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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Réseaux et appareils. Logique des systèmes et langage des graphes (1991)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Vincent Lemieux, “Réseaux et appareils. Logique des systèmes et langage des graphes”. Un article publié dans l'ouvrage sous la direction de Roger Tessier et Yvan Tellier, Théories de l'organisation. Personnes, groupes, systèmes et environnement, chapitre 10, pp. 209-230. Québec : Les Presses de l'Université du Québec, 1991, 347 pp. Collection: Changement planifié et développement des organisations. Tome 3. [Autorisation de l'auteur accordée le 13 août 2004 de diffuser toutes ses publications dans Les Classiques des sciences sociales.]

Introduction

Une bonne partie de notre vie se passe dans des organisations [1] où certains acteurs sont spécialement chargés d'assurer la coordination de l'ensemble. C'est le cas de la famille et de l'école ainsi que de la plupart des organisations de travail : entreprises, qui traitent surtout de la matière-énergie ; bureaux, qui traitent surtout de l'information ; et centres, qui traitent plutôt des êtres humains, mélanges indissociables d'information et de matière-énergie. De ces organisations, certaines personnes sont des membres, dirigeants ou dirigés, d'autres sont des clients ou mieux, des publics. 

La participation de chacun d'entre nous aux organisations ne se limite pas à la vie de travail. Nous participons encore à des organisations volontaires préoccupées elles aussi de matière-énergie, d'information ou de personnes. Faisons le compte des heures d'une semaine, ou d'un mois, que nous consacrons aux organisations, et nous constaterons que c'est une large part de notre vie éveillée. 

La vie en société situe aussi chacun d'entre nous dans des réseaux de relations sociales, qui se forment au fur et à mesure de la vie d'un individu. Dès sa naissance, celui-ci prend place dans un réseau de parenté, plus ou moins étendu selon les cultures ou les milieux sociaux. Dans certains cas, le réseau de voisinage n'est pas très différent du réseau de parenté (mais les deux ne sont jamais parfaitement semblables), dans d'autres cas, les différences sont grandes. À la limite, elles peuvent même être totales quand une famille ou une personne est éloignée de tous ses parents. À l'intérieur des réseaux de parenté ou de voisinage, et parfois à l'extérieur d'eux, des réseaux personnels et des réseaux sociaux regroupent des individus d'une même génération ou d'une même classe d'âge. Souvent, dans nos sociétés tout au moins, l'école et les loisirs sont les lieux de formation de ces réseaux. Souvent aussi ces réseaux sont marqués d'une certaine ségrégation sexuelle : le réseau personnel d'une fille comprendra surtout des filles, parmi les personnes de sa génération, alors que le réseau personnel d'un garçon comprendra surtout des garçons. Mais il y a des réseaux qui sont davantage mixtes, regroupant garçons et filles qui ont fait leur jeunesse ensemble. 

Les organisations de travail et les organisations volontaires donnent lieu à toutes sortes de réseaux. La parenté, le voisinage, l'appartenance à une même génération peuvent contribuer à lier les personnes entre elles, mais d'autres phénomènes de proximité sont générateurs de ces réseaux : l'appartenance à un même service, l'utilisation des mêmes moyens de transport, la participation aux mêmes activités de loisir, l'opposition commune à un individu ou à un groupe, etc. 

Dans certaines organisations volontaires (les clubs sociaux, par exemple), les relations de réseaux se confondent ou presque avec l'ensemble des relations organisationnelles. Cela commence avec le recrutement, qui se fait par des relations de réseau. On ira chercher, pour faire partie de l'organisation, des parents, des voisins, des camarades de travail ou de loisir. Ces modes de recrutement se pratiquent aussi dans les organisations de travail, mais il arrive que des règles les empêchent. 

Dans un peu toutes les organisations de travail, et tout spécialement dans les partis ou les mouvements politiques, des relations de réseau ont un caractère partisan. La proximité est ici fondée tout particulièrement sur la recherche commune du contrôle de l'action collective. Souvent cette recherche de contrôle repose sur des finalités précises, de caractère idéologique, c'est-à-dire sur des représentations de ce que devrait être l'action. Mais les réseaux « politiques » ont aussi des fondements plus pragmatiques, comme on l'observe par exemple dans les relations de clientèle, où patrons et clients cherchent à maximiser chacun leur contrôle, en l'absence de toute idéologie. 

Il arrive aussi que des réseaux regroupent des personnes parvenues à la fin de leur vie. Quelques-unes ont la chance d'y retrouver de vieux amis ou de vieilles amies, mais les aléas de la vieillesse et la disparition d'êtres chers condamnent les personnes âgées à reformer pour le temps qui reste, et quand elles le peuvent, des réseaux provisoires. Rien ne témoigne plus fortement de la nécessité humaine des réseaux sociaux que cette quête qui dure jusqu'à la fin de la vie de relations où l'on soit proches les uns des autres, pour compenser en quelque sorte le caractère trop « lointain » d'autres rapports sociaux.

