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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

UUne édition électronique réalisée à partir de l'article de Clément Lockquell, “Intuition et critique littéraire”. Un article publié dans la revue Recherches sociographiques, vol. 5, nos 1-2, janvier-août 1964, pp. 205-215. Québec: département de sociologie et d'anthropologie de l'Université Laval. Presses de l'Université Laval. Numéro intitulé: “Littérature et société canadiennes-françaises.”

[205]

Clément Lockquell, é.c.

Département d’études françaises, Université Laval

Intuition
et critique littéraire
.”

Un article publié dans la revue Recherches sociographiques, vol. 5, no 1-2, janvier-août 1964, pp. 205-215. Québec : département de sociologie et d'anthropologie de l'Université Laval. Presses de l'Université Laval. Numéro intitulé : “Littérature et société canadiennes-françaises.”


Clément Lockquell, é.c., “Intuition et critique littéraire.”

Commentaire. Eva KUSHNER, Département de français, Université Carleton, Ottawa.


Les genres littéraires jadis si bien compartimentes et si jaloux de leur intégrité sont devenus impatients de leurs frontières et se sentent frustres de n'être qu'eux-mêmes. Telle poésie veut remplacer la métaphysique, ce rideau de théâtre ne s'ouvre plus que sur le cabinet et le divan du psychiatre, tandis que certain nouveau roman jalouse le traite de géométrie dans l'espace et le code civil. À la limite, on trouve l’anti-roman, l'anti-théâtre et l'apoésie. Au contraire, la critique longtemps résignée à sa bâtardise réclame d'être légitimée. Bien plus, ses prétentions deviennent impérialistes et elle s'arroge le droit d'être pour la confusion et l'anarchie littéraires le principe d'ordination et d'unification. Mais le concept même de critique n'est pas pour autant univoque. Ainsi, l'analyse déterministe semble s'opposer violemment au libre impressionnisme, la première apparemment plus rigoureuse dans ses procédés l'autre plus arbitraire, celle-la protégée par des cadres commodes, le dernier créant son propre espace.

Cette communication ne propose que quelques réflexions sur la valeur critique de l'intuition et quelques vues sur l'intuition comme instrument de création.

Esquisser une justification de l'intuition comme méthode paraîtra à plusieurs un anachronisme, un retour intempestif au bergsonisme et au surréalisme, vieilles lunes qu'on pourrait croire à jamais éclipsées. Et puis, l'activité critique n'est-elle pas le résultat d'un métissage, le fruit d'un croisement suspect ? Trop d'efforts de ceux qui l'exercent se dépensent à se donner bonne conscience. Ils prétendront que leur profession est vieille de l'âge de l'intelligence elle-même. N'aiment-ils pas croire que l’activité critique s'est déroulée simultanément à l'exigence poétique, qu'elle accompagnait les démarches de l'instinct créateur dont elle était le phare et la boussole ? En tout cas, ils n'hésitent pas à affirmer que dans les contextes culturels les plus évolués un certain thesaurus critique suscite et modèle toujours telle ou telle transfiguration de l'homme et de son langage. Ils songent avec complaisance aux générations impensables sans la poétique d'Aristote, de la Pléiade, de l'art pascalien de persuader, de l'autocritique baudelairienne, de l'impressionnisme français de la fin du XIXe siècle, du [206] matérialisme dialectique, de l'homo litterarius de Blanchot, etc. La critique souffre cruellement quand on l'accuse de gratuité. En tout cas, il semble bien que de tous les ouvriers de la plume celui qui inspire le moins de sympathie soit le critique. On n'exigera guère de comptes d'un romancier ou d'un poète sur la nature de sa sensibilité et sur les moyens qu'il aura choisis pour nous y faire participer. Si celui qu'on nomme créateur s'est montré trop inégal à son dessein, il sombre aisément dans l'oubli. Mais que le critique se trompe, que son appréciation ne corrobore pas celle de la majorité de ses confrères ou du public lettre, alors il est tenu pour un impuissant ou un solennel imbécile. Un jeu aussi inutile qu'amusant consiste à opposer les opinions des divers critiques sur une même œuvre. On connaît le bilan devenu classique établi par jean Paulhan, dans ses Fleurs de Tarbes. À propos du Songe de Montherlant, publie en 1925, de célèbres augures - Maurois, Vaudoyer, Arland, Boylesve, Kemp, Thérive, Paulhan lui-même - s'annulent mutuellement avec autorité et en termes de verdict. C'est à l'endroit de ce même roman que nous assistons à ces passes de catch :

« Insupportable détraqué, espèce de monstre à peu près odieux… le héros n'est pas humain. »
Le héros sans déformation et, à cause de cela, parfaitement humain. »
La scrupuleuse vérité des caractères ... »
C'est le monologue d'une âme passionnée : pas de caractères. »
L'auteur ne soupçonne pas les hauteurs spirituelles. »
L'un des grands caractères de l’auteur est sa spiritualité. »
L'action est fort rapide. »
L'action est conduite avec un effort pénible. »
Le verbe est toujours enflé. »
Les épithètes sont volontairement simples. »
Plein d'idées. »
Aucune idée. » [1]

De tels exemples devraient discréditer à tout jamais l'impressionnisme critique. Par contre, on imagine mal de semblables palinodies de la part de la critique dogmatique. Il y aurait là de quoi dégoûter le lecteur moyen - si ce spécimen existait - qui veut que le liseur professionnel lui fournisse des normes de jugement capables de baliser sa réflexion et surtout sa conversation. À l'amateur de culture générale il faut une « philosophie » de la littérature comme il réclame une philosophie de l'histoire, une philosophie de la religion, bien plus qu'une littérature, une histoire et une religion. Mais ne simplifions pas trop : ce besoin pourrait être autre chose qu'une exigence du snobisme intellectuel. C'est un truisme d'affirmer que la vie [207] de l'esprit est impossible sans cadres où ranger des types de valeurs. Il serait, d'autre part, exagéré, disons-le en passant, quitte à y revenir, d'accorder la finesse à la seule critique impressionniste.

Il convient de parler du concept de méthode. Ce terme évoque plus ou moins fatalement une idée de rigueur, de démarches savamment planifiées, de quasi-certitude à l'égard des résultats de la recherche. Pour certains esprits, cette rigueur est la meilleure - sinon l'unique - garantie de l'inerrance, de sorte qu'ils sont convaincus qu'à méthode exacte correspondra un résultat certain. « Par méthode, écrit Descartes, j'entends des règles certaines et faciles grâce auxquelles tous ceux qui les observent exactement ne supposeront jamais vrai ce qui est faux, et parviendront, sans se fatiguer en efforts inutiles, mais en accroissant progressivement leur science, à la connaissance vraie de ce qu'ils peuvent atteindre. » [2]

Pour beaucoup, une méthode digne de ce nom est rectiligne, en ce sens qu'elle peut être à chaque instant de sa foulée définissable. Il s'agit souvent d'une somme de recettes qui valent surtout par la commodité de leur usage. Cette mécanique, prolongation de l'intelligence, opère avec plus d'efficacité apparente que l'intelligence qui, elle, n'agit spécifiquement que par une concentration toujours actualisée. Alors, la méthode est un autre nom de l'habitude et du confort intellectuel. La connaissance idéale et la plus certaine serait celle que confère la machine électronique. À l'extrême oppose, des hommes de science feignent de mépriser les procédés ; Guichard joue du paradoxe : « Les savants ignorent la méthode : ils la vivent. » Une opinion moyenne distingue plus justement méthode et invention, méthode signifiant surtout contrôle et invention signifiant intuition de la complexité du réel. Il s'agit d'une pondération d'un élément par l'autre. Claude Bernard soutient que « la méthode expérimentale est la méthode qui cherche la vérité par l'emploi bien équilibre du sentiment de la raison et de l'expérience ». [3]

Louis de Broglie souligne l'inévitable intervention, dans la recherche scientifique, d'éléments personnels « très variables d'un individu à l'autre, dont l'imagination et l'intuition »[4]

Si nous citons ici la conviction d'un savant sur les procédés de la recherche scientifique, c'est que nous la croyons transférable au monde esthétique, a fortiori.

