs fois si les besoins de circulation s'élèvent pendant que les autorités monétaires tentent de freiner la croissance de la masse monétaire.

Où est la pseudo-validation provisoirement définitive dont parle Lipietz ? Cette pseudo-validation existerait si la circulation monétaire était identique à la circulation des créances. Il est étonnant de constater que Lipietz, qui a su bien distinguer les concepts de valeur et valeur-en-procès et parler avec autant de justesse de l'autonomie de la valeur-en-procès n'ait pas vu l'autonomie relative de la circulation de la pseudo-monnaie par rapport à la circulation de la monnaie.

Comment Lipietz a-t-il pu opérer un tel glissement ? Il semble bien qu'il se soit laissé lui-même prendre au piège des apparences, car c'est lorsqu'il décrit le passage au cours forcé de la monnaie qu'il aboutit à une telle conception de la « vraie monnaie » :

Mais tant qu'on en reste là, la « vraie monnaie », entre banques, reste la monnaie marchandise. Pour franchir le pas, il faut que l'État reconnaisse, impose la reconnaissance comme « vraie monnaie » d'une fraction de la monnaie bancaire : ce qui se fait par l'institut d'une Banque Centrale émettant des signes monétaires, à cours forcé, qu'elle échange selon certaines règles contre la monnaie bancaire [9].

Comment la Banque Centrale impose-t-elle la monnaie de crédit ou la monnaie bancaire comme de la « vraie monnaie » ? La réponse de Lipietz est limpide : la Banque Centrale pseudo-valide le crédit consenti par les banques commerciales, c'est-à-dire la Banque Centrale garantit la crédibilité des prêts des banques commerciales en acceptant de jouer le rôle du prêteur de dernier ressort :

Appelons antivalidation la validation anticipée par la banque de la marchandise en cours de réalisation, et l'émission correspondante de moyens de circulation. Appelons pseudo-validation la transformation par la banque centrale de ces moyens de circulation comme moyens de paiement (validation « provisoirement définitive » [10].

Antévalidation, pseudo-validation ou validation provisoirement définitive, voilà les deux concepts qui, lorsque reliés aux différentes fonctions de la monnaie, sont à la source de la confusion actuelle. En effet, soit A* le montant antévalidé par une banque et soit A le montant de « vraie monnaie » émis par le système bancaire. A* est une créance, un prêt, de la pseudo-monnaie qui permet l'achat de marchandises parce qu'à la création de A* apparaît simultanément du côté du passif des banques un montant équivalent de vraie monnaie A qui va permettre l'achat de marchandises. Cependant la durée de vie active de A dans la circulation est loin d'être identique à celle de A*. Après un premier tour de circulation (achat de marchandises) A peut très bien refluer vers le système bancaire et disparaître de la circulation, comme cet argent peut être relancé dans la circulation pour un montant plus ou moins grand que lors de sa première sortie dans la circulation. En somme, comme moyen d'achat, la circulation de A devient indépendante de A*.

Ce qui est essentiel à remarquer dans cette première circulation, c'est que A n'agit pas comme moyen de paiement mais comme moyen d'achat. Donc A ne peut être une pseudo-validation à ce stade-ci puisque, si la Banque Centrale doit augmenter la masse monétaire pour permettre à A d'agir comme moyen d'achat, il n'est pas question à ce stade-ci de transformer A en moyen de paiement. C'est seulement lorsque le prêt viendra à échéance, c'est-à-dire lorsqu'on tentera de convertir A* en vraie monnaie A que cette dernière jouera le rôle de moyen de paiement. Pour que cette conversion puisse s'effectuer, il faut qu'à l'échéance, la valeur nouvelle créée et réalisée au niveau de la circulation marchande M' - A' rende possible le remboursement de A*, c'est-à-dire que A' ≥ A*. Qu'arrive-t-il si A' < A* ? Il faut puiser dans les réserves si elles existent ou il faut recourir au prêteur en dernier ressort s'il n'y a pas de réserves suffisantes. On voit donc ici l'importance stratégique des réserves dans le procès de validation. C'est un point majeur ignoré dans la mécanique mise en place par Lipietz parce qu'il y a en tête une théorie du circuit de la valeur qui ne reconnaît pas l'existence de réserves, ou l'importance du phénomène de thésaurisation couplée à la fonction moyen de paiement de la monnaie [11]. De plus, Lipietz semble faire l'hypothèse implicite qu'à l'échéance il y a toujours création monétaire ad hoc pour le remboursement de A*, c'est-à-dire que le système bancaire sous le contrôle de la Banque Centrale, met toujours en circulation un montant de vraie monnaie A (moyen de paiement) identique a A* pour l'effacement de cette dette, quel que soit le montant de valeur réalisé lors de la vente de la marchandise produite grâce au montant initialement antévalidé A*. Si tel était le cas, où seraient accumulés les profits réalisés quant A' > A* et, d'autre part, quand les entreprises font des pertes, c'est-à-dire A' < A*, il n'y aurait jamais de faillites puisque les banques avancent toujours les fonds nécessaires pour effacer les créances du type A*. On voit ici le piège de la théorie quantitative vers lequel un tel raisonnement conduit :