 

La socialité

 

L'expérience humaine et l'enseignement de quelques maîtres nous apprennent que les êtres humains sont d'abord sociaux avant d'être économiques et culturels. Si la socialité manque à l'enfant naissant, il mourra et ne deviendra donc jamais un être économique ou culturel (Watzlawick, 1980). Gregory Bateson (1972) a montré que, chez les mammifères, la quête du contact est plus fondamentale que celle des choses ou des idées qui viennent grâce au contact. Chez les êtres humains, ajoute Bateson, les processus primaires, plus fondamentaux que les processus secondaires, portent sur la relation davantage que sur les termes mis en relation (les relata). Pour bien interpréter un rêve, par exemple, il ne faut pas s'arrêter aux relata, mais chercher de quelle relation de moi à un autre - traite le rêve.

D'un point de vue plus anthropologique, Lévi-Strauss (1958) a souvent laissé entendre que le modèle des relations de parenté, modèle proprement social, servait à constituer et à interpréter tous les autres. Là encore il y aurait des processus primaires que les processus secondaires affirmeraient ou nieraient, mais sans jamais pouvoir s'en défaire tout à fait. 

La socialité peut être organisée de deux façons extrêmes, celle des appareils et celle des réseaux. Cela renvoie à la grande opposition que faisait Paul Mus (1958) entre le sociétal et le sociable, la sociétation et la sociabilisation. Le sociétal, disait-il, c'est tout ce qui concerne la construction d'une société, alors que le sociable c'est la société de bas en haut qui reste au niveau des voisinages, des acceptations réciproques. C'est une certaine façon de se disputer aussi bien qu'une certaine façon de s'entendre, mais qui refuse de se laisser officialiser. Le sociétal, au contraire, c'est la société de haut en bas, c'est une socialité de cotes contre une socialité de noms propres. (Voir : Lemieux, 1976). 

La sociabilisation se fait par des réseaux qui reposent sur des liens de statut où la personnalisation est grande : l'autre est un nom propre et non pas une cote. Elle sert principalement à coordonner le lien lui-même plutôt qu'un quelconque public vers lequel elle serait orientée. Nous pouvons nommer liens de sociabilité ces liens d'identification et de différenciation, où la relation importe plus que les termes reliés et qui tiennent le plus souvent à la coappartenance à des groupes primaires (de parents, d'amis, de voisins, de compagnons de travail, etc.). 

Les liens de sociabilité entre deux acteurs tolèrent, bien sûr, d'autres relations de statut. Des amis, des parents, etc. peuvent être liés par l'appartenance à un même groupe secondaire. Cette coappartenance est même parfois l'occasion de former et de développer un lien de sociabilité. De même, les liens de sociabilité peuvent comporter des finalités ou des échanges, quand ce n'est pas ces finalités et ces échanges qui mènent à la sociabilité. Mais la sociabilité en elle-même ne trouve pas sa satisfaction dans ces choses qu'elle met en relation : occupations, biens, informations, finalités. Elle la trouve dans l'identification au semblable, dans la relation affective singulière qui relie deux acteurs entre eux. 

Alain nommait signes absolus (voir : Lemieux, 1979, appendice A) les signaux par lesquels est communiquée cette relation qui est reconnaissance du semblable, plaisir de société, accord. Elle tient aux processus primaires plutôt qu'aux processus secondaires, à l'hémisphère droit du cerveau plutôt qu'à l'hémisphère gauche. (Voir : Watzlawick, 1980.) Notre civilisation valorise encore davantage les relata que la relation sociale, ce qui est une autre façon de dire que l'économie et la culture ont plus d'importance que la sociabilité. Mais, dans la vie de tous les jours, la plupart des êtres humains - et en particulier ceux qui sont démunis d'économie et de culture -préfèrent les joies de la relation sociale aux plaisirs des choses reliées. Une nouvelle culture se construit où la relation avec les êtres humains et l'environnement, au lieu d'être mise au service des finalités et des transactions, devient la fin que ces choses doivent servir. Cela suppose, comme le note Bateson (1972), qu'on se débarrasse de la primauté des objectifs pour cultiver d'abord et avant tout ce qu'on nomme un peu confusément la « qualité des relations humaines ». C'est-à-dire que la valeur de la relation soit le critère de l'usage des relata et non l'inverse. 

Mais les êtres humains ne peuvent pas vivre que de sociabilité, même si les valeurs sur lesquelles elle repose sont plus fondamentales que celles de la sociétation. Nous appartenons aussi à des groupes secondaires et sommes comptés dans des groupes tertiaires dont on ne peut se passer pour construire la société et en faire un milieu vivable. La sociabilisation et la sociétation sont les deux faces de la socialité et elles sont nécessaires à la société. Le problème réside plutôt dans leur rapport et dans leur optimisation, si tant est qu'on peut mesurer et évaluer les conséquences positives ou négatives de l'une et de l'autre. 

