RECHERCHE SUR LE SITE

Références
bibliographiques
avec le catalogue


En plein texte
avec Google

Recherche avancée
 

Tous les ouvrages
numérisés de cette
bibliothèque sont
disponibles en trois
formats de fichiers :
Word (.doc),
PDF et RTF

Pour une liste
complète des auteurs
de la bibliothèque,
en fichier Excel,
cliquer ici.
 

Collection « Les sciences sociales contemporaines »

PRAXIS ET SUBJECTIVITÉ.
Contribution à la critique de la philosophie de la pratique de Marx
(2004)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir de François L’Iitalien, PRAXIS ET SUBJECTIVITÉ. Contribution à la critique de la philosophie de la pratique de Marx. Mémoire présenté à la Faculté des études supérieures de l’Université Laval dans le cadre du programme de maîtrise en sociologie pour l’obtention du grade de Maître es Arts (M.A.), Département de sociologie, Faculté des sciences sociales, Université Laval, Québec, avril 2004, 155 pp. [Directeur de thèse: M. Olivier Clain, sociologue, directeur du département de sociologie.]. [Autorisation accordée par l'auteur le 11 avril 2007 de diffuser son mémoire de maîtrise dans Les Classiques des sciences sociales.]

Introduction

Parmi tout ce que l’on a pu affirmer à propos des rapports complexes qu’a entretenus, au 20ème siècle, le marxisme avec l’œuvre de Marx en tant que telle, une chose mérite selon nous d’être relevée et méditée afin d’approfondir les raisons pour lesquelles cette œuvre a survécu au déclin de l’idéologie s’en réclamant : il se trouve que l’ensemble des écrits philosophiques fondamentaux de Marx —soit, principalement, la Critique de la philosophie de l’État de Hegel, les Manuscrits de 1844, les Thèses sur Feuerbach et L’Idéologie allemande— n'ont été publiés qu'entre 1927 et 1932, soit plusieurs années après que les principales assises doctrinales du marxisme aient été conçues et développées. Bien que n’épuisant pas à lui seul la signification de la pérennité de l’œuvre par rapport à son interprétation pratico-théorique, ce fait crucial a l’avantage de mettre en perspective l’un des points aveugles constitutifs du marxisme : n'ayant à sa disponibilité que les développements économiques et historiques de l'œuvre, séduit par la verve des écrits politiques de Marx dont la co-extensivité avec le reste des travaux semblait relever de l'évidence, le marxisme s’est articulé à partir de textes qui, au regard des hypothèses philosophiques les plus générales sur lesquelles ils s’appuient, ne détiennent pas en eux-mêmes le principe de leur intelligibilité. En effet, cette ignorance des textes philosophiques rédigés entre 1841 et 1846 a non seulement condamné dès l’origine le marxisme à devoir sans cesse escamoter une série de problèmes théoriques récurrents que posaient, à certains endroits, l’inadéquation entre l’œuvre marxienne et les contenus doctrinaux du marxisme, mais elle a surtout privé ce dernier des prolégomènes philosophiques essentiels fondant en quelque sorte la signification de l’œuvre économique, historique et sociologique que Marx a signée après 1846 [1]

