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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Vincent Lemieux, Les politiques publiques et les alliances d'acteurs”. Un article publié dans l'ouvrage sous la direction de Vincent Lemieux, Pierre Bergeron, Clermont Bégin et Gérard Bélanger, Le système de santé au Québec. Organisations, acteurs et enjeux. Chapitre 5, pp. 119-143. Québec : Les Presses de l'Université Laval, 2003, 507 pp. [Autorisation de l'auteur accordée le 13 août 2004 de diffuser toutes ses publications.]

Vincent Lemieux 

Les politiques publiques et les alliances d'acteurs”. * 

Un article publié dans l'ouvrage sous la direction de Vincent Lemieux, Pierre Bergeron, Clermont Bégin et Gérard Bélanger, Le système de santé au Québec. Organisations, acteurs et enjeux. Chapitre 5, pp. 119-143. Québec : Les Presses de l'Université Laval, 2003, 507 pp.

 

Introduction
 
Définition des politiques publiques
Les acteurs dans le secteur de la santé
 
Six alliances principales
 
Les politiques publiques étudiées
L'émergence des politiques
 
Le désengorgement des urgences
Les CLSC
La décentralisation
Les effectifs médicaux
L'assurance médicaments
 
Un prolongement de la théorie de Kingdon
La formulation des politiques
 
Les CLSC
La décentralisation
Les effectifs médicaux
Le désengorgement des urgences
L'assurance médicaments
 
La mise en oeuvre et la reformulation des politiques
 
La décentralisation
Les CLSC
Les effectifs médicaux
Le désengorgement des urgences
L'assurance médicaments
 
Les alliances et leurs savoir-faire
Quelques aperçus comparatifs sur les alliances
 
Conclusion
 
Tableau 1. Préférences des alliances pour ce qui est de la régulation des affaires publiques
Tableau 2. Degré de savoir-faire des protagonistes des différentes alliances dans chacun des trois courants

 

INTRODUCTION

 

Les politiques publiques dans le secteur de la santé comme dans les autres secteurs sont faites d'un ensemble de décisions, reliées entre elles, où les acteurs politiques cherchent à rendre leurs préférences efficaces, c'est-à-dire à contrôler les décisions de la façon la plus avantageuse possible pour eux (sur le secteur de la santé par rapport à d'autres secteurs de politiques, voir Heidenheimer et al., 1990). 

Dans ce chapitre, après une brève introduction sur les politiques publiques, nous allons d'abord traiter des principaux acteurs politiques dans le secteur de la santé au Québec en les regroupant en des alliances, distinctes entre elles par les préférences de leurs participants. Ensuite, nous allons montrer comment les acteurs interviennent ou non dans les processus et les courants par lesquels se réalisent les politiques publiques dans le secteur de la santé. Nous distinguons, à la suite de Kingdon (1995), le courant des problèmes, le courant des solutions et le courant de la politique. La présence plus ou moins influente des acteurs en ces courants explique, comme nous le montrerons à la fin, les principaux traits de la prise de décision dans les politiques publiques du secteur de la santé. 

 

DÉFINITION DES POLITIQUES
PUBLIQUES

 

Les politiques publiques, que ce soit dans le secteur de la santé ou dans un autre secteur, peuvent être définies comme des tentatives de régulation de situations présentant des problèmes publics dans une collectivité ou entre des collectivités (sur ce point, voir Lemieux, 2001, et aussi Pal, 1992). Un problème est public quand il touche de quelque façon à la distribution des ressources entre les acteurs sociaux. La régulation consiste à ramener la situation, où est perçu un problème public, à des normes dont elle s'est éloignée (c'est la régulation négative), ou encore à la rapprocher de normes qui n'ont pas encore été atteintes (c'est la régulation positive). Quant à la notion de collectivité, il faut l'entendre dans un sens large. Il peut s'agir d'une collectivité politique formée en État souverain, ou d'une sous-collectivité politique à l'intérieur de cette collectivité (une province, une municipalité), ou encore d'une grande organisation dont on veut étudier, par analogie, les politiques publiques (par exemple, un hôpital, une université, etc.). 

