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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Le quotient politique vrai. Le vote provincial et fédéral au Québec. (1973)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Vincent Lemieux, Le quotient politique vrai. Le vote provincial et fédéral au Québec. Québec: Les Presses de l’Université Laval, 1973, 274 pp. Une édition numérique réalisée par Réjeanne Toussaint, bénévole, Chomedey, Ville Laval, Québec. [Autorisation de l'auteur accordée le 13 août 2004 de diffuser toutes ses publications dans Les Classiques des sciences sociales.]

[1]

Le quotient politique vrai.
Le vote provincial et fédéral au Québec

Introduction

Élection et société politique


Dans l'étude des élections la plupart des observateurs et des chercheurs se divisent en deux écoles, selon qu'ils estiment que les partis manipulent les électeurs, ou que les électeurs font un sort aux partis. L'école intermédiaire a bien ses tenants, mais sa position mitigée, selon laquelle les partis et les électeurs ne se dominent pas entièrement les uns les autres, a beaucoup moins d'attraits. Contrairement aux deux autres elle manque d'une doctrine ou d'une théorie qui aide à sa diffusion. On a pourtant le sentiment que la vérité, là comme ailleurs, a plus de chances de se trouver en cette position moyenne qu'aux positions extrêmes.

[2]

Les positions extrêmes reposent en dernière analyse sur des vues également simplistes de la distribution du pouvoir dans nos sociétés politiques. Ceux qui croient à la théorie démocratique du gouvernement par le peuple, ou à sa variante polyarchique du gouvernement par des coalitions dont aucune n'est toujours dominante, sont portés à voir dans les élections le moment par excellence de la domination du plus grand nombre sur le plus petit nombre. Ceux qui ne voient dans ces théories que des utopies sans fondement réel considèrent plutôt que les partis et les intérêts qu'ils recouvrent ont toutes les ressources nécessaires pour imposer leurs choix aux électeurs. L'élection d'un parti plutôt que celle d'un autre peut bien faire une différence, mais parce que les partis puissants ne sont pas démocratiques, c'est toujours le petit nombre qui domine.

Ces thèses simplistes ont un grand pouvoir de séduction, tant qu'on ne leur oppose pas une thèse également claire, mais qui permet de dépasser les insuffisances des positions extrêmes. On peut distinguer pour cela deux logiques concurrentes dans nos sociétés politiques : celle de la communauté, qui impose ses préférences, ou devrait les imposer, dans les luttes électorales ; et celle du gouvernement, qui impose les siennes, ou celles des intérêts qui le dominent, dans les batailles de la cité. La première est une logique de l'équivalence des richesses, des statuts ou des pouvoirs, alors que la seconde est une logique de la prévalence. Sans analyser dans le détail comment se produisent l'équivalence ou la prévalence des richesses, des statuts et des pouvoirs - ou si l'on préfère des ressources, des postes et des pouvoirs [1] - nous tenterons de démontrer que, si l'on observe la société politique à la lumière de ces deux logiques, on peut comprendre le conflit permanent entre le gouvernement et la communauté, et le sens des élections, au coeur de ce conflit.