le système bancaire contrôlé par la B.C., en postvalidant ce qui a été antévalidé, conduit invariablement à l'émission d'une trop grande quantité de monnaie, ce qui entraîne une dévalorisation de la monnaie ou une hausse générale de ces prix.

Ce n'est certes pas une citation tirée du texte de Lipietz mais une interprétation que je fais de sa position. Néanmoins, on peut retracer un dernier passage pointant dans cette direction. Pour Lipietz, l'inflation est un problème de bouclage entre les prix de production fixés par les entreprises à partir du coût de production anticipé et d'une marge de profits anticipés et la valeur effectivement réalisée qui se calcule à partir de production et du taux de profit interne au modèle d'accumulation en vigueur. Ainsi Lipietz donne l'exemple d'une marge de profit nominal de 15% incorporée dans les prix de production des entrepreneurs alors que le taux réel de profit n'est que de 10%. Que va-t-il se passer ?

Tout dépend de la forme de monnaie en vigueur : monnaie-marchandise ou monnaie de crédit. Car dans un cas, le bouclage est automatiquement réalisé sur une marchandise (l'or). Dans l'autre cas, le bouclage est global et les effets de « l'apaisement des divergences » sont diffus...

Dans le premier cas, les prix devront donc baisser pour l'aligner sur « les véritables rapports », dans le second cas, ils s'élèveront à un taux d'inflation apparent égal à la différence entre le taux de profit réel et le taux nominal [12].

En conclusion, Lipietz se défend bien d'avoir articulé une théorie complète de la crise actuelle dans tous ses aspects y compris celui de l'inflation :

J'ai simplement indiqué comment l'institution de la monnaie fiduciaire permettrait de comprendre la forme inflationniste de la crise actuelle de manière à mettre en valeur le trait fondamental des économies marchandes [13].

En ce qui concerne les causes plus fondamentales de l'inflation, Lipietz mentionne deux causes : i) la résistance des capitalistes à dévaloriser la valeur nominale de leurs capitaux ; ii) la résistance des travailleurs à la baisse de leurs salaires nominaux [14]. C'est la fameuse contradiction entre le mouvement à la baisse de la valeur sous l'effet du progrès technique et la hausse des prix nominaux dont font état tous les théoriciens de l'accumulation intensive.

III. L'ÉTALON VARIABLE FONDÉ
SUR LES VALEURS-EN-PROCÈS

Dans la première partie de son article, Lipietz résume le chapitre 1 du Capital qui expose le passage de la forme valeur à la forme monnaie par l'intermédiaire des échanges. Lipietz analyse l'interprétation à donner au procès de validation sociale des travaux privés dans l'échange. En s'appuyant sur la réflexivité entre la forme équivalent général et la forme totale ou développée, Lipietz affirme que le fondement matérialiste de la valeur de l'équivalent est... « dans la série interminable de toutes les autres marchandises, c'est-à-dire dans son pouvoir d'achat » plutôt qu'à partir du coût de production de la marchandise élue comme équivalent général. Le retour à la forme II plutôt que l'aboutissement à la forme III est le passage par lequel Lipietz cherche à décrocher la fonction de la monnaie comme mesure des valeurs de la fonction étalon des prix. Bien plus, il s'efforcera de démontrer que toutes les autres fonctions de la monnaie (numéraire ou moyen d'achat, moyen de thésaurisation et moyen de paiement) sont compatibles avec la fonction unité de compte ou mesure des valeurs sans qu'il soit nécessaire d'invoquer le support matériel de l'équivalent général. Ainsi, lorsque Lipietz analyse le privilège de la monnaie comme... « seule représentant d'un travail privé qui soit immédiatement social », il dit que le travail que représente la monnaie est canonisé a priori social et que si ce privilège a été traditionnellement décerné à l'or, ... « ce n'est là qu'un effet du fétichisme qui fait de la valeur une propriété des choses » [15]. En somme, tous ceux qui n'ont pas une conception purement abstraite de la monnaie seraient aveuglés par le fétichisme de la marchandise ! Il est indéniable que toute marchandise peut apparaître comme un fétiche, mais le raisonnement de Lipietz, comme celui de la plupart des autres économistes, consisterait à dire que, pour ne pas être dupe du fétichisme, il faille nécessairement nier la marchandise elle-même [16].