L'intuition n'est pas une découverte bergsonienne. On savait déjà que son objet était des réalités globales nature-existence indivisiblement perçues, en elles-mêmes et dans leurs rapports avec d'autres réalités. Dans [208] La pensée et le mouvant, Bergson en donne la description devenue cliché : « Un absolu ne saurait être donné que dans une intuition, tandis que tout le reste relevé de l'analyse. Nous appelons intuition la sympathie par laquelle on se transporte à l'intérieur d'un objet pour coïncider avec ce qu'il a d'unique et par conséquent d'inexprimable... L'intuition, si elle est possible, est un acte simple. » [5]

Elle est donc opposée à la connaissance abstractive et par catégories, au savoir par découpage. Elle a la prétention d'atteindre au cœur des choses sans intermédiaires, d'y parvenir par une opération qui se veut divinatoire comme peut l'être le sens artistique, et qui s'exprime le moins inadéquatement possible par l'activité métaphorique de l'esprit. La critique littéraire impressionniste est directement conditionnée par l'intuition.

Mon propos comporte deux intentions : valoriser l'intuition comme un instrument de pénétration d'une œuvre, et considérer l'intuition critique comme un moyen de création supplémentaire.

Le titre commun qui coiffe la communication de M. Fernand Dumont et la mienne, « Les conflits et la complémentarité des méthodes », indique a priori que les méthodes critiques, en littérature, peuvent se rejoindre et se conforter, malgré leurs spécificités propres. Un texte de Sartre suggère cette possibilité :

« Le principe méthodologique qui fait commencer la certitude avec la réflexion ne contredit nullement le principe anthropologique qui définit la personne concrète par sa matérialité. La réflexion, pour nous, ne se réduit pas à la simple immanence du subjectivisme idéaliste ; elle n'est un départ que si elle nous rejette aussitôt parmi les choses et les hommes, dans le monde. La seule théorie de la connaissance qui puisse être aujourd'hui valable, c'est celle qui se fonde sur cette vérité de la microphysique : l'expérimentateur fait partie du système expérimental. C'est la seule qui permette d'écarter toute illusion idéaliste, la seule qui montre l'homme réel au milieu du monde réel. Mais ce réalisme implique nécessairement un point de départ réflexif, c'est-à-dire que le déroulement d'une situation se fait dans et par la praxie qui la change. » [6]

Ce serait simplifier le problème des spécificités que de dire que l'intuition est une espèce d'art, et la sociologie une science, une lapalissade que de répéter que l'art - comme création et comme fruition - est personnel tandis que la science se situe au-delà de cette individualité. Peut-être ne faut-il pas durcir cette remarque pourtant importante de Claude Bernard, dans son Introduction à l’étude de la médecine expérimentale :

« Pour les arts et les lettres, la personnalité domine tout. Il s'agit là d'une création spontanée de l'esprit, et cela n'a plus rien de commun avec la constatation des phénomènes naturels dans lesquels notre esprit ne doit rien créer. Le passé conserve toute sa valeur dans ces créations des arts et des lettres ; chaque individualité reste immuable dans le temps et ne peut se confondre avec les autres. Un poète contemporain a caractérisé [209] ce sentiment de la personnalité de l'art et de l'impersonnalité de la science, par ces mots l'art, c'est moi ; la science, c'est nous. » [7]

L'art, c'est évidemment le moi, mais il serait erroné de prétendre que le nous n'y a aucune part. Ici, il faudrait examiner ce qu'est le spontané et l'original. Sans insister sur les réflexions de Gabriel Marcel à propos de l'obstacle et de la valeur, contentons-nous de fixer une évidence - le moi n'existe pas et n'est pas concevable sans l'autre, la personne humaine sans l'univers humain, l'homme littéraire sans l'univers littéraire.

Il est également difficile de déterminer dans quelle mesure l'instinct de création et l'aptitude à la critique sont autonomes et indépendants. Et l'intuition, phénomène considéré ordinairement comme incommunicable, peut-elle s'exercer sans référence à un inconscient collectif, tel celui de Jung ?

Cernons de plus près les caractères de l'intuition. Elle se défie des canons rigides et des normes immuables. Elle tient pour incomplète et tendancieuse, partielle et partiale, l'explication déterministe qui néglige la liberté, les impondérables et les influences occultes. En un sens, elle est anti-cartésienne, elle n'espère jamais des inventaires complets et distincts des causes. Elle déplore qu'on applique trop souvent à une œuvre de l'esprit les méthodes des sciences de la matière. Elle s'insurge contre une trop grande simplification, un durcissement trop rationnel de certaines propositions en elles-mêmes vraies, comme : l'opération suit fatalement il être, le tout n'est jamais ni plus grand ni meilleur que les parties composantes, l'inférieur ne précontient pas le supérieur, le beau est la splendeur du vrai, l'intention de l'artiste doit être transparente, etc. On l'accuse d'être médiocrement intéressée à l'authenticité des sources et des documents, laissant, par paresse ou incurie, cette vérification aux archivistes. Quelle position instable que la sienne, éloignée, d'une part, des architectures éprouvées de la systématique, et, d'autre part, du désordre obscur de l'humour noir ! Elle n'est ni historienne, ni philologique, ni idéologique, ni pathologique ... que sais-je encore ? Alors, autant dire qu'elle n'est rien ? Elle n'est rien de défini, assurément. D'elle on peut affirmer ce que l'auteur des Pensées écrit de la manière d'agréer, qu'elle est « sans comparaison plus difficile, plus subtile, plus utile et plus admirable (que l'art de convaincre) ; aussi, si je n'en traite pas, dit Pascal, c'est parce que je n'en suis pas capable ; et je m'y sens tellement disproportionné, que je crois la chose absolument impossible ». [8]

Il nous eût donc fallu suivre le conseil et l'exemple de Pascal. Nous les suivons en ceci que nous ne traitons pas de l'intuition : nous tournons autour.

