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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Continuité et rupture. Les sciences sociales au Québec. TOME I. (1984)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du livre Continuité et rupture. Les sciences sociales au Québec. TOME I. Textes réunis par Georges-Henri Lévesque, Guy Rocher, Jacques Henripin, Richard Salisbury, Marc-Adélard Tremblay, Denis Szabo, Jean-Pierre Wallot, Paul Bernard et Claire-Emmanuelle Depocas. Montréal: Les Presses de l’Université de Montréal, 1984, pp. 1-310 (310 pp.). Une édition numérique réalisée par Diane Brunet, guide de musée, retraitée du Musée de La Pulperie à Chicoutimi. [Livre diffusé avec l'autorisation de la direction des Presses de l'Université de Montréal accordée le 18 janvier 2016.]

[7]

CONTINUITÉ ET RUPTURE.
Les sciences sociales au Québec.
TOME I

Introduction

Guy ROCHER


Ce livre est inséparable du colloque dont il est issu. Avant de présenter le premier, il faut d'abord s'expliquer sur le second. Le lecteur comprendra mieux ensuite et le ton et le contenu des textes qui composent l'ensemble de cet ouvrage.

Histoire d'un projet

En octobre 1981, un colloque de trois jours, préparé et réalisé sans publicité ni tapage, réunissait dans un hôtel des Laurentides une cinquantaine de participants. Chacun d'eux répondait à une invitation personnelle que lui avait faite un comité d'organisation composé de quelques collègues, ceux-là même sous la responsabilité desquels cet ouvrage est publié. En acceptant l'invitation, chacun des participants s'était engagé à remettre un texte qui allait soit être lu, soit être distribué durant le colloque. Dès le départ, il était entendu que l'ensemble de ces textes — revus, repris, complétés après le colloque — allaient faire l'objet d'une publication ultérieure.

Le « colloque du Mont-Gabriel », comme il vint à s'appeler, répondait à un double dessein. Celui d'abord d'être un moment de dialogue entre les quatre générations de chercheurs et de professeurs qui, des années trente aux années quatre-vingt, ont ouvert puis étendu le chantier des sciences humaines au Québec. Le rythme des changements qu'a connus le Québec au cours des cinquante dernières années a été tel que chaque nouvelle génération pouvait avoir le sentiment de devoir repartir à neuf, sans compter sur l'acquis des générations précédentes, ou même en culbutant l'héritage que celles-ci leur avaient légué. Ces discontinuités d'une génération à l'autre sont normales et peuvent souvent avoir des effets positifs. Mais elles peuvent aussi, par ailleurs, restreindre dangereusement l'étendue de l'horizon, si elles érigent et entretiennent des cloisons si élevées et si denses qu'aucun message ne peut plus les traverser. L'autonomie que recherche normalement chaque génération risque d'être stérilisante si elle devient isolement et solitude. Dans une petite société comme le Québec, dont le tissu est serré, l'écart d'une génération à l'autre est peut-être un utile mécanisme de défense auquel chacune doit recourir pour affirmer sa personnalité propre. Mais comme [8] pour tout mécanisme de défense, il faut en reconnaître les limites et les dangers, savoir en tirer profit sans s'y laisser enfermer.

C’est dans cet esprit que des représentants des quatre générations furent conviés à une entreprise de dialogue. À cette fin, nous avions demandé aux aînés de venir témoigner de leur expérience, de décrire et d'évaluer leur itinéraire et les conditionnements qui l'ont marqué, de constater l'influence qu'ils ont pu exercer par leur initiative et leurs activités intellectuelles, sociales et politiques. De leur côté, les plus jeunes étaient invités à se tourner vers les travaux de ceux qui les ont précédés, à reconstituer les chaînons des réflexions et des recherches qui mènent jusqu'à eux, en dresser le bilan et les soumettre, à l'occasion, à l'analyse critique qu'ils pouvaient juger pertinente.

Un second dessein se greffait tout naturellement au premier. De ces témoignages, évaluations et critiques, allait se dégager une perception plus raffinée, plus subtile, plus pénétrante de l'interaction qui s'établissait entre les idées et les recherches en sciences humaines et l'évolution économique, sociale et politique de la société québécoise dont elles émanaient ou à laquelle elles s'adressaient. Depuis le mémorable colloque de la Faculté des sciences sociales de l'Université Laval en 1952, qui donna lieu à la publication, par les soins de Jean-Charles Falardeau, des Essais sur le Québec contemporain (1953), aucune autre tentative n'avait été faite pour éclairer l'histoire contemporaine québécoise à la lumière de la contribution des sciences sociales. La chose s'était cependant faite ailleurs : pour les États-Unis, sous la direction de P.E. Hammond, Sociologists at Work (1964) ; pour la France, sous la direction de Henri Mendras, la Sagesse et le désordre, France 1980 (1980). Près de trente ans après le colloque de l'Université Laval, les nombreux travaux accumulés depuis lors permettaient de jeter un regard sur le chemin parcouru, de fixer certaines étapes, de dégager des orientations d'avenir. Car si l'exploration rétrospective pouvait avoir son mérite en elle-même, elle devait aussi contribuer à éclairer la route encore ouverte devant nous.