Le gouvernement et la communauté

Nos sociétés politiques sont faites d'une communauté englobant des groupes divers, et d'une organisation gouvernementale qui coordonne cette communauté. Il n'est pas nécessaire [3] qu'il en soit ainsi. L'anthropologie nous enseigne qu'il a existé des sociétés sans gouvernement, où la coordination dans la communauté était suffisante pour permettre l'économie d'une organisation gouvernementale, chargée plus spécialement de cette coordination [2]. Dans nos sociétés complexes cette « économie » n'est évidemment plus possible. Laissée à elle-même la communauté n'arriverait pas à se coordonner. Un appareil gouvernemental, dont la loi est celle de la hiérarchie, ou plus généralement de la prévalence, se superpose à une communauté où domine, idéologiquement tout au moins, l'idéal de l'égalité ou mieux de l'équivalence. Ici encore il faut prendre garde d'étendre cet idéal à toutes les communautés politiques. Louis Dumont a montré que certaines d'entre elles étaient mues plutôt par un idéal de la prévalence, ce qui l'amène à voir dans la politique une catégorie historique, qui n'apparaît que dans les sociétés où l'État est chargé de la coordination de l'ensemble [3]. Il identifie ainsi la politique au gouvernement, alors qu'il nous semble plus fécond de l'identifier à la coordination, gouvernementale ou non, qui obéit à des lois de connexité et de cohésion nécessaires pour que la société tienne ensemble. Par connexité nous entendons la possibilité qu'un ordre, issu d'un poste de la société, s'applique à l'ensemble des autres postes, et par cohésion, la possibilité que la société forme ou bien une grande coalition, ou bien un ensemble de coalitions opposées sans équivoque les unes aux autres [4].

En Occident, c'est l'idéal de l'équivalence qui oriente la distribution des richesses, des statuts et des pouvoirs dans la communauté. Le gouvernement doit normalement s'y soumettre, mais comme il obéit en son organisation même au principe de la prévalence, une contradiction fondamentale s'installe au sein même de la société politique entre l'objectif d'équivalence, recherché pour la communauté, et le moyen gouvernemental d'y arriver, qui appartient à la logique de la prévalence. Et comme on n'arrive jamais à faire une communauté parfaitement équivalente - ou qu'on s'arrange pour ne jamais y arriver - le gouvernement se maintient, avec en lui sa logique [4] de la prévalence qui contredit l'objectif d'équivalence poursuivi par la communauté. La réflexion de Rousseau, de Marx et de bien d'autres philosophes politiques a buté sur ce problème, sans solution tant qu'on ne l'étale pas dans le temps : comment briser cette contradiction d'une communauté à la recherche de l'équivalence par le moyen d'un gouvernement qui la nie, en son principe même qui est celui de la prévalence. Marx a fait le rêve, que tout est venu démentir après lui, du dépérissement de l'État, à mesure que serait atteinte l'équivalence. Il n'avait pas prévu que l'appareil gouvernemental très lourd établi pour cela survivrait à l'égalisation dans la communauté. Rousseau, quant à lui, proposait que la minorité, consciente de son erreur, se rallie à la majorité, et qu'ainsi tout le peuple gouverne. Mais nos sociétés politiques n'arrivent pas à fonctionner ainsi.

Il nous semble que cette réconciliation, qui ne pourra jamais être totalement atteinte, d'une communauté qui deviendrait de plus en plus équivalente, alors même que son gouvernement deviendrait de moins en moins prévalent, ne peut être pensée que par phasage. Toute communauté un peu complexe sécrète la prévalence des uns sur les autres, surtout quand elle cherche à rendre sa production maximale et non plus suffisante. Que le gouvernement soit aux mains des intérêts les plus puissants, ou qu'il oppose sa propre force à celle de ces intérêts, la compétition politique prend toujours la forme de la prévalence des uns sur les autres. Que ce soit dans la communauté, dans le gouvernement, ou dans les deux, la prévalence triomphe. L'élection peut alors servir à reproduire ce jeu de forces, ou à le nier. Dès le moment où l'universalité et l'égalité du droit de suffrage sont acquises, un ferment d'équivalence est introduit dans la politique par la réduction de toutes les puissances à ce que Paul Mus appelait le quotient politique vrai [5]. Mais ce ferment risque sans cesse d'être étouffé par le jeu plus constant de la prévalence.