Résultat : le marxisme se serait ainsi retrouvé à élaborer un Marx dont l’apport déterminant aurait essentiellement consisté en l’élaboration de théories particulières sur l’économie politique et la lutte des classes, un Marx dont la grande idée aurait été de penser les fondements de la révolution et de lancer les bases d’une «philosophie» — le matérialisme dialectique- et d’une théorie de l’histoire — le matérialisme historique. Si l’on ne peut nier que quelques-unes de ces thématiques ont bel et bien été traitées, à quelque degré ou à quelque titre, dans l’œuvre de Marx, et si certaines de ces théories «positives» rivalisent encore en justesse avec d’autres théories concurrentes sur divers sujets, on ne saurait penser, à la manière du marxisme althussérien par exemple, qu’elles puissent être aisément séparées de leurs fondements philosophiques sans que leur signification et leur portée intrinsèques n’en soient radicalement altérées ; loin de pouvoir être réduits à un rejet de souche néo-hégélienne ou à une simple coquetterie « pré-scientifique », les écrits de jeunesse de Marx fournissent en fait des assises transcendantales aux différents champs d’études particuliers qui seront développés dans l’œuvre dite de «maturité», et ce dans la mesure où les interrogations centrales sur la réalité dont sont porteurs les premiers permettent de comprendre l’horizon théorique au sein duquel prennent place les objets thématisés par les seconds. Ainsi est-on en mesure d’affirmer que les thèses développées dans les critiques de l’économie politique par exemple, n’ont de sens qu’au regard d’une philosophie de la réalité dont les principales déterminations auront été progressivement dégagées entre 1841 et 1846, au moment même où le jeune Marx cherche à poser les jalons d’une conception de la pratique qui lui est propre. Ce n’est qu’en saisissant cette conception que l’on sera à même de comprendre que l’angle à partir duquel Marx aborde les phénomènes économiques est d’abord et avant tout philosophique : si la critique marxienne des abstractions économiques y est menée de manière si radicale, c’est essentiellement parce qu’elle est une critique des fondements de la réalité économique elle-même. En ce sens, au-delà des remises en question des propositions particulières de Ricardo et de Smith, au-delà de la précision et de la justesse des thèses concernant la dynamique propre de certaines structures de production et d’échange économiques, la critique marxienne de l’économie politique repose, plus profondément, sur une réflexion portant sur les conditions de possibilité de toute phénomène économique en tant que tel, réflexion dont on ne peut saisir le caractère corrosif sans la rapporter à la position dégagée dans les premiers écrits philosophiques. En fait, si l’œuvre de Marx nous parle encore aujourd’hui au-delà du marxisme, c’est entre autres parce que l’horizon du questionnement philosophique qu’elle déploie se situe au niveau de concepts fondamentaux toujours significatifs et, qu’en cela, elle n’a en rien perdu de son tranchant ni de son actualité théoriques. Se lèvent alors devant nous les fragments mystérieux de cette œuvre riche et dense, dont la puissance conceptuelle semble encore disposée à être explorée et discutée. 

Débordant l’histoire de l’interprétation du marxisme, cette œuvre n’a pas été laissée à elle-même pour autant. Aucune autre interprétation n’a su rendre de manière aussi brillante la profondeur et l’originalité de la trajectoire philosophique du jeune Marx que celle qu’a proposée le phénoménologue français Michel Henry. Dans un ouvrage monumental paru en deux tomes en 1976, Michel Henry a en effet procédé à une relecture complète et systématique de l’œuvre de Marx en mettant préalablement hors jeu l’ensemble des interprétations marxistes, interprétations qui auraient, selon lui, constitué rien de moins que la somme des contresens écrits sur Marx. Polémique, cette proposition apparaît pourtant justifiée aux yeux de Henry, pour qui la signification primordiale de l’œuvre de Marx serait restée complètement inconnue ; recouverte par la chape de plomb du marxisme, cette œuvre recèlerait en fait un trésor philosophique caché que seule une lecture phénoménologique serait à même de mettre au jour. Quelle est cette signification restée voilée ? Pour Michel Henry, on ne saurait voir dans l’œuvre de Marx autre chose qu’une réponse inédite à la seule question philosophique essentielle : qu’est-ce que la réalité ? À cette interrogation cruciale qui aurait constitué, selon Michel Henry, l'ultime préoccupation de Marx jusqu'à la fin de ses jours, la réponse aurait consisté en ceci : la réalité originelle de tous les phénomènes, loin de se situer au niveau de l’objectivité des procès économiques ou de la lutte des classes, loin de se déployer sur le plan des dynamiques sociales constitutives des sociétés humaines et de leur histoire particulière, logerait en fait au cœur de la pratique subjective des individus vivants, c’est-à-dire dans l’immanence des efforts, des souffrances et des passions concomitants à leur agir se présentant de manière chaque fois singulière. En effet, rien d’autre que le déploiement de cette activité individuelle ne serait à la racine de l’objectivité du monde et de ses représentations, rien d’autre que ce que Marx désigne sous le concept de praxis [2] dans les Thèses sur Feuerbach, ne pourrait prétendre être l’origine, le naturant de toute réalité sociale-historique particulière. Marx serait, d’abord et avant tout, un penseur de l’immanence de la subjectivité individuelle. 