[210]

La critique littéraire, tant en France qu'aux États-Unis, traverse une crise interne majeure. Toutes les écoles et toutes les tendances s'affrontent. On s'interroge sur toutes les méthodes même si chacun croit en avoir trouvé une à peu près infaillible ; on élabore de nouvelles théories, même chez les grands « dilettantes ». La littérature s'écrit avec une apostrophe. Jean-Pierre Richard raffine sur les relations de la littérature et de la sensation. Roland Barthes détermine le degré zéro de l'écriture. Bachelard, Jean Wahl et Jean-Paul Sartre prospectent les éléments et l'imaginaire. D'autres noms, encore : Marcel Raymond, Albert Béguin, Poulet, Étiemble, Jean Paulhan. Une polyvalence semblable travaille la critique américaine écartelée entre l'optique sociologique d'un Vernon Parrington, la méthode biographique et psychologique, l'intention marxiste et toutes les ambitions de la new criticism, d'Allen Tate à Robert Penn Warren. Quelque chose de commun peut quand mémé se déceler dans ces courants et ces contre-courants : une dérivation de l'intérêt allant de l'œuvre objet vers I'œuvre-prétexte. Toutes les relations se trouvent justifiées, dans cet éventail. On y étudie les rapports des œuvres avec le créateur, les divers  contextes, les modelés et les occasions, les diverses techniques d'écriture... Mais il reste que les jeux de l'intuition ne sont jamais totalement absents de ces démarches, et s'ils sont moins évidents que dans la critique impressionniste proprement dite, ils y accomplissent ou un travail de base ou d'initiative personnelle. Dans les méthodes réceptives et dans les méthodes sélectives se retrouve l'intuition. La critique elle-même des mécanismes de la création ne s'accomplit pas sans sympathie. Quand une critique quelconque tente de recréer l'instant privilégié qui est à l'origine d'une œuvre, elle émet un acte de foi, explicite ou implicite, a la théorie bergsonienne de l'unisson. « La sympathie et l'antipathie ... qui sont si souvent divinatrices, témoignent d'une interpénétration possible des consciences humaines. » [9] Ajoutons que si la critique veut reproduire un acte, elle entend souvent produire un nouvel acte. Même la critique qui cherche à dégager des essences n'en est pas moins existentielle. Créer d'autres valeurs devient une urgence. La race des critiques simplement explicateurs semble en perte d'influence. Les œuvres dites originales ne sont, de plus en plus, considérées que comme des prétexter - au sens étymologique - à d'autres textes dictés par une autre originalité. À l'intuition qui comprend succède l'intuition qui entreprend. L'œuvre-originale - point-de-départ qui avait été suggérée au premier créateur par quelque circonstance pré-artistique, sert à son tour de matériau que le critique veut ré-informer, transformer à partir d'une finalité qu'il s'assigne lui-même. Malraux a essayé de justifier un processus analogue en ce qui concerne les arts plastiques. « Quiconque, écrit Bergson, s'exerce a la composition littéraire a pu constater la différence entre l'intelligence [211] laissée a elle-même et celle que consume de son feu l'émotion originale et unique, née d'une coïncidence entre l'auteur et le sujet, c'est-à-dire d'une intuition. » [10] [11]

Permettons-nous un exemple.

Un critique se chante un poème. Son effort consistera, pour une part, à réinstaurer l'expérience initiale qui a induit l'auteur à employer tel langage pour s'exprimer. Sous peine de ne proposer qu'un discours logique, de n'aboutir qu'à des catégories abstraites, le critique doit ou retrouver chez lui une expérience analogue ou en composer une. Il ne saurait apprécier la propriété et la justesse de l'œuvre originale, s'il ne peut mesurer, analogiquement, la propriété et la justesse de sa propre reconstruction. L’œuvre qui est mesurée par l'auteur mesure d'abord le critique comme lecteur. Mais, l'œuvre dans l'esprit du critique s'y trouve selon la capacité du récipient. Ce récipient est dynamique, c'est un creuset où pourra s'engendrer une œuvre seconde. Il y a déjà altération. Ce nouvel être peut ensuite servir de matière informable. Non seulement le critique voudra parcourir en sens inverse le chemin de l'auteur, mais il inaugurera ensuite sa propre route. « La voie de la critique idéale, écrit Charles du Bos, étant la voie même de la production, mais parcourue en sens inverse, le critique ayant pour point de départ le point d'arrivée du créateur ... » [12]

Donald Adams, dans son livre : The Shape of Books to Come [13], confirme cette opinion :

« I have already used the term creative literature. By that I mean a piece of writing whether in prose or poetry, which makes imaginative use of experience, either felt or observed, or both. And when I say observed, I mean impressions recorded through the senses, of whatever nature ; that is, the experience may be either of life itself, or of its reflection in books, or in any other visible or audible manifestations of man's thought. Thus criticism itself can be creative literature if it makes imaginative use, in the form of propulsive ideas, of the material which it observes. »

Une phrase d'Oscar Wilde devrait retenir notre attention, si nous en avions le temps. Ne nous laissons pas tromper par son apparence désinvolte et son brillant : tout ce qui brille n’est pas forcément de la pacotille. « L'imagination imite ; c'est l'esprit critique qui crée. » [14]

Il deviendra auteur celui qui augmente non seulement la connaissance mais l'être même des idées et des images. Il ne s'agit plus seulement d'étiqueter des significations : le projet est d'en produire de nouvelles et de personnelles. Le critique comme lecteur peut dire avec Aldous Huxley :

[212]

« Je suis reconnaissant à l'artiste et à l'écrivain d'exprimer des sentiments que j'ai souvent pu éprouver sans avoir jamais pu les exprimer. » [15]

Alors, rien ne distingue le critique du lecteur ordinaire, sinon une certaine culture. Mais comme critique au sens fort son jugement tend a devenir un jugement pratique sur une matière qu'il rend praticable. En tant que tel, il peut paraître irrespectueux d'une originalité qui lui est offerte par un autre. Cela serait le cas si les œuvres dites originales étaient strictement originales et engendrées par génération spontanée. Mais toute œuvre est un héritage, l'effet au moins partiel d'une tradition collective en instance d'augmentation. On songe à la parole de Paul Valery : « N'être que soi, quelle pauvreté ! »

Quand le critique projette sa propre lumière sur une oeuvre, il n'illumine pas toutes les potentialités de cette œuvre. C'est pourquoi il est nécessaire que les critiques ne regardent pas la variété des auteurs avec les mêmes lunettes, que certains soient myopes et ne voient que des fragments, que d'autres soient presbytes et considèrent surtout des ensembles. L'histoire de la critique nous montre les divers éclairages auxquels ont été soumis, par exemple, l'œuvre de Racine, celle de Molière ... Jusqu'à la fin du XIXe siècle, cette dernière a été reconnue comme inspirée par l'esprit libertin. Puis, on lui a trouvé des résonances catholiques, du moins chrétiennes. Aujourd'hui, elle passe pour athée. La fortune posthume de Racine est également équivoque. Pour un Gaston Picard, elle témoignerait avant tout d'aventures personnelles. Mauron explique par la psychanalyse certaines obsessions. Pour Goldmann, cette œuvre doit s'interpréter dans la ligne de l'obédience marxiste. Il arrive tout aussi naturellement qu'un même critique ne chausse jamais que les mêmes lunettes pour scruter les auteurs qu'il étudie. Mauron, encore, ramène inlassablement a la perspective psychanalytique Nerval, Mallarmé, etc.

Cette critique innombrable nous révèle un inextricable lacis de pistes, un fouillis éberluant de traits. Faut-il nous plaindre de ces divergences déroutantes (ou de certaines convergences au premier abord douteuses) qui nous semblent des sollicitations indues ? Il n'est évidemment plus question de fidélité a l'unité d'un original. Mais des chefs-d'oeuvre ont été signes qui étaient des variations sur d'autres chefs-d'œuvre, en musique par exemple, des improvisations savantes sur des thèmes connus, des adaptations, comme les Bach jazzifiés. En littérature, le plus grand exemplaire serait Montaigne.

Autre considération. La littérature est plus que le va-et-vient du signifiant au signifie, l'écrit est plus que la transposition d'expériences juxtaposées ou superposées : c'est le passage d'un certain non-être à une certain être. Nous passons de la notion de forme signifiante à celle de [213] forme constituante. Le langage n'est plus la seule médiation entre deux subjectivités : il est devenu création. Adam confère aux animaux qui défilent devant lui leur ultime perfection d'être en les nommant. Ainsi, le poète constitue un nouveau monde en l'exprimant. À son tour, le critique se trouve en face de l'écrit et, toute proportion gardée, dans la position du premier homme devant les choses.