Or, une situation particulièrement propice se présentait. Sans doute, certains grands précurseurs, tels Léon Gérin, Edouard Montpetit, Esdras Minville, Lionel Groulx ne sont plus parmi nous. En revanche, la génération de ceux qui, au Québec, ont mis en place et lancé les institutions d'enseignement supérieur des sciences humaines que nous connaissons encore — facultés, écoles, départements — sont toujours bien présents. Il s'agit du R.P. Georges-Henri Lévesque, fondateur de la Faculté des sciences sociales de l'Université Laval, du R.P. Noël Mailloux, fondateur de l'Institut de psychologie de l'Université de Montréal, du professeur François-Albert Angers, fondateur de l'Institut d'économie appliquée de l'École des hautes études commerciales, du [9] R.P. Émile Bouvier, fondateur de l'École des relations industrielles de l'Université de Montréal. C'est autour d'eux et de leurs œuvres que le colloque fut bâti. Leurs témoignages inestimables sur l'histoire du Québec et des sciences sociales, telle qu'elle fut vécue par ces protagonistes, servie de coup d'envoi du colloque. Ils furent suivis de témoignages, d'évaluations, de discussions par des représentants de la génération qui composa leurs étudiants, bientôt devenus leurs collègues. Puis, quelques collègues parmi les plus jeunes avaient accepté la redoutable tâche de faire, devant ces aînés, une rétrospective analytique et critique des travaux et recherches — ceux de ces aînés mêmes et parfois aussi les leurs propres — dans certains secteurs déterminés de la société québécoise. Enfin, quelques collègues extérieurs au Québec ou extérieurs aux sciences sociales avaient bien voulu relever le défi de faire état de leur perception de l'ensemble de ce qu'on peut appeler, au sens étymologique du terme, le « mouvement » des sciences humaines québécoises.

Tel qu'il fut conçu par les organisateurs, ce colloque n'avait pas de public passif. Ceux qui y assistaient y présentaient nécessairement une communication ou y déposaient un exposé. Cela réduisait le nombre des participants à une cinquantaine. Dans ces conditions, le choix de ceux-ci s'avéra difficile, sinon arbitraire, pondéré la plupart du temps par la représentation des générations et des disciplines. Il n'y a donc aucune absence — de toutes celles qu'on peut aisément relever — qui ne se justifie autrement. Sauf quelques-unes : certains collègues ne purent, pour diverses raisons, accepter notre invitation, ce qui fut particulièrement regrettable car leurs œuvres furent souvent évoquées, comme ce fut le cas pour Jean-Charles Falardeau, Léon Dion, Fernand Dumont, Marcel Rioux. De même, quelques personnes extérieures à la fois aux sciences sociales et à la vie universitaire, des poètes et des journalistes, dont on avait espéré qu'elles nous fassent bénéficier d'un regard critique, ne purent ou n'osèrent accepter notre invitation.

Lorsqu'ils ont tenté d'élaborer une problématique préliminaire susceptible d'accueillir toutes les interventions, les organisateurs du colloque se sont arrêtés à l'antinomie « continuités et ruptures », dont ils ont fait le thème général du colloque. D'aucuns ont dit — et on le lira dans certains textes de l'ouvrage — que l'on peut toujours observer partout des continuités et des ruptures : il n'y avait pas grand risque à chapeauter le colloque d'un pareil bicorne. D'autres ne plaçaient ni les ruptures ni les continuités là où les organisateurs semblaient les avoir vues. Malgré ces réticences, on ne pouvait que reconnaître, au fil des exposés, une certaine ordonnance naturelle autour de ce qui sont sans [10]

doute des pôles permanents de la réflexion et de l'histoire humaine : ordre et changement, continuités et ruptures dans l'étude du pouvoir, de l'économie, de la nation, des classes sociales, de la justice, de la culture. Continuités et ruptures entre les générations, entre les écoles de pensée, entre les thèmes majeurs adoptés par les chercheurs, entre le XIXe et le XXe siècle, entre l'Europe et l'Amérique, entre l'homme et les sciences de l'homme, entre la société et les sciences sociales. Ce thème, parce qu'il se prêtait à diverses interprétations, ouvrait bien des portes. De toute évidence, les auteurs ne s'y sont pas sentis à l'étroit, ni non plus trop téléguidés. Chacun a pu l'entendre selon son besoin et en tirer son profit. Ce fait a pu contribuer à favoriser la richesse et la diversité des points de vue exprimés par les différents auteurs.

Ajoutons encore que peut-être plus que d'autres sociétés, le Québec a connu récemment une évolution faite tout à la fois d'un retour à ses sources et d'une mutation profonde. Retour à ses sources par le désir nettement affirmé de faire reconnaître son caractère francophone, sa tradition culturelle particulière, son identité à la fois sociale et territoriale. En même temps, le Québec entrait dans le monde moderne, il subissait le choc des valeurs nouvelles qui l'obligeaient à se dépouiller d'anciennes pour accueillir celles qui s'offraient ou s'imposaient à lui. Il en est résulté d'importantes ruptures avec l'ancienne mentalité, l'importation de nouveaux comportements, le déclin de certaines institutions, en particulier celles que le clergé catholique avait mises sur pied, au profit d'autres, étatiques pour la plupart. Nombreuses ont été ces discontinuités au cours des dernières décennies, sans rompre cependant tout à fait avec un certain passé. Ces continuités et discontinuités propres au Québec furent abondamment illustrées dans les témoignages et analyses présentés lors du colloque.

