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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de texte de Georges-Henri LÉVESQUE, “La première décennie de la Faculté des sciences sociales à l'Université Laval.” In Continuité et rupture. Les sciences sociales au Québec. Tome premier, Chapitre III, pp. 51-64. Textes réunis par Georges-Henri Lévesque, Guy Rocher, Jacques Henripin, Richard Salisbury, Marc-Adélard Tremblay, Denis Szabo, Jean-Pierre Wallot, Paul Bernard et Claire-Emmanuelle Depocas. Montréal: Les Presses de l’Université de Montréal, 1984, 310 pp. Une édition numérique réalisée par mon épouse, Diane Brunet, bénévole, guide de musée retraitée du Musée de La Pulperie de Chicoutimi. [Autorisation formelle accordée le 18 janvier 2016 par le directeur général des Presses de l’Université de Montréal, Monsieur Patrick Poirier, de diffuser ce livre en libre accès à tous dans Les Classiques des sciences sociales.]

[51]

CONTINUITÉ ET RUPTURE.
Les sciences sociales au Québec.
TOME I

Première partie
L’histoire par ceux qui l’ont faite

La première décennie de la Faculté
des sciences sociales
à l'Université Laval
.”

Georges-Henri Lévesque, o.p.

L'imprévisible Balzac semble avoir cru fermement, du moins à travers ses personnages, à la force de la vocation. Il en écrit parfois le mot avec un grand V et, par la bouche éloquente de son Curé de village, il en évoque « les indéfinissables puissances ».

Comme « curé d'université », je crois moi aussi à ces indéfinissables puissances. Pardon, je n'y crois pas, du moins pour un bon nombre d'entre elles. Je les perçois plutôt. Je les vois. Je les touche presque. Je sens leur dynamisme profond et, si indéfinissables soient-elles totalement dans leur nature et leur action, il m'est fort possible d'en discerner l'identification et la portée.

Tout être humain naît avec une hérédité et une constitution personnelles qui contiennent déjà l'amorce d'une orientation intime, comme une sorte d'appel intérieur à un certain devenir.

Quand j'étais tout jeune, je jouais à la liturgie avec l'un de mes frères. Ensemble nous avons organisé une répartition des tâches. Pourquoi donc a-t-il choisi de dire la messe et moi de donner le sermon ? Pourquoi aussi, plus tard, ai-je ignoré la Trappe silencieuse de Mistassini, pourtant proche et où je comptais un invitant cousin, pour entrer plutôt chez les frères Prêcheurs dans la très lointaine ville de Saint-Hyacinthe ?

De plus, tout individu se développe au sein d'une famille spéciale, dans une école déterminée, dans un milieu géographique, social et économique particulier et à tel moment de l'histoire humaine. Ces différents facteurs l'influencent, l'entraînent et l'appellent, plus ou moins fortement et, bien sûr, librement vers sa propre destinée. Chaque homme est donc essentiellement et existentiellement un appelé, de l'intérieur et de l'extérieur, à lui de donner sa réponse avec discernement... et le plus librement qu'il peut [1] !

Puisqu'on a insisté sur l'importance de l'approche personnelle dans la présentation de nos témoignages, venons-en donc à mon cas. Voici, en toute candeur, les premières coordonnées de ma carrière de sociologue.

[52]

Comme la plupart d'entre nous, mes racines sont immédiatement paysannes. Mes parents sont nés sur les bonnes vieilles terres de Kamouraska. Ils m'ont donné quatorze frères et sœurs, me fournissant ainsi une première occasion de cultiver mon sens social. Aîné d'une famille nombreuse aussi, mon père a dû la quitter très tôt pour la secourir un peu financièrement, tout en organisant sa propre vie.

D'abord engagé comme messager à la gare de Saint-Pascal et ensuite comme télégraphiste, on le retrouve bientôt, en 1899, chef de gare à Roberval, parmi les pionniers du chemin de fer au Lac Saint-Jean. C'est dans cette gare-terminus, qui servait aussi de logement à ma famille, que j'ai entrepris en 1903 le grand voyage de la vie.