Il est indéniable que le critique qui essaie de comprendre, de faire comprendre, et aussi de créer à partir d'une autre œuvre, ne se contente pas des seules ressources de la raison. Celle-ci ne saisit et n'analyse le signifie que dans sa forme spécifique. Mais les richesses concrètes du monde et de l’écrit qui les exprime débordent les frontières de l'intelligence abstractive. Toute œuvre d'art, quelle qu'elle soit, est initialement mesurée par des émotions sensorielles, donc à multiples dimensions, à potentialités indéterminées mais diversement déterminables. La lecture et la création s'opèrent par une collaboration de l'esprit et des sens. Chaque mot recèle plusieurs sensations en puissance. L'opération critique compte parmi ses projets celui de se replacer dans la situation créatrice de l'auteur. C'est pourquoi l'intuition est un instrument critique excellent. Entendons toujours par intuition un effort presque douloureux de l'attention pour accomplir une descente bouleversante et difficile à l'intérieur de l'objet afin de l'épouser profondément. Mais cette attention n'est pas affaire unique de l'esprit, et le but de l'entreprise critique n'est pas, n'est plus seulement d'expliquer l'œuvre par l'expérience antérieure, mais de favoriser les illuminations de l'esprit au sens où Rimbaud emploie ce terme.

Le critique devrait donc être doté de facultés créatrices semblables à celles du poète et du romancier. Il faudrait qu'il les possédât au moins en germe, pour être un amateur honnête. Mais pour être un grand explorateur, un découvreur de terres nouvelles à annexer aux domaines déjà cadastres, il doit posséder en acte ces facultés-là. La difficulté du critique-lecteur se mesure par l'obligation ou il est de reconnaître un monde créé préalablement et parallèlement à son monde à lui. Il est obligé à des procédés dialectiques ordonnés à la clarification et à la justification de l’œuvre. Ce n'est là qu'une saisie de relations déjà existantes. Mais, encore une fois, l'ambition du critique est d'être aussi créateur. Une question secondaire se pose : est-il moins difficile au critique d'être créateur à partir d'œuvres contemporaines qu'à l'occasion d'œuvres anciennes ?

L'entreprise est-elle plus ardue quant à ces dernières, parce qu'il y faudrait un plus grand effort de reconstitution préalable, une imagination plus laborieuse des circonstances, une consonance à certaines conditions temporelles révolues ?

Baudelaire affirmait que tout poète est critique. Nous pourrions, sans paradoxe, retourner cette affirmation et souhaiter qu'il y eût un poète dans chaque critique. Sauf celles de la critique dite académique [214] et universitaire, les investigations critiques ne s'interdisent plus un certain lyrisme. Elles n'en obéissent pas moins à certains principes, à certaines méthodes. Le lyrisme n'est pas exclusivement dionysiaque, faut-il le souligner ? Il se garde seulement d'être scientifique, au moment où il s'en remet à la sensibilité, au goût et au langage métaphorique. Il ne faut pas oublier que les philosophes de l'intuition ont insisté sur son caractère syncrétique et que s'ils l'ont considérée comme une opération directe et globale du concret, ils ont aussi soutenu qu'elle résultait d'une organisation interne spontanée. Le syncrétisme a mauvaise réputation : mais les lois non écrites aussi, au moins auprès des esprits canonistes. Elles régissent pourtant les activités les plus nombreuses et les plus intimes des êtres. Il reste qu'il s'agit de lois, de patrons d'opération indispensables. L'inconscient lui-même est soumis à une logique, Breton en a admis la légitimité, l'existence et l'exercice. Avec Théodule Ribot, n'est-il pas permis de penser que « l'intuition devine les dessous, les au-delà qu'elle infère, appuyée peut-être sur l'organisation inconsciente de l'esprit » ?

C'est le caractère occulte de cette opération qui agace les déterministes. Cependant, les intuitionnistes les plus jaloux de leurs différences n'ont guère de répugnance à admettre les influences de la race, du milieu et du moment qui hérissent tant de dogmatiques dits spiritualistes. L'intuition est une opération personnelle, mais elle est aussi conditionnée par des intuitions collectives. Ce n'est pas contre la réaction communautaire que se défend l'intuition : c'est contre le canon rigide ou psychologique ou esthétique. La critique impressionniste invoque peu souvent l'autorité d'Aristote, mais elle souscrit - en la transposant dans le domaine de l'art - à cette assertion de l'Éthique : « Quand on raisonne sur les actions humaines, les généralités sont un peu vides, et les analyses spéciales sont plus conformes à la vérité, puisque les actions sont toujours particulières, et que c'est avec elles que les théories doivent s'accorder. » [16]

Pascal a toujours soutenu que ce qu'il y a d'intéressant dans les hommes, ce sont leurs différences.

Avec Gabriel Marcel, Charles du Bos et tant d'autres, la critique d'intuition se donne comme fonction primordiale l'attention à l'unique. Mais elle ne s'oppose pas a la rectification de Thibaudet : « S'il n'y a pas de critique littéraire digne de ce nom sans l'attention à l'unique, c'est-à-dire sans le sens des individualités et des différences, est-il bien sûr qu'il en existe une en dehors d'un certain sens social de la République des Lettres, c'est-à-dire d'un sentiment des ressemblances, des affinités, qui est bien obligé de s'exprimer de temps en temps par des classements. » [17]

Les exigences de la communication engendrent un langage logique et dur. Mais ce langage dont l'idéal est l'univocité ne saurait exprimer  [215] intégralement les êtres : il use de définitions, tandis que seules la description et l'approximation sont habilitées à cerner les choses et les sentiments dans leur concrétion.

Dans le livre de ses Souvenirs, Joseph Conrad cite cette phrase d'Anatole France . « Le bon critique est celui qui raconte les aventures de son   âme au milieu des chefs-d'œuvre. » [18] À beaucoup, il semblera bien frivole  de citer cette opinion de Jérôme Coignard, de lui accorder quelque autorité. André Suarès sera-t-il mieux écouté : « La critique d'art doit se faire par le dedans par un artiste qui fait alors une œuvre de son art à l'occasion de l'art et des œuvres d'autrui. » [19]

Peut-être, pour réussir ce genre de critique, faut-il plus de « vertus » qu'on le croit communément. Il ne s'agit pas seulement de vertus cordiales, mais aussi de vertus intellectuelles. Le critique impressionniste, faut-il y insister, ne doit céder ni à l'improvisation ni à l'humeur. Pour ne pas se spécifier par l'application de techniques para-scientifiques, l'intuition non seulement ne les ignore pas, mais elle les présuppose. Elles peuvent lui servir comme de cartes géographiques muettes, mais elle les considéré comme non contraignantes. Il semble, en ce sens, que l'intention de la critique impressionniste soit plus ambitieuse et plus périlleuse que l'entreprise de la critique dite scientifique. À plus grande liberté, plus grands dangers.

Clément LOCKQUELL  É. C.

Département d’études françaises,
Université Laval.



[216]

COMMENTAIRE

CRITIQUE CRÉATRICE,
CRITIQUE RESPONSABLE


Eva KUSHNER

Département de français,
Université Carleton, Ottawa.