Peu à peu développée dans l’ouvrage, il faut savoir que cette thèse provocante et absolument originale au regard de l’ensemble des interprétations de l’œuvre marxienne ayant été formulées, prend forme et se précise à mesure qu’est élucidé ce problème philosophique central qu’est le rapport qu’entretient Marx face à Hegel, rapport à partir duquel se structure l’ensemble de l’interprétation de Michel Henry : «Posons une première fois la question décisive qui guide toute notre recherche : que peut bien signifier l’opposition de Marx à Hegel ? » [3]. Situé sur le terrain des concepts fondamentaux et des ultimes présuppositions de ces deux philosophes, ce travail d’exhumation des principaux lieux théoriques où se déploie ce rapport ambiguë entre Marx et son maître est mené par Henry à la manière d’une histoire transcendantale des concepts : puisque nulle part dans son œuvre Marx n’a explicité de façon systématique la nature de la critique adressée au système hégélien et puisque les présupposés de la position philosophique qui sera la sienne à partir des Thèses sur Feuerbach de 1845 n’ont jamais fait l’objet d’une formalisation théorique, Henry s’est livré à un patient exercice d’archéologie conceptuelle en cherchant à théoriser l’unité et la profondeur du parcours philosophique du jeune Marx, et ce à partir d’un recoupement incessant des thématiques abordées dans les fragments, manuscrits et écrits disponibles. Identifiant, dans le premier tome de son Marx, les principaux moments ayant marqué le développement de ce que l’on peut désigner comme étant une «ontologie [4] de la praxis», Michel Henry se livre, dans le second volume, à une explicitation des fondements philosophiques de l’appréhension marxienne des phénomènes économiques, et ce, à partir des présuppositions dernières dégagées dans le premier tome. 

La raison pour laquelle nous évoquons ici ces considérations concernant l’œuvre philosophique de Marx ainsi que les principaux traits de l’interprétation henryenne se laisse clairement saisir : nous nous proposons dans ce mémoire de revisiter les écrits de jeunesse de Marx afin de comprendre et, éventuellement, de critiquer les déterminations centrales de la philosophie de la pratique qui s’en dégage. Pour ce faire, la lecture généalogique de Marx qu’a proposée Michel Henry dans le premier tome de son ouvrage nous est apparue adéquate pour élever notre regard à la hauteur des thèses défendues par Marx dans les écrits de 1841 à 1846 [5], thèses qui reposent toutes sur le brûlant désir d’en découdre avec l’hégélianisme et ses présupposés. De par les profondes affinités qu’elle entretient avec les principales déterminations de la conception de la pratique de Marx et de par sa maîtrise du système hégélien —qui avait déjà été démontrée dans l’appendice au grand œuvre L’essence de la manifestation (1963)—, il nous semble que l’approche phénoménologique de Michel Henry constitue une voie royale pour aborder l’œuvre de Marx. Néanmoins, avant de nous y engager, une considération d’ordre épistémologique et méthodologique concernant le statut de l’interprétation dont nous allons largement nous inspirer doit être préalablement posée afin de lever une première difficulté. 