Nous parlons de tentatives de régulation pour bien marquer que l'ajustement des situations aux normes n'est pas toujours réussi. Quand la régulation apparaît déficiente, de nouvelles tentatives sont faites en vue de l'améliorer. La perception des problèmes publics, qui est à l'origine des tentatives de régulation, n'est pas la même d'un acteur à l'autre. Il arrive même que là où des acteurs voient un problème d'autres n'en voient pas ou voient un problème contraire. Par exemple, certains acteurs estimeront que le pouvoir du ministère de la Santé et des Services sociaux sur les médecins est excessif, d'autres estimeront qu'il n'y a pas à le modifier, et d'autres encore que ce pouvoir n'est pas assez grand. 

Les tentatives de régulation par les politiques publiques comportent plusieurs décisions, reliées les unes aux autres. Ces décisions sont souvent regroupées en trois processus, imparfaitement nommés « étapes », celui de l'émergence, celui de la formulation et celui de la mise en œuvre des politiques publiques (sur ces processus ou étapes, voir entre autres Edwards et Sharkansky, 1981 ; Brewer et deLeon, 1983 ; Jones, 1984). C'est à travers ces processus que les acteurs cherchent à contrôler, à leur avantage, les politiques publiques.

 

LES ACTEURS DANS LE SECTEUR
DE LA SANTÉ

 

Une démarche actuellement importante dans l'étude des politiques publiques pose que dans chaque secteur de politiques publiques existe une « communauté » d'acteurs où, à l'occasion d'une politique donnée, un « réseau » de certains d'entre eux interviendrait dans les processus par lesquels se réalise la politique (sur ce courant, voir en particulier LeGalès et Thatcher, 1995). 

Comme l'indique le terme « communauté », les auteurs qui se situent dans cette démarche ont parfois tendance à exagérer la convergence des intérêts entre les acteurs dominants d'un secteur de politiques publiques, bureaucrates et intéressés des groupes les plus puissants. Peu de place est faite aux gouvernements et aux élus des partis politiques, ainsi qu'aux populations dont les opinions sont mesurées par les sondages ou s'expriment en votes à l'occasion des élections. 

Au lieu de poser, au départ, l'existence de « communautés » et de les réduire aux organisations et groupes spécialisés qui seraient des acteurs dominants, nous allons proposer une vue plus ouverte. Les acteurs qui participent aux politiques du secteur de la santé seront vus comme appartenant à des alliances. Les alliances font référence à des relations entre acteurs, qui sont plus ou moins négociées et plus ou moins stables. De plus, certains des participants à une alliance peuvent se coaliser pour un temps avec des acteurs d'autres alliances, selon des stratégies commandées par les situations qui se présentent (sur ce point, voir Lemieux, 1998).

 

Six alliances principales

 

Pour l'étude que nous allons faire d'un certain nombre de politiques dans le secteur de la santé, on peut distinguer six alliances principales, dont les acteurs ont à peu près les mêmes préférences sur la réalisation des politiques publiques, et plus précisément sur le caractère polyarchique ou hiérarchique (Dahl et Lindblom, 1953) de la régulation des affaires publiques, ainsi que sur le caractère différenciateur ou égalisateur des conséquences de la régulation. La polyarchie et la différenciation obéissent au principe de la complexification, alors que la hiérarchie et l'égalisation obéissent plutôt au principe de la simplification. 

Les alliances prennent des formes diverses. Elles peuvent être, en tout ou en partie, des associations permanentes ou des réseaux d'associations permanentes ; elles peuvent donner lieu à des coalitions temporaires à l'intérieur d'elles-mêmes ou avec des acteurs d'autres alliances ; elles peuvent aussi se traduire en tendances faites de coordination tacite plutôt qu'explicite ; elles peuvent même exister sous forme d'agrégats électoraux formés de ceux qui votent de la même façon. 

Parmi les alliances du secteur de la santé, il y a d'abord les deux grandes alliances partisanes, celle du Parti libéral et celle du Parti québécois. Elles comprennent les adhérents aux associations de ces deux partis, mais aussi des acteurs hors de ces associations qui appartiennent à des tendances faites de sympathisants de l'un ou l'autre parti, ou encore aux agrégats qui se forment lors des élections. Dans les politiques publiques du secteur de la santé, ce sont cependant les élus et leurs entourages partisans qui sont les participants les plus actifs. Les deux partis ont des préférences pour la polyarchie et la hiérarchie à la fois : la polyarchie quand ils sont dans l'opposition, et la hiérarchie quand ils dirigent le gouvernement. Le Parti québécois a un caractère plutôt égalisateur, opposé au caractère égalisateur et différenciateur àla fois du Parti libéral. Notons que même si l'Union nationale et le Ralliement créditiste avaient des députés à l'Assemblée nationale au cours des années 1970, nous ne les avons pas retenus, étant donné le rôle limité qu'ils ont joué dans la réalisation des politiques publiques du secteur de la santé (sur ce point, voir von Schoenberg, 1973). 