La sociétation avec ses appareils et ses autres organisations constituées s'introduit dans la sociabilisation et ses réseaux par plusieurs voies. Il y a d'abord la voie passive qui vient d'être signalée et qui tient au fait que chacun de nous appartient à la fois à des réseaux et à des organisations constituées : je suis un parent, un ami, un voisin, mais aussi un employé, un usager, un contribuable. Il y a aussi des voies plus actives. Des organisations constituées mobilisent des réseaux et parfois même les combattent directement ou indirectement. Qu'on pense à l'État et aux appareils qu'il rassemble. Un parti politique cherchera à convaincre ou à recruter des réseaux de leaders « naturels » dans une localité, ou encore un ministère cherchera à répandre l'information administrative en utilisant un réseau de relayeurs bien informés à la fois des problèmes des gens et des services gouvernementaux. L'État peut aussi s'attaquer à des réseaux. On pense surtout aux réseaux de terroristes (qui sont le plus souvent des quasi-appareils) ou à d'autres réseaux clandestins. Certaines politiques à l'endroit de la famille, des loisirs, etc. ont des impacts et des répercussions non négligeables sur les réseaux de parents, de bénévoles, etc. Cette action des organisations constituées envers les réseaux n'est d'ailleurs pas limitée à l'État. Les organisations volontaires, par exemple, font souvent leur recrutement en utilisant les connexions de réseau, elles sont parfois conduites à contrer des réseaux de compérage (ou de commérage...) qui les contestent, etc. Enfin, les réseaux interviennent d'eux-mêmes dans la sociétation par leur action fonctionnelle ou dysfonctionnelle à l'endroit des organisations constituées. Il faudra voir les conséquences qu'ont sur les réseaux et sur la société ces diverses voies d'intervention. 

 

L'étude des réseaux sociaux

 

Comment procéder pour aborder l'étude des réseaux sociaux ? À première vue, nos réseaux de relations sociales sont d'une nature fort différente des rapports officiels qui nous situent dans des organisations, même s'il arrive que les deux tendent à se confondre. Il est cependant très éclairant de considérer les réseaux comme un type de système social pouvant exister dans les organisations, entendues au sens large d'ensemble d'acteurs reliés par des rapports de coordination. Ainsi considérerons-nous les réseaux comme des organisations non constituées, par opposition aux organisations constituées, que nous appellerons les appareils. 

Cette approche systémique nous orientera vers trois principales voies de recherche à explorer dans l'étude des réseaux. Tout d'abord leur forme, qui les différencie clairement des appareils. Ensuite leur structure et, enfin, leur fonctionnalité. 

Pour traiter des problèmes de forme, nous aurons recours à la théorie mathématique des graphes qui définit un réseau comme un ensemble de points et de lignes. Mais les problèmes de forme, s'ils peuvent être étudiés de façon isolée, se retrouvent aussi dans les divers aspects de la réalité. Nous verrons que la théorie des graphes est un outil fécond pour traiter de façon rigoureuse, tout autant de structure et de fonctionnalité que de stricts problèmes de forme. 

À la suite de Lévi-Strauss [2], nous considérons qu'une structure est faite de forme et de substance, la substance étant définie comme ce qui fait varier la forme. La substance d'un système peut être constituée de différents substrats : les biens et services, les informations, etc. qui circulent d'un point à l'autre d'une organisation, ou le contrôle qui coordonne cette circulation. Pour une analyse complète d'une organisation, il faut découper plusieurs structures ou, plus exactement, plusieurs structurations appartenant à différentes structures. Ainsi la circulation de l'information ou les rapports de contrôle manifesteront une structure différente de celle qui se révèle par la circulation de biens. 

Sous le thème de la fonctionnalité, nous étudierons la relation d'une organisation avec son environnement, fait d'autres organisations ou d'autres systèmes sociaux. Alors que l'analyse structurale suppose une certaine fermeture des organisations, l'idée de fonctionnalité conduit à considérer l'organisation comme un système ouvert, connecté de quelque façon avec son environnement. Nous verrons que les appareils et les réseaux diffèrent à cet égard, les premiers visant à une certaine fermeture par rapport à l'environnement, alors que les seconds sont, de par leur nature, ouverts. 

Tout au long du chapitre, nous tenterons d'employer les principaux concepts de façon univoque et systématique. Dans l'état actuel de la science des appareils et des réseaux sociaux, il est impossible d'arriver à des définitions qui fassent l'unanimité. Nous essaierons quand même de proposer des acceptions assez courantes pour que notre système de concepts puisse servir à la communication entre chercheurs. 

Signalons aussi que nos exemples seront puisés principalement dans le domaine du politique. Soulignons enfin que, si nous parlons des appareils, c'est dans l'intention surtout de mieux comprendre ce phénomène qui leur est relié : les relations sociales organisées en réseau.


[1]   Les principaux concepts utilisés dans cet article sont en italique la première fois qu'ils apparaissent et définis dans le glossaire à la fin dudit article.

[2]   C. LÉVI-STRAUSS (1973). Anthropologie structurale 2, Paris, Plon, pp. 139-173.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le vendredi 30 mai 2008 15:32
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cegep de Chicoutimi.
 



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