Il est évident que la prétention explicite de Michel Henry de procéder à une simple «répétition» des thèses marxiennes, de revenir à ce que Marx à vraiment «voulu dire», apparaît, à plus d’un titre, très problématique [6] : l’herméneutique moderne a, on le sait, fort bien identifié et thématisé les limites d’une approche des textes qui prétendrait faire l’économie d’une objectivation des «préjugés» constitutifs de toute interprétation. La prétention henryenne qui est celle d’une « interprétation non interprétante » comme l’a bien dit un commentateur [7], doit donc être désamorcée en soutenant que nous avons, avec le Marx, non pas affaire à une «répétition», à une réitération systématique de la pensée de Marx lui-même, mais bien à un dialogue soutenu et rigoureux entre Michel Henry et l’œuvre marxienne. Mais doit-on réaffirmer ici ce que l’herméneutique philosophique n’a eu de cesse de démontrer depuis plusieurs années, soit que la distance constitutive d’un dialogue, de ce dialogue, ne nous dessert ou ne nous nuit en aucune façon : en effet, ne pouvons-nous pas affirmer que c’est précisément parce que Michel Henry est en pleine maîtrise de sa propre phénoménologie, développée antérieurement, qu’il est en mesure de rendre une interprétation si systématique et si convaincante de l’œuvre philosophique de Marx, et qu’il permet d’«actualiser» la valeur des thèses qui y sont contenues ? Disposant d’une distance philosophique suffisante d’avec les théories marxistes et les présupposés de l’œuvre de Marx elle-même, Henry a su repérer et exploiter avec brio des subtilités conceptuelles qui avaient échappé, jusque là, aux exégètes et épigones de Marx. 

Par ailleurs, comme on le verra dans les pages qui suivent, nous avons opéré un choix méthodologique qui n’est pas sans conséquences pour l’orientation et les résultats de cette étude : dans la mesure où l’interprétation henryenne nous apparaît comme la plus juste en même temps que la plus « productive » sur le plan conceptuel, nous avons choisi de lire Marx presque essentiellement à travers les hypothèses de travail qu’a avancées Michel Henry à son propos. Sachant fort bien que la phénoménologie de la vie est d’une étoffe philosophique différente de celle dont est faite la philosophie de la pratique de Marx, nous soutenons, à la suite de Serge Cantin, que l’effort consenti par Michel Henry pour restituer, de l’intérieur, les positions philosophiques essentielles de Marx, nous a procuré un point de vue irremplaçable et stimulant sur cette œuvre : « […] Nous estimons que cette lecture, en dépit ou plutôt à cause de sa subjectivité et de ce que l’on pourrait appeler son obsession de pureté philosophique, parvient mieux que n'ont su le faire avant elle la plupart des lectures «objectives» de Marx à atteindre les ultimes strates de sa pensée et à dévoiler le contenu ontologique et la portée métaphysique de cette formidable revendication d’immanence qui se cristallise dans le concept de praxis» [8]. Ainsi, sauf à quelques endroits, nous ne chercherons pas à distinguer systématiquement ce qui est tantôt Henry, tantôt Marx, nous contentant plutôt de clarifier, par le biais de la lecture du premier, les virtualités philosophiques qu’offre toujours aujourd’hui l’œuvre du second. Même s’il est difficile d’identifier clairement ce qui appartient en propre aux présupposés de la phénoménologie henryenne de la vie ainsi que ce qui pourrait lui échapper, notre visée de connaissance devrait suffire à tracer une ligne de démarcation : contrairement à d’autres lecteurs du Marx de Michel Henry, nous avons jeté notre dévolu sur cet ouvrage non pas pour étudier Henry à travers sa lecture de Marx, mais bien pour mieux comprendre Marx à travers l’interprétation de Henry. Le résultat de tout processus d’interprétation dépend du choix du moyen terme. 