On peut tenter de retracer l'origine de cette « erreur » de Lipietz dans la non reconnaissance de la spécificité des différentes fonctions de la monnaie. En plus d'omettre la fonction étalon des prix, il réunit sans explication moyen de paiement et moyen de thésaurisation. À l'instar de Marx, il reconnaît cependant que seule la « vraie monnaie » est en mesure d'assumer le rôle de moyen de paiement et de moyen de thésaurisation. Il eût été intéressant que Lipietz élabore davantage au sujet de la fonction de thésaurisation et de sa relation avec la fonction de moyen de paiement. Il eût probablement découvert le rôle stratégique des réserves comme support (matériel) de la monnaie. Lipietz préfère concentrer l'essentiel de son raisonnement sur la monnaie dans sa fonction de moyen de paiement, c'est-à-dire dans sa capacité d'effacer une dette, une créance. Pour cela, Lipietz se met tour à tour dans la peau du banquier puis dans celle du gouverneur de la Banque Centrale lesquels créent du crédit et de la monnaie sur demande en croyant fermement à la Loi de Say, c'est-à-dire à l'impossibilité d'une crise de réalisation. Lipietz, comme le banquier, fonde l'existence de la « vraie monnaie » sur l'existence des valeurs-en-procès à réaliser. Le moins qu'on puisse dire, cette affirmation de Lipietz n'est qu'une demi-vérité. Mais laissons-le lui-même exposer sa théorie :

C'est justement parce qu'elle représente une valeur en cours de réalisation que la monnaie de crédit peut jouer ce rôle de « vraie monnaie », c'est-à-dire de moyen de paiement : quoique ne s'incarnant pas dans le produit d'un travail humain, mais dans un jeu d'écritures symboliques, elle continue à représenter, en face des marchandises particulières à réaliser, fruits de travaux privés, la reconnaissance légale du caractère social de l'un de ces travaux privés [17].

Jusqu'ici, Lipietz n'a vraiment rien affirmé de nouveau sinon que de rejeter le rôle classique d'étalon de valeurs qui est défini par un quantum particulier de marchandise (Ponce d'or) pour s'en tenir à l'affirmation de la fonction abstraite de la monnaie, c'est-à-dire sa fonction d'unité de compte ou de mesure des valeurs. La fonction précise d'étalon est remplacée par la nécessité d'un lien entre l'unité monétaire et une unité de travail abstrait contenu dans les valeurs-en-procès :

Mais au lieu qu'il s'agisse du produit d'un travail achevé (la production d'or), il s'agit d'un travail en cours de réalisation. Au lieu que la loi soit : l'or est échangeable, la loi devient : ces valeurs en procès seront réalisées [18].

Ce qui est le plus critiquable dans cette affirmation, ce n'est pas tellement son énoncé en faveur d'un étalon variable à chaque période, mais le passage ou la substitution de la définition de l'étalon par l'affirmation de l'équation quantitative de la monnaie ! En effet, pour paraphraser Lipietz, « l'ancienne Loi » n'était pas : l'or est échangeable mais une unité monétaire vaut un quantum défini d'or. De même, il n'est pas équivalent de dire au sujet de la « nouvelle Loi » que la monnaie représente des valeurs-en-procès et de dire : l'unité monétaire représente un quantum particulier de travail abstrait ou de valeur-en-procès. C'est toute la différence entre affirmer l'équation quantitative M/P = Q et la définition de l'étalon de mesure : M = xq où x désigne un quantum défini d'une marchandise particulière q dont on connaît déjà la valeur sociale en tant que marchandise particulière qui est élue au rang d'équivalent général.