J'y ai vécu la première partie de mon enfance, entre le mystérieux cliquetis du télégraphe et le bruit des grosses locomotives qui roulent lourdement, sifflent et sonnent leur arrivée, puis s'arrêtent soudain en crachant leur blanche vapeur. Entre les trains, le long quai de la gare nous sert de terrain de jeu et nous passons, avec une curiosité toujours nouvelle, de l'office des bagages hétéroclites à la salle d'attente, où des passagers somnolent assis ou marchent impatients.

C'était merveille pour un enfant de voir, plusieurs fois par jour, arriver ou partir tout ce monde, principalement composé d'industriels de la forêt, de gars de chantier, de prospecteurs et de colons. Ces derniers étaient très nombreux. On avait même aménagé pour eux, près de la gare, un hôtel de relais appelé « maison des colons » [2].

Si cette gare tenait lieu de terminus au chemin de fer, elle représentait pour eux le point de départ d'une autre vie, un tremplin vers une nouvelle aventure. En route vers les pays d'en-haut, défiant les frontières de la civilisation, ils parlaient de terres à défricher, de maisons à bâtir, de villages et de paroisses à édifier. Comme le père Chapdelaine, qui était allé un jour à Péribonka. Celui-ci (de son vrai nom Samuel Bédard) était un ami de mon père. De temps en temps, il venait à Roberval, parfois avec « Maria » et même, un jour, avec Louis Hémon. C'est donc dans cette ambiance de voyageurs, de défricheurs et de pionniers que j'ai commencé ma vie. Je ne me retrouvai pas trop dépaysé ensuite à l'école des frères Maristes, dont la plupart des enseignants étaient des religieux français que leur République, en toute « liberté, égalité et fraternité »... avait poussés à l'exil. Récemment arrivés, des pionniers eux aussi !

Ces frères attachaient beaucoup d'importance aux activités sociales de notre école et m'encourageaient fortement à y participer, souvent en me poussant aux premiers rangs, malgré la gêne que j'en éprouvais. Décelaient-ils chez moi des traits plus marqués du classique « animal social naturel » ? Peut-être ! Même traitement plus tard au Séminaire de [53] Chicoutimi, mais en plus intense. Mes éducateurs m'y gavaient de littérature sociale, dont j'étais d'ailleurs très affamé. Le grand coup d'envoi me fut pourtant donné chez les Dominicains lorsque, après mes sept années régulières d'études philosophiques et théologiques, mes supérieurs m'offrirent, à ma grande joie, d'aller me consacrer aux sciences sociales en Europe [3].

J'avoue avoir quelque peu « intrigué » en ce sens. Il reste que mes supérieurs faisaient aussi preuve de clairvoyance et de sagesse. On était en 1930. L'après-guerre ! La crise ! Les Dominicains constataient que l'évolution économique et sociale du Québec posait déjà à la conscience chrétienne de nouveaux et sérieux problèmes. Ils estimaient que l'Ordre, fidèle à sa mission traditionnelle, devait aider notre population à affronter ces nouveaux défis en lançant dans l'action quelques-uns de ses hommes dûment préparés à cette fin. Jusque-là, la Province dominicaine canadienne s'en était tenue à former des philosophes, des théologiens, des prédicateurs, des canonistes, des biblistes et même des historiens. Pour la première fois, elle réclamait un sociologue !

Me voici donc inscrit, il y a 51 ans, à l'École  des sciences sociales de l'Université catholique de Lille, en France. Le père Thomas Delos, dominicain, professeur de sociologie, veut bien se charger de la direction générale de mes études. Surgit bientôt pour moi une crise d'orientation. Je me crois davantage destiné à une carrière d'action sociale alors que je me trouve plongé dans un nombre presque infini de cours théoriques. Une réelle détresse me pousse à exposer mon problème aux Supérieurs canadiens, en les suppliant de me dire clairement ce qu'ils attendent de moi.

La réponse fut rapide et percutante de précision et de brièveté. Un télégramme d'un seul mot : Enseignement ! Prévoyaient-ils que ma vie allait être, conformément à la fois à leurs desseins et à mes aspirations, une synthèse enseignement-action ? Quoi qu'il en soit, je n'avais plus qu'à encaisser le coup... et les théories [4]!

De retour à notre Collège d'Ottawa, je me vois justement confié deux cours tout indiqués : l'un de philosophie sociale et l'autre en morale, comportant les traités de la justice et de la charité. J'en fus très heureux, ma formation toute spéciale me permettant précisément de renouveler et d'adapter ces traités traditionnels.