Bref, « ruptures et continuités », il s'avéra que ce thème faisait bien le lien entre des exposés d'inspiration assez disparate, ce qui engagea à poursuivre le projet de publier toutes les communications présentées aux participants du colloque. Les échanges, commentaires et discussions auxquels elles donnèrent lieu confirmèrent aussi la sagesse de cette décision. Il était important que l'ensemble de ces témoignages, critiques, analyses, tant de la part des premiers protagonistes des sciences humaines que de leurs disciples, élèves, successeurs, rejoignent un plus vaste public que les seuls participants du colloque et soient consignés pour la suite des temps. On peut imaginer la perte qu'auraient subie les sciences sociales québécoises si Jean-Charles Falardeau n'avait réuni les textes du colloque de 1952. Nous croyons que ceux qui composent cet ouvrage-ci, bien que d'une autre nature et appartenant à un autre contexte, s'avéreront, peut-être plus encore avec le passage du temps, [11] des clés indispensables à la compréhension empathique (au sens de l'allemand Verstehen) de l'histoire du Québec et des sciences sociales au Québec.

Les sciences humaines
et la société


Le second dessein de cet ouvrage — celui de mettre en lumière l'interaction des sciences humaines ou sociales et le milieu social où elles s'élaborent — est peut-être un peu plus problématique que le premier — qui était de renouveler le dialogue entre les générations de chercheurs québécois des sciences de l'homme. Ce dessein est en effet à double volet, puisqu'il est question précisément d'interaction : influence de la société sur les sciences humaines ; influence de celles-ci sur la société où et à partir de laquelle elles s'élaborent.

Parlant de la sociologie, et particulièrement de la sociologie québécoise, Jean-Charles Falardeau écrivait en 1974 : « Science des phénomènes sociaux, la sociologie est aussi conscience de la société. Elle est réponse à des questions, à des défis posés par la société. Dans la mesure où elle est apparue, au début du XIXe siècle, après que les sociétés occidentales eurent acquis un certain développement technique et des structures capitalistes, elle a été une prise de conscience de la modernisation de la société. Prise de conscience aussi des décalages entre les idéaux professés et les conditions concrètes de l'existence collective. »

« Aussi bien, la sociologie n'a pu manquer de manifester des caractéristiques spécifiques selon les sociétés particulières où elle a été pratiquée. Entremêlées à l'ambition de créer une science générale de la société, se sont élaborées des sociologies « nationales » : française, allemande, anglaise, américaine, russe, etc., — c'est-à-dire, des orientations de l'inquisition sociologique correspondant aux questions proposées par l'évolution de chaque société particulière, correspondant aussi aux caractères dominants de la pensée scientifique et aux modes selon lesquels chacune de ces sociétés la transmettait par son système d'enseignement. »

« Ce sont là des truismes. Ils devraient cependant jalonner l'ambition de quiconque entreprendrait de mettre en complète lumière la naissance et l'évolution de la sociologie au Québec : rappeler les traits marquants des états de notre société qui ont précédé et accompagné cette naissance, conditionné cette évolution ; évoquer l'histoire des idées et des mentalités ;  [12] dégager les circonstances dans lesquelles se sont manifestées les recherches scientifiques et, en particulier, celles des sciences sociales ; reconstituer les transformations de l'enseignement supérieur qu'elles ont entraînées ou qui les ont rendues possibles ; retracer enfin les influences internes ou externes, directes ou indirectes qui ont joué sur les premières manifestations de la sociologie » (Jean-Charles Falardeau, 1974, 135-136).

Ce que dit Jean-Charles Falardeau de la sociologie vaut tout autant pour l'ensemble des sciences sociales et humaines. Il est indubitable que l'histoire des sciences sociales et celle de la société québécoise se mêlent intimement depuis une cinquantaine d'années. Les chercheurs des sciences sociales ont adopté le Québec comme leur principal objet d'étude, ils en ont fait leur laboratoire, au point de paraître parfois trop exclusivement centrés sur leur société. Sans doute y a-t-il de sérieuses lacunes dans les recherches sur le Québec. Mais lorsqu'on en fait le bilan, on constate qu'elles ont quand même couvert presque tous les aspects de cette société, qu'elles en ont exploré à la fois les structures et les dynamismes. Il y a plus. Les chercheurs des sciences sociales n'ont pas été que des observateurs de leur société, la plupart ont aussi été des intervenants à un titre ou à un autre. Plusieurs ont été étroitement mêlés à l'activité syndicale, d'autres ont collaboré à l'action d'organismes communautaires locaux ou régionaux, d'autres ont participé aux travaux de commissions gouvernementales et semi-gouvernementales, certains se sont impliqués dans l'exercice du pouvoir politique, beaucoup ont répondu aux invitations des médias écrits ou électroniques. Beaucoup plus que les chercheurs des sciences sociales américains et canadiens d'expression anglaise, les chercheurs francophones québécois ont été des agents actifs dans l'évolution de leur société.

C'est là un élément caractéristique des sciences sociales au Québec. Il marque à la fois l'histoire des sciences sociales et celle de la société québécoise. Il s'explique sans doute par le fait que le Québec est un petit pays, assez fortement intégré malgré les différences qu'il comporte. Les lieux du pouvoir y sont assez facilement identifiables et les réseaux d'influence relativement serrés, en comparaison de sociétés où le pouvoir est plus diffus ou encore est réservé depuis plusieurs générations à une classe sociale particulière.