Les deux partis, quand ils ont dirigé le gouvernement, se sont appuyés sur l'alliance administrative, faite de fonctionnaires du Ministère mais aussi des cadres du réseau, dans les hôpitaux et les organismes régionaux en particulier. L'alliance administrative se caractérise par ses préférences pour la structuration hiérarchique du pouvoir (Bergeron, 1992) où les supérieurs commandent à des subordonnés, qui peuvent être eux-mêmes des supérieurs d'autres subordonnés. Quant aux préférences des participants à l'alliance administrative concernant les conséquences des politiques publiques, on peut présumer qu'elles vont, selon le cas, dans le sens de la différenciation ou dans le sens de l'égalisation. 

L'alliance médicale regroupe la grande majorité des médecins, à l'exception de ceux qui travaillent dans les centres locaux de santé communautaire (CLSC). Les dirigeants de la Corporation des médecins et des syndicats de spécialistes et d'omnipraticiens sont les principaux porte-parole de cette alliance, dont les participants, souvent opposés aux administrations, préfèrent la polyarchie à la hiérarchie dans la régulation des affaires publiques. Étant donné la nature de la pratique médicale, les médecins préfèrent généralement la différenciation à l'égalisation pour ce qui est des conséquences de la régulation de leurs pratiques. 

L'alliance communautaire a des préférences différentes de celles de l'alliance médicale. Elle regroupe surtout des acteurs appartenant à des CLSC et à des groupes qui gravitent autour d'eux. Comme les participants à l'alliance médicale, ces acteurs préfèrent la polyarchie à la hiérarchie dans la régulation des affaires publiques, mais en vue d'une action égalisatrice plutôt que différenciatrice. 

Dans au moins une des politiques que nous étudierons, nous verrons à l'œuvre une autre alliance, qu'on peut dire industrielle. Elle comprend les compagnies pharmaceutiques et surtout les compagnies d'assurances intéressées aux médicaments. Cette alliance manifeste la présence du monde des affaires dans le secteur de la santé. Contrairement aux cinq autres alliances, l'alliance industrielle n'est présente que dans quelques politiques, dont celles qui touchent aux médicaments. Mais étant donné le poids financier de ces politiques, on peut considérer cette alliance, au même titre que les cinq autres, comme un des principaux acteurs collectifs dans le secteur de la santé. L'alliance industrielle préfère la hiérarchie, à son avantage, dans les politiques concernant les médicaments, et ses visées sont différenciatrices plutôt qu'égalisatrices, les préoccupations de redistribution lui étant étrangères. 

Cette alliance n'avait pas été retenue dans la première édition de ce texte, qui ne traitait pas de la politique d'assurance médicaments. Le choix de la politique avortée de création d'organisations intégrées de soins de santé (OSIS) nous avait conduit à distinguer une alliance managériale de l'alliance administrative, et à lui accorder une importance qui nous apparaît aujourd'hui démesurée. Dans cette nouvelle version, nous allons inclure ce qui reste des tendances managériales à l'intérieur de l'alliance administrative, quitte à signaler, s'il y a lieu, la présence des managers dans certaines des politiques publiques étudiées. 

Le tableau 1 résume les préférences présumées des participants de chacune des alliances, en allant de celles qui sont les plus portées vers la complexification (+) à celles qui sont les plus portées vers la simplification. 

Ce sont là les préférences habituelles des membres des alliances, ce qui n'exclut pas que dans des situations ou des conjonctures particulières, les préférences soient différentes. Ainsi, à l'intérieur de l'alliance administrative, quand des fonctionnaires du Ministère cherchent à faire valoir leurs choix auprès de fonctionnaires du Conseil du trésor, ils préfèrent la polyarchie à la hiérarchie, ou encore, quand le parti de gouvernement cherche la coopération du parti d'opposition, ses préférences vont évidemment à la polyarchie, même s'il gouverne le plus souvent de façon hiérarchique. Il arrive que l'alliance médicale ait des visées égalisatrices, comme il arrive que l'alliance communautaire ait des visées différenciatrices.