Deux ans plus tard, en 1935, l'Université de Montréal m'invite à y donner mon cours de philosophie sociale. L'année suivante, l'Université Laval me fait la même proposition.

Chaque année, ces divers enseignements m'amènent tour à tour à Montréal, Québec et Ottawa. En même temps, de fréquents contacts avec différentes organisations sociales, comme aussi de nombreuses [54] conférences données ici et là me révèlent progressivement l'urgente nécessité d'organiser chez nous un enseignement vraiment scientifique des sciences sociales [5]

Ce besoin me tenait d'autant plus à cœur que, depuis mon adolescence, j'avais été dans ma région un témoin pour ainsi dire personnel de l'évolution profonde de notre société, de son industrialisation progressive et de son urbanisation. J'avais vu le grand complexe de l'aluminium et la ville d'Arvida s'élever dans des champs où, jeunes séminaristes, nous faisions des randonnées en raquettes. J'avais vu la ville de Dolbeau se construire à la place d'anciennes fermes, autour d'un imposant moulin à papier... tout près des Chapdelaine ! J'avais vu aussi le village et la pulperie de Desbiens remplacer pareillement de belles terres agricoles. J'avais vu la gigantesque construction des barrages de l'île Maligne et de Shipshaw entraîner une élévation considérable du niveau du Lac Saint-Jean et provoquer ainsi une dramatique inondation de fermes et même de résidences villageoises, dont notre maison familiale. Un malheureux événement que Henri Bourassa dénonçait violemment dans un article intitulé « Le brigandage du Lac Saint-Jean » [6]. J'avais enfin vu, aux portes de Roberval, un village naître et mourir en même temps que son usine : Val Jalbert ! Ainsi, toute une région, qu'on appelait naguère le « grenier » de la province, se transformait en parc industriel !

Pareille situation se produisait ailleurs au Québec, soulevant dans la population et les administrations de nouveaux problèmes économiques et sociaux qu'il fallait absolument étudier de près, et scientifiquement, afin de leur trouver des solutions appropriées [7]. Pour accomplir, une telle tâche, nous avions plus que jamais un urgent besoin de spécialistes : sociologues, économistes, etc. Et de spécialistes de chez nous ! Trop longtemps avions-nous laissé aux étrangers le soin de nous étudier. S'imposait donc l'institution d'un enseignement social proprement scientifique.

Certes existaient bien ici et là chez nous de vrais spécialistes, mais si rares et parfois si isolés, comme Léon Gérin et Marius Barbeau, en sociologie et en anthropologie. L'économique était davantage favorisée à l'École des hautes études commerciales de Montréal, où certains professeurs donnaient un enseignement scientifique en cette matière, comme les Montpetit, les Minville, les Angers et les Vézina. Mais ce n'étaient que des cours particuliers insérés dans le curriculum d'une école professionnelle destinée, comme son nom l'indique, à la formation d'hommes d'affaires. Or, nous parlons ici d'institution scientifique globalement orientée vers le social.

[55]

Bien sûr, l'Université de Montréal et l'Université Laval comptaient déjà des écoles de sciences sociales. Mais, selon l'expression même de M. Édouard Montpetit, directeur de la première, elles n'étaient vraiment pas de calibre universitaire. Elles ne donnaient que des cours du soir deux fois par semaine ; elles n'exigeaient aucunement de leurs étudiants la formation habituelle préalable à des cours universitaires ; elles ne visaient, en fait, qu'à offrir au grand public et aux étudiants des facultés traditionnelles une culture supplémentaire à portée sociale. Encore à Montréal, on trouvait l'École sociale populaire qui, selon son appellation même, se préoccupait surtout, admirablement bien d'ailleurs, d'offrir à la population une éducation sociale et de lui préparer des animateurs sociaux.

Mais alors où donc organiser cet enseignement scientifique tant souhaité ? Mon premier choix eût été Montréal, la dimension démographique et économique de cette ville constituant le plus important laboratoire de notre bouillonnement social. Comme de sérieuses difficultés institutionnelles et personnelles empêchaient l'École de l'Université de se transformer en véritable faculté, il a fallu se tourner vers Laval.

