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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Georges LEROUX, “La recherche en histoire de la philosophie ancienne.” In ouvrage sous la direction de Raymond KLIBANSKI et Josiane BOULAD-AYOUB, La pensée philosophique d’expression française au Canada. Le rayonnement du Québec. Chapitre 2, pp. 119-141. Québec: Les Presses de l’Université Laval, 1998, 686 pp. Collection “Zétésis”. [Le directeur général des Presses de l’Université Laval, M. Denis Dion, nous a accordé, le 11 septembre 2016, son autorisation de diffuser en libre accès à tous ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.]

[119]

Première partie :
Histoire de la philosophie
Chapitre 2

LA RECHERCHE
EN HISTOIRE DE
LA PHILOSOPHIE ANCIENNE
.”

par

Georges LEROUX
Université du Québec à Montréal

[120]
[121]

Quand on cherche à retracer le développement des études d’histoire de la philosophie ancienne en langue française  au Canada, on est frappé d’emblée par les liens étroits de ces études avec le statut de la pensée scolastique dans la culture du Canada français. Ces liens apparaissent en effet si naturels qu’une désignation comme celle qui eut cours longtemps dans les manuels néo-scolastiques, qualifiant cette pensée d’aristotélico-thomiste, put demeurer le plus souvent à l’abri de toute remise en question. Étudier la pensée d’Aristote ne pouvait avoir pour but que de mieux comprendre le système de la pensée thomiste, dont l’importance avait été officialisée par l’encyclique de Léon XIII. C’est ainsi qu’un grand nombre d’études furent consacrées à divers aspects reliant la pensée du Stagirite à la grande scolastique du XIIIe siècle et aux reformulations de la période contemporaine, dans l’œuvre de commentateurs comme Jacques Maritain ou Étienne Gilson. Tant que l’étude et la discussion de la pensée de saint Thomas d’Aquin occupaient le foyer de la réflexion philosophique, la lecture des textes de la pensée antique ne pouvait que se figer dans un état de subordination. Avant mille neuf cent soixante, il est presque impossible de repérer des exemples d’une étude scientifique, accomplie pour elle-même, de l’œuvre des grands penseurs de l’Antiquité. La pensée de Platon et d’Aristote, prise en charge par la scolastique médiévale et systématisée dans le néo-thomisme du vingtième siècle, s’est donc trouvée en son principe amalgamée pendant une très longue période à l’étude de l’œuvre de Thomas d’Aquin et des grands maîtres de la pensée chrétienne.

[122]

Cette situation s’est transformée au tournant des années soixante-dix, alors qu’une nouvelle génération d’universitaires a pris le relais. Plusieurs facteurs ont favorisé ce changement. D’abord, la profonde transformation de l’ensemble de la recherche philosophique dans une société qui s’est alors ouverte aux grands courants européens et américains, sous la pression d’un décloisonnement radical de toutes les perspectives traditionnelles. L’histoire de la philosophie ancienne pouvait trouver son autonomie au sein de ce grand mouvement de délestage, qui lui a donné une liberté dont elle avait manqué jusque là. Mais il se trouve également un autre facteur, qu’on ne doit pas négliger ; on aurait tort en effet de penser qu’alors que la scolastique régnait en souveraine incontestée sur la pensée dans la société canadienne-française, elle laissait ailleurs la place à une érudition rigoureuse et prolifique. Ce n’est pas le cas. La plupart des pays européens, si on fait exception de l’Allemagne demeurée fidèle à sa tradition philologique, ont connu ce moment de l’orthodoxie scolastique et rares furent les milieux de recherche qui réussirent à développer une érudition autonome. Il convient donc de faire sa place, au registre des facteurs essentiels du changement, à l’extension contemporaine des méthodes de l’histoire de la philosophie, et en particulier de la philologie classique. Sous l’influence de chercheurs européens, nous voyons en effet se développer au Québec un espace de recherche marqué par le croisement d’une histoire de la philosophie autonome et d’une philologie rigoureuse. C’est l’action convergente de ces deux facteurs, le déclin de l’orthodoxie et l’intégration de la rigueur philologique, qui ont permis la floraison au cours des trente dernières années d’une recherche de philosophie ancienne.

Cette floraison ne constitue certes encore qu’une amorce et l’avenir semble rempli d’incertitudes : l’enseignement des langues anciennes a beaucoup reflué, même si on doit noter qu’il reprend dans les universités, où la création de centre de recherche multidisciplinaires favorisera certainement une vitalité nouvelle. Il faut néanmoins compter avec un facteur de nature plus fondamentale, porteur d’un risque difficile à mesurer. Les conséquences de la sécularisation renforcent la distance qui déjà, avec le tournant des années soixante, s’était creusée avec l’humanisme et les humanités. La structuration de la recherche en philosophie ancienne, si elle doit progresser, devra le faire à compter d’un nouveau paradigme, dont la finalité essentielle sera de contribuer à une histoire critique de la pensée, et non plus de produire la justification des anciens modèles ou la répétition des idéaux de l’humanisme de la [123] Renaissance. Dans cette transition, plusieurs certitudes antérieures sur la valeur des textes anciens, sur l’intérêt de les étudier pour les interpréter et les transmettre, devront céder la place à des arguments neufs et rigoureux, inspirés par la recherche philosophique contemporaine et par les exigences de notre temps. La recherche de ces trente dernières années est encore très jeune et son évolution demeure à cet égard très précaire.