 

Tableau 1

Préférences des alliances pour ce qui est de la régulation des affaires publiques

 

Alliance

Polyarchie/Hiérarchie

Différenciation/Égalisation

(+)       (-)

(+)       (-)

Médicale

+

+

Libérale

±

±

Communautaire

+

-

Péquiste

±

-

Industrielle

-

+

Administrative

-

±

 

D'autres alliances sont à l'oeuvre dans le secteur de la santé, dont l'alliance syndicale que nous rencontrerons à l'occasion dans l'étude des politiques publiques choisies. Nous nous limitons aux six alliances du tableau 1 pour ne pas trop compliquer nos analyses et parce qu'elles suffisent, pensons-nous, a cerner les principaux acteurs dans la prise de décision à propos des politiques publiques que nous étudions. 

 

LES POLITIQUES PUBLIQUES ÉTUDIÉES

 

De façon à comparer entre elles des politiques publiques du secteur de la santé et de voir ce en quoi elles se ressemblent et ce en quoi elles diffèrent, nous avons choisi des politiques telles que les protagonistes de chacune des alliances valorisent particulièrement au moins l'une d'entre elles. 

Deux des politiques que nous avons choisies ont leur origine dans la réforme du début des années 1970. Ce sont la politique concernant les CLSC, créés officiellement par la loi de 1971 sur les services de santé et les services sociaux, et la politique de décentralisation dont on peut également trouver l'origine dans cette loi, avec la création des conseils régionaux de la santé et des services sociaux (CRSSS), même si le mouvement de centralisation et de décentralisation dans le secteur de la santé commence bien avant cette date (Lemieux et al., 1974). Quelques années plus tard, vers le milieu des années 1970, le ministère des Affaires sociales prend des premières mesures concernant les effectifs médicaux, qui touchent à leur nombre, à la répartition entre les omnipraticiens et les spécialistes ainsi qu'à la répartition des effectifs dans l'espace. C'est la troisième politique à laquelle nous nous intéresserons. La quatrième politique est celle du désengorgement des urgences. Dès la fin des années 1970 des études montrent que les services d'urgence des hôpitaux montréalais ont connu d'importantes hausses annuelles de fréquentations. Des mesures sont prises pour faire face à cette hausse, mais c'est surtout après les élections générales de 1985 et l'arrivée au gouvernement du Parti libéral que la politique prend forme. Notre cinquième politique, celle de l'assurance médicaments, vient à l'ordre du jour à la fin des années 1990, sous un gouvernement du Parti québécois. Elle consiste principalement à élargir le régime public d'assurance médicaments, de façon à couvrir les personnes qui ne le sont pas par les régimes privés. 

La politique particulièrement valorisée par les protagonistes des alliances partisanes est celle du désengorgement des urgences, à cause surtout de la visibilité qu'elle a dans les médias. L'alliance administrative est mêlée à un peu toutes les politiques du secteur de la santé, même si ses protagonistes s'intéressent particulièrement à la politique de décentralisation. Les membres de l'alliance médicale sont très impliqués dans la politique de répartition géographique des effectifs médicaux. Parmi les politiques qui sont prioritaires pour les protagonistes de l'alliance communautaire, il y a certainement celle qui concerne les CLSC. Quant à l'alliance industrielle, elle s'intéresse de près à la politique d'assurance médicaments. 

Les cinq politiques présentent une gamme suffisamment variée pour que l'on puisse tirer des enseignements généraux de l'étude des principales décisions qu'elles ont comportées. Nous étudierons ces décisions en distinguant celles qui se produisent dans les processus d'émergence, celles qui se produisent dans les processus de formulation et celles qui se produisent dans les processus de mise en oeuvre et de reformulation des politiques.

 

L'ÉMERGENCE DES POLITIQUES

 

On entend généralement par émergence des politiques le processus selon lequel des situations perçues comme posant des problèmes publics sont mises à l'ordre du jour du gouvernement ou d'une autre instance officielle dans un but de régulation. 