Le projet fut d'abord présenté aux abbés Alphonse-M. Parent, secrétaire de la Faculté de philosophie, et Charles-O. Garant, secrétaire de la Faculté de théologie, ainsi qu'au philosophe Charles de Koninck qui s'y montrèrent très favorables. Nous en avons ensuite discuté avec le doyen de la Faculté de théologie, Mgr Cyrille Gagnon. Nous avons chargé celui-ci de piloter le projet auprès du chancelier de l'Université, le cardinal Rodrigue-M. Villeneuve, dont il était un conseiller très écouté. Fort intéressé, le prélat s'empresse de me demander plus de précision et d'information. Homme de perception et de décision rapides, quelques jours après, il soumet le projet au Conseil universitaire, qui l'accepte sans tarder. Le 31 mars 1938, l'Université Laval annonçait la fondation d'une nouvelle École de sciences sociales, qui devait ouvrir ses portes en octobre suivant [8].

Le projet se conformait strictement aux normes universitaires officielles. Il comportait des cours réguliers de jour, du lundi au samedi midi ; il exigeait un baccalauréat comme condition d'admission ; il promettait la constitution, le plus rapidement possible, d'un corps professoral bien qualifié et employé à plein temps ; enfin, il privilégiait la recherche. Cependant, tout en étant authentiquement universitaire, cette École ne pouvait jouir immédiatement du statut de faculté. Elle devait pour ainsi dire faire son noviciat sous l'égide d'une faculté déjà existante, au choix. À Paris, la sociologie était enseignée aux Lettres et l'économique à la Faculté de droit. Quant à nous, soucieux d'éviter une influence [56] trop juridique ou trop littéraire, nous avons préféré la Faculté de philosophie, qui nous offrait des cadres plus larges, un esprit plus ouvert et aussi plus de compréhension, de sympathie et de liberté !

Au début, à cause de nos maigres ressources financières et de la difficulté de trouver un nombre suffisant de professeurs qualifiés et totalement disponibles, nous ne pouvions offrir aux étudiants qu'une formation générale conduisant, après trois ans, à une maîtrise générale en sciences sociales. Notre enseignement portait principalement sur la sociologie, l'économique, les méthodes de travail et de recherche [9].

Le recrutement des professeurs se révéla le problème crucial. Nous pouvions bien recourir sur place à quelques spécialistes compétents ; mais déjà pris par leurs occupations professionnelles, ces hommes ne réussissaient à nous consacrer qu'une partie de leur temps. Nous avons cependant pu obtenir la pleine collaboration d'un sociologue franciscain de Montréal, le père Gonzalve Poulin, devenu par la suite mon bras droit. Nous avons, de plus, réussi à attirer deux sociologues européens, les dominicains Eschman, un Allemand, et Delos, un Français. Le sociologue américain Everett Hughes nous a aussi apporté une très importante collaboration de six mois.

Hélas ! dès notre première année, la guerre interrompait nos importations européennes. Nous avons alors décidé de préparer nous-mêmes nos futurs professeurs de carrière. Sept de nos premiers diplômés furent choisis pour aller, grâce à des bourses, poursuivre ailleurs des études plus spécialisées. C'est ainsi que Maurice Lamontagne et Maurice Tremblay sont partis à Harvard, le premier pour l'économique, l'autre pour la science politique ; Jean-Charles Falardeau à Chicago pour la sociologie, Roger Marier à Washington pour le service social ; Albert Faucher à Toronto pour l'histoire économique ; Gérard Dion à Queen's pour les relations industrielles ; Eugène Bussière à différents endroits du Canada et des États-Unis pour des stages en éducation des adultes. Après la guerre, d'autres sont partis, mais pour l'Europe cette fois, et dès que ce fut possible, comme René Tremblay à Louvain, Léon Dion et Fernand Dumont à Paris, Gérard Bergeron à Genève, pour n'en nommer que quelques-uns. Ainsi se bâtissait une bonne équipe, formée dans les meilleures institutions et représentant divers courants de la pensée sociale.

En 1943, le premier contingent est de retour, muni des qualifications requises. L'École  compte alors cinq années d'expérience, de rodage et d'observation de notre société. On l'estime maintenant assez forte et assez sérieuse pour devenir faculté. Peut-être aussi était-elle devenue quelque peu embarrassante pour la Faculté de philosophie ?... Elle prend [57] nettement alors un nouveau départ, en se donnant des structures plus fonctionnelles et des programmes plus spécialisés.