La taille du Québec n'explique cependant pas tout. La société québécoise est depuis longtemps à la recherche de son identité au sein de l'ensemble canadien, et de plus en plus de l'ensemble nord-américain qui l'environne. Soumise à des influences et des pouvoirs économiques et politiques qui sont étrangers à sa culture française, la société québécoise s'interroge depuis deux siècles sur les raisons et les chances de sa survie [13] et sur le type de société qu'elle veut être. Dans ce contexte, plusieurs définitions du Québec et de son avenir ont évidemment eu cours, portées par divers mouvements sociaux, certaines institutions dominantes et tous les partis politiques. C'est ainsi que le nationalisme, d'abord canadien-français, puis québécois, a occupé une place importante dans la conscience québécoise, passant par différentes phases selon les circonstances, les événements et le rôle exercé par certains définisseurs de situations.

Dans une telle société, où l'interrogation sur soi est presque constante et tient un peu de l'obsession, il était normal que les sciences sociales fussent encore plus qu'ailleurs inspirées par les inquiétudes et les aspirations qui habitent cette société. Qu'on le reconnaisse ou non, les sciences sociales sont toujours marquées par les idéologies, les valeurs, les forces sociales de la société où elles sont pratiquées. Au Québec, cette influence de la société sur les sciences sociales fut particulièrement visible, compte tenu du contexte particulier de ce pays. Il est heureux qu'il en ait été ainsi : les recherches sociales sur le Québec en ont été enrichies du questionnement que faisaient les chercheurs de leur société et de leur engagement.

On sera sans doute frappé de ce que chaque génération a défini d'une manière qui lui était propre l'état du Québec qu'elle connaissait, l'interaction entre la société et les sciences sociales qu'elle cherchait à réaliser, le rôle spécifique des sciences sociales dans l'évolution de la société québécoise. Il en résulte que chaque génération a eu sa propre problématique de cette société québécoise, qui était à la fois son objet d'étude et son lieu d'action. Il y a là un enseignement pour ceux qui veulent encore croire à l'universalité absolue des sciences sociales, à leur détachement d'une société particulière et d'une époque précise. On trouvera ici, au contraire, la preuve de l'influence qu'exerce l'histoire d'une société sur les sciences sociales. À ceux qu'intéresse encore l'épistémologie des sciences sociales, cet ouvrage offrira ample matière à analyse et à réflexion.

Les sciences de l'homme
influencent-elles l'histoire sociale ?


On peut regretter que le Québec n'ait pas encore été le lieu d'élaboration de théories originales dans les sciences sociales. Professeurs [14] et chercheurs québécois sont allés chercher en Europe ou aux États-Unis les cadres conceptuels et théoriques qu'ils ont utilisés pour appréhender leur société. Dans les sciences sociales comme en presque tout, les chercheurs québécois n'ont guère fait preuve d'originalité ; ils ont plutôt emprunté, assimilé et adapté. Pourtant, il faut reconnaître qu'ils firent œuvre de pionnier en utilisant ces emprunts pour projeter un éclairage nouveau sur le passé et le présent du Québec.

Peut-on dire alors que cette connaissance plus scientifique du Québec a exercé une influence sur l'évolution de la société québécoise ? Il semble assez évident qu'il ne sera pas possible de faire l'histoire du Québec des cinquante dernières années sans prendre en compte les recherches sociales qui ont contribué à une meilleure connaissance de la société québécoise chez les hommes et femmes politiques, les syndicalistes, les journalistes, les réformateurs. Car malgré leur caractère parfois ésotérique, beaucoup de recherches sociales ont franchi les murs de l'université et connu une assez large diffusion. Ne serait-ce que par l'éclairage qu'elles apportaient, on leur doit une certaine démystification des perceptions stéréotypées que l'on pouvait avoir avant elles de la société québécoise, autant au Québec qu'à l'étranger. Les historiens ne pourront pas non plus négliger l'influence qu'ont eue les diverses écoles de pensée des sciences sociales au Québec, à travers les étudiants qu'ils ont formés et l'action que ceux-ci ont par la suite exercée soit à titre de chercheurs eux-mêmes, soit à titre d'hommes ou de femmes d'action.

Mais outre cette fonction démystificatrice, on peut aussi cerner d'une manière un peu plus précise certains autres rôles qu'ont joués les sciences humaines dans l'histoire récente du Québec. Plusieurs secteurs d'influence peuvent être évoqués. Tout d'abord, il est difficile d'imaginer ce qu'aurait pu être la réforme de l'enseignement, sa démocratisation, sans l'apport structurel des sciences humaines. Les universités québécoises ont pu accueillir dans leurs murs un nombre croissant d'étudiants depuis les années 50 parce que se sont ouverts de nouveaux programmes d'enseignement et de nouvelles professions, qui multipliaient les voies d'accès à l'enseignement supérieur. Les différentes sciences humaines y ont largement contribué ; elles ont même été l'objet pendant deux décennies (les années 60 et 70) d'un engouement presque extravagant de la part des étudiants. Plusieurs milliers de jeunes ont ainsi bénéficié d'un enseignement supérieur qui, en l'absence de ces nouvelles disciplines et professions, aurait été dangereusement engorgé et serait probablement devenu rapidement hypersélectif.