Dans le bilan qu’on tentera de faire ici de cette recherche, on ne retrouvera que les tendances principales, illustrées par des travaux majeurs, publiés sous la forme de monographies. Plusieurs études de moindre importance ont certes ponctué ce parcours et y ont contribué à leur manière, mais notre propos s’est limité aux balises qui nous semblaient essentielles [1]. Nous avons suivi un ordre d’exposé qui accompagne les grandes périodes de l’histoire de la pensée grecque. Dès le point de départ, il importe de signaler que dans l’ensemble de l’Antiquité grecque, romaine et chrétienne, nous avons laissé de côté des recherches dont le point d’ancrage nous semblait appartenir davantage à la patristique ou à la littérature. C’est le cas, par exemple, des travaux de Mathieu G. De Durand, longtemps professeur à l’Institut d’études médiévales de l’Université de Montréal, sur Cyrille d’Alexandrie, et de manière plus générale, de l’ensemble des travaux de l’équipe chargée de l’édition de la Bibliothèque de Nag Hammadi, à l’Université Laval de Québec, sous la direction de Paul-Hubert Poirier et Michel Roberge. C’est le cas également des travaux de Gilles Maloney, également de l’Université Laval, sur la collection hippocratique. Il faut par ailleurs noter une absence qui donne beaucoup à réfléchir : dans la mesure où elle est sans doute tributaire de l’influence tutélaire de la métaphysique chrétienne, l’absence de travaux sur le stoïcisme, sur l’épicurisme et sur les sceptiques montre que la sortie hors du cadre imposé à l’histoire de la philosophie grecque par la scolastique ne s’est pas encore effectuée de manière complète.

L’histoire de la pensée grecque s’ouvre par l’irruption en Ionie et en Grande Grèce de la pensée présocratique. Cette pensée rassemble tous ceux, physiciens, mathématiciens et sages mystiques, qui ont précédé en Grèce l’avènement de la cité démocratique et l’arrivée sur la place publique des sophistes. L’étude de cette pensée présocratique a donné lieu à l’Université d’Ottawa à de grands travaux bibliographiques et critiques, entrepris au Laboratoire d’étude de la pensée antique, placé sous la direction de MM. Yvon Lafrance, Léonce Paquet et Michel Roussel. Ces recherches ont donné lieu à la publication d’un [124] imposant répertoire bibliographique (Paquet, Lafrance et Roussel, 1988-1995), dont l’ambition historiographique embrasse toute l’érudition moderne, de 1450 à 1980. Attentifs à la croissance de la recherche scientifique sur ce corpus fragmenté et difficile d’accès, les chercheurs de cette équipe ont voulu constituer un répertoire analytique exhaustif à l’intention des chercheurs contemporains. Retraçant l’histoire de la formation du corpus dans les œuvres de Ulrich von Wilamowitz et de Hermann Diels, ils ont produit un instrument de travail qui contient une recension complète de l’érudition philologique et philosophique moderne. Le répertoire sépare les études d’ensemble, les études thématiques et les études d’auteurs pris isolément et il contient des index très élaborés. Parmi les études consacrées aux présocratiques, il convient de mentionner le travail de Gérard Naddaf, de l’Université York sur l’évolution du concept de physis ; cette étude retrace la formation du concept de nature, de ses origines jusqu’à son élaboration dans les dernières œuvres de Platon, le Timée et les Lois (Naddaf, 1992).

L’étude de la pensée de Platon a donné lieu à plusieurs recherches, au sein desquelles nous retiendrons principalement les travaux de Luc Brisson, directeur de recherches au Centre national de la recherche scientifique en France, et de Yvon Lafrance, professeur à l’université d’Ottawa. L’œuvre d’historien de Luc Brisson est déjà considérable, mais on ne peut plus l’aborder sans lui associer son œuvre de traducteur et commentateur de Platon. Auteur d’une thèse sur la structure ontologique du Timée (Brisson, 1974), il a développé une interprétation de la pensée platonicienne qui se rapproche de l’interprétation standard proposée en son temps par Harold Cherniss. Cette interprétation de Platon ne fait aucune concession aux éléments néo-platoniciens, qui conduiraient à réduire le caractère radical du dualisme de la métaphysique platonicienne. Ce principe, qui régit l’ensemble des travaux de Luc Brisson, est déjà à l’œuvre dans son commentaire du Timée, dans lequel il insiste sur la différence qui sépare la structure ontologique fondamentale de toutes les dérives herméneutiques successives qui ont affligé le platonisme. Dans cette structure, la place des Formes intelligibles est radicalement distincte de tous les registres de l’ontologie. Fidèle en cela aux enseignements de Cherniss, Luc Brisson demeure donc un interprète rigoureux du chorismos, c’est-à-dire de la séparation ontologique qui instaure un clivage fondamental entre le monde sensible et le monde intelligible.

Ses nombreux articles sur divers aspects du dualisme, dans tous les domaines de la pensée de Platon, qu’il s’agisse de la psychologie, de [125] l’éthique ou de la logique, montrent comment cette interprétation s’est maintenue dans son œuvre de critique et de commentaire depuis le début. Son commentaire systématique du Timée ne se limite pas en effet à l’analyse et à la critique de l’interprétation moderne, mais il élabore un modèle herméneutique dans lequel l’auteur se propose de configurer l’ensemble des interprétations anciennes. Or ce modèle consiste précisément en l’identification d’une structure ontologique, dont les variations imposent aux interprètes des variations et des écarts par rapport à une interprétation dualiste standard.