Le moment de l'élection dans les sociétés politiques apparaît alors comme celui où toutes les prévalences doivent se soumettre à l'idéal et à la pratique de l'équivalence, c'est-à-dire être réduites au quotient politique vrai. Ce temps de l'équivalence triomphante ne peut pas se prolonger entièrement dans les [5] périodes qui vont d'une élection à l'autre, et il sécrète lui-même des prévalences de certains partis sur d'autres, qui seront plus ou moins accentuées selon les systèmes électoraux. Mais il doit être organisé de façon à ce que soient remises en question les prévalences inutiles du gouvernement sur la communauté, ou dans la communauté même. Au terme des périodes électorales, des prévalences sont produites par des équivalences, alors que dans les périodes inter-électorales des équivalences requièrent d'être produites par des prévalences. C'est dans cette alternance que nos sociétés tentent de régler la contradiction fondamentale entre le gouvernement et la communauté.

Au Québec comme ailleurs les voix du peuple, quand on les entend bien, disent bien haut la volonté d'équivalence de la majorité des électeurs, et leur volonté d'un gouvernement qui y travaille ou qui n'impose pas une prévalence excessive par rapport à l'équivalence à réaliser ou à maintenir dans la communauté. On peut lire ce message, nous semble-t-il, dans les résultats des élections fédérales et provinciales au Québec, depuis quinze ou vingt ans.

Les élections fédérales et provinciales
depuis le milieu des années cinquante


Le rapport du gouvernement à la communauté semble se présenter différemment au Québec, selon qu'il s'agit de politique fédérale ou de politique provinciale. Non seulement le gouvernement d'Ottawa apparaît plus lointain que celui de Québec, mais il est celui d'un pays où les Canadiens français sont en minorité. Les électeurs francophones du Québec ne craignent pas seulement du gouvernement central qu'il intervienne trop ou pas assez à l'intérieur du Québec, mais aussi qu'il agisse ou n'agisse pas, à leurs dépens, sur les relations entre Canadiens français et Canadiens anglais au Canada. Le gouvernement qui leur offre les meilleures garanties à ce point de vue est celui où les Canadiens français du Québec sont bien représentés. L'enjeu des relations entre le gouvernement et la communauté est tout autant symbolique qu'instrumental. Ce n'est pas seulement le degré plus ou moins fort de prévalence du gouvernement sur la communauté qui est en cause, mais [6] aussi le degré d'identification symbolique que le gouvernement et les partis (qui y aspirent) réussissent à établir avec la communauté canadienne-française.

Or, depuis la fin du dix-neuvième siècle, un des partis traditionnels, le Parti Libéral, a beaucoup mieux réussi cette identification que l'autre. Non seulement il n'a pas été associé, comme le Parti Conservateur, à des mesures contraires aux intérêts des Canadiens français, mais il a eu à sa tête trois chefs, Laurier, Saint-Laurent et Trudeau et au moins un second prestigieux, Lapointe, qui ont suscité une forte identification des électeurs canadiens-français du Québec. Il n'est arrivé qu'une fois, depuis 1896, que le Parti Libéral a recueilli au Québec moins de votes qu'un autre parti. C'était en 1958, au moment, notons-le, où Pearson venait de succéder à Saint-Laurent, sans qu'aucun second prestigieux ne vienne alimenter l'identification des Canadiens français du Québec au Parti Libéral. Cette situation a d'ailleurs duré jusqu'en 1968, et c'est au milieu de cette période que le Parti Libéral a atteint un plancher de 31 p. cent du vote des inscrits, le plus bas au cours du vingtième siècle.

Par contraste le Parti Conservateur - si on prend 1957 comme point de départ - est tombé, en 1972, aussi bas que 13 p. cent du vote des inscrits. Le Crédit Social, depuis qu'il est devenu en 1962 un véritable parti, n'est pas tombé plus bas qu'à 12 p. cent du vote (en 1965 et 1968). La pire année du NPD a été 1962, où il n'a obtenu que 3 p. cent du vote des inscrits.

Si, faute de mieux, on considère ces planchers comme des indications du pourcentage de fidèles partisans que compte chacun des quatre partis, on arrive à la conclusion que le Parti Libéral a à lui seul un peu plus de partisans que les trois autres partis mis ensemble. Quand il maintient une bonne identification au groupe ethnique canadien-français, par contraste avec les autres partis, l'aspiration à l'équivalence à l'intérieur de la communauté québécoise, ou du gouvernement à la communauté, est plus ou moins neutralisée. Il suffit que l'équivalence avec les Canadiens anglais, symbolisée par les leaders du Parti Libéral, semble assurée.