Soucieuse de mieux répondre aux exigences universitaires et aux besoins d'une société qu'elle connaît maintenant davantage, elle se crée des départements de sociologie, d'économique et de relations industrielles, ainsi qu'une École de service social. Elle organise un centre commun de recherches, en même temps qu'elle fortifie et institutionnalise davantage son service d'éducation populaire [10].

Dans cet ensemble, les principaux départements sont évidemment ceux de sociologie et d'économique. Ils sont les pierres d'assise. Chacun selon sa compétence, ils fournissent aux autres les enseignements fondamentaux qui leur sont nécessaires. Plus essentiellement voués à la recherche, ils sont plus proprement scientifiques, tandis que les relations industrielles et le service social constituent plutôt des écoles professionnelles, qui visent à former des spécialistes capables d'affronter les problèmes graves et croissants que causent l'industrialisation rapide et l'urbanisation massive de notre société [11].

On retrouve ici, me semble-t-il, un des traits caractéristiques de la première décennie des sciences sociales à Laval : une conception à la fois théorique et pratique de l'enseignement. Bien sûr, il fallait que cet enseignement fût le plus scientifique possible, mais il devait servir en même temps de son mieux une société qui en avait tant besoin. Les appels étaient si pressants ! Et il fallait rattraper tant de retards ! L'institution devait agir vite. En un mot : s'engager [12]!

Ce n'est pas pour rien qu'elle s'est empressée de publier ses Essais sur le Québec contemporain [13] ; que le Département des relations industrielles s'est hâté de lancer sa Revue [14] et son Congrès [15] qui durent encore, et que l'École de service social s'est vite occupée d'organiser autour d'elle différents services sociaux. Ce n'est pas sans raison non plus que, dès son origine, l'institution a porté beaucoup d'attention à l'éducation des adultes.

D'autre part, elle devait s'établir non seulement à l'intérieur de l'université mais aussi dans l'opinion publique, qui en ignorait trop l'importance et l'utilité. Il était bon, certes, de préparer pour la population les spécialistes dont elle avait besoin ; mais il était aussi nécessaire de sensibiliser celle-ci à leur action future, tout en lui offrant, du même coup, l'avantage d'une certaine participation à l'enseignement universitaire dans des cours de vulgarisation donnés le soir ou par correspondance, dans des sessions intensives, des publications, etc. [16]

De leur côté, nos professeurs avaient ainsi l'avantage d'entrer en contact plus direct avec la population. Ils pouvaient l'observer de plus près et prendre plus ample conscience de son vécu et de ses aspirations. [58] Nous avons toujours considéré notre service d'éducation populaire comme une sorte de pont entre le peuple et l'université, un pont sur lequel s'accomplit au profit des deux rives un two-way traffic.

Pourquoi aussi, dès son premier jour, ce grand intérêt de l'École  dans l'enseignement de la coopération et le mouvement coopératif ? Sans doute parce qu'elle y voyait — et l'avenir lui a vite donné raison — une force de progrès économique pour notre peuple. Plus précisément encore, pourquoi cette fondation, en 1939, d'un Conseil supérieur de la coopération, qui fixe chez elle son siège social  [17]?

Permettez-moi de donner ici à ces questions une réponse inévitablement personnelle et qui ne va pas sans me gêner un peu. Remontons à la première année de l'École. Dans le monde des affaires, les milieux scolaires, politiques et même cléricaux, on ne se gênait pas pour ridiculiser nos étudiants en les traitant de rêveurs, de réformateurs en chambre et même de futurs chômeurs (instruits, donc dangereux !)... puisqu'il n'existait pas alors de professions d'économistes, de sociologues, de politicologues, etc. Quelques élèves en étaient ébranlés. D'autant qu'ils en avaient pour trois ans d'étude. Il fallait absolument prouver que les sciences sociales pouvaient déboucher sur le concret.

En ce temps-là, dans le mouvement coopératif, l'unité était loin de régner entre les institutions qui enseignaient ou pratiquaient la coopération. Un organisme supérieur s'imposait pour l'unification de toutes ces forces dans la pensée et l'action. J'ai donc fait le tour des principaux leaders des différents secteurs coopératifs pour leur en proposer la création : les Vaillancourt, les Barbeau, les Bois, etc. Ils ont tous été d'accord.