L’intérêt de Luc Brisson pour le Timée l’a conduit à s’intéresser à plusieurs corpus mythologiques qui croisent la pensée de Platon. Plusieurs articles, en particulier de belles analyses du mythe du Protagoras, ont mené à un ouvrage de synthèse sur la place du mythe dans la pensée platonicienne. Cette recherche se fonde sur une analyse détaillée de la philosophie du mythe, de son lexique particulier, de manière à interpréter les mythes platoniciens eux-mêmes dans une perspective fidèle à sa métaphysique (Brisson, 1982). Ce livre entre en débat avec plusieurs positions de l’anthropologie française, un milieu dans lequel il s’était formé, et permet de revoir l’ensemble de la discussion sur la structure des mythes. Attentif à la fonction de communication du mémorable, Luc Brisson recense le lexique du muthos chez Platon et illustre la diversité des usages du discours mythique. Dans une étude antérieure, l’auteur avait déjà proposé une analyse méthodique d’un mythe de la bisexualité, le mythe de Tirésias (Brisson, 1976), auquel il revient plus tard dans une synthèse sur l’androgynie et l’hermaphroditisme dans l’Antiquité gréco-romaine (Brisson, 1997).

L’ensemble de ces recherches appartient à un volet essentiel des travaux de Luc Brisson, volet qui contient aussi bien des travaux de mythologie comparée que de métaphilosophie du mythe. Comment en effet aborder la pensée grecque sans caractériser de manière rigoureuse le rapport aux formulations archaïques qu’elle véhicule et qui lui servent de points de référence ? Cette préoccupation constante a conduit Luc Brisson à rédiger une synthèse de l’histoire de cette philosophie du mythe dans l’Antiquité (Brisson, 1996), un ouvrage dans lequel il passe en revue les jugements des philosophes grecs et romains sur les usages du mythe, sa valeur et les règles de son interprétation. Chez Platon, le conflit est ouvert et radical, la philosophie rejette la médiation du sensible pour évoquer le transcendant. Placée au point de départ de la philosophie du mythe, cette position de négation, fondée sur le discrédit de l’imitation, demeurera sans équivalents par la suite. Dès l’intervention d’Aristote [126] cependant, le rapport au mythe est coulé dans une procédure qui sera le moule quasi définitif de la pensée antique : l’allégorie. Cette recherche d’un sens « fondamental », c’est-à-dire littéralement sous-posé et caché, a d’abord pris le nom d’huponoia. Réaction sans doute naturelle aux critiques démythologisantes des naturalistes du VIe siècle, cette pratique a engendré ainsi la polarité constitutive de la philosophie antique du mythe, faite d’une oscillation entre la critique et la recherche d’un sens cosmologique, ou moral, ou psychologique. Dans un passage très riche de son exposé, Brisson en propose une illustration en se centrant sur l’interprétation de la théogonie orphique dans le papyrus de Derveni.

C’est dans le De natura deorum de Cicéron, à la fois récapitulation et matrice de l’allégorie antique, qu’on rencontre, rassemblés dans une synthèse littéraire exemplaire, les grandes figures de la philosophie post-classique du mythe. Les stoïciens, les épicuriens et les sceptiques étaient loin de partager les mêmes attitudes, mais ils reconnaissaient tous qu’on ne pouvait contourner la question du mythe : quand Cicéron les met en scène, pour les confronter avec les positions de l’Académie platonicienne dont il se réclame, il se montre sensible au fait que pour chacun l’interprétation des mythes représente un enjeu de nature théologique. Ce ne sont pas tant les actions ou les héros que la substance même des dieux qui est au centre de la critique et de l’herméneutique. Choisir l’allégorie équivaut alors à choisir contre la théologie traditionnelle et ce sera principalement le choix des Stoïciens.

L’étape suivante est marquée par la réintroduction du pythagorisme et l’influence croissante de la perspective des Mystères : les mythes recèleraient des messages secrets, communiqués aux hommes par les dieux. Telle sera l’attitude de Plutarque, critique virulent du naturalisme stoïcien et propagateur d’une lecture empreinte d’un sentiment profond de l’énigme. Prêtre de Delphes, il s’interroge sur la disparition des oracles et institue pour ainsi dire leur remplacement dans une interprétation philosophique qui en assurerait le relais. C’est en ce sens qu’on peut dire avec Luc Brisson qu’il ouvre le chemin de l’interprétation néo-platonicienne, une interprétation métaphysique radicale au sein de laquelle la philosophie accomplit le mythe en se l’appropriant intégralement. De Plotin à Proclus, la philosophie se situe face au mythe dans un rapport de traduction et d’élaboration où le mystère initial des noms primitifs et des généalogies est exposé dans une révélation finale, l’epoptie des philosophes initiés, c’est-à-dire ramenés à la connaissance de l’origine. On ne se trouve plus ici dans une allégorie technique, mais dans une pensée qui accepte d’investir le mythe comme sa forme propre.

[127]

L’importance de la perspective métaphilosophique prend un relief plus considérable dans un autre type de recherche, qu’on pourrait qualifier de philosophie comparée. En collaboration avec F. Walter Meyerstein, Luc Brisson a tenté de montrer qu’à l’intérieur de systèmes philosophiques aussi différents que ceux de Platon et de Heidegger, par exemple, la structure axiomatique permet d’identifier la progression de la démonstration et de situer les apories de la raison philosophique de manière rigoureuse. Cette entreprise poursuit sa lecture du Timée. Parmi les difficultés du Timée, il faut en effet d’abord compter la présence d’éléments scientifiques très différents : les exposés mathématiques jouxtent les descriptions biologiques et anatomiques, les discussions de physique sont mêlées aux grandes théories cosmologiques. Et cela, sans compter les nombreux passages de type sociologique et politique, puisque l’entreprise platonicienne cherchait dans ce texte à rendre compte également de la genèse de la société. Lire le Timée, c’est rencontrer une forme ancienne d’encyclopédie, structurée de telle façon que s’y manifeste une conformité à la métaphysique des Formes. Dans cet « écheveau inextricable » de doctrines, la cosmologie domine : c’est en effet par le moyen de l’explication de l’origine du Tout vivant que l’ensemble des phénomènes rend visible sa structure. Mais cette cosmologie est elle-même l’expression d’une forme radicalement novatrice de penser l’explication scientifique.