On peut expliquer ainsi que le Québec soit resté fidèle à Saint-Laurent, en 1957, malgré un taux de chômage qui augmentait (il est passé de 6.0 à 8.9, au Québec, de 1957 à 1958) [7] et malgré l'attrait qu'exerçait ailleurs au Canada la forte personnalité du chef conservateur Diefenbaker. Aux élections de 1958, le Parti Conservateur obtient 39 p. cent des inscrits, contre 36 p. cent au Parti Libéral, sans doute parce que Pearson a succédé à Saint-Laurent et que le charisme de Diefenbaker a finalement gagné le Québec. Mais le gouvernement Diefenbaker allait rater son identification aux Canadiens français du Québec. Plus que le Parti Libéral, toujours à la recherche de leaders prestigieux du Québec, il allait s'effondrer en 1962, au profit d'un parti bien canadien-français, le Crédit Social.

En plus d'offrir de bonnes garanties ethniques, le Crédit Social arrivait au moment où l'absence de crédibilité ethnique des deux principaux partis laissait pour une fois le champ libre à des préoccupations d'équivalence interne à la société québécoise. L'impact de la révolution tranquille donnait plus de poids à ces préoccupations. Dès ce moment les créditistes apparaissent toutefois comme un parti tiraillé entre une volonté d'équivalence sociétale, qui exige un gouvernement fort et une redistribution du pouvoir dans la société, et une volonté d'équivalence plus étroitement économique, qui s'en tient à la doctrine créditiste de l'augmentation de la richesse au profit des gens défavorisés, grâce à un État avant tout monnayeur, donc peu inquiétant dans sa prévalence.

La conjoncture difficile et changeante de l'époque portait cette double revendication, d'autant mieux qu'était neutralisé par défaut l'enjeu symbolique, d'ordre ethnique, fort important en politique fédérale. En novembre 1965, dans une conjoncture améliorée (de 1963 à 1965, le taux de chômage est passé, au Québec, de 7.5 à 4.7), les créditistes sont tombés à 12 p. cent du vote des inscrits, contre 21 p. cent en 1963. En juin 1968 la situation économique était à nouveau moins bonne, mais le Parti Libéral avait retrouvé, avec Trudeau à sa tête, une forte identification au groupe ethnique canadien-français. Cette situation dure en 1972, mais parce que les problèmes économiques sont plus graves et plus ressentis, le Crédit Social retrouve un pourcentage des inscrits qui est presque aussi élevé qu'en 1962. C'est lui, parce que fortement identifié au groupe canadien-français, qui profite des revendications économiques contre le gouvernement Trudeau, alors que les deux autres partis d'opposition, le Parti Conservateur et le N. P.D., [8] souffrent toujours de leur défaut d'identification à la collectivité ethnique majoritaire du Québec.

Ajoutons que parce qu'il domine nettement chez les électeurs partisans, le Parti Libéral a d'autant plus de succès que le taux d'abstention est élevé. C'est ce que montre le tableau 1.

Tableau 1

Rapport entre le pourcentage de la participation aux élections fédérales
et la force du Parti Libéral, de 1957 à 1972

1957

1958

1962

1963

1965

1968

1972

% de la participation électorale

74

79

78

76

71

72

71*

% du vote libéral

45

36

31

34

32

38

35 *

% du vote aux autres partis et candidats

29

43

47

42

39

34

36 *

* Pourcentage provisoire


Quand le Parti Libéral n'est pas identifié fortement, en la personne de ses leaders, au groupe ethnique canadien-français, et qu'une situation économique difficile est exploitée par un ou des partis qui apparaissent aussi canadiens-français que le Parti Libéral, la participation augmente et les votants se répartissent plus également entre les partis. C'est l'interprétation qu'on peut donner du résultat des élections de 1958,1962 et 1963. En 1972, la conjoncture économique est difficile, mais avec Trudeau à la tête du Parti Libéral, les partis d'opposition, à l'exception du Crédit Social, n'arrivent pas à tirer profit de cette situation [6]. À nouveau le pourcentage du vote libéral par rapport à celui des autres partis est meilleur que dans la période 1958-1965.