L'ouvrage le plus original sur l'émergence des politiques est sans doute celui de Kingdon (1995), qui porte d'ailleurs sur le secteur de la santé, en plus de celui des transports. Après avoir observé comment les politiques de ces deux secteurs ont été mises à l'ordre du jour du gouvernement américain, à la fin des années 1970, Kingdon élabore un début de théorie voulant qu'à l'occasion de problèmes ou de changements politiques une opportunité se présente (une « fenêtre politique » dans le langage de Kingdon) qui mêle ensemble des courants qui ne se rejoignent pas autrement : le courant des problèmes, le courant des options de solution à ces problèmes, et le courant de la politique, qui fait référence au personnel politique, aux groupes de pression et aux idées qui sont dans l'esprit du temps. Ces courants sont influencés principalement par des entrepreneurs, à l'affût des occasions favorables à la mise à l'ordre du jour du gouvernement (pour une étude canadienne, inspirée de Kingdon, voir Harrison et Hoberg, 1991). 

Kingdon s'intéresse au jeu des acteurs internes ou externes à l'appareil gouvernemental, et conclut qu'aucun d'entre eux ne domine les processus d'émergence, mais que si une catégorie est bien proche de les dominer, c'est celle des politiciens. Cela tient surtout à leur présence dans le courant de la politique.

 

Le désengorgement des urgences

 

L'émergence de la politique de désengorgement des urgences a ceci de particulier qu'elle résulte à la fois d'une situation de crise, exploitée par les médias, et d'un changement d'équipe politique. Au cours de la campagne électorale de 1985, la situation des urgences fait l'objet d'une bonne partie du débat, à la radio, entre le premier ministre Pierre-Marc Johnson du Parti québécois et Robert Bourassa, le chef du Parti libéral. Celui-ci accuse le gouvernement péquiste de pratiquer une « médecine de guerre » à propos des urgences. Après la victoire libérale, la politique de désengorgement des urgences devient un des points principaux à l'ordre du jour du gouvernement, qui dispose d'éléments de solutions, entre autres dans le rapport Spitzer (1985) commandé par le Ministère et diffusé en mai 1985. Les protagonistes de l'alliance libérale dominent le processus de mise à l'ordre du jour, avec l'aide d'administrateurs, en proposant une politique différenciatrice pour ce qui est de la distribution des ressources (on visait certains hôpitaux plus engorgés que d'autres) et en injectant de nouvelles ressources monétaires (sur cette politique, voir Demers et Lemieux, 1998).

 

Les CLSC

 

Les protagonistes des alliances libérale et administrative sont les plus présents dans l'émergence des politiques concernant les CLSC, mais ils reçoivent l'appui d'entrepreneurs de l'alliance communautaire, qui sont actifs sur le terrain, et celui à tout le moins tacite des alliances péquiste et syndicale. Le courant de la politique, qui valorise la participation, se mêle au courant des problèmes anticipés de financement des hôpitaux. Il se mêle aussi au courant des solutions, où l'on voit les CLSC comme les portes d'entrée du système. La rencontre des trois courants entraîne l'émergence de la politique.

 

La décentralisation

 

La politique de décentralisation est portée elle aussi par le courant de la politique, avec l'arrivée de Claude Castonguay au poste de ministre des Affaires sociales. Mais elle est également une solution à un problème administratif, étant donné que les conseils régionaux viennent prolonger un ministère dont on veut qu'il se concentre sur les grandes fonctions centrales de planification, de programmation et de financement. La fenêtre ouverte dans le courant de la politique permet la rencontre des trois courants et l'émergence de la politique de décentralisation.

 

Les effectifs médicaux

 

La politique de répartition géographique des effectifs médicaux émerge quant à elle comme un des aspects d'une autre politique qui préoccupe le ministère des Affaires sociales, au début des années 1970. Il s'agit de la politique qui vise à limiter le nombre des médecins et à augmenter la proportion des omnipraticiens par rapport à celle des spécialistes. Le problème public qu'on cherche à régler en est donc un de distribution des ressources humaines. Ce sont des protagonistes de l'alliance administrative et de l'alliance péquiste qui font émerger la politique, en profitant de la division, dans l'alliance médicale, entre les omnipraticiens et les spécialistes.