Critiquer la critique est déjà complexe. je dois surenchérir en critiquant un critique de la critique, tâche d'autant plus déroutante que loin de désapprouver la communication que nous venons d'entendre je me trouve, au contraire, d'accord avec l'ensemble de ses affirmations. Le frère Clément Lockquell nous fait faire un tour d'horizon parmi les efforts actuels visant a redéfinir le fait littéraire et sa connaissance théorique et critique, et, ayant constate que les frontières entre les genres se sont presque entièrement estompées à la faveur de cette redéfinition, il voit pour la critique un rôle élargi et une dignité nouvelle. Nous le suivrons d'abord dans les grandes lignes de cette mise au point concernant la critique, sa nature et sa méthode ; nous nous en écarterons sur deux points, l'un épistémologique, l'autre sociologico-littéraire ; et nous tenterons enfin d'établir quelques liens concrets entre cet ensemble de réflexions et la situation actuelle de la critique au Canada français.

Ce ne sont partout que départs nouveaux, nouvelles initiatives. Il est légitime de parler de nouvelle critique, puisqu’on parle de nouveauté dans les autres genres ; que un new criticism existe depuis longtemps aux États-Unis ; et que malgré la diversité des œuvres et des orientations il est possible de formuler quelques traits d'un climat qui leur est commun. C'est ainsi qu'il se produit partout un retour à l'étude de l'œuvre elle-même, par réaction contre le déterminisme qui naguère expliquait l'œuvre par la biographie de son auteur. D'explicative, la critique est devenue compréhensive. Or, c'est ce mot que Bergson employait à propos de la philosophie : et nous voici tout près du phénomène de l'intuition. Quelle que soit la nature de celle-ci (et l'on sait combien insatisfaisantes ses caractérisations ont été jusqu'ici), il est certain que son usage ne favorise en rien le jugement, l'explication arbitraires. Toute œuvre comporte une intentionnalité profonde. C'est au critique de la dégager. Ici interviennent les multiples techniques pouvant servir à cette exploration en profondeur, à ce passage du « manifeste au cache »    (J.-P. Richard).

Si le critique croit que l'intentionnalité à déchiffrer est inconsciente, il a à sa disposition diverses méthodes psychanalytiques, soit la plus traditionnelle remontant aux refoulements et aux fixations infantiles, soit la psychanalyse existentielle, pour laquelle tout dans un texte est symptôme d'un choix libre, donc signifiant, enfin avec Bachelard psychanalyse de l'imagination considérée comme connaissance obscure mais immédiate du monde et se manifestant par ses individuelles parmi les archétypes et les formes de la matières critiques refusent l'inconscient même comme hypothèse. fout phénomène psychique est parfaitement conscient. Il devient alors d'autant plus important pour l'exploration d'un auteur de connaître son œuvre comme totalité et de savoir en dégager la structure interne. Presque tous les grands critiques actuels, si différents entre eux par ailleurs, partagent implicitement la croyance d'après laquelle la partie ne peut se comprendre que dans ses rapports avec le tout. En cela, la critique moderne ne rejoint-elle pas les sciences humaines ? Elle se fait découverte et mise en œuvre de corrélations, [217] afin de mettre en lumière le sens d'une expérience humaine dominante, donc significative et capable d'expliquer l'ensemble si l'on peut la détecter et la considérer comme forme organisante a travers l'œuvre. Telle est par exemple la totalité de l'expérience temporelle dans les études de Poulet. Chez d'autres critiques, ce sont les thèmes qui constituent les corrélations fécondes à rechercher. Mais à rechercher comment ? La fréquence statistique ne prouve pas qu’un thème soit fondamental à tel auteur particulier : il peut refléter les préoccupations courantes d'une époque, d'une société. Pour découvrir ce qui a un retentissement vraiment profond la subjectivité du critique doit rencontrer celle du créateur. « Ces critères, dit Jean-Pierre Richard, sont fort subjectifs et doivent d'ailleurs le rester, puisqu'au commencement de tout acte critique doit se placer un geste de pure sympathie par lequel une originalité, celle d'un lecteur, adhère absolument a une autre originalité, celle d’un auteur. C'est ce contact tout intime et admiratif qui fonde l'entreprise critique : on ne saurait donc reprocher a une critique d'être trop personnelle car celui qui comprend, ici, c'est forcement moi et non un autre. » [20] Ce qui contrebalancera cette subjectivité désirable, c'est la cohérence de l'interprétation, par quoi l'objectivité sera sauvegardée. Si j'ai donne a ce commentaire un double titre : critique créatrice, critique responsable, c'est parce que je crois nécessaires, et parfaitement conciliables dans la fidélité à l'œuvre étudiée, cette « co-naissance », comme dirait Claudel, qui est la rencontre de deux subjectivités, en même temps que l'adhérence aux exigences fondamentales de l'œuvre examinée. Il est fort possible qu'on ait exagéré la différence entre la critique dite objective et la critique dite des créateurs ; dans le second cas, le critique étant aussi un créateur dont les présupposes nous sont par ailleurs connus, nous voyons la manifestation de ceux-ci dans son œuvre critique ; dans le premier cas, il est possible que l'approche qui se veut objective recèle une subjectivité non déclarée, et que le lecteur ne peut reconnaître.

S'il est important d'évaluer les méthodes de la critique actuelle, c'est que ses ambitions sont grandes. Clément Lockquell nous dit : « La littérature est plus que le va-et-vient du signifiant au signifie, l'écrit est plus que la transposition d'expériences juxtaposées ou superposées : c'est le passage d'un certain non-être à un certain être. » Or, plus ou moins consciemment, toute critique moderne est ontologique dans la mesure où elle tend à se saisir de cet être, à travers les figures qu'il prend chez différents auteurs ; et n'oublions pas que le texte littéraire est pour la plupart considéré comme manifestation extérieure de l'expérience intérieure. Lorsqu'un critique choisit l'auteur qu'il va étudier, il se propose de rechercher comment chez lui l'être passe au non-être ; il va revivre la prise de conscience éprouvée par l'auteur lui-même ; son choix peut bien être dicte par quelque similitude ontologique entre ses conceptions et celles de l'auteur : rencontre personnelle, exigeante et profonde, et qui ne saurait avoir rien de gratuit ou d'arbitraire. C'est Guy Michaud gui me semble avoir le mieux saisi la gravité de cette rencontre de la critique et de son objet : « La critique littéraire, en cherchant à saisir les rapports fondamentaux qui unissent l'homme au monde qui l'entoure, se situe et se désigne comme un des moyens d'explorer le réel, dans sa complexe et fuyante unité. Du même coup, elle devient étroitement solidaire de toutes les autres disciplines, elle a besoin [218] d'elles et ne saurait s'en passer. Toute méthode est donc nécessaire, nulle n'est suffisante. » (L'œuvre et ses techniques, p. 13.) Voici qui indique, me semble-t-il, à la fois l'importance et les limites de l'approche intuitive.