De plus, cette position des théoriciens de la régulation monopoliste m'apparaît des plus vulnérables au plan de la logique même de la monnaie : toute le monde admet que dans une société fondée sur le rapport marchand, la monnaie est la forme phénoménale de la valeur ou du travail abstrait. Or si on postule l'existence de la monnaie au même niveau d'abstraction que la valeur (qu'elle soit synchronique ou en procès ne change rien au degré d'abstraction !), il m'apparaît illogique de penser qu'une abstraction puisse être révélée au commun des mortels par une autre abstraction. Il vaudrait mieux alors imposer la circulation des bons de travail abstrait plutôt que la circulation de la monnaie. Lipietz a bien senti ce danger car il rejette lui aussi en conclusion la théorie des bons de travail de Proudhon...

qui consistait à anticiper, au profit du prolétariat, l'institution d'une monnaie fondée sur la valeur-en-procès [19].

Le rejet de Lipietz est fondé sur le fait que le crédit ne fait qu'anticiper la validation sociale...

et que la politique de la Banque Centrale ne peut que consolider provisoirement (au péril de l'inflation, justement) cette antévalidation, par une pseudo-validation [20].

Encore une fois, c'est l'impossible identité entre la monnaie et la pseudo-monnaie qui est en cause ici.

IV. L'APPARENTE DÉMONÉTISATION
DE L'OR

Bien que toutes les économies nationales soient officiellement passées au cours forcé de la monnaie depuis les années trente, l'or est-il oui ou non totalement démonétisé ? Que représente les réserves d'or conservées par les banques centrales ? Même si après les accords de la Jamaïque en 1976, les banques centrales se sont donné le mot d'ordre de faire disparaître ou de dissimuler leurs réserves d'or de leur bilan, il n'en demeure pas moins que, lorsque la perte de confiance s'est manifestée dans la monnaie internationale (c'est-à-dire le dollar américain) entre 1978 et 1980, une très forte spéculation sur l'or s'en est suivie, spéculation à laquelle les banques centrales elles-mêmes ne furent pas étrangères.

La faiblesse de l'étalon variable des valeurs des théoriciens de l'accumulation intensive est de concevoir la monnaie à cours forcé limitée à un cadre national sans s'interroger sur l'existence et le rôle d'une monnaie internationale comme équivalent général international. Il est bien évident qu'à toute époque de l'histoire, tout souverain ou empereur a toujours imposé par un coup de force non seulement sa monnaie mais aussi la définition de sa monnaie. Il m'apparaît cependant impossible de conclure par là à la fin de la fonction étalon de la monnaie, c'est-à-dire à la disparition définitive de la marchandise-or du système monétaire international. Il m'apparaîtrait beaucoup plus juste de conclure que l'établissement d'un cours libre de l'or et le développement accéléré du marché des euro-devises a permis la naissance d'un nouveau système monétaire international contrôlé par les grandes banques privées plutôt que par les banques centrales. On serait passé d'un régime d'étalon-or visible (officiel) à un régime d'étalon or invisible (privé) où la valeur de l'unité de compte international (en l'occurrence de $ U.S.) est définie à chaque instant par rapport à l'or [21].

Que signifie en effet la création d'un double prix de l'or depuis 1968 ? C'est-à-dire un prix officiel de 44 $ U.S. l'once pour la comptabilité des réserves des banques centrales (et les DTS du FMI) et un prix de marché (privé) qui avarié de 35 $ jusqu'à 850 $ U.S. au début de 1980 et qui fluctue autour de 360 $ U.S. au moment où ces lignes sont écrites ? Comment interpréter le lien empiriquement constaté que, lorsque le cours de l'or augmente, la valeur du dollar U.S. se déprécie par rapport aux autres devises ? Quel est le lien entre l'expansion des moyens de paiement internationaux par le marché des euro-devises contrôlé par les banques multinationales et la spéculation sur le marché libre (ou privé) de l'or ?