[9]

En politique provinciale l'enjeu principal des élections semble tenir, depuis 1956 tout au moins, au degré réel d'intervention du gouvernement dans la communauté, et à la plus ou moins grande équivalence qu'il y produit. Les électeurs se préoccuperaient davantage du rapport pratique ou instrumental du gouvernement et de la communauté, que de leur rapport symbolique.

Jusqu'en 1970 tout au moins, il semble aussi que les partisans fidèles des deux principaux partis se divisent beaucoup plus également entre eux qu'au niveau fédéral. Les deux partis atteignent leur plancher en 1966, alors que le Parti Libéral n'a que 34 p. cent du vote des inscrits, et l'Union Nationale 29 p. cent. Si l'on remonte à 1936, année de création véritable de l'Union Nationale, les deux partis ont des planchers de 27 p. cent. L'Union Nationale descend à ce pourcentage en 1944, et le Parti Libéral en 1948. Une technique un peu plus raffinée permet d'établir à 25 p. cent dans les deux cas la base partisane des deux partis, de 1944 à 1966 [7].

Contrairement à ce qui se passe au niveau fédéral, un taux relativement élevé de participation profite plutôt au Parti Libéral, comme le montre le tableau 2. Évidemment le 45 p. cent du vote qu'il a obtenu en 1970 doit être comparé, pour sa juste compréhension, au 20 p. cent de l'Union Nationale, et surtout au 24 p. cent du Parti Québécois.

Tableau 2

Rapport entre le pourcentage de la participation aux élections provinciales
et la force du Parti Libéral, de 1956 à 1970

1956

1960

1962

1966

1970

% de la participation électorale

77

80

78

71

85

% du vote libéral

35

42

44

34

37

% du vote aux autres partis et candidats

42

38

34

37

48


[10]

Notre interprétation serait la suivante. En politique provinciale les électeurs partisans se partageaient à peu près également, de 1944 à 1966, entre ceux d'un gouvernement qui devait user peu de sa prévalence, parce qu'il avait peu à changer selon eux dans les équivalences à court rayon qu'ils valorisaient dans la communauté québécoise ; et ceux d'un gouvernement plus interventionniste, donc plus prévalent, qui devait non seulement rattraper certains retards dans l'équivalence de la collectivité québécoise par rapport à d'autres, mais aussi établir à l'intérieur même de cette collectivité de nouvelles équivalences entre groupes ou individus, maintenant entraînés à se mesurer l'un par l'autre. Les premiers inclinaient vers l'Union Nationale, les seconds vers le Parti Libéral. Quant aux quelque 30 p. cent d'autres votants habituels, plus indécis face aux partis, ils inclinaient vers l'un ou l'autre des partis selon que la conjoncture leur semblait nécessiter un gouvernement peu interventionniste ou un gouvernement plus interventionniste. A cet égard, tout comme au niveau fédéral, une relation assez étroite apparaît entre le taux de chômage et le taux de participation aux élections.

De 1956 à 1960, le taux de chômage passe de 5.0 à 9.1 au Québec, et la participation de 77 p. cent à80 p. cent. Un gouvernement libéral, qui s'était mis à parler dès le début des années cinquante de retard du Québec et de justice sociale, succède au gouvernement peu interventionniste de l'Union Nationale. À la fin de 1962, le taux de chômage a baissé à 7.5. Les premières mesures prises par le gouvernement Lesage et la promesse de la nationalisation de l'électricité font sentir que la prévalence encore supportable du gouvernement est source d'équivalence dans la communauté. La participation tombe à 78 p. cent, mais le Parti Libéral n'en augmente pas moins son pourcentage de votes.