Le 9 avril 1939, lors d'une réunion tenue à l'Université Laval, ledit Conseil était créé, son siège social établi à l'École des sciences sociales et le doyen de celle-ci nommé président. L'effet de ces décisions fut considérable dans le public. À partir de ce moment-là, l'École fut davantage prise au sérieux, les étudiants beaucoup moins raillés, les ébranlés rassurés. Ainsi la théorie fortifiait la pratique et la pratique soutenait la théorie !

Soulignons maintenant un deuxième trait de la première décennie de l'école lavaloise : une préoccupation de garder une certaine intégration dans l'enseignement des sciences sociales, la conception globale d'une faculté à la fois diversifiée et unifiée dans son action pédagogique, autrement dit le souci profond de maintenir une atmosphère et une coopération interdisciplinaires.

Afin d'éviter la compartimentation hermétique — pour ne pas dire séparatiste ! — constatée dans les divers départements des universités américaines et canadiennes-anglaises, nous avons exigé que les étudiants [59] de chacun de nos départements reçoivent ensemble, au moins durant la première année, une formation générale en sciences sociales. Nous croyions qu'un bon sociologue ne peut l'être vraiment s'il ne possède pas un minimum de connaissances économiques, pas plus qu'un bon économiste ne peut se passer d'un minimum de sociologie. Notre Centre de recherches s'est organisé selon le même esprit, favorisant les projets conjoints et interdisciplinaires [18].

Voici ce que j'écrivais en 1947 : « L'expérience nous a démontré que cette forme de structure universitaire — qui, tout en laissant à chacun des divers départements, école, services et centre de recherches leur autonomie et leur rôle propres, les unit dans une même faculté — offre de grands avantages. Elle permet d'éviter les doubles emplois, d'effectuer une utilisation plus économique et d'obtenir un rendement plus efficace des ressources financières disponibles, de donner aux étudiants une formation fondamentale identique, de développer une collaboration interprofessorale fréquente et continue, de garder les spécialisations dans le cadre naturel d'un ensemble de connaissances sociales où elles ont la chance de se compléter et de se corriger mutuellement, bref, d'assurer une heureuse division du travail tout en gardant à l'institution sa nécessaire homogénéité. »

Évidemment, la situation a bien changé depuis. La réalisation d'un tel idéal n'est plus guère possible, ne serait-ce qu'à cause de l'augmentation considérable du nombre des étudiants : ils étaient moins de 100 au début ; ils dépassent maintenant les 3 000. Il ne faut pas oublier non plus les impératifs des spécialisations infiniment plus poussées, sans compter les exigences prosaïquement cruelles du marché du travail. Mais n'était-ce pas là un idéal enthousiasmant ? et n'a-t-il pas, en son temps, produit de beaux fruits ?

Sa poursuite ne se fit cependant pas sans difficultés, sans peine, sans crises même. L'institution dérangeait trop de monde, bouleversait trop d'habitudes et de préjugés, soulevait trop de problèmes.

La première attaque vint de la Faculté de droit, de la part d'un éminent juriste, l'honorable juge Ferdinand Roy. Dans une conférence radiophonique intitulée : « Les fureurs d'un juriste », il soutient que le droit est la principale science sociale et que, de toute façon, les cours de sciences sociales devraient être donnés à sa Faculté [19]. À son exemple, quelques-uns de ses collègues défendent de suivre nos cours. Plusieurs étudiants viennent quand même, mais en catimini.

D'autres nous reprochaient de nous mêler de politique, allant parfois jusqu'à menacer l'institution, paraît-il, lorsque des professeurs [60] (ou leur doyen !) avaient le courage professionnel d'enseigner honnêtement ce qu'ils savaient, même au risque de déplaire au pouvoir établi et de compromettre leur carrière personnelle.

D'autres encore reprochaient à la Faculté d'être laïcisante : parce qu'on y prônait la non-confessionnalité de certaines organisations économico-sociales [20] ; parce que son corps professoral était surtout recruté parmi les laïcs ; parce qu'elle ne donnait pas assez d'importance dans la distribution de ses cours à la doctrine sociale de l'Église. De là à formuler une accusation de positivisme, le pas était facile à franchir. Il le fut.