De même, on peut s'interroger sur le sort qui aurait été réservé au mouvement d'ouverture, de démocratisation des niveaux secondaire et collégial de l'enseignement, sans l'apport des sciences humaines. [15] Celles-ci ont contribué à rendre plus effective, plus réaliste la polyvalence nécessaire pour accueillir, à ces niveaux d'enseignement, des masses de jeunes aux aptitudes et aux intérêts infiniment diversifiés. Au cours des années 60 et 70, se sont multipliés les enseignements de sciences sociales et humaines dans les Cégeps et collèges d'abord, puis même au niveau secondaire.

Évidemment, le fait que de jeunes diplômés sortaient en nombre croissant tout frais émoulus des facultés et départements universitaires des sciences humaines favorisait cette expansion de l'enseignement aux niveaux secondaire et collégial. Beaucoup d'entre eux étaient heureux de trouver un poste d'enseignant qui les confirmait dans leur jeune science tout en leur conférant un statut social jusque-là incertain. Un système d'enseignement en pleine inflation offrait un marché du travail inespéré — en plus de satisfaire sans doute aussi les aspirations de plusieurs à transmettre à une jeunesse en effervescence ce qu'ils croyaient être les clés non seulement de la connaissance mais aussi de la mutation de leur société. Intérêts professionnels des nouveaux diplômés et objectifs de la polyvalence réussissaient un heureux mariage.

Un phénomène analogue se produisait dans un autre secteur. Au cours des années 60 et même encore dans les années 70, des voix nombreuses réclamaient pour le Québec un État plus fort, plus dynamique, plus entreprenant que celui que nous avions jusqu'alors connu. On lui proposait quantité d'entreprises nouvelles pour lui au Québec : on l'enjoignait d'être le maître d'œuvre de l'enseignement, de la santé, des affaires sociales, on l'invitait à développer lui-même les ressources naturelles, à planifier le progrès technologique et le développement économique, à franciser les milieux de travail. Il n'est pas étonnant, dans un tel contexte, que les emplois dans la fonction publique et parapublique aient été bien plus hautement valorisés chez les jeunes diplômés des sciences sociales et humaines que ceux du secteur privé, aisément identifié aux intérêts bourgeois et capitalistes qu'il fallait de toute nécessité combattre et abattre. La nouvelle bureaucratie de l'État québécois, qui s'est constituée à partir du début des années 60, s'est très largement recrutée parmi les jeunes diplômés et diplômées des sciences sociales et humaines : économistes, sociologues, historiens, politologues, psychologues, travailleurs sociaux. Et comme le nationalisme québécois régnait en maître presque absolu dans l'idéologie de la jeunesse québécoise, c'est la fonction publique québécoise et non celle du gouvernement canadien qui avait la faveur de presque tous les jeunes. L'État québécois serait bien différent de ce qu'il est aujourd'hui si des centaines de jeunes, formés dans les facultés et départements des sciences sociales et humaines, ne s'étaient trouvés tout prêts à y [16] occuper les postes qui chaque année s'ouvraient en grand nombre. On peut se demander si, une telle coïncidence ne s'étant pas produite, l'État serait au Québec aussi puissant et envahissant qu'il ne l'est, s'il serait doté du même esprit interventionniste que celui qu'on lui connaît.

Car les sciences sociales et humaines n'ont pas apporté qu'une nouvelle main-d'œuvre, de nouvelles professions, elles étaient aussi porteuses d'une mentalité. Or, qu'elle ait eu sa source dans le structuralisme, le fonctionnalisme, le socialisme ou le marxisme, cette mentalité des sciences sociales véhiculait une vision de la société qui mettait l'accent sur la lutte des intérêts, le choc des contraires, mais aussi sur la cohésion de grands ensembles (que ceux-ci soient une classe sociale ou une société globale). Une certaine conception collectiviste et planificatrice de toute action sociale s'en dégageait, qui n'était pas sans inspirer tout à la fois l'intervention de l'État et l'action des syndicats, des groupes de pression, des comités de citoyens et autres associations volontaires.

Une telle vision sociale n'était sans doute pas tout à fait étrangère à celle qu'avait longtemps proposée l'Église catholique, elle aussi institution foncièrement collectiviste et organisatrice. Mais la nouvelle perspective rompait radicalement avec l'ancienne en ce qu'elle se voulait une vision profane, laïque de la société et des hommes, heurtant de front la conception spiritualiste qui avait longtemps prédominé. Cette dernière se voyait même démystifiée par les nouvelles sciences sociales, devenant objet de leurs analyses et interprétations. De leur nature même, les sciences sociales et humaines sont analytiques, critiques, démystificatrices, iconoclastes. Si on les voit édifier trop aisément et souvent bien vite de nouveaux trônes et imposer de nouvelles idoles, c'est qu'elles ont d'abord procédé à la défenestration de ce qui était déjà en place. Au Québec, les valeurs traditionnellement établies et acceptées depuis trop longtemps durent passer sous les fourches caudines des sciences sociales et humaines et souffrir le procès que celles-ci leur firent inévitablement subir.

Doit-on alors voir dans l'avènement et la montée des sciences sociales et humaines au cours des années 60 et 70 la cause de la crise des valeurs que connut le Québec au même moment et la profonde mutation culturelle dont il fut alors le théâtre ? Il n'est pas trop audacieux de soutenir qu'il y a là plus qu'une simple coïncidence accidentelle : l'entrée des sciences sociales sur la scène culturelle du Québec contribua à l'évolution et à la crise des valeurs. Inversement, on peut également soutenir que la poussée que connurent alors les sciences sociales fut elle-même accentuée et amplifiée par les changements de mentalité qui se produisaient aussi au Québec. Il n'est pas improbable qu'on soit ici [17] devant un beau cas de causalité circulaire. En tout cas, il sera bien difficile aux historiens de l'avenir qui feront l'histoire de cette période de garder le silence sur cette concomitance.

