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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Georges Leroux, “Le héros résistant”. Un article publié dans la revue CONJONCTURES, no 30, hiver 2000, pp. 39-44. [Autorisation accordée par l'auteur le 5 novembre 2006 de diffuser cet article dans Les Classiques des sciences sociales.]
Texte de l'article
Georges Leroux, “Le héros résistant

L’héroïsme rend perplexe : chacun voudrait certes être le héros de sa propre vie, mais chacun découvre aussi que si l’occasion ne se présente pas, la vertu ne trouvera pas à s’exercer et il est des vies sans héroïsme apparent qui ne sont en fait que des vies privées de leur kairos. On objectera que le véritable héroïsme est celui qui crée la situation et fait l’histoire. Cette objection a du vrai, car elle permet de distinguer deux types de héros qui, si on les analyse d’un peu près, ont peu en commun. Je proposerais de les nommer le héros actif et le héros défensif. Le premier s’accomplit principalement dans une geste de conquête civilisatrice et son type pur est le mythe de Prométhée, qui oppose à la volonté divine le projet de la culture humaine. D’Alexandre le Grand à Jules César, de Mahomet à Gengis Khan, ces héros civilisateurs sont d’abord des héros guerriers qui portent le fer et le feu, dans des actions de conquête dont le principe semble moins la vertu de courage que la pure recherche du franchissement de la limite. La violence de leurs actions appartient à leur concept et elle en semble indissociable au point que leur héroïsme n’est pas atteint par le récit des exactions sans nombre qu’on trouve sur leur chemin. Cet héroïsme en effet n’est pas purement moral et il crée pour lui-même l’histoire au sein de laquelle il s’achève. Ce trait est aussi sa limite, car il ne peut se proposer comme modèle : il est unique et ne saurait être répété. 

Si on me demande d’identifier un héros qui compte pour moi, je ne suis pas porté à le choisir parmi ces héros de première catégorie, qui constituent pour ainsi dire les modèles les plus archaïques de l’action humaine. Mon admiration pour eux n’est pas sans réserves. En cherchant dans le réservoir des héros de mon enfance, je me suis aperçu que les héros que je serais porté à identifier appartiendraient plutôt à la deuxième catégorie, celle des héros défensifs. La violence n’est pas constitutive de leur action, même si elle y contribue indéfectiblement. Placés devant la nécessité d’agir, ils doivent recourir à leur courage intérieur qui les fera s’exposer eux-mêmes à la mort pour défendre leur groupe ou leur société. Pour eux, le courage est le seul principe de leur action et ils n’auraient jamais entrepris ce qu’ils ont entrepris dans le seul désir de franchir une limite : ce courage, vertu primitive du groupe, est l’affrontement au péril de la mort. Dans ce groupe, je place d’abord Moïse, héros exemplaire des actions de résistance et de libération, dont l’histoire associe à la fois le courage défensif et la responsabilité de fondation. La violence inhérente à l’imposition de la Loi n’est pas de même nature que la violence civilisatrice d’un Alexandre : elle répond à la nécessité de prendre en charge, dans une situation d’oppression, d’exil et de guerre destructrice, le destin d’un peuple pour le sauver. 

L’exemple de Moïse montre bien tout ce que comporte de différent l’héroïsme de résistance par rapport à la pure volonté de puissance, dont le concept actif emprunte à Nietzsche son expression vitaliste. Le héros civilisateur cherche certes la noblesse, mais son exubérance vitale montre tout ce qu’a de profondément narcissique son investissement dans la conquête. C’est cet aspect qui fait du principe de son action quelque chose qui est étranger au courage. Si on considère l’exemple de Jeanne d’Arc, on voit tout de suite qu’elle n’a rien en commun avec cette énergie héroïque de pure puissance : elle qui se dirige vers le bûcher offre un héroïsme qui est le seul qui puisse légitimement prétendre à être vertueux. Car ce qui caractérise cet héroïsme fondamental, c’est le pur sacrifice de soi-même, et non pas la conquête. Ils sont nombreux les héros anonymes qui au terme d’actions nocturnes, dans des situations qu’ils n’ont pas provoquées, mais qui étaient tout simplement leur occasion ou leur destin, ont trouvé en eux-mêmes le courage nécessaire d’aller à la mort, ou de prendre le risque de la mort, pour sauver les autres. Ce courage a pour lui de pouvoir être proposé en exemple, car le geste qu’il commande est disponible pour chacun, son modèle est universel. 

Notre proche histoire en est remplie et je m’attarderai sur un exemple, celui du chef sioux Sitting Bull. Élevé dans la pure tradition spirituelle de l’ascèse guerrière des tribus des Prairies, le jeune Sitting Bull fut confronté dès sa jeunesse aux moeurs meurtrières des nations peuplant les territoires des Dakotas. Rien ne le prédisposait à transformer cette formation archaïque au mérite violent en pur courage de résistance pour sauver son peuple de l’extermination aux mains des Blancs. Né vers 1835, il avait été élevé selon l’éthique des familles nobles des indiens Lakotas : bravoure, force d’âme, générosité et sagesse étaient les quatre vertus fondamentales de cette éthique. La distinction entre la première et la deuxième est intéressante et elle montre une différence avec le schéma canonique des vertus cardinales de l’éthique occidentale (courage, tempérance, sagesse, justice) : ce que la bravoure exige est le risque de la mort, alors que la force d’âme concerne tout ce que le héros est appelé à endurer, notamment sur le plan des douleurs physiques associées aux rituels guerriers (scarifications, jeûnes rituels, etc). On ne compte pas les exploits guerriers du jeune Sitting Bull, mais jusque vers l’âge de quarante ans, rien ne le distingue d’un héros guerrier traditionnel. C’est seulement quand il comprend que les traités proposés par les Blancs sont la mort assurée de la culture amérindienne qu’il transforme cette culture de la violence offensive en énergie de résistance et de libération, ce qui fait de lui un héros à proprement parler moral, comme beaucoup de chefs amérindiens du dix-neuvième siècle. 