Hé oui ! Comme si la confessionnalité de certaines institutions n'était pas de nature à nuire davantage à l'Église et à la foi qu'à les aider. Comme si l'important pour la Faculté n'était pas, d'abord, de trouver un bon sociologue ou un bon économiste, soutane ou pas. Comme si la Faculté n'en était pas une de sciences sociales, et non de théologie. Evidemment, la doctrine sociale de l'Église y avait droit de cité, non seulement comme l'ensemble des normes de conduite proposées à la société chrétienne, mais aussi comme une réalité importante à étudier objectivement. Par ailleurs, pourquoi évaluer l'importance donnée à cette doctrine selon le nombre de cours qui lui étaient consacrés ? En somme, elle est constituée de principes peu nombreux. De plus, un principe peut parfois être expliqué en quelques minutes, tandis qu'il faut souvent des heures pour analyser les réalités, ou les situations sociales auxquelles il doit s'appliquer. À remarquer que, depuis Vatican II, les documents pontificaux eux-mêmes n'utilisent pratiquement plus cette expression ambiguë de « doctrine sociale de l'Église » [21].

On reprochait, en plus, à la Faculté d'être socialisante, gauchiste, et même communiste... dixit Rumilly ! Mais pourquoi nos professeurs n'auraient-ils pas eu, dans leurs interventions publiques, la liberté et le droit d'afficher un préjugé favorable à la classe ouvrière et leur sympathie pour la masse des plus démunis ?

Du côté du service social, la tâche ne fut pas plus facile. Il existait déjà de nombreuses organisations de bienfaisance qui se dévouaient au soulagement des pauvres et des désemparés. Mais la rationalisation manquait à l'efficacité de leur action, par ailleurs si admirable. Certaines ne voulaient même pas entendre parler des techniques modernes d'assistance et de bienfaisance. Elles disaient : « Social work, c'est anglais, c'est protestant. Pour nous catholiques, c'est la charité qui compte. »

Il est bientôt devenu nécessaire d'exposer le problème à la population. Dans une conférence au Palais Montcalm, intitulée « Le bon samaritain à Québec », j'ai essayé de démontrer que la charité elle-même exigeait la technique. Les théologiens ne soutiennent-ils pas que l'acte [61] propre de la charité, c'est le bienfait, c.-à.-d. un acte qui fait du bien ? Et pour qu'il produise le plus de bien possible, ne faut-il pas qu'il soit bien fait : la technique ! Monseigneur Pelletier, évêque auxiliaire à Québec, a dû intervenir dans le même sens auprès d'une importante organisation catholique féminine pour la prier de cesser son opposition... au social work [22].

Enfin, parmi tous ces moments critiques, je crois que le plus embarrassant fut celui d'une dénonciation faite à Rome auprès de la Congrégation des universités, dont le cardinal Pizzardo était le secrétaire. Dans ce rapport, on reprenait presque tous les griefs mentionnés plus tôt. On y proposait la condamnation du doyen et son remplacement. Heureusement, le bon cardinal n'a pas retenu ce réquisitoire et, quelque temps plus tard, à Mgr Garant, évêque auxiliaire à Québec, il disait, l'annuaire de notre Faculté en main : « Monseigneur, voici ce que je propose aux évêques canadiens qui me parlent d'organiser ce genre d'institution. »

Aujourd'hui, après une quarantaine d'années, toutes ces histoires peuvent paraître irréelles, invraisemblables et même ridicules. Il faut toutefois se rappeler le contexte social et religieux du temps. Ces histoires étaient bien réelles alors, parfois même dramatiques. C'est dans l'angoisse et l'insécurité que nous les avons intensément vécues, avec l'espoir de laisser à nos successeurs quelques acquis valables et des jours moins tourmentés.

Quel est le bilan de ces acquis ? Je laisse aux générations qui ont suivi la mienne le soin de l'établir objectivement. Permettez-moi cependant, au risque d'être quelque peu subjectif, de leur proposer quelques jalons.