Pourquoi les banques centrales conservent-elles encore des stocks d'or évalués à 44 dollars U.S. l'once plutôt que de les liquider sur le marché libre (privé) ? Par exemple, la Banque du Canada détenait au début de 1980 un stock d'or d'environ 22 millions d'onces. Évalué au prix du marché à cette époque, soit 1000 dollars canadiens l'once, les réserves d'or de la Banque du Canada s'élevaient à 22 milliards de dollars (can.). Si la Banque Centrale avait décider de transformer son stock d'or en réserves de devises sur le marché de l'euro-dollar, elle aurait pu bénéficier d'une augmentation de ses revenus pour la seule année de 1980 de plus de 3 milliards de dollars eh plaçant son or converti en dollars au taux moyen de 15% sur le marché de Londres. Pourquoi, si l'or est complètement « démonétisé », les banques centrales continuent-elles à renoncer à de tels revenus et préférentielles payer des frais d'entreposage pour conserver leur stock d'or ? Enfin pourquoi les « nouveaux » économistes américains, en particulier ceux de la « Supply Side Economics », envisagent-ils la possibilité d'un retour à l'étalon-or ? Pourquoi un retour à une régulation officielle si on est déjà dans un régime de régulation privé ?

On ne doit pas se méprendre au sujet de la thèse que je défends ici : ce n'est pas parce que je soutiens la logique de la fonction étalon-marchandise comme fondement de la mesure de la monnaie internationale qu'on doive conclure que je suis en faveur à un retour à un régime officiel d'étalon-or. Si la régulation officielle a été abandonnée en faveur d'une régulation privée, c'est parce que l'expansion des moyens de paiements internationaux nécessitait ce changement. La thèse que je défends ici est la suivante : la définition de la monnaie, lorsqu'analysée dans ses fonctions étalon de mesure et moyen de paiement international, n'a pas nécessairement la forme marchandise mais doit ultimement être mise en rapport à une vraie marchandise qui, malgré tout ce qui a pu être écrit, reste l'or. C'est ainsi, par exemple, que la masse des euro-devises, qui s'est développée aussi rapidement au cours des dix dernières années en fonction des besoins croissants des moyens de paiements internationaux, constitue de la monnaie car un pays ne peut pas payer ses dettes s'il ne dispose pas de réserves suffisantes de devises. La réserve de devises est donc une variable stratégique pour toute monnaie nationale qui doit être définie par rapport à une monnaie internationale. Mais l'unité monétaire internationale ne peut être définie vaguement par une fraction de PNB ou par une fraction de travail abstrait variable à chaque période. La nécessité théorique d'un étalon de mesure découle de la nécessité d'accrocher la monnaie au réel et non simplement de la concevoir comme une pure abstraction [22]. L'élection de cette marchandise-étalon se fait à chaque instant par le marché libre de l'or [23].

V. CONCLUSION

Tous les théoriciens de l'accumulation intensive sont unanimes pour affirmer que l'une des caractéristiques fondamentales qui différencie la régulation monopoliste de la régulation concurrentielle est le changement qualitatif dans le mode de régulation de la monnaie. En effet, le passage d'une régulation de la monnaie fondée sur la convertibilité en or à une régulation fondée sur le cours forcé de la monnaie est à l'origine des conditions permissives de l'inflation permanente qui prend la forme au début d'une inflation latente ou rampante pour se transformer ensuite en inflation ouverte ou galopante. Bien qu'il y ait un aspect quantitatif indéniable à toute théorie sur la dévaluation du pouvoir d'achat de la monnaie, les théoriciens de la régulation qui ont emprunté le concept de pseudo-validation me semblent frôler de trop près la théorie quantitative, en entretenant une grave confusion au sujet de la monnaie de crédit. En effet, dans un régime de monnaie à cours forcé, ils ne semblent pas faire la distinction entre créances et monnaie de crédit. Pire, ils semblent supposer que la circulation des créances est identique à la circulation de la monnaie (de crédit), comme si une partie du capital-argent-porteur-d'intérêt (ou capital financier) en circulation, c'est-à-dire le montant des prêts consentis à chaque période, pouvait être confondue ou posée identique à la masse monétaire en circulation. Cette confusion semble d'ailleurs trouver son origine dans la théorie du circuit de la valeur de B. Schmitt qui définit la monnaie dans ce circuit à partir du principe intégration-désintégration du pouvoir d'achat de la monnaie. Évidemment le choix d'un agrégat adéquat pour mesurer la masse monétaire est une question arbitraire reconnue par les monétaristes car, pour eux, tout actif financier est de la monnaie et il est admis qu'on a le choix entre M1, M2 ou M3 comme mesure approximative de la masse monétaire. Mais qu'en est-il si on choisit Mn où n est aussi grand qu'il le faut pour couvrir tout l'ensemble du capital financier en circulation ? Peut-on encore soutenir que la totalité du capital financier en circulation (ou masse de pseudo-monnaie) est identique à la masse monétaire ?