Il se trouve au surplus que les sciences sociales ont été traversées durant cette même période d'un très fort courant de pensée matérialiste, sous la forme de l'une ou l'autre école de pensée d'inspiration marxiste. Autre coïncidence : la radicalisation de la pensée sociale que l'on peut observer à cette époque dans bien des secteurs, notamment chez les jeunes et chez les militants syndicaux, au même moment où se répandent les théories marxistes ou marxiennes dans les différentes sciences sociales et humaines. La question se pose ici encore de la causalité : peut-on attribuer aux sciences de l'homme une influence sur l'apparition de ce radicalisme politique d'inspiration matérialiste, dont on peut dire qu'il n'avait guère de racines dans l'histoire du Québec ? Pas plus le radicalisme politique que les théories matérialistes n'ont été des créations proprement québécoises : celles-ci autant que celui-là ont été importés d'Europe et, dans une moindre mesure, des États-Unis. Y eut-il concomitance des mouvements d'importation ou peut-on croire qu'il y eut antériorité de l'un sur l'autre ? Est-ce parce qu'on était également prêt dans les syndicats et dans les universités à accueillir une pensée radicale qu'on l'a assimilée au même moment ? En attendant des études historiques assez fines pour répondre à ces questions, je continue pour ma part à nourrir l'hypothèse que le milieu universitaire des sciences sociales s'est radicalisé plus tôt que tout autre, même si ce n'est pas nécessairement de lui que toute inspiration soit venue par la suite. De plus, on peut dire que les sciences sociales des années 40 et 50, par l'esprit analytique qu'elles ont introduit, ont déjà préparé un terrain propice pour accueillir au début des années 60 les premières formes de pensée marxiste.

Notons ici au passage qu'il serait erroné de laisser croire que le Québec avait été jusque-là complètement imperméable au marxisme. Dans l'entre-deux-guerres, la communauté juive de Montréal fut profondément travaillée par divers courants marxistes ou marxisants. C'est dans cette communauté que le Parti communiste canadien trouva alors son plus actif support ; et cette même communauté fut aussi le lieu d'un fort mouvement sioniste-marxiste. C'est principalement le groupe juif récemment immigré d'Europe et de Russie qui fut le ferment de ces mouvements de pensée. Mais parce que ces Juifs n'avaient pratiquement aucun contact avec la communauté francophone, peut-être aussi à cause de la teinte sioniste de leur marxisme, sûrement aussi parce que les francophones n'étaient pas encore mûrs pour recevoir le message marxiste, celui-ci ne gagna que quelques adhérents dans la communauté francophone. Le marxisme ne fit alors au Québec aucune [18] percée significative, malgré la qualité intellectuelle et humaine des personnalités juives montréalaises qui en étaient porteuses. Il faudra attendre le début des années 60 pour voir une revue, Parti pris, s'afficher comme étant ouvertement socialiste, un enseignement du marxisme dans des chaires universitaires qui ne soit pas que réfutation, des mouvements syndicaux et populaires qui recourent à un discours radical d'inspiration marxiste ou marxisante.

Le « trou noir » du XIXe siècle

Nous touchons là une des conséquences les plus considérables d'un phénomène qu'on n'a pas encore assez mis en lumière : le silence dont on a voulu longtemps recouvrir le XIXe siècle au Québec. L'ignorance du XIXe siècle fut d'une double nature : les Québécois — même chez les plus instruits, voire les intellectuels — n'ont eu longtemps — et n'ont même encore aujourd'hui — qu'une connaissance fragmentée, approximative, déformée de l'histoire des idées au XIXe siècle ; de même, ils ont longtemps ignoré l'histoire québécoise et canadienne du XIXe siècle, et ne la connaissent encore que très peu ou très mal. On n'entendra que très rarement un Québécois francophone se référer aux grands courants philosophiques ou littéraires du XIXe siècle, ni non plus à des événements ou à des courants de pensée du Québec du XIXe siècle.

L'explication en est relativement facile. Pendant longtemps, le XIXe siècle philosophique et littéraire fut escamoté des programmes d'enseignement dans les collèges et même à l'université. Et cela, pour des raisons religieuses et morales. Le XIXe siècle était perçu comme l'incarnation de l'Esprit du Mal : triomphe du rationalisme, du matérialisme en philosophie, du sensualisme en littérature et en arts. Quel Québécois des années 40 ou 50 avait fréquenté Hegel, Schopenhauer, Comte, Spencer ? Combien de jeunes Québécois de cette époque n'ont pu avoir libre accès aux écrivains français, anglais, allemands du XIXe siècle, à cause du fameux Index où leurs œuvres avaient mérité d'être inscrites par l'Église catholique ? Ce fait a eu des conséquences incalculables sur la vie québécoise. C'est sans doute, par exemple, ce qui explique que les Québécois francophones de l'entre-deux-guerres aient été à peu près complètement immunisés contre toute pénétration du marxisme ou des socialismes, comme on le rappelait plus haut. D'une manière plus générale, cette ignorance du XIXe siècle explique que les Québécois francophones sont entrés dans la société industrielle avec une mentalité [19] et des valeurs préindustrielles et qu'il y eut pendant près d'un siècle un écart entre la structure économique où ils vivaient et l'univers culturel auquel ils se référaient. Cette même ignorance fut également à l'origine des ambiguïtés et des contradictions qui ont marqué la vie politique québécoise, dont on a déjà dit qu'elle s'insérait malaisément dans les structures de la démocratie. Comment en effet se sentir chez soi dans une société dont les structures économiques sont l'héritage de la révolution industrielle et les structures politiques celui de la révolution démocratique, l'une et l'autre ayant leur source au XIXe siècle, quand on ignore tout ou presque de ce siècle et de tout ce qu'il nous a légué ? Économiquement, politiquement et culturellement, le Québécois francophone a vécu pendant cinquante ans en plein XXe siècle avec une mentalité du XVIIIe.