Ayant fait le choix de découper notre étude à la faveur de chapitres correspondant à chacune des cinq œuvres de jeunesse, nous avons tenu à reprendre les principaux moments de l’histoire transcendantale des concepts telle qu’on la retrouve in extenso dans le premier tome du Marx. C’est au cœur des deux premiers textes de jeunesse que nous verrons à l’œuvre les intuitions fulgurantes dont dispose Marx pour procéder à la critique des fondements de l’hégélianisme (chapitres 1 et 2). Si, dans la thèse de doctorat, cette critique s’opère indirectement, par le biais d’une discussion sur le statut de la loi à partir des éléments de la physique d’Épicure, elle est menée de front dans la Critique de la philosophie de l’État de Hegel, où Marx remet explicitement en question les présupposés de l’hégélianisme en s’appuyant sur le matérialisme sensualiste de Feuerbach. Conformément à l’anthropologie feuerbachienne, on verra que Marx cherche en effet à dépasser la thèse hégélienne de l’identification de l’être au procès d’auto-objectivation de soi de l’Idée en situant dans l’homme et son activité sensible le lieu originel de la coïncidence entre le sujet et l’objet. Paradoxalement, c'est en faisant siens les présupposés de l'hégélianisme que Marx va procéder à sa critique radicale en 1842-1843 : reprochant à Hegel de penser la co-originarité logique des sphères privée et publique sans exiger leur réconciliation réelle et pratique, Marx va tomber dans ce que Michel Henry désigne comme étant un « hyperhégélianisme ». Comment peut-on être plus hégélien que Hegel ? En cherchant à penser un particulier qui porterait de manière immanente un universel, c'est-à-dire un particulier dont le caractère universel se présenterait immédiatement, sans l'intervention d'un appareillage de médiations formelles cherchant en quelque sorte à sublimer la présence d'une séparation réelle. Et c'est dans le concept feuerbachien de genre que Marx va, nous le verrons, trouver cette possibilité, même si ce concept repose -comme Marx va bientôt le réaliser- sur un processus de subsomption idéale rappelant la logique de l'Idée hégélienne. 

Partant de ce concept de genre, nous verrons au chapitre 3 que les Manuscrits de 1844, quant à eux, critiquent l'idéalisme hégélien en mettant de l'avant la thèse selon laquelle les pouvoirs de la sensibilité thématisés par le matérialisme subjectif feuerbachien seraient plus conformes à la réalité des objets que les développements internes à la conscience hégélienne. En quoi ? En ce que les pouvoirs de la sensibilité, contrairement à ceux de la conscience, laisseraient à l'objet «reçu» les déterminations qui lui seraient propres ; reprochant à l'idéalisme de produire des objets qui, parce qu'ils se révèlent être la conscience s'aliénant elle-même, se présentent comme étant des objets formels, des pseudo-objets, Marx situe dans le matérialisme feuerbachien la voie de sortie de l'hégélianisme.

Or, nous verrons que, dès la fin de 1844, Marx fait soudainement volte-face : en avançant la thèse feuerbachienne de la détermination de la réalité par l’activité sensible, Marx réalise qu’il se trouve au bout du compte ramené à ce à quoi il prétendait radicalement rompre, soit l’identification de la réalité au voir de la theoria, fin mot de l’hégélianisme sur l’être. En effet, une fois comprise comme rapport d’objectivation, l’activité sensorielle révèle brusquement à Marx sa parenté profonde avec la conscience hégélienne, dans la mesure où elle est, comme le dira Michel Henry, « identiquement vision, regard, intuition, contemplation, théorie » [9]. Il fallait y penser : le matérialisme de Feuerbach, tout comme l’idéalisme hégélien, passe à côté de la réalité en faisant de l’objectivité la pierre angulaire de la détermination du réel ; présupposant tous deux que la structure interne de l’être reposerait ultimement sur le rapport d’objet, sur cette abstraction tentant de colmater la fissure séparant le sujet de son objet, le matérialisme et l’idéalisme, loin de s’opposer va affirmer Michel Henry, se complètent et se répondent secrètement. 