Assigner des limites à l'intuition, moyen de connaissance si universellement accepte et mis en œuvre, peut paraître présomptueux. Je n'ai garde de le faire dans un contexte philosophique : ce n’est pas mon propos ; et le frère Lockquell a eu soin d'indiquer qu'il parle de l'intuition « comme instrument de création ». Toutefois, même ainsi orientée, sa description du phénomène intuitif laisse entendre des réalisations, postule des pouvoirs fondés sur une notion épistémologique en définitive inanalysée, et peut-être, par sa nature même, inanalysable. Car comment parvenir à l’intuition sinon par l'intuition même ? Sans doute, le critique ne s'arrête-t-il pas souvent à scruter la nature exacte de ce qui le porte vers telle œuvre plutôt que telle autre ; ce qui oriente et organise son exploration ; ce qui enfin conduit à la cristallisation de l'image totale. S'il s'y arrêtait, il trouverait sans doute que son intuition, à la différence de celles du mathématicien et du savant, tend à intervenir, à transformer l'objet de sa recherche. Il n'y a pas découverte passive d'une vérité dont l'énoncé serait objectivement communicable et formulable. Il y a interaction. Et il y a dépassement de la notion d'objectivité comme de la notion de subjectivité. Ce qui a lieu pourrait bien s'exprimer en fonction de l'épistémologie d'Alfred North Whitehead, aux yeux de qui les notions de sujet et d'objet sont de toute manière périmées en tant que réalités isolées ; ce qui compte, c'est la situation nouvelle créée par leur rencontre : « Subject and object are relative terms. An occasion is a subject in respect to its special activity concerning an object ; and anything is an object in respect to its provocation of some special activity within a subject. Such a mode of activity is termed a prehension. » (Adventures of Ideas, Pelican Book , 205.) Le sujet et l'objet s'affectent en une « préhension » mutuelle. Cela est d'autant plus vrai en critique littéraire que, comme nous l'avons dit, l'objet en tant qu'expérience humaine peut affecter le sujet et qu'inversement le sujet va vers l'objet avec toute sa subjectivité, et qu'il ne saurait en être autrement. Quel est alors le résultat de la rencontre ? Une création nouvelle, qui n'est pas une reproduction statique mais bien l'œuvre telle qu'elle est vécue (plutôt que « vue ») par tel critique. Tout ceci n'est pas l’apanage de la critique littéraire : le philosophe de l'histoire sait depuis longtemps que l'historien ne ressuscite pas l'événement, mais le réinvente. Toutefois. il faut redire ici combien cette création nouvelle reste, théoriquement, éloignée de l'arbitraire. Le coefficient personnel chez tout critique, et pas seulement le critique qui est aussi un créateur, est mis en lumière, soit mais faut-il désormais laisser la voie libre à toutes les interprétations ? C'est ici que l'usage de l'intuition comme instrument de création ne laisse pas de nous inspirer quelque inquiétude. Il est à peine besoin de rappeler qu'elle ne saurait se substituer la connaissance historique. Le critique assimile celle-ci sans s'y attarder. Et si Michaud nous ordonne de « nous délivrer du péché originel de la connaissance », c'est que la critique s'est trop souvent laissée confondre avec l'histoire littéraire. Mais faut-il aller à l'autre extrême, et permettre que le critique remplace le créateur à force de substituer son univers propre a celui qui s'exprime dans l'œuvre critiquée ?

Sans vouloir légiférer là où il est depuis longtemps (et heureusement) défendu de le faire, il nous est du moins loisible d'indiquer des préférences, [219] de formuler une mise en garde. Préférence méthodologique pour une critique comme celle de Michel Carrouges dans Éluard et Claudel où l'auteur met toute son ambition à découvrir le cosmos des deux poètes, chacun avec sa structure symbolique (et quel rôle l'intuition ne joue-t-elle pas dans ce travail !). Admiration mais très légère réserve méthodologique devant le Baudelaire de Sartre, dans la mesure où celui-ci nous renseigne, à travers l'étude du personnage de Baudelaire, au moins autant sur l'univers obsessionnel de Sartre.

Comme nous le dit également Clément Lockquell, un pluralisme sans précédent règne dans le champ de la critique ; toute forme de critique, qu’elle se rapproche de l'un ou l'autre exemple que nous venons de citer, est légitime et féconde. Et toute critique, quelque importance qu'y prenne le coefficient personnel du critique, est un événement nouveau dans l'histoire de la pensée. On pourrait élargir la signification du pluralisme et dire qu’il reflète l'éparpillement, familier au moderne, des formes de l'art et de la pensée. La désagrégation des systèmes esthétiques et autres nous laisse devant une liberté sans précédent ; en poésie par exemple, où le critique se demande parfois s'il n'y a pas autant d'esthétiques différentes que le poètes. Des caractères communs s’accusent pourtant ; entre autres, la participation du lecteur (auditeur, spectateur) à l'œuvre d'art.

Toutes les richesses ne se valent pas. Celles que nous offre le pluralisme ne seront fécondes que dans la mesure où nous les recevrons en pleine conscience du rôle joué par le coefficient personnel du critique.

Quant à la critique de l'heure présente, le choix des méthodes se renouvelle constamment devant elle. Conseillons-lui seulement de n'en négliger aucune car toutes constituent des approches du phénomène humain. L'intuition comme instrument de création trouvera aisément sa place une fois que le critique aura effectué l'analyse de son propre univers et recense ses responsabilités devant l'œuvre qu'il critique et la société pour laquelle il écrit.

Créatrice, et consciente de ses responsabilités, la critique ne peut pas ne pas se construire en fonction de sa situation concrète. Pour le critique canadien, comme pour le poète ou le romancier, la question se pose : faut-il être « d'ici », ou « de là-bas », ou pour relever une troisième et importante possibilité impliquée dans les remarques du père B. Lacroix, ne peut-on être « de partout » ? Toutefois, cette dernière possibilité, celle d'atteindre à l'universel, n'est pas à opposer aux autres. C'est plutôt une grâce qui serait donnée par surcroît. Car l'écrivain qui se mettrait à sa table de travail en disant : « Aujourd'hui, je vais œuvrer dans l'universel », manifesterait une attitude aussi ridicule que celle dont se moque Queneau lorsqu'il déclare avec emphase :

« Ce soir,
si j’écrivais un poème
pour la postérité ?
Fichtre
la belle idée ! »

Et l'on sait quel vocable il lui lance, à la postérité, après maintes réflexions. La démarche de celui qui rechercherait consciemment et avant tout l'universel est également dénuée de sens ; comme l'est aussi celle de l'écrivain ou du critique qui se donnerait pour but explicite et précis de faire de la [220] littérature qui soit « d'ici ». Dans ce domaine, le vrai problème côtoie fort étroitement un faux problème. N'est-il pas vrai que lès œuvres littéraires les plus significatives sont les plus profondément imprégnées du hic et nunc et, par quel miracle, apparaissent également comme les plus universelles ? On répondra que cela tient à ce que dans une œuvre littéraire digne de ce nom l'universel s'incarne parfaitement dans le particulier. Mais. autant cela est idéalement vrai, autant serait erronée l'attitude de celui qui tenterait, par un artifice conscient, de produire un alliage exact du particulier et de l'universel. Ainsi, la littérature la plus engagée n'est pas toujours celle qui se déclare telle. Un écrivain qui ne songeait pas, au moment de créer, à l'engagement, peut avoir accompli davantage pour exprimer l'âme, les problèmes, les revendications de son peuple, que tel autre qui se faisait de l'engagement un devoir. Dans les Odes à chacun de Henri Pichette, tous les travailleurs possibles et imaginables sont apostrophés par les noms de leur métier suivis d'une description succincte de celui-ci, les conviant à une aurore de fraternité. De tels poèmes sont de mauvais tours joués à la poésie autant qu'à la cause sociale qu'elle veut servir. Considérons par contre Éluard, qui s'est rarement résolu à faire de la poésie un simple instrument de propagande ; cependant, cela lui est arrive, comme dans ce poème politique qui commence par les mots

« Maurice Thorez nous parle ... »

Mais c'est là un cas rare dans l'œuvre d'Éluard ; la plupart de ses poèmes sont d'abord des poèmes et par cela même ils servent beaucoup mieux la cause de la solidarité humaine que ses poèmes politiquement engagés. L'horreur de la guerre est tout entière dans ce seul vers de 1917 écrit par le poète encore adolescent :

« Rien n'est plus dur que la guerre l'hiver ... »

S'agit-il de la révolte ? Voici un poème dont le titre, « La tête contre les murs », explose de révolte et dont chaque image se dresse contre l'injustice, jusqu'à la menace finale :

« ... Nous prendrons notre bien où nous voulons qu'il soit ! »

S'agit-il de l'amour du couple comme ferment et symbole de la solidarité universelle ? Quoi de plus persuasif et de moins didactique que ces vers qui font du couple l'unité de base de l'ordre nouveau

« Nous n’avons jamais commencé
Nous nous sommes toujours aimés
Et parce que nous nous aimons
Nous voulons libérer les autres
De leur solitude glacée. »

S'agit-il, enfin, du rôle du poète dans une société sur laquelle plane l'ombre d'Hiroshima ? Combien ont vaticiné sur ce rôle ! Mais le plus grand, n'est-ce pas celui qui se sentant interdit devant l'immensité de la tâche

(« Le tout est de tout dire et je manque de mots »...)