Ce résultat comparé à celui des élections générales de 1966 semble indiquer qu'il faut un taux de participation relativement élevé et une situation économique difficile pour que la majorité des électeurs non partisans appuient le parti le plus interventionniste. On peut le comprendre : quand la situation économique n'est pas trop bonne, le manque d'équivalence dans la communauté est plus ressenti et les électeurs non partisans ont tendance à se tourner vers le parti le plus [11] interventionniste, espérant que par son action gouvernementale il produira plus d'équivalence dans la communauté.

Le recul important du Parti Libéral en 1966 peut s'expliquer ainsi. Depuis 1962 le taux de chômage a baissé de 7.5 à moins de 5.0 (le taux annuel est de 4.7 pour 1966, le plus bas depuis les années cinquante). Il s'ensuit une faible participation de 71 p. cent des électeurs. Dans certains domaines, comme celui de l'éducation, on s'interroge sur les plus grandes équivalences qu'a voulu produire un gouvernement de plus en plus prévalent [8], tandis qu'une fraction extrémiste trouve dans le R.I.N. la promesse d'un gouvernement encore plus prévalent qui, en réalisant l'indépendance du Québec, fera enfin l'équivalence entre la société québécoise et ce qui restera de la société canadienne.

En 1970, avec un taux de chômage qui est remonté à plus de 7.0 (il est de 7.9 pour l'année 1970) et avec deux partis, le Parti Libéral et le Parti Québécois, qui mènent une campagne très stimulante, la participation monte à 85 p. cent. Déjà, par contraste avec le Parti Québécois, le Parti Libéral apparaît comme un parti moins interventionniste, tandis que le Ralliement Créditiste, plus encore que l'Union Nationale, réagit contre la trop grande prévalence du gouvernement dont l'action a contribué à effacer les équivalences traditionnelles. Un réalignement se produit dans les identifications partisanes.

Présentation des études

Sous le thème, « Le national et le social », sont regroupés trois textes qui traitent explicitement de l'équivalence et de la prévalence dans la société politique québécoise, saisie à travers ses élections. « Les élections provinciales au Québec de 1936 à1970 » montre, après une brève introduction historique, les différences entre les clientèles des partis depuis 1936, et tout spécialement depuis 1956. Le réalignement des clientèles électorales en 1970 reçoit une attention toute spéciale. Ce réalignement est finalement interprété comme la réaction des électeurs à ce que la révolution tranquille a changé de  [12] l'intervention du gouvernement dans la communauté, et des relations à l'intérieur de cette même communauté.

Dans « Les partis et le nationalisme », l'enquête porte plus précisément sur l'impact qu'ont eu auprès des électeurs les positions nationalistes des partis. À cette fin une typologie est construite, qui insiste tout particulièrement sur le caractère égalisateur ou non égalisateur des positions des partis. Cette typologie permet de voir les positions nationalistes des partis dans un contexte plus large que celui où on les voit généralement.

Un troisième article, « La gauche : rétrospective et prospective », utilise encore plus précisément la grande opposition entre l'équivalence et la prévalence, en distinguant quatre dimensions où peuvent être évaluées la gauche et la droite, ou si l'on préfère la volonté d'équivalence et la volonté de prévalence : une dimension sociale, une dimension économique, une dimension culturelle, et une dimension plus proprement politique. Cette dernière dimension renvoie aux relations entre le gouvernement et la communauté, alors que les trois autres renvoient à des relations internes à la communauté.

« Le langage électoral », sous ce deuxième thème sont réunies des études sur le discours que les partis tiennent aux électeurs. Le premier article, « Le législateur et le médiateur », oppose deux conceptions du député, dans ses rapports avec la  communauté. Le législateur est un gouvernant qui s'occupe de sélection politique, sans trop se soucier de faire la médiation vers la communauté des mesures politiques adoptées, tandis que le médiateur se préoccupe d'abord de cette médiation en ménageant une espèce d'équivalence toute paternaliste entre le gouvernement et la communauté.