Membre de sociétés de guerriers, il avait appris à valoriser le combat pour lui-même. La conscience du péril tragique de la conquête blanche lui fit voir que cette éthique, laissée à elle-même, était stérile. Déjà préparé dans sa jeunesse à la méditation d’une voix intérieure, il est wichasha wakan, c’est-à-dire un homme initié au mystère de sa vocation spirituelle. Donnée en visions ou en songes, cette mission s’apparente aux injonctions faites à Moïse et à Jeanne d’Arc. La conversion de Sitting Bull à un héroïsme moral est le sujet principal de ses biographes. Jusqu’à la fin de la guerre de Sécession, il pense qu’il suffira d’agir envers les Blancs comme envers des tribus ennemies, et qu’un équilibre finira par s’installer. Il n’a pas encore pris conscience de la logique de l’extermination et il faut attendre 1875 pour qu’il comprenne que ce n’est pas la bravoure individuelle qui est en cause, mais le sacrifice pour son peuple. La suite de sa vie est le récit des actions, toutes plus héroïques les unes que les autres, pour tenter de conserver une territoire et des privilèges de manière pacifique, contre les menées du gouvernement blanc. Dans ce récit, je retiens en particulier la multiplication des scènes sacrificielles où il donne son propre corps en tribut symbolique supplicié pour sa tribu. 

L’épisode le mieux connu est bien sûr celui de la bataille de la Little Big Horn contre les forces du général Custer (25 juin 1876). Cette victoire qui résulte de la force de coalition dans l’esprit de résistance insufflé par Sitting Bull fut la plus grande, mais elle n’eut rien de décisif. La force des Blancs était trop considérable et dès l’année suivante un chef aussi important que Crazy Horse se rendit à la garnison, en faisant remise de ses armes et montures. Sitting Bull franchit alors la frontière canadienne et amorce la dernière période de sa vie, une période fondée sur l’espoir d’une résistance accompagnée de négociations en vue du maintien de sa culture. Alors qu’il aurait pu demeurer au Canada, il comprend que le renoncement à la violence est le seul chemin possible : imagine-t-on seulement le courage qu’il fallut à ce chef de guerre pour retourner aux États-Unis et se rendre à la garnison de Brotherton en 1881 ? Nous savons que cette période correspond à la formation, à tous égards humiliante, du territoire des réserves. La décennie qui suivit fut une décennie de détresse et de promesses non tenues. Le territoire fut découpé, les indiens ne conservèrent aucune de leurs libertés ancestrales et leur culture était attaquée de toutes parts, en particulier par la sédentarisation et la christianisation forcées. 

Repliées sur elles-mêmes, les dernières bandes se confiaient à de nouveaux mouvements charismatiques, capables de les soutenir symboliquement devant le spectre de leur propre extermination. Sitting Bull les accompagna jusque là, et même si plusieurs observateurs de l’époque témoignent du fait qu’il n’accordait aucune foi à ce messianisme sauvage, il faut reconnaître qu’il s’y engagea comme dans le geste ultime qui restait pour son peuple. La désolation tragique de ce vieux chef qui pose en photo pour de l’argent à Montréal en 1885 s’est transformée en pur désespoir : c’est ainsi que je comprends sa participation aux danses qui attiraient de plus en plus d’indiens sédentarisés. Jugé menaçant par les autorités américaines pour la caution qu’il apportait à ce mouvement spirituel, il fut arrêté en dépit de sa reddition, le 15 décembre 1890 : une troupe d’une quarantaine de soldats et auxiliaires indiens soumis se présenta à sa cabane, et malgré qu’il ait accepté de les suivre, des membres de sa famille résistèrent et ne purent éviter le bain de sang. Sitting Bull fut tué, comme il l’avait vu en rêve, par un des siens qui s’était rendu. Dans la mêlée qui suivit, son fils adoptif de quatorze ans, fut lui aussi assassiné sauvagement. 

Le héros guerrier de Little Big Horn, qui fait la fierté de la mémoire amérindienne, est-il un héros plus exemplaire que le héros charismatique et résistant du vieux chef meurtri et assassiné ? Plus le péril s’est précisé, plus l’interprétation que le héros s’est forgée de ce qu’est le courage s’est spiritualisée. À la fin de sa vie, dans sa retraite déchue, il donne l’exemple d’un héroïsme où le courage n’a plus rien de belliqueux : purgé de toute violence, il est pure résistance et affrontement avec le destin de l’extermination. La tragédie amérindienne qui fait aussi la grandeur de ses héros est que leur sacrifice n’a conduit à aucune Terre promise, leurs combats à aucune libération. Ce trait illustre une dernière caractéristique de l’héroïsme de résistance par rapport à l’héroïsme civilisateur : il ne dépend pas de son succès, il s’identifie à sa pure énergie morale.


Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le samedi 27 janvier 2007 10:46
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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