[221]

persiste cependant dans l'invention d'un lyrisme collectif

« Je veux montrer la foule immense divisée
La foule cloisonnée comme en un cimetière
Et la foule plus forte que son ombre impure ...
La famille des mains la famille des feuilles » ...

Voici un autre poète engagé profondément et d'une manière combien précise dans la décolonisation de son pays : Aimé Césaire. Jamais il ne nous paraît si convaincant que lorsque son désespoir et sa révolte éclatent (plutôt qu'en discours) dans le tonnerre et la flamme de symboles brûlant encore des images qui leur ont donné naissance

« du fond d'un pays de silence
d'os calcinés de sarments brûlés d'orages de cris retenus
et gardés au museau
du fond d'un pays de soif
où s'agripper est vain à un profil absurde de mât totem
et de tambours
d'un pays sauvagement obturé à tous les bouts
de quelle taiseuse douleur choisir d'être le tambour
et de qui chevauché
de quel talon vainqueur
vers les bayous étranges
gémir se tordre »
(Ferrements, p. 23-24.)

Jamais non plus la plainte collective n'est aussi efficacement exprimée que lorsque le poète s'y incarne et l'assume à même son destin personnel :

« Tout ce qui jamais fut déchiré
en moi s'est déchiré
Tout ce qui jamais fut mutilé
en moi s'est mutilé
ordre assigné tout est du tout déchu
les paroles les visages les songes ... »
(Corps perdu, « Dit d'errance ».)

Il incombe au critique canadien de notre époque de savoir discerner entre le blé et l'ivraie : entre ce qui louvoie en déclamant à la surface de l'actualité ; et ce qui porte en sa densité la souffrance du passé, le désarroi du présent, la promesse et l'incertitude de l'avenir, la sève enfin libérée de la création, et tout cela non pas à l'exclusion de l'humanité extérieure mais bien au nom de l'universelle dignité humaine. Ainsi s'établira une féconde dialectique entre « ici », « là-bas » et « partout ». Prenons l'exemple récent d'un livre qui se trouve tout à fait concrètement et de plusieurs façons appartenir ici l'auteur est canadien), là-bas (l'ouvrage fut édité en France) et partout, car si l'action se déroule dans un pays d'Afrique qui est sans doute l’Éthiopie, l'aventure racontée vaut symboliquement pour tout homme : L'aquarium, de Jacques Godbout. « L'aquarium » vient en effet rejoindre tous les grands symboles d'un thème déjà richement illustré dans la littérature mondiale : celui de la captivité de l'homme dans une situation arbitraire : le cachot [222] humide de Vigny (cf. Journal d’un poète), l'Oran de La peste de Camus, la porte de la Loi qui dans Le procès de Kafka finit par se fermer devant le suppliant, et qui n'existait que pour lui seul... Côté universel, il y a dans L'aquarium des réflexions généralement valables sur l'existence, sur le malaise moderne : « La vie n'est pas absurde, elle est ; car alors il faudrait que nous puissions la comparer à un contraire ; elle devient ; mais existe-t-il sur terre un mouvement logique, un pas rituel ? La vie n'est pas, n'est plus tragique ; car pour la trouver tragique il aurait fallu connaître l’intérieur de la comédie. Savez-vous rire ? » (p. 72) Mais à côté de cela il y a aussi la réflexion (qu'on peut approuver ou désapprouver) d'un homme d'ici sur la révolution montante dans un pays sous-développé « Je lui dirai [21], s'écrie le héros, de repasser, qu'il faut réfléchir, que je ne sais pas, que je ne sais rien ; mon pays ne m’a pas appris ces luttes, il m'a appris la patience du froid, le goût de la somnolence beaucoup mieux qu'elle ne s’enseigne en Inde ; j'ai fui parce que les révolutions ne s'y faisaient pas, et je rêve d'y retourner pour les mêmes raisons » (p. 60). Enfin, ce qui frappe dans la conclusion du roman, si conclusion il y a, c'est que le héros et la femme qu'il a pêchée dans l'aquarium finissent par quitter ce lieu pestilentiel et maudit pour chercher ailleurs une atmosphère plus saine. Lâcheté et démission, ou simple désir de survivance, légitime puisqu'ils ne pouvaient plus rien pour les créatures mourantes de l'aquarium ? Toujours est-il que le héros et sa fiancée aspirent à une vie saine et équilibrée. Voilà ce qui retient mon attention dans l'aboutissement de ce roman. Ce n'est pas un happy end, mais ce n'est pas non plus un dénouement catastrophique. C'est une option en faveur du possible, du réalisable. De la vie. Je me plais à voir dans cette option une caractéristique « d'ici », celle qui s'exprime poétiquement chez un Gatien Lapointe :

« C'est entre ma main et le sol
Que peut sourdre la soudaine lumière... »

(Le temps premier)
« Ici et pour toujours à hauteur d'homme
J'affirme l'extrême lueur des cendres ... »
(Ibid.)

Cette volonté d'incarnation pourrait bien être l'un des critères d'une littérature véritablement nôtre. Aux critiques de formuler de tels critères et de les utiliser avec souplesse et intuition, c'est-à-dire sans appliquer aux œuvres nouvelles une liste préconçue d'exigences abstraitement formulées, mais bien en interrogeant les œuvres nouvelles pour apprendre en quoi et comment elles sont du Canada français. Ainsi l'exemple de L'aquarium nous montre que pour être authentiquement canadienne-française une œuvre n’a pas besoin de se dérouler au Québec. Certes, la voie est largement ouverte au roman régionaliste, au roman de mœurs, au roman social, au théâtre satirique, tous ces genres liés à un background et faisant parfois de celui-ci beaucoup plus qu'un cadre : leur sujet même. Mais une œuvre inscrite dans ces catégories n'est pas forcément la mieux enracinée dans la réalité canadienne-française. Le concept d'aliénation (l’envers peut-être de ce désir d'incarnation que je viens de mentionner) est sans doute un critère plus probant. Toutefois, son utilisation exagérée, voire exclusive, [223] constituerait un aveu de faiblesse chronique et ne conduirait qu'à une sorte de dadaïsme de principe. En critique plus encore que dans tout autre domaine il faut savoir accueillir ce qui est nouveau, avec son mélange d'attendu et d'inattendu. Or 1’œuvre de demain sera peut-être celle qui ayant hurlé son aliénation saura aussi la dépasser.