À mon humble avis, notre génération, dite première dans ce colloque, a déposé dans le patrimoine québécois :

1. Une Faculté de sciences sociales bien établie, avec ses départements et services décrits plus haut. On peut en penser et en dire ce qu'on voudra, mais elle existe !
2. Une intéressante expérience d'intégration des sciences sociales.
3. Un essor de l'esprit scientifique dans le domaine de la connaissance sociale.
4. Une distinction plus marquée entre la démarche proprement scientifique et la considération morale des faits et problèmes sociaux.
5. Une démarcation plus nette des domaines profanes et religieux.
6. Une nouvelle approche du problème de la confessionnalité.
7. Un respect et un amour profonds de la liberté académique.
8. Un culte plus poussé de la compétence professionnelle.
9. Un grand souci d'étudier notre société canadienne-française et de répondre à ses besoins.

[62]

10. Un encouragement spécial à la coopération comme formule de progrès économique et social.

Modestia a parte, je serais tenté de conclure candidement : qui dit mieux ?...



[1] Même sur le plan religieux, la vocation se révèle d’abord dans ces données naturelles

[2] Rossel Viens, Histoire de Roberval, publication de la Société historique du Saguenay, Chicoutimi, 1954, ch.VII.

[3] G.-H. Lévesque, « Itinéraire sociologique », Recherches sociographiques, vol. XV, PUL, 1974, p. 203 et s.

[4] Ibid

[5] Ibid

[6] Le Devoir, 12 mai 1927. — Cet article fait écho à une brochurette titrée la Tragédie du Lac Saint-Jean et publiée localement par le Comité de défense des cultivateurs lésés.

[7] Falardeau, Lamontagne, Faucher... Essais sur le Québec contemporain, PUL, 1953

[8] Faculté des sciences sociales de Laval, Déjà dix ans de vie, Québec, 1948.

[9] École des sciences sociales, politiques et économiques, Annuaire, Québec, 1938.

[10] G.-H. Lévesque, « Principles and Facts in the Teaching of Social Sciences », The Canadian Journal of Economics and Political Science, Toronto, vol. XIII, p. 501 et s.

[11] G.-H. Lévesque, « Integrating Social Work Curriculum into the Social Sciences », Social Work Journal, New York, avril 1951, p. 63 et s.

[12] G.-H. Lévesque, « Humanisme et sciences sociales », The Canadian Journal of Economics and Political Science, Toronto, 1952, vol. XVIII, n° 4, p. 263 et s.

[14] Bulletin (transformé plus tard en revue) des relations industrielles : publication bilingue et trimestrielle fondée en 1945 par le Département des relations industrielles de Laval. La seule du genre au Canada français, elle poursuit toujours fidèlement sa mission d'éclairage auprès des syndiqués, des patrons et des gouvernants.

[15] Ces Congrès annuels, encore très suivis, célébreront en 1982 le 36° anniversaire de leur fondation.

[16] Les Cahiers de l'École des sciences sociales de Laval, lancés en mars 1941, ont présenté, chaque mois, durant plusieurs années, des études spéciales sur des sujets d'intérêt public, aux Éditions Cap Diamant, Québec.

[17] Gérard Filion, le Conseil supérieur de la coopération, publication de ce Conseil, Québec, 1940.

[18] G.-H. Lévesque, Principles and Facts... (voir note 10).

[19] Voici quelques paroles de l'honorable doyen : « On se demande aujourd'hui, dans le bruit que fait l'École des sciences sociales, économiques et politiques, s'il subsiste encore une faculté de droit pour enseigner cette science uniquement sociale qu'est le droit, etc.. » journal l'Action catholique, 14 février 1939. — Réponses du père G.-H. Lévesque, ibid., 7 mars 1939 et de Mgr M.-Ls. Beaulieu (professeur à l'École), 11 mars 1939.

[20] G.-Lévesque, «La non-confessionnalité des coopératives» revue Ensemble, Québec, décembre 1945 et avril 1946. P.-M. Gaudrault, Neutralité, non-confessionnalité et l’École sociale populaire, les Éditions du Lévrier, Ottawa, 1946.populaire

[21] G.-Lévesque, l’Enseignement de la doctrine sociale de l’Église à la faculté des sciences sociales de Laval, notes manuscrites distribuées aux étudiants et aux évêques du Québec.

[22] G.-Lévesque, « Service social et Charité», Cahiers de la Faculté des sciences sociales. Les Éditions cap Diamant, Québec.1944.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le lundi 3 avril 2017 13:48
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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