« Deux langages qui retardent » est une brève réflexion sur la campagne électorale qui a précédé l'élection provinciale de 1962, au Québec. Il est montré que le discours des partis retarde sur un état de société qui s'éloigne de la communauté atomisée dont parle l'Union Nationale et du gouvernement mystificateur présenté par le Parti Libéral.

Les ambitions analytiques du dernier article de cette série, « Rires et applaudissements », sont plus grandes. Les discours électoraux de cette même campagne de 1962, dans Île d'Orléans, déclenchent des rires ou des applaudissements que [13] l'on suppose significatifs. Des passages dont on rit ou qu'on applaudit l'analyse retient ce qu'ils disent des attributs des chefs, des candidats, des partis et de la population, que ces attributs soient utilisés comme instruments, qu'ils soient transmis comme prestations, ou qu'ils renvoient à l'exercice même du pouvoir. il s'en dégage une image statistique des relations entre les agents partisans du gouvernement et les électeurs dans la communauté, où sont valorisés le pouvoir et les instruments symboliques des agents partisans, ainsi que les prestations matérielles qu'ils accordent aux électeurs.

Un troisième groupe d'études porte sur « Le phénomène créditiste ». Une première étude monographique, faite dans l'Île d'Orléans (« L'élection fédérale de 1962 dans l'Île d’Orléans »), compare les organisateurs créditistes aux organisateurs des autres partis, puis tente d'expliquer les résultats électoraux dans les six paroisses de l'Île.

Si cette première étude du phénomène créditiste ne se rattache pas explicitement à la problématique du gouvernement et de la communauté, et à celle de la prévalence et de l'équivalence, la deuxième, « L'élection fédérale de 1962 dans la circonscription de Lévis », le fait plus nettement. Après avoir cherché une explication générale, puis une explication plus particulière des succès créditistes dans Lévis, on arrive à la conclusion que le Crédit Social présente une double nature. Il y aurait un créditisme urbain et un créditisme rural, ou mieux un créditisme sociétal et un créditisme qui n'est qu'économique. Le premier porte comme le second une revendication d'ordre économique, pour que soient égalisés les rapports sociaux dans la communauté, mais il se double d'une revendication politique qui touche les relations de pouvoir dans la communauté, entre la communauté et le gouvernement, ainsi qu'entre la collectivité canadienne-française et la collectivité canadienne-anglaise.

Un dernier texte, « Les dimensions sociologiques du vote créditiste au Québec », étend à l'ensemble du Québec des hypothèses qui ont été dégagées dans les deux études précédentes. La distinction entre le créditisme économique et le créditisme sociétal est généralisée et on arrive à des conclusions nouvelles sur la dimension partisane et la dimension proprement politique du vote créditiste. Cette étude propose [14] plus systématiquement que les deux précédentes un schéma d'analyse des résultats électoraux, fait de quatre dimensions reliées entre elles.

Les études réunies sous le quatrième thème suggèrent quelques « Nouvelles voies d'analyse »des phénomènes électoraux. Dans « L'analyse hiérarchique des résultats électoraux », la technique de l'analyse hiérarchique est appliquée aux résultats, par circonscriptions, des élections provinciales de 1936 à 1966 au Québec. De l'échelle ainsi établie se dégage une stabilité relativement forte des traditions partisanes durant cette période où les deux principaux partis ont adopté des positions assez stables sur les rapports entre le gouvernement et la communauté. Aux élections précédentes les positions des partis sont différentes, et en 1970 elles se compliquent, ce qui les rend peu « scalables » par rapport à celles qui vont de 1936 à 1966.