C’est ce que soutiennent Luc Brisson, et son collaborateur F. W. Meyerstein. La nouveauté du Timée réside en effet dans ses positions épistémologiques : une explication scientifique, si elle doit être rigoureuse, devra dépasser le seul niveau de l’observation sensible pour atteindre un degré de nécessité et d’idéalité, qui ne sera pas immédiatement déduit du donné. De plus, le Timée fournit les premiers éléments de la méthode axiomatique et il donne aux propositions qui découlent de ces axiomes une formulation mathématique radicalement inédite. La cosmologie platonicienne représente donc le premier exposé construit à partir d’une axiomatique explicite. Quand nous lisons la liste de ces axiomes, nous sommes en fait mis en présence d’un ensemble de propositions métaphysiques par définition indémontrables, comme par exemple l’axiome des mondes séparés (Formes intelligibles et choses sensibles constituent deux domaines absolument distincts) ou encore celui du dieu fabricateur (le monde sensible a été fabriqué par un dieu) ; Luc Brisson a établi à vingt-trois le nombre de ces « axiomes », dont l’exposé cosmologique découle. Pour chacun de ces axiomes, il montre comment la « science » platonicienne en développe les conséquences en [128] tant que propositions déduites ou corollaires. De cette façon, le modèle théorique fourni pour l’être par la métaphysique rend possible une explication du fameux hiatus irrationnalis entre le monde immuable et éternel et le domaine du changeant : le rapport en quoi consiste la science est celui qui relie le monde sensible à sa nécessité. La causalité, la stabilité et la symétrie observables dans le monde sensible, qui sont selon Platon formulables mathématiquement, constituent la manifestation de la permanence véritable, qui n’appartient qu’au monde transcendant des Formes. La connaissance n’est donc possible que dans ce rapport de copie, que la nouveauté du Timée présente comme un rapport à une axiomatique.

Le programme épistémologique de ce travail appartient de droit au questionnement contemporain sur la nature de la science cosmologique, de toutes la plus vulnérable en raison de la tendance a priori narrative et mythologisante de ses propositions. En comparant ce programme à l’exposé narratif du Timée, on ne peut que mesurer le chemin qui a été parcouru depuis Platon ; selon les auteurs, notre connaissance de l’univers se limite à notre connaissance des axiomes. Cette recherche s’est poursuivie dans une comparaison de même type, à propos du problème des valeurs, discuté principalement à partir du Phédon, et mis en comparaison avec les philosophies de Kant et de Heidegger. Ces projets de philosophie comparée (Brisson et Meyerstein, 1991 et 1995) permettent de jeter un regard renouvelé sur la pensée de Platon et d’y saisir une structure sous-jacente qui en contraint l’interprétation.

À ces travaux d’interprétation, il faut joindre l’importante activité de Luc Brisson comme bibliographe de l’érudition platonicienne et comme traducteur. Prenant la relève des grands travaux de Harold Cherniss, Luc Brisson a poursuivi la recension bibliographique de l’érudition platonicienne dans la revue Lustrum. Il a par ailleurs entrepris de traduire, en collaboration avec quelques spécialistes, l’ensemble des dialogues de Platon, au sein d’une collection chez l’éditeur Flammarion. Cette collection se signale par des introductions élaborées et appuyées sur l’érudition, et par un appareil de notes important. Dans cet ensemble, on soulignera particulièrement le travail fait sur les Lettres, le Phèdre et le Timée. À ce travail, Louis-André Dorion de l’Université de Montréal a contribué en faisant paraître une traduction commentée du Lachès et de l’Euthyphron et Georges Leroux de l’Université du Québec à Montréal s’apprête à y faire paraître une République.

[129]