Plus profondément encore, tous les grands questionnements qui ont agité le XIXe siècle et porté sur l'homme moderne, la raison, la science, la morale individuelle et collective, le sens de la vie humaine ont à peine effleuré la conscience des Québécois francophones. C'est de toute la pensée occidentale contemporaine qu'ils ont ainsi été tenus à distance. Car en presque tout, le XXe siècle n'est que le continuateur du XIXe siècle ; c'est à ce dernier, et non au nôtre, qu'on doit les grands courants de pensée qui nous inspirent encore et où beaucoup de nos institutions politiques, juridiques, économiques puisent leur origine.

On peut encore ajouter que le Québec francophone a été tenu à l'abri de la grande vague romantique de la fin du XIXe siècle. Ce fut là une grande lacune pour la culture québécoise, où l'on trouve peut-être l'explication de la difficulté d'expression des sentiments qu'on peut observer chez un grand nombre de Québécois, leur embarras et leur malaise à se mouvoir dans l'univers des émotions, une certaine infirmité de l'affectivité et de son langage. Le romantisme en littérature et en arts fut en effet un grand exercice de discours dans l'ordre des sentiments qui, dans l'histoire de la culture occidentale, servait à exorciser les abus qu'avait engendrés un certain règne de la raison. Le Québécois francophone n'a connu ni ce règne ni la révolte contre lui : il ne lui est resté que le culte de la tradition, qu'il a longtemps pratiqué et avec ferveur. Lorsqu'il en sortit pour s'engager dans ce qu'on a appelé sa « Révolution tranquille », ce fut par un débordement de vie affective qui ne pouvait qu'être extravagant et maladroit dans tous ses modes d'expression.

C'est aussi cette absence de liens avec le XIXe siècle qui explique la froide réception qu'on fit aux sciences sociales. Elles sont nées au XIXe siècle et portent la marque de l'esprit de ce siècle. Elles ont été associées aux courants de pensée laïcisants, rationalisants, antireligieux, positivistes, matérialistes, socialistes. Elles étaient inspirées par l'intention [20] d'appliquer à l'être humain les méthodes de connaissance qu'on avait vu triompher des mystères de l'ordre naturel. Une culture qui, comme la culture québécoise, se laissait encore guider par le classicisme et était demeurée fermée à tout ce qui l'avait suivi, ne pouvait que se sentir menacée par les sciences sociales et réagir par la peur, le refus, la négation, une fin de non-recevoir. De cette réaction on trouvera plusieurs exemples frappants dans les témoignages des représentants de la première génération. Il fallut bien des efforts pour dédouaner cette dangereuse marchandise d'importation. Et ce n'est pas pour rien que l'école catholique qui se rattachait à Le Play fut introduite au Québec par Léon Gérin, bien avant l'école de Durkheim, les socialismes et le marxisme.

Ceux qui s'opposaient à l'introduction des sciences humaines et sociales au Québec ne s'y trompaient pas : celles-ci, à la différence des sciences dites exactes, ne tournent pas le dos à leur passé. Elles trouvent toujours leur inspiration dans des œuvres du xix° siècle ou du début du XXe siècle. Avec elles, c'étaient donc tous les dangereux courants de pensée du siècle maudit, jusqu'ici contenus à la frontière, qui risquaient de faire irruption.

Et c'est bien ce qu'il advint. Les sciences sociales et humaines ont contribué à introduire ces courants de pensée qui heurtaient de front le classicisme et le spiritualisme établis : ce fut le positivisme d'abord, suivi par les socialismes et le marxisme. Un changement radical d'attitude mentale, voilà ce qu'entraînait la réception de ces mouvements d'idées. Une pensée essentialiste devait se muer en empiriste ; de normative, elle devait devenir positive ; de morale, elle allait être maintenant relativiste.

C'était peut-être cependant un peu trop exigé. Habitués à un mode de pensée doctrinal et à la sécurité des dogmes, les nouveaux « social scientists » que nous étions furent parfois enclins à adopter le scientisme, le positivisme ou le marxisme comme des dogmes et à refuser toute vérité en dehors d'eux. Nous avons eu tendance à ériger de nouvelles églises et de nouvelles chapelles, souvent plus exclusives encore que les précédentes. De surcroît, nous nous sommes trop souvent satisfaits de sources secondes pour prendre connaissance de ces courants, plutôt que de prendre la peine de lire les grands auteurs du XIXe siècle : c'est ainsi que nous devînmes positivistes sans beaucoup fréquenter les œuvres de Saint-Simon, Comte, Spencer, marxistes sans beaucoup lire Hegel, Marx, Engels. C'était le prix à payer pour avoir accepté d'ouvrir la « boîte noire » du XIXe siècle.