L'œuvre nouvelle : elle nous rappelle la distinction immortalisée par Thibaudet entre la littérature déjà faite, déjà triée, et celle qui se fait. Mais prenons-y garde : c'est là une distinction empirique sans signification fondamentale. Au bout du compte, la responsabilité du critique est la même, qu'il aborde une œuvre pour la première fois et soit peut-être le premier à le faire, ou qu'elle lui soit déjà plus que familière et qu'il en soit le centième critique. La critique créatrice, c'est celle qui sait se replacer devant une œuvre déjà ancienne avec la fraîcheur et la disponibilité de la première fois tout en puisant dans le fond de connaissances accumulées à son sujet. C'est également celle qui devant l'œuvre nouvelle procède avec le sérieux, sinon les techniques, d'une critique historique. Pour la critique accueillant la production littéraire nouvelle dans les revues et les journaux, à la radio, à la télévision, cela veut dire que l'œuvre nouvelle doit être accueillie autant que possible avec les mêmes critères, la même disponibilité et la même honnêteté intellectuelle que l'œuvre déjà consacrée. Autant que possible : il faut naturellement tenir compte des conditions de travail de la critique quotidienne, talonnée comme elle l'est par le temps et les contingences matérielles.

En ce qui concerne la critique d'œuvres déjà connues, notre affirmation de continuité entre la littérature déjà faite et celle qui se fait pose au critique une exigence de renouvellement, en lui demandant de se placer devant l'œuvre consacrée par l'histoire avec un esprit disponible. Ainsi qu'il en est dans l'approfondissement des rapports humains, chaque contact nouveau avec une œuvre littéraire permet à la critique véritablement créatrice une préhension nouvelle. Le devenir historique n'est d'ailleurs pas étranger à ces rajeunissements, puisque les perspectives de la critique se transforment sans cesse.

Une autre distinction due à Thibaudet qu'il convient également de réviser à la lumière de la situation présente, c'est celle qu'il fait entre la critique professionnelle plus ou moins universitaire, et la critique des créateurs. L'une porte souvent l'étiquette de l'objectivité, l'autre celle de la subjectivité. « La critique professionnelle, dit Thibaudet, est faite généralement par des esprits honnêtes qui savent, alors que la critique spontanée est faite souvent par des esprits agiles qui devinent, et que la critique d'artiste doit l'être par des esprits créateurs, qui recréent. Or savoir et voir sont deux opérations fort distinctes. Savoir porte sur le passé et voir est l'acte du présent. De là le dépaysement de la critique spontanée quand elle se trouve devant le passé et de la critique professionnelle quand elle s'applique à l'œuvre présente » (p. 67). Il ressort de la Physiologie de la critique, dont ces phrases sont extraites, que ce sont là des distinctions abondamment justifiées par une analyse de l'histoire de la critique ; mais il n'en ressort pas moins que leur application est limitée, et qu'aujourd'hui elle n'a plus qu'une signification pragmatique. Thibaudet est le premier à le reconnaître lorsqu'il affirme que les trois opérations de la critique professionnelle : juger, classer, expliquer, « paraissent un peu vaines à côté de cette condition nécessaire et presque suffisante qui s'appelle goûter » (p. 69). Et qu'est-ce [224] que goûter , sinon vivre dans le présent ce qui s'offre à nous en y trouvant du plaisir ? Par ailleurs, il suffit de citer le cas d'une Marie-Jeanne Durry d'un Jean Wahl, d'un Pierre Emmanuel, pour montrer à quel point les démarches intellectuelles que Thibaudet voyait comme appartenant, dans le passé, à des types différents d'écrivains, peuvent s'entrepénétrer aujourd'hui chez une seule et même personne. Et l'on voit aujourd'hui tel universitaire goûter et vivre une œuvre avant de juger, classer, expliquer, ou plutôt harmoniser tout cela car il s'agit moins de démarches successives que d'une attitude plus personnalisée vis-à-vis de l'œuvre critiquée. Cela aussi, Thibaudet l'avait annoncé ; mais en refusant de voir dans la critique et la création une seule et même démarche. Qu'un créateur se fasse critique, qu’un critique soit créateur dans sa compréhension d'une œuvre, soit ; mais critique et création ne constitueront jamais une seule et même démarche. « Même sous son aspect constructeur, sous sa figure créatrice, l'esprit critique correspond à quelque chose qui se défait plutôt qu'à quelque chose qui se fait... La critique ne peut persévérer dans son être qu'en employant la création au service de l'intelligence, et non, comme l'artiste, l'intelligence au service de la création » (p. 210). Bouleverser cet équilibre, ce serait en fin de compte attribuer plus d'importance à la critique qu'à la création elle-même. Qui le désirerait ? Certes, une critique érigée en création égale au chef-d'œuvre qui en fait l'objet léserait l'exigence de responsabilité, exigence aussi impérative pour le critique que celle de l'effort créateur. Reconnaissons qu'il existe de telles critiques ; qu'elles enrichissent considérablement le domaine littéraire ; mais qu'elles ne constituent qu'une partie du champ critique.

Il faudra équilibrer les deux exigences de créativité et de responsabilité pour être capable, le moment venu, d'accomplir ce que Georges Mounin considère comme la plus grande ambition des critiques : « Tous les critiques, dit-il, soyons francs, se sont mis en route à vingt ans avec l'intention bien arrêtée de partir à la chasse de ce gibier rare » : du grand écrivain de leur époque. C'est la marque du grand critique que de savoir détecter et, en quelque sorte, capter ce gibier : Boileau fut le premier à saluer Molière. Une des tâches essentielles du critique moderne, c'est de discerner les créateurs en herbe, de les faire connaître et dans une certaine mesure de les révéler à eux-mêmes. Au Canada français, le critique doué d'intuition créatrice et conscient de sa responsabilité ne saurait trouver d'activité plus féconde que celle-là.

Eva KUSHNER

Département de français,
Université Carleton, Ottawa.



[1] Les fleurs de Tarbes ou La terreur dans les lettres, Paris, Gallimard, 1941, 182-183 et 191-192.

[2] Règles pour la direction de l'esprit, Paris, Boivin, 1933, Règle IV, 29.

[3] La science expérimentale, Paris, 1878, 81. Cité par Robert CLARKE, Claude Bernard, Paris, Seghers, 1961.

[4] « La méthode dans les sciences modernes », extrait du cahier collectif consacré à Louis de Broglie, physicien et penseur, Paris, Albin Michel, 1953, 127.

[5] BERGSON, Œuvres, Paris, Presses Universitaires de France, 1959, 1395-1396.

[6] Critique de la raison dialectique, Paris, Gallimard, 1960, 30, note 1.

[7] Au paragraphe intitulé « Caractère indépendant de la méthode expérimentale », Introduction à l'étude de la médecine expérimentale, Paris, Boivin, 1937. [Livre disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

[8] « De l'esprit géométrique et de l'art de persuader », dans : Œuvres complètes, Paris, Bibliothèque de La Pléiade, 1954, 595.

[9] BERGSON, op. cit., 1273.

[10] Les deux sources de la morale et de la religion. Dans : Œuvres, op. cit., 1013-1014. [Livre disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

[12] Journal (24 novembre 1917), Paris, Corréa.

[13] New York, 1952.

[14] Alvin REDMAN, ed., Wit and Humor of Oscar Wilde, New York, Dover, 1952

[15] Musique nocturne, Paris, La Nouvelle Édition, 1948.

[16] Éthique, II, 7.

[17] Réflexions sur la critique, Paris, Gallimard, 1939, 244.

[18] Cité par Henri BIDOU dans Art et littérature II, tome XVII de L'Encyclopédie française, Paris, Larousse, 1936, 17'40-6.

[19] Sur la vie, Paris, Émile-Paul, 1913.

[20] J.-P. RICHARD, « Quelques aspects nouveaux de la critique littéraire en France », Le français dans le monde, no 15, 6.

[21] À un jeune révolutionnaire qui venait demander conseil et assistance.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le lundi 25 mars 2013 11:48
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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