L’œuvre de M. Yvon Lafrance fraye un chemin très différent dans l’interprétation de la pensée de Platon. Soucieux de contribuer à l’élucidation de l’ontologie et de l’épistémologie platonicienne, M. Lafrance a donné à l’ensemble de son travail une portée critique centrée d’abord et avant tout sur les grands exposés métaphysiques des Livres VI et VII de la République. Auteur d’une étude importante sur le concept de l’opinion (Lafrance, 1981), cet interprète s’est donné pour tâche de clarifier les enjeux d’une métaphysique stratifiée des degrés de connaissance. Le passage de la Ligne s’est donc rapidement trouvé le point nodal de ses travaux. Ayant passé en revue la place de la doxa dans l’ensemble de l’œuvre de Platon et discuté les rapports de la doxa avec les registres supérieurs de la connaissance (dianoia, nœsis), M. Lafrance proposait de considérer l’ensemble de cette théorie comme une pensée cohérente, contrairement aux tendances de l’érudition contemporaine, attentive aux contradictions apparentes dans le corpus. Cette recherche d’une interprétation intégrée allait se développer dans la suite des travaux de Y. Lafrance ; confronté en effet à l’ensemble de l’érudition consacrée à l’épistémologie et à la métaphysique de Platon (degrés de connaissance et objets), il a entrepris d’en proposer une lecture où les acquis seraient systématisés et critiqués. Ce projet ambitieux, fondé sur un ensemble de prémisses que l’auteur a présentées dans un essai de méthodologie historique sous le nom de « positivisme », (Lafrance, 1983), allait le conduire à revoir l’ensemble des interprétations anciennes et modernes du passage de la ligne. Projet ambitieux, car le corpus herméneutique est ici non seulement foisonnant, mais d’une redoutable diversité. Désireux de freiner l’accumulation stérile d’interprétations incohérentes ou tautologiques, Yvon Lafrance dresse donc un inventaire systématique de ces interprétations. Ce bilan couvre toute la période de l’érudition moderne, de 1804 à 1984 et présente des analyses précises de tous les éléments ; l’auteur consacre en particulier une importante section aux travaux portant sur des concepts particuliers (doxa, épistèmè, eikasia, pistis, dianoia et noêsis). Persuadé de la possibilité d’accéder à la pensée authentique de Platon, l’effort de Y. Lafrance n’est donc pas inspiré par un paradigme herméneutique où la diversité des lectures et des interprétations constituerait une forme d’évolution enrichissante. Comme il s’en explique dans son essai de 1983 sur la méthode, l’auteur croit au contraire nécessaire de tenter de mettre un frein à la prolifération d’interprétations contradictoires. Selon la perspective qu’il développe, la production d’une interprétation définitive, même si elle semble une finalité utopique, n’est pas exclue. Dans le second volume [130] de ses études sur le passage de la Ligne, Y. Lafrance entreprend l’étude de l’évolution du texte de la République. Il se penche sur la tradition ancienne, sur la tradition médiévale et sur l’érudition moderne. Ce travail le conduit à proposer une critique textuelle du passage et une traduction commentée. (Lafrance, 1987 et 1994). Ce travail considérable d’historiographie d’un passage platonicien illustre la difficulté des décisions qui attendent tout commentateur des textes anciens, devant l’évolution du volume du commentaire contemporain et devant sa diversité. Yvon Lafrance a publié en outre un bilan des études platoniciennes au Canada et il a fondé une collection d’études de philosophie ancienne, publiée sous le titre Noêsis, qui a fait paraître plus de dix titres.

À ces études platoniciennes en langue française qui constituent des axes majeurs, on doit adjoindre le travail remarquable de Léonce Paquet sur le regard dans la pensée de Platon (Paquet, 1973). Cette étude qui se fonde sur une recherche lexicographique élaborée prend pour objet toutes les expressions qui dans la constitution de la métaphysique platonicienne ont recours à la lumière, au regard, à la vision pour penser les objets de la métaphysique et la nature de la dialectique.

C’est également aux recherches de Léonce Paquet d’Ottawa que nous devons la constitution d’une importante anthologie des fragments des penseurs cyniques (Paquet, 1988). Ce mouvement, trop longtemps occulté par les pensées de Platon et d’Aristote et par les traditions qui en ont découlé, méritait en effet une présentation critique et une traduction en langue française de ses textes essentiels. D’Antisthène et Diogène jusqu’aux penseurs cyniques de l’époque romaine, cette anthologie permet de reconstituer les traits essentiels d’une philosophie qui se trouve de nouveau au centre des intérêts de l’historiographie et de la philosophie contemporaines.

Les études aristotéliciennes ont bénéficié du contexte favorable fourni par le thomisme et elles se sont développées plus rapidement. Les activités de l’Institut d’études médiévales, dirigé par les Pères Dominicains, ont certes beaucoup compté dans cette évolution. Un riche enseignement, nourri par la présence de grands maîtres européens, a stimulé l’étude de la pensée du Stagirite. Parmi les nombreux travaux, il faut retenir ceux de Louis-Marie Régis, de Vianney Décarie, de Richard Bodéüs et de Louis-André Dorion. Ces quatre savants représentent par ailleurs quatre générations successives de la recherche aristotélicienne. Professeur d’épistémologie, fortement attaché au cadre de la pensée thomiste, Louis-Marie Régis a consacré au concept d’opinion chez Aristote un livre qui a fait date. Ce livre propose non seulement des [131] analyses conceptuelles minutieuses du lexique de la doxa, mais il fait une large place à la critique philosophique de la place de l’opinion dans une théorie du jugement. (Régis, 1935) L’auteur accorde beaucoup d’importance au vocabulaire « prédicamental » d’Aristote, au sein de son épistémologie, et il se montre soucieux d’élaborer les contextes dans lesquels un concept d’opinion détermine la théorie du jugement. C’est ainsi que des développements sont consacrés au jugement d’existence et à la connaissance intellectuelle, de même qu’à la dialectique. L’auteur consacre également un chapitre à l’opinion pratique, qui joue un grand rôle dans la méthodologie du jugement moral et dans l’ensemble de la philosophie pratique.

Vianney Décarie, qui a publié de belles études sur plusieurs aspects de la métaphysique d’Aristote, et en particulier sur la question de la substance, s’est d’abord signalé par une contribution d’importance sur l’objet de la métaphysique (Décarie, 2e édition, 1972). Ce livre veut intervenir dans le débat sur la nature de la philosophie première, une question posée par la diversité des présentations que fait Aristote de la métaphysique : est-elle une sagesse, une philosophie première ou une théologie ? L’auteur entend renouveler la discussion par un examen systématique de tous les témoignages, et notamment par l’étude des fragments. Le livre progresse donc selon trois parties qui diffèrent selon leur matière : l’étude des fragments (Eudème, Protreptique, De philosophia) est suivie par l’analyse de la doctrine des traités logiques et physiques et par une section importante sur le témoignage de la philosophie pratique. La troisième partie examine avec rigueur et précision les textes des livres de la Métaphysique. La conclusion qui ressort de cet examen tente d’apporter une réponse à la question de l’ambiguïté de l’objet : s’agit-il des causes premières ou principes suprêmes, s’agit-il de la divinité ou d’êtres suprêmes ? V. Décarie ne peut que constater la diversité des approches selon les textes. Critique à l’égard d’une approche purement génétique de ce qui aurait été une évolution de la pensée d’Aristote, l’auteur pense plutôt que la détermination ontologique de l’objet de la métaphysique débouche nécessairement dans une détermination ultime, de nature théologique. C’est son interprétation de l’aporie de Metaph. E qui le conduit à cette conclusion, un résultat qui repose également sur l’impossibilité d’exclure l’ensemble des témoignages à portée théo-logique, notamment dans les textes de l’éthique.