Mais au-delà de ces avatars, les sciences humaines et sociales ont eu ici le grand mérite de rétablir le pont avec le XIXe siècle, celui de la pensée occidentale et celui de l'histoire québécoise et canadienne. Elles [21] ont percé une brèche dans le mur qui avait été élevé pour nous protéger de ses effluves qu'on disait néfastes. Ce fut cependant une mission difficile, voire périlleuse : d'anciens équilibres étaient rompus, une déstabilisation devait s'en suivre qui, si elle est saine à long terme, n'allait pas d'abord sans angoisse. Les sciences humaines venaient troubler les esprits plutôt que les apaiser : ceux qui ont introduit et propagé ces nouvelles sciences au Québec en étaient souvent bien conscients, comme ceux qui voulaient leur barrer la route. Elles ont contribué à la profonde crise des valeurs que le Québec a vécue au cours des deux dernières décennies. Elles l'ont d'abord préparée, elles l'ont ensuite nourrie et amplifiée.

Mais parce que tardive, l'assimilation du XIXe siècle demeure encore incomplète, infirme. On ne peut en une ou deux décennies absorber tout d'un siècle aussi riche et dense que le XIXe siècle aux points de vue culturel, politique, économique. Le fait que l'esprit du XIXe siècle ait été reçu et absorbé à la fois tardivement et imparfaitement explique, pour une part, l'acuité de la crise des valeurs que la francophonie québécoise a connue. Car cette crise des valeurs fut aussi mondiale que la guerre qui en fut à l'origine. Au Québec cependant, elle a renversé l'ancienne hiérarchie des valeurs plus rapidement, plus brutalement et plus radicalement que dans la plupart des autres pays occidentaux.

Le choc des valeurs fut en partie amplifié par les sciences sociales ; en même temps, celles-ci l'ont aussi subi à leur manière. Une lecture attentive des textes qui composent cet ouvrage permettra de suivre et d'identifier de diverses façons l'entrée successive de chacune des quatre générations ici représentées dans l'univers de pensée du XIXe siècle, le choc qu'elles ont pu en subir et ce qu'elles en ont introduit et propagé au Québec. Il faudra un jour analyser les écarts entre les générations de « social scientists » québécois sous l'angle du rapport de chacune à ce XIXe siècle, ce que chacune en a absorbé, ce qu'elle en a privilégié aussi bien que ce qu'elle en a rejeté. Car, que ce soit à travers l'empirisme, le positivisme, le fonctionnalisme ou le marxisme, c'est toujours par des cadres de référence dont la source remonte au XIXe siècle et au tout début du XXe siècle que nous a été acquise la connaissance du Québec que nous devons aux sciences sociales et humaines.

On serait malvenu de conclure cette présentation sans souligner qu'un colloque et un ouvrage de cette envergure ne se réalisent qu'avec la collaboration de nombreuses personnes et institutions. Nous les énumérons ici et leur témoignons toute notre gratitude : la Bibliothèque nationale du Canada, le Conseil québécois de la recherche sociale, le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada, le Programme [22] FCAC/Publications du ministère de l'Éducation du Québec, le Vice-rectorat à la recherche de l'Université de Montréal, l'Association canadienne-française pour l'avancement des sciences, la Fondation Aquinas, la Confédération des Caisses populaires et d'économie Desjardins, la Presse Limitée, la compagnie Seagram.

Au sein du comité d'organisation, nous assumions des responsabilités égales. On serait cependant surpris si, comme toujours, certains n'avaient porté un poids plus lourd que les autres. Et tout d'abord, nous devons exprimer notre gratitude à notre collègue Denis Szabo qui a été l'initiateur de ce projet et qui fut l'animateur inlassable du comité d'organisation, déployant aussi son énergie, qu'on sait considérable, à susciter appuis et contributions. Le père Georges-Henri Lévesque nous fut d'un grand secours non seulement par la sagesse de ses conseils et de ses avis mais aussi dans la recherche et l'obtention de subventions auprès d'organismes qu'il connaissait et où on le connaissait de longue date. Marc-Adélard Tremblay sut assurer avec tact les relations harmonieuses avec la Société royale du Canada, dont il allait devenir le président et sous les auspices de laquelle se tint le colloque. Madame Claire-Emmanuèle Depocas assuma avec grande efficacité la coordination de toutes les activités et de tous les travaux que nécessitaient le colloque d'abord, puis la publication de cet ouvrage. C'est aussi à elle que nous devons l'index des noms d'auteurs et d'institutions qui termine cet ouvrage et constitue une sorte de résumé historique et analytique des sciences sociales québécoises.

Que ceux-là et tous les autres qui ont apporté leur collaboration à la réalisation de ce colloque et de ce livre soient bien sincèrement remerciés.

OUVRAGE CITÉS

FALARDEAU, Jean-Charles (sous la direction de), Essais sur le Québec contemporain, Québec, Les Presses universitaires Laval, 1953.

FALARDEAU, Jean-Claude, « Antécédents, débuts et croissance de la sociologie au Québec », Recherches sociographiques, XV (1974), 2-3, p. 135-165.

HAMMOND, Phillip E. (sous la direction de), Sociologists at Work. Essays on the Craft of Social Research, New York, Basic Books, 1964.

MENDRAS, Henri (sous la direction de), la Sagesse et le désordre France 1980, Paris, Gallimard, 1980.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le dimanche 2 avril 2017 10:54
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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