Ayant désormais une idée assez claire de ce qu’il rejette –l’identification de l’être à sa theoria, à sa contemplation- et réalisant maintenant, rétrospectivement, ce qui l’opposait à Hegel dès 1842, Marx va chercher une voie radicalement autre vers la réalité. Mais comment la trouver ? Comment trouver cette voie une fois les totalités transcendantes que sont l’Idée, l’Homme ou le Genre disqualifiées comme réalités premières au nom du fait qu’elles sont issues, produites, dérivées d’un processus d’objectivation ? Pour le dire d’un trait : comment sortir de l’horizon de la theoria ? C’est dans le chapitre 4, celui portant sur les Thèses sur Feuerbach, que nous entendrons la réponse de Marx à cette question décisive : l’être, c’est l’action. À partir de 1845, pour Marx être signifie désormais agir et cette action «n’agit» pour ainsi dire que pour autant qu’elle n’est pas dans le voir, dans la theoria : la praxis subjective est ce qui désigne cette pure et invincible présence à soi de l’être dans un acte se réalisant sans l’intervention de l’objectivité des médiations. 

Au chapitre suivant, abordant de front L’Idéologie allemande, nous verrons en quoi consiste l’approche généalogique marxienne une fois appliquée à la réalité des totalités idéales. Fort de sa philosophie de la praxis et de la revendication d’immanence qui la porte, Marx va aborder la délicate question des rapports entre action et représentations, en cherchant à fonder les secondes dans la première : tributaire d’une conception de la réalité instituant un partage ontologique radical entre l’agir et son objectivation, la critique marxienne tentera donc de penser les modalités par lesquelles les représentations peuvent acquérir leur réalité en situant leur genèse dans la praxis subjective des individus vivants. Or, nous verrons que cette position, pour aussi audacieuse et novatrice qu’elle soit, est grevée d’une difficulté ontologique radicale, relevant essentiellement de cette impossibilité d’établir de manière satisfaisante les modalités par lesquelles l’immanence radicale de la praxis est susceptible d’advenir comme représentation dans la lumière de la transcendance. 

C’est en partant du constat de cette aporie mais aussi en souhaitant aller au-delà de l’œuvre de Marx que nous établirons, au sixième et dernier chapitre, les éléments premiers d’une théorie générale de l’activité pratique, éléments s’inspirant des différentes virtualités conceptuelles contenues dans une ontologie de la praxis. Partant de l’hypothèse selon laquelle la problématique marxienne du faire, de la «production» renverrait à des niveaux de réalités si distincts qu’il était «prévisible» que la philosophie de la pratique de Marx débouchât sur une aporie, nous tenterons d’opérer des distinctions catégoriques entre quatre significations qu’il est possible de tirer du concept de praxis.


[1] Si certains courants plus «philosophiques» du marxisme ont cherché à reformuler les thèses centrales de la doctrine à la lumière des textes de jeunesse, nous prétendons que ce travail de réinterprétation n’a pu déboucher sur un processus effectif de refonte complète des hypothèses générales du marxisme, dans la mesure où ce dernier a toujours été lié à une contrainte pratico-idéologique plus ou moins immédiate ; l’histoire du marxisme témoigne d’ailleurs de cette tension exacerbée entre les critères de la systématicité théorique et ceux de la pratique politique dans la définition des orientations générales de cette doctrine, tension qui a, peut-être plus que dans n’importe quelle autre doctrine, structuré (et éventuellement déstructuré) de l’intérieur le marxisme. De toute façon, si cette entreprise de refonte des présupposés avait atteint son but, on ne parlerait plus de «marxisme» mais d’autre chose.