En collaboration avec son élève, Renée Houde-Sauvé, Vianney Décarie a également fait paraître une traduction annotée de l’Éthique à Eudème. Longtemps laissé dans l’ombre de l’Éthique à Nicomaque, avec [132] laquelle ce texte a en commun trois livres centraux, cet ouvrage n’avait pas été traduit en langue française depuis Barthélémy Saint-Hilaire en 1856. Se fondant sur une étude minutieuse de la tradition et bien averti des difficultés d’établissement du texte, l’auteur a proposé une traduction à partir du texte de Susemihl (Teubner, 1884). Une riche annotation et des index complètent la publication. (Décarie, 1978).

Avec les travaux de Richard Bodéüs, un helléniste formé à Liège auprès de Marcel de Corte, professeur à l’université de Montréal depuis 1985, nous abordons certains volets de la pensée d’Aristote qui avaient été tenus sous le boisseau dans les périodes antérieures, en dépit de l’importance de la pensée aristotélicienne pour la scolastique. Deux domaines de recherche en particulier émergent ici dans des publications de grande importance. D’abord, des recherches sur la philosophie politique et ensuite sur les rapports de la philosophie et de la théologie. En entreprenant d’étudier les rapports entre morale et politique dans la pensée d’Aristote, Richard Bodéüs s’est proposé de montrer l’unité d’intention qui préside aux écrits d’Aristote dans le domaine de la philosophie pratique. Prenant résolument ses distances par rapport à toute perspective génétique, l’auteur montre d’abord que la destination de ces écrits peut être mieux éclairée si on fait voir qu’ils étaient adressés au corps législatif de la Cité, aux nomothètes. L’éthique constitue en effet une enquête politique, et on ne saurait mésestimer l’affirmation d’Aristote lui-même à cet égard. Même la définition de la vertu appartient à ce cadre collectif et l’auteur montre que l’éducation morale était considérée comme une œuvre politique. Soucieux pour toutes ces questions de préciser le destinataire des éthiques, R. Bodéüs s’intéresse particulièrement aux qualités morales requises des auditeurs de l’enseignement aristotélicien. Se fondant sur le texte cardinal de E. N., I, 1, l’auteur parvient à montrer que la jeunesse à laquelle s’adresse Aristote n’est pas un public universel, mais un corps d’élite de futurs législateurs. Dans un premier chapitre consacré à l’élucidation du projet aristotélicien, l’auteur montre comment la conception de la phronesis éclaire le dessein aristotélicien : selon l’interprétation à laquelle il parvient, la phronesis est d’emblée imprégnée des orientations du cadre collectif. Cette interprétation permet d’éclairer d’un jour nouveau l’aspect « instructionnel » du politique, et en particulier du nomothète. L’éthique ne possédant pas d’autonomie radicale, c’est donc l’essence politique qui domine le projet aristotélicien. Les chapitres subséquents de cet ouvrage en développent la thèse fondamentale sur plusieurs fronts : d’abord la justification de l’enseignement politique, où l’on voit [133] comment la philosophie se détermine comme auxiliaire de l’entreprise éducative ; ensuite le caractère protreptique de la philosophie et enfin deux chapitres novateurs sur le public du discours aristotélicien, et en particulier sur les auditeurs de l’enseignement à fin éducative. (Bodéüs, 1982) Dans une publication postérieure, Richard Bodéüs a réuni un ensemble d’études sur la politique et la philosophie dans l’œuvre aristotélicienne, mais aussi chez Platon. Diverses par leur origine et par leur thème, ces études développent plusieurs des points proposés dans la thèse de 1982. (Bodéüs, 1991 ; voir également Bodéüs, 1996).

Dans un ouvrage imposant sur la théologie (Bodéüs, 1992), Richard Bodéüs vise une réforme générale de l’interprétation. Cette interprétation, qui s’est fixée assez rapidement dans la tradition, et notamment dans la lecture chrétienne scolastique de la philosophie première, repose sur un vaste consensus. L’auteur le résume clairement, par le moyen de cinq thèses qui permettent de condenser l’interprétation canonique de la théologie aristotélicienne : selon cette interprétation, Aristote a proposé, principalement dans Métaphysique Lambda, une théologie spéculative, fondée sur l’existence d’une substance séparée immobile. Cette théologie disqualifie les considérations nombreuses, présentes dans le corpus, relatives aux dieux traditionnels. Richard Bodéüs entreprend de réviser cette interprétation et sa perspective est aussi radicale que le terme auquel l’enquête doit mener. Loin de chercher à montrer la nécessité d’une révision par une analyse des propositions de la métaphysique, il présente plutôt une vaste enquête sur la « théologie » dans l’ensemble du corpus aristotélicien. Ce travail a pour but de restituer l’arrière-plan doxique (ou doxologique), c’est-à-dire l’ensemble des croyances et des visions du monde à partir desquelles la théologie spéculative s’est constituée et avec laquelle elle n’a jamais voulu, selon l’auteur, introduire une rupture fondamentale.