En résumé, la créance (ou le prêt porteur d'intérêt) qui est à l'origine de l'expansion de la monnaie de crédit est quantitativement et qualitativement différente de la monnaie. De plus, créance et monnaie, même si elles sont imbriquées dans le même circuit de crédit, n'ont pas la même durée du point de vue circulation.

Enfin la question du passage au cours forcé de la monnaie de toutes les économies nationales depuis le milieu des années '30 ne doit pas être étudiée comme si on raisonnait dans le cadre d'une économie fermée. Les théoriciens de l'accumulation intensive ont développé un étalon variable de mesure des valeurs fondé soit sur les valeurs-en-procès, comme c'est la cas chez Lipietz, soit sur le revenu national comme c'est la cas chez Aglietta. Ces approches font totalement abstraction de l'existence d'une monnaie internationale dont l'étalon de valeur resterait à définir. Faudrait-il prendre l'ensemble des valeurs-en-procès de l'économie mondiale ou l'ensemble des valeurs-en-procès de l'économie dominante ? Pour ma part, je soutiens la thèse que la décision historique de Richard Nixon en août 1971 a transformé la régulation officielle de l'étalon de change-or en régulation privée de cet étalon de change-or mais n'a pas aboli la logique de la fonction étalon-marchandise comme fondement de la mesure des valeurs de l'unité monétaire internationale.

RÉSUMÉ

Cet article a pour but d'examiner la pertinence du concept de pseudo-validation appliqué au procès de création monétaire et de démontrer que l'emploi de ce concept par les théoriciens de la régulation monopoliste ou de l'accumulation intensive recèle une grande ambiguïté en ne distinguant pas clairement créances (ou pseudo-monnaie) et monnaie dans le cycle du crédit.

De plus, il est démontré que la fonction étalon, qui est le fondement de la mesure des valeurs, est supposée par les théoriciens de la régulation intensive correspondre à un étalon variable de valeur défini par une équation quantitative à la I. Fisher. Pour ma part, je soutiens plutôt la thèse qu'on est passé d'une régulation officielle de l'étalon de change-or à une régulation privée de cet étalon de change-or.

ABSTRACT

This paper deals with the concept of pseudo-validation applied to the money creating process. It shows that the use of this concept by the theoreticians of monopolistic regulation and intensive accumulation hides large areas of ambiguity. This concept forbids to draw a clear distinction between the liabilities of firms constituting bank assets (or pseudo-money) and true money within the credit cycle.

Furthermore, the standard of value function, which is the core of the values measuring process, is shown to be linked by the intensive regulation theoreticians to a variable standard of value defined by an Irving Fisher Quantitative equation. My own thesis is that a private regulation of the gold exchange standard has been substituted for the previous official regulation.



[1] S. de Brunhoff, J. Cartelier, « Une analyse marxiste de l'inflation », Chronique sociale de France, no 4, 1974 ; reproduit dans S. de Brunhoff, Les rapports d'argent, PUG/Maspéro, Paris, 1979.

[2] M. De Vroey, « Money and Inflation in Intensive Accumulation : a Conceptual Introduction to Aglietta's Theory of Inflation », (ronéo), Institut des Sciences Économiques, Université Catholique de Louvain, juin 1981.

[3] M. Aglietta, Régulation et crises du capitalisme : l'expérience des États-Unis, Calmann-Lévy, Paris, 1976 ; R. Boyer, « La crise actuelle : une mise en perspective historique. Quelques réflexions à partir de l'analyse du capitalisme français en longue période », Critiques de l'économie politique, nos 7-8, avril-septembre 1979 ; R. Boyer et J. Mistral, Accumulation, inflation, crises, PUF, Paris, 1978 ; A. Lipietz, Crise et inflation, pourquoi ?, Maspero, Paris, 1979.

[4] M. De Vroey, op. cit., note 28, p. 61.