 

L'assurance médicaments

 

Au cours des années 1990, différents rapports d'experts ont soulevé les problèmes rattachés au régime d'assurance médicaments. Le dernier de ces rapports, celui d'un groupe présidé par Claude Castonguay (1996), propose, avec l'appui de l'alliance industrielle, le maintien d'un système mixte, en partie privé et en partie public, mais de caractère plus universel, avec une contribution financière des assurés du régime public. À la suite de la publication de ce rapport, le gouvernement du Parti québécois met rapidement à son ordre du jour un projet de loi sur l'assurance médicaments. Le problème public que l'on cherche à régler consiste dans le fait que beaucoup de personnes ne sont pas couvertes par les régimes existants d'assurance médicaments, ce qui contrevient aux normes voulant que cette couverture soit universelle. Il consiste également dans l'accroissement des dépenses à l'intérieur du régime public existant. Cette augmentation devra être jugulée si on étend le régime à de nouvelles clientèles. Dans l'émergence de cette politique, la fenêtre s'ouvre dans le courant des problèmes, avec la contribution de plusieurs alliances (sur l'assurance médicaments, voir Reinharz et al., 1999). 

L'émergence des cinq politiques étudiées confirme, de façon générale, la théorie de Kingdon. Ce sont ou bien des situations qui font problème par rapport à des normes, ou bien des changements politiques et leurs séquelles qui créent les conditions favorables à une mise à l'ordre du jour, par le conseil des ministres du parti qui dirige alors le gouvernement. En plus du courant de la politique, la perception par les décideurs qu'il y a, selon leurs normes, un problème de distribution des ressources, et que des éléments de solution existent, permet l'ouverture d'une fenêtre politique qui rend possible la mise à l'ordre du jour gouvernemental.

 

UN PROLONGEMENT
DE LA THÉORIE DE KINGDON

 

Il n'existe pas, à propos de la suite donnée aux politiques publiques, de théorie comparable, par son originalité et sa fécondité, à celle de Kingdon. À bien y regarder, cependant, il est possible d'étendre cette théorie aux deux autres grands processus de la réalisation des politiques, celui de la formulation et celui de la mise en oeuvre. 

Des trois courants que distingue Kingdon, ce sont le courant de la politique et le courant des problèmes qui sont les plus importants lors de l'émergence, le courant des solutions étant néanmoins nécessaire pour qu'on envisage que la politique puisse être formulée puis mise en Oeuvre dans les processus suivants. Les deux types de fenêtre politique qui permettent que l'émergence se produise, par la mise à l'ordre du jour, sont d'ailleurs liés l'un au courant de la politique et l'autre au courant des problèmes. Dans la formulation, il semble bien que ce soit le couplage du courant de la politique et du courant des solutions qui importe le plus. Le courant des problèmes est aussi présent, et il se peut fort bien que la définition des problèmes change en cours de formulation. 

Dans la mise en oeuvre, ce serait l'autre couple, le courant des problèmes et celui des solutions, qui serait tout particulièrement important, le courant de la politique, au sens où l'entend Kingdon, étant moins présent, sauf dans les politiques publiques où la mise en oeuvre est politisée. Autrement dit, alors que la formulation consisterait surtout à élaborer puis à faire adopter des solutions, qui soient portées par le courant de la politique, la mise en oeuvre, quant à elle, consisterait surtout à appliquer ces solutions à des problèmes publics. Ces problèmes peuvent être différents ou perçus différemment qu'ils l'étaient au moment de l'émergence ou de la formulation. Quant à l'émergence, rappelons-le, elle repose davantage sur le courant des problèmes et sur le courant de la politique que sur le courant des solutions. 

Nous allons voir que nos cinq politiques publiques ont traversé plus d'une formulation, parce que la mise en oeuvre des solutions aux problèmes publics de distribution des ressources a été reprise ou encore remise en question. C'est l'occasion de rappeler que les politiques publiques ne se déroulent pas de façon linéaire ou même circulaire, mais plutôt de façon « tourbillonnaire » (Monnier, 1992 : 87). Non seulement il y a anticipation d'un processus à l'autre, la formulation étant anticipée au moment de l'émergence, et ainsi de suite, mais dans la formulation il peut y avoir retour à l'émergence pour remettre en question les problèmes tels qu'ils ont d'abord été définis. Il y a surtout de tels retours au moment de la mise en oeuvre, celle-ci entraînant souvent de nouvelles formulations en vue d'une mise en oeuvre plus adéquate. 