La progression de l’argument permet de retraverser l’ensemble des idées d’Aristote concernant les dieux et, au terme de ce parcours, plusieurs objections posées à l’interprétation traditionnelle deviennent incontournables et rendent nécessaire une réévaluation du rapport de la métaphysique à ce volet théologique canoniquement reconnu comme son couronnement. Qu’Aristote n’ait jamais eu pour ambition de produire une telle théologie, qu’il n’ait même jamais défendu l’hypothèse de cette théologie astrale qu’on veut retrouver si facilement dans le De Cœlo, l’auteur croit pouvoir le montrer en renversant la perspective habituelle sur le rapport qu’entretient cette théologie avec la doxologie dont prétendument elle veut se séparer. C’est en effet en explorant avec [134] rigueur le monde de cette doxa religieuse, et en particulier la croyance en des dieux vivants immortels, qu’on peut montrer comment cette doxa a contribué à consolider, pour ne pas dire former, la physique et la métaphysique elle-même. Le raisonnement d’Aristote ne va donc pas, dans la perspective de R. Bodéüs, de l’opinion traditionnelle à sa disqualification dans la métaphysique par une théologie spéculative, mais de la doxa religieuse à des principes qui n’ont plus rien de religieux ou de théologique. La métaphysique et la physique ne possèdent plus d’objet théologique, tel est le résultat crucial auquel parvient ce livre, si on accepte d’en suivre les démonstrations.

Le grand mérite de l’entreprise est de proposer une réinsertion de la pensée d’Aristote dans la pensée religieuse grecque, dans ce monde des dieux qui ne sont pas hors de la nature, mais à l’intérieur d’elle. Aristote y apparaît comme un penseur qui en dépit de ses critiques de la mythologie a toujours reconnu et donné foi à l’existence des dieux des théologiens poètes. Cette position apparaît certes davantage dans l’œuvre morale que dans la physique ou dans la métaphysique, mais c’est le cas précisément en raison du projet d’emblée non-théologique de la philosophie première. L’interprétation théologique de cette philosophie appartient à la tradition ultérieure et en particulier au christianisme. Pour Aristote, la proposition d’une théologie spéculative n’appartient pas au projet de la métaphysique aristotélicienne et selon R. Bodéüs le texte de Lambda doit être lu de manière telle que la divinité apparaisse comme l’illustration de la théorie physique et non comme le pouvoir séparé destiné à l’assujettir. Cette interprétation propose donc une révision radicale, qui postule une extériorité de la théologie, dont la prégnance et les finalités dans le monde grec paraissent de nature morale et pratique par rapport à la « philosophie », terme qui désigne l’entreprise théorique et spéculative du projet physique d’Aristote.

Le travail de l’auteur aboutit à une vision non-systématique de l’œuvre aristotélicienne : non seulement aucune théologie n’en constitue-t-elle le couronnement, mais encore la philosophie première ne fournit-elle aucunement le fondement de l’éthique. La conclusion de l’ouvrage est très nette sur ce point et elle montre comment cette lecture est assez proche finalement de la tradition grecque dans son ensemble. Anaximandre, Xénophane pourraient n’avoir rien fait d’autre, en maintenant à la fois le corps de la doxa religieuse, à des fins éthiques et politiques, et l’entreprise spéculative. R. Bodéüs propose en effet une lecture de la pensée d’Aristote dans laquelle la philosophie vient à la rencontre de la doxologie, sans jamais s’y identifier. En s’approchant de [135] cette idée de vivants immortels, Aristote se serait donné un instrument herméneutique pour élaborer la philosophie spéculative ; ce modèle du dieu grec ne conduit pas en lui-même à la transcendance du Premier Principe, et on peut même dire qu’il en distrait, mais par sa structure, il rend possible l’analogie susceptible de consolider les acquis abstraits de la métaphysique. Loin de chercher à trancher par le moyen de la métaphysique les questions relatives aux dieux, Aristote recourt donc plutôt à la doxologie de confirmer ses propositions sur la substance séparée.

Principal responsable d’une équipe de recherche sur l’Organon d’Aristote et ses commentateurs grecs, Richard Bodéüs a par ailleurs entamé un ambitieux programme de recherche qui a donné lieu à la publication de plusieurs articles sur le texte des Catégories et sur l’Isagoge de Porphyre. La production d’un nouveau texte critique de ces deux œuvres majeures ira de pair, dans la collection des Universités de France, avec la publication d’un nouveau texte des Réfutations sophistiques, préparé par Louis-André Dorion et du texte du Commentaire des Catégories de Dexippe, un commentateur néo-platonicien du IVe siècle de notre ère, une édition préparée par Georges Leroux.

Thomas De Koninck, auteur de quelques études sur Aristote, a dirigé avec Guy Planty-Bonjour un recueil sur la question de Dieu chez Aristote et Hegel, dans lequel il publie une très riche étude sur la définition du Premier Moteur immobile comme Pensée de la pensée, pensée de soi. Cette étude mérite d’être signalée, en raison de l’amplitude du travail sur les textes qui y est effectué, et également parce qu’elle propose une ouverture sur la tradition médiévale de ce prédicat essentiel (De Koninck, 1991).