Le texte suivant, « La composition des préférences partisanes », est l'analyse des ordres de préférences d'un échantillon d'électeurs de deux circonscriptions fédérales (Langelier et Louis-Hébert), en 1968. Les ordres de préférences portent sur différents niveaux d'évaluation (les programmes, les chefs, etc.). Elles varient de façon assez nette selon ces niveaux. Deux ordres « objectifs » sont dégagés qui semblent motiver la plupart des choix individuels : un ordre socio-politique et un ordre ethnique. Le premier renvoie à l'échelonnement des partis de la gauche à la droite, soit du N.P.D. au Crédit Social en passant par le Parti Libéral et le Parti Conservateur. Il s'agit ici, semble-t-il, du degré d'intervention du gouvernement dans la communauté, plutôt que d'équivalence dans la communauté. Le deuxième ordre se rapporte plutôt à l'identification ethnique des partis à la collectivité canadienne-française. Le parti du Crédit Social apparaît comme celui dont l'identification est la plus forte, suivi du Parti Libéral, du Parti Conservateur et du N.P.D.

Enfin, dans la dernière étude, « Les positions des partis », une méthode un peu semblable est appliquée à l'analyse des ordres dans lesquels se sont classés les partis, en 1970, dans les 108 circonscriptions provinciales. Les axes (ou ordres objectifs) explicatifs ne sont plus constitués par une disposition des partis entre deux extrêmes, mais plutôt par une opposition modale, [15] au centre de l'axe, entre les deux partis les plus forts, et des oppositions marginales entre ces partis et les autres. Là encore deux types d'axes se dégagent : deux axes socio-politiques, selon que l'Union Nationale ou le Ralliement Créditiste est en opposition modale avec le Parti Libéral ; et un axe constitutionnel où l'opposition modale existe entre le Parti Libéral et le Parti Québécois.

La conclusion tente d'éclairer le problème ou plutôt les multiples problèmes de la réforme électorale par un recours aux notions de mécanismes de la cité et de mécanismes de l'élection, de prévalence et d'équivalence. Trois principes guident la discussion des réformes à faire : la logique de l'élection doit en être une d'équivalence radicale ; les mécanismes de l'élection doivent être isolés le plus possible des mécanismes de la cité ; quand cet isolement n'est pas possible la logique de l'élection doit être tempérée par celle de la cité, de façon à donner le plus de chances possible à l'équivalence dans la société. Ces principes sont appliqués à trois domaines de règles électorales : celles qui touchent les participants et les relations entre eux, celles qui guident le découpage de la carte électorale, et celles qui définissent le mode de scrutin.

À la suite de cette conclusion, un mode de scrutin dit de proportionnelle modérée est présenté en appendice.



[1] On pourra lire à ce sujet notre essai, Une polito-logique des organisations, Cahier n° 4 de la Société canadienne de Science politique, 1972.

[2] Voir en particulier le livre de John MIDDLETON et David TAIT (éds), Tribes without Rulers, Londres, Routledge and Kegan Paul, 1958.

[3] Louis DUMONT, Homo hierarchicus, Paris, Gallimard, 1966.

[4] À ce sujet, voir Une Polito-logique des organisations, loco cit.

[5] « Le métier de Cassandre », Les Cahiers de la République, n° 1, 1956, pp. 8-17.

[6] Les conditions très exigeantes, pour que les élections fédérales au Québec s'éloignent du « vote normal », expliquent sans doute que les traditions partisanes ont plus de poids qu'aux élections provinciales, comme nous avons tenté de le montrer dans « Les élections fédérales au Québec, de 1957 à 1965 : une réinterprétation », Revue canadienne de Science politique, sept. 1971, pp. 395-398.

[7] Voir à ce sujet, V. LEMIEUX, M. GILBERT et A. BLAIS, Une élection de réalignement, Montréal, Éditions du jour, 1970, pp. 34-39.

[8] « Les partis et leurs contradictions », dans J. L. MIGUÉ (dir.), Le Québec d'aujourd'hui, Montréal, Éditions HMH, 1971, pp. 153-171.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mardi 13 novembre 2012 12:43
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cegep de Chicoutimi.
 



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