[2] Un éclaircissement d’ordre terminologique s’impose ici. Chez les Grecs, on thématisait trois grands champs de l’expérience humaine qui étaient susceptibles d’être rationalisés : la praxis -qui renvoyait principalement à l’exercice de délibération politique des normes de la pratique sociale-, la theoria –qui désignait essentiellement la vie contemplative en général et les pratiques «scientifiques» en particulier-, ainsi que la poïesis –qui renvoyait à l’ensemble des normes régissant les activités pratiques à caractère esthétique ou directement utilitaires. Or, il faut dire que chez Marx, la réalité désignée par le concept de praxis ne répond pas à ce découpage : en fait, il semble que ce concept correspondrait davantage à une tentative de rabattement du champ de la praxis sur celui de la poïesis proprement dite ; contestant très tôt l’autonomie de la réalité politique par rapport à celle de l’activité vitale, Marx aurait ainsi cherché à fonder la réalité de la praxis dans celle de la poïesis tout en conservant le premier terme.

[3] Henry, Michel, Marx. I. Une philosophie de la réalité, Paris, Gallimard, 1976, p. 178.

[4] Par ontologie nous désignons cette réflexion à caractère philosophique visant à dégager le principe d’être de ce qui est ainsi qu’à déterminer les types de rapports susceptibles de s’établir entre l’essence et l’existence. Principale constituante de la Metaphysica generalis -cette pièce maîtresse de la métaphysique traditionnelle-, le terme d’ontologie a été «forgé au XVIIème siècle pour désigner ce qu’Aristote avait appelé la «science des premiers principes et des premières causes», et qu’il identifiait à une réflexion sur l’«être en tant qu’être» (on hè on), distincte de l’étude des genres d’êtres particuliers» (Balibar, Étienne, La philosophie de Marx, Paris, La Découverte, p. 30).

[5] Bien que Michel Henry n’ait pas abordé de manière systématique la thèse de doctorat, son interprétation des textes ultérieurs a présenté une valeur heuristique indéniable pour l’examen que nous avons mené de cette étude datant de 1841.

[6] Henry dit ceci à la fin de son introduction, intitulée «La théorie des textes» : «Positivement, l’intelligence de la pensée de Marx consiste, comme on l’a suggéré, dans la répétition de ses intuitions et de ses évidences fondamentales. Une telle répétition est la réactualisation des significations qui forment ensemble l’œuvre de Marx. […] Alors se laissent reconnaître, dans l’apodicticité de l’évidence de ces relations [entre les principales évidences phénoménologiques de l’œuvre], les textes et les concepts fondamentaux, non pas ceux qui sont déclarés tels en vertu d’une interprétation arbitraire ou fantaisiste, mais en raison du caractère essentiel, c’est-à-dire fondateur de leur contenu» (Henry, Michel, Marx, op. cit., p. 31). La radicalité du point de vue henryen ici défendu s’appuie essentiellement sur la force présumée de l’«évidence», qui est un concept central dans la tradition phénoménologique. Or, comme l’a bien relevé récemment Jocelyn Benoist, ce concept n’est pas sans poser une série de problèmes épistémologiques qui ne sont pas étrangers à cette «suffisance philosophique» qu’affiche ici Michel Henry : «Non pas que nous pensions qu’on puisse réellement se passer de ce concept : l’évidence. Probablement il est inévitable. Mais, d’autant, il n’est pas ce dont on pourrait partir comme d’une base inentamable et soustraite à la remise en question. Il n’y a de recours à l’évidence possible qu’à la mesure et sur le fond d’une critique de l’évidence» («Faut-il défendre la phénoménologie ?», Magazine littéraire, no. 403, 2001, p. 64).

[7] Petit, Jean-Luc, «Autour du Marx de Michel Henry, I : Marx et l’ontologie de la praxis», Revue de métaphysique et de morale, no. 3, 1977, p. 365.

[8] Cantin, Serge, Le philosophe et le déni du politique. Marx, Henry, Platon, Québec, PUL, 1992. Soulignons ici que cet ouvrage constitue la version remaniée de la thèse de doctorat que Cantin a réalisé à Montpellier avec Michel Henry.

[9] Henry, Michel, Marx, op. cit., p. 313.


Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le jeudi 12 avril 2007 18:55
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



Saguenay - Lac-Saint-Jean, Québec
La vie des Classiques des sciences sociales
dans Facebook.
Membre Crossref