Louis-André Dorion a consacré ses recherches à des travaux sur la nature de la dialectique, et ses premières études ont porté principalement sur les Réfutations sophistiques, dont il prépare une édition critique pour la collection des Universités de France aux Belles-Lettres. Dans une importante synthèse (Dorion, 1995), il a proposé une introduction, une traduction et un commentaire détaillé de ce traité mal étudié de l’Organon. Dans une relation étroite avec des recherches menées sur l’elenchos socratique, qui ont donné lieu à la publication de belles études, l’auteur, qui s’est formé auprès de Jacques Brunschwig, fait voir l’importance de chercher à élucider la nature particulière de l’effort des Réfutations. Il insiste en ce sens sur leur place dans l’histoire de la dialectique et l’ensemble de son commentaire fait une large part aux éléments historico-critiques susceptibles de contribuer à cette [136] histoire, comme par exemple l’innovation aristotélicienne, le milieu platonicien, la contribution des sophistes. La traduction et l’annotation représentent un progrès considérable par rapport à l’érudition antérieure. La suite des recherches de Louis-André Dorion l’a conduit à préparer une traduction annotée des Mémorables de Xénophon, pour la collection des Universités de France.

D’autres travaux ont été menés sur l’Organon et sur la nature de la dialectique aristotélicienne par Yvan Pelletier de l’Université Laval. Une traduction très controversée du traité des Catégories, publiée sous le titre « Les attributions », accompagnée du commentaire d’Ammonios, et une étude sur les principes clés des Topiques ont été publiées dans la collection Noêsis, dirigée par Y. Lafrance. Dans son étude sur la dialectique (Pelletier, 1991), l’auteur a cherché à renouveler le lexique de l’entreprise aristotélicienne, à la lumière d’une interprétation qui cherche des racines dans une réflexion sur l’expérience du dialogue et de la discussion. L’auteur entend procéder à un décapage radical et parvenir à une nouvelle interprétation des Topiques. L’étude de la tradition aristotélicienne a également bénéficié des grands travaux sur l’histoire de la mélancolie menés par Raymond Klibansky, en collaboration avec Erwin Panofsky et Fritz Saxl (Klibansky, et alt. 1989). Cette histoire s’ouvre en effet avec la doctrine grecque des humeurs, dont un des témoins les plus importants est le texte du Problème XXX, 1 attribué à Aristote, mais que Raymond Klibansky propose de placer plutôt dans le premier héritage péripatéticien du IVe siècle. Cette physiologie philosophique, dans laquelle le platonisme et l’aristotélisme se compénètrent, constitue à plus d’un titre un domaine privilégié pour l’application de la méthode d’histoire des idées dont ces travaux furent les premiers grands exemples.

Les études sur le néoplatonisme doivent d’avoir été réamorcées grâce aux travaux de chercheurs qui se sont formés à Paris auprès de Pierre Hadot et de Jean Pépin. Georges Leroux a fait paraître une traduction du traité VI, 8 des Ennéades de Plotin, Sur la liberté et la volonté de l’Un, accompagnée d’une introduction dans laquelle il propose une étude sur la place de la liberté dans la pensée de Plotin, une question sur laquelle il a fait paraître plusieurs études. (Leroux, 1990 ; 1997). Jean-Marc Narbonne s’est consacré pour sa part au traité II, 4, sur les Deux matières, dont il propose également une traduction commentée, précédée d’une importante introduction sur le concept de matière dans la pensée antique. (Narbonne, 1993). Dans un essai postérieur, J. M. Narbonne a [137] cherché à prolonger sa réflexion sur les concepts constitutifs de la métaphysique de Plotin, en particulier les concepts de nécessité et de possibilité. Dans cette étude, une discussion du concept plotinien d’auto-causalité, concept par lequel Plotin propose une conception de son Premier Principe, permet de le réconcilier selon l’auteur avec la doctrine aristotélicienne de l’être. Cette conception nous met en présence d’une métaphysique originale et audacieuse, au sein de laquelle le concept de puissance est chargé d’une force et d’un dynamisme tributaire de certaines conceptions stoïciennes que l’auteur analyse, notamment le concept de l’hexis. (Narbonne, 1994)

Ces travaux néoplatoniciens permettent de renouer avec une érudition qui avait été représentée surtout dans l’œuvre de Raymond Klibansky. Spécialiste du platonisme médiéval (Klibansky, 1982), responsable du Corpus platonicum Medii Aevi, Raymond Klibansky avait publié, alors qu’il était encore à Heidelberg, une importante étude sur le Commentaire du Parménide de Proclus (Klibansky, 1929). Ses recherches plus récentes l’ont conduit vers la tradition dite du moyen-platonisme, cette phase intermédiaire entre la période antique et le néoplatonisme. D’importants travaux sur Apulée (Klibansky, 1993) l’ont amené à une recherche sur un Sommaire des doctrines de Platon (Codex vaticanus reginensis lat. 1572), un écrit anonyme retrouvé par l’auteur et provenant selon lui des milieux platoniciens du IIe siècle de notre ère.

Comme tous les bilans, le présent essai de synthèse comporte sa part d’arbitraire, en raison notamment de l’exclusion de la recherche publiée sous forme d’articles, trop riche pour être répertoriée dans le cadre d’une rétrospective générale. De plus, de nombreux travaux produits dans le cadre du thomisme ont été laissés de côté, en raison de leur orientation apologétique ou de leur appartenance au cadre étroit d’une orthodoxie. Dans l’ensemble cependant, le travail de recherche effectué dans les monographies présente une image fidèle des grandes orientations de recherche dans le domaine de la philosophie ancienne. Plusieurs projets nouveaux émergent d’équipes nouvellement mises en place et de jeunes chercheurs formés durant la dernière décennie annoncent un approfondissement et un élargissement du champ qui ne pourra qu’enrichir les perspectives ouvertes au cours de la période recensée ici.

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NOTES

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[141]

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[1] Sauf exception, nous n’avons cité aucun travail publié sous forme d’article. Le nombre d’études publiées sur des questions de philosophie ancienne dans des revues va croissant et il apparaissait impossible d’en proposer une recension équitable.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mardi 13 novembre 2018 15:27
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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