[5] J'ai déjà insisté sur la nécessité de faire cette distinction entre monnaie et pseudo-monnaie dans un autre article récent : « Le rapport entre la pseudo-monnaie et la monnaie : de la possibilité à la réalité des crises », in Critiques de l'Économie Politique, janvier-mars 1982. Voit aussi J.G. Loranger, « Un essai dialectique sur le capital financier et son application au Canada », Séminaire CEREM, Nanterre, novembre 1979, Internationalisation des banques et des groupes financiers, Paris, éd. du CNRS, 1981.

[6] A. Lipietz, op. cit., notamment les chapitres 3 et 15. Cependant, pour l'essentiel de l'argumentation dans cet article, je me servirai d'un article que Lipietz a déjà présenté au colloque de l'ACES sur l'argent en 1979 et qui a été reproduit à Montréal en 1980 dans le numéro 5 de la revue Interventions Critiques en Économie Politique sous le titre La vraie monnaie doit-elle être une vraie marchandise. L'article original est paru dans le cahier no 7916, CEPRE-MAP, Paris, 1979.

[7] A. Lipietz, Crise et inflation pourquoi ?, chap. 3, pp. 108-112.

[8] Le principal pionnier en France de la théorie du circuit de la valeur et de la monnaie et B. Schmitt, Monnaie, salaires et profits, PUF, Paris, 1966 ; L'analyse macroéconomique des revenus, Sirey, Paris, 197 1 ; Théorie unitaire de la monnaie nationale et internationale, Castella, Paris, 1975 ; L'or, le dollar et la monnaie supranationale, Calmann-Lévy, Paris, 1977.

[9] A. Lipietz, « La vraie monnaie ... », op. cit., p. 205.

[10] Ibid., p. 205.

[11] Cette hypothèse simplificatrice est généralement faite par tous les keynésiens ou néo-keynésiens qui optent pour une théorie de l'équilibre entre épargne et investissement en ignorant l'hypothèse d'instabilité financière chez Keynes. Voir en particulier H.P. Minsky, John Maynard Keynes, Columbia University Press, N.Y., 1975 ; A. Parguez, L'analyse macroéconomique de la monnaie, Economica, Paris, 1975.

[12] A. Lipietz, op. cit., p. 209.

[13] Ibid., p. 210.

[14] Lipietz donne une explication détaillée de ces deux causes notamment dans les trois derniers chapitres de son ouvrage Crise et inflation, pourquoi ?

[15] A. Lipietz, op. cit., p. 197.

[16] C'est la position extrême développée notamment par C. Benetti et J. Cartelier dans Marchands, salariat et capitalistes, PUG/Maspéro, Paris, 1980. M. De Vroey également, dans un article récent qui tente de redéfinir le concept de marchandise fondé sur le travail abstrait issu des producteurs privés, nie que la monnaie puisse être une marchandise. C'est un bien collectif qui est fondé sur un travail directement social. Voir M. De Vroey, « La théorie de la valeur de Marx : une réinterprétation », (ronéo), Université Catholique de Louvain, octobre 1981.

[17] Lipietz, « La vraie monnaie ... », op. cit., p. 204.

[18] Ibid., p. 204.

[19] Ibid., p. 210.

[20] Ibid., p. 210.

[21] On pourrait toujours argumenter que ce n'est pas tellement le prix de marché à chaque instant qu'il faut retenir mais plutôt un prix moyen qui élimine les fluctuations au jour-le-jour.

[22] Il va sans dire que cette position va à contre-courant de la position de Benetti-Cartelier qui fondent leur position à partir de la théorie de la mesure de Jacques Fradin. Voir en particulier Benetti-Cartelier, op. cit., pp. 104-106.

[23] On pourrait rétorquer ici qu'il y a plus qu'une marchandise qui peut être élue librement par les forces du marché comme étalon de mesure : le diamant, l'argent, le cuivre, etc. La nécessité d'un étalon de mesure n'est pas incompatible avec l'existence de deux ou plusieurs marchandises. L'histoire du bimétallisme est là pour en témoigner. Cependant, plus on introduit de marchandises comme base de l'étalon, plus la forme équivalent général tend à se fractionner et plus c'est l'anarchie de la forme totale ou développée qui tend à s'imposer comme forme équivalent. Le danger de retour de la forme III à la forme II est élaboré par M. Aglietta et A. Orléan dans La violence de la monnaie, PUF, Paris, 1982.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le samedi 7 mars 2009 7:49
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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