 

LA FORMULATION DES POLITIQUES

 

Il y a formulation d'une politique quand des mesures visant à réguler les situations mises à l'ordre du jour sont élaborées puis finalement adoptées par l'instance compétente en ce domaine. 

Parce qu'il suppose le concours, surtout, du courant de la politique et du courant des solutions, le processus de formulation des politiques est souvent conduit par les protagonistes des alliances partisanes, appuyés par ceux de l'alliance administrative. C'est des acteurs de ces alliances que viennent les formulations de solutions, qui sont ensuite discutées ou négociées par des acteurs d'autres alliances.

 

Les CLSC

 

Les politiques publiques dans le secteur de la santé illustrent cette façon de procéder. Quand le projet de loi sur les services de santé et les services sociaux, qui prévoit la création des CLSC, est discuté au début des années 1970, les solutions proposées pour ce qui est de la vocation de ces organismes et de la composition de leurs conseils d'administration retiennent l'attention (Lemieux et Labrie, 1979). Le président de la Fédération des médecins spécialistes déclare que les CLSC, en tant qu'organismes qui offrent des services de première ligne, ne sont nécessaires que dans les milieux urbains défavorisés et, de façon temporaire seulement, dans le milieu rural, en attendant que les cliniques médicales, concurrentes des CLSC, s'étendent jusque-là. Les porte-parole de l'alliance médicale, inquiets de l'action des premiers CLSC qui sont en voie d'implantation, demandent qu'un conseil des médecins et dentistes soit créé à l'intérieur des CLSC. 

Les alliances communautaire et syndicale sont aussi présentes dans le débat. Leurs porte-parole demandent que les représentants de la population soient majoritaires au conseil d'administration. Le ministre Castonguay, qui est le leader de l'alliance partisane et de l'alliance administrative, arbitre le débat. Il consent à la création d'un conseil des médecins et dentistes et augmente à la fois la représentation des professionnels et des non-professionnels au conseil d'administration, tout en ajoutant deux représentants de la population, nommés par le gouvernement (à titre de « représentants socio-économiques »).

 

La décentralisation

 

La politique de décentralisation, concernant les CRSSS, manifeste elle aussi l'importance de l'alliance administrative. Il y a recul de la tendance administrative dans un premier temps de l'élaboration, quand les offices régionaux prévus dans une première version du projet de loi de 1971 deviennent des conseils régionaux à la suite de l'arbitrage du gouvernement libéral. Les alliances communautaire et médicale appuient pour des raisons différentes cette nouvelle solution organisationnelle : les médecins, parce que les pouvoirs des conseils sont moins menaçants pour eux que ceux des offices ; les groupes communautaires, parce qu'ils croient que la structuration du pouvoir aura plus de chance d'être polyarchique que hiérarchique. 

Au fil des années, de nouvelles formulations confieront de nouveaux mandats aux conseils régionaux, dans un mouvement qui sera dit de décentralisation. Ce mouvement sera tout particulièrement perceptible pendant le premier mandat du Parti québécois (1976-1981). Mais comme jean Turgeon (1989) l'a montré, la plupart de ces mandats concernent des ressources peu importantes, les ressources les plus importantes (les finalités, l'organisation, les ressources financières) continuant d'être contrôlées par le Ministère. Étant donné que les conseils régionaux gèrent de plus en plus de mandats, la tendance administrative s'impose face à la tendance communautaire, ce qui n'est pas sans inquiéter des protagonistes de l'alliance médicale, qui craignent davantage les fonctionnaires que les groupes communautaires.

 

Les effectifs médicaux

 

C'est par l'élaboration de solutions visant à diminuer le nombre de médecins spécialistes par rapport au nombre de médecins omnipraticiens que le ministre et ses fonctionnaires agissent, dans un premier temps, sur la répartition géographique des effectifs médicaux. Les deux fédérations de médecins, celle des omnipraticiens et celle des spécialistes, participent aux négociations. Vers la fin des années 1970 des mesures incitatives, consistant surtout à donner de l'information aux jeunes médecins pour qu'ils choisissent d'aller en région, visent à une plus grande égalisation géographique de la répartition.

 

Le désengorgement des urgences

 

La formulation de la politique de désengorgement des urgences a commencé par être très ponctuelle. En mars 1986, quelques mois après la victoire libérale de décembre 1985, la ministre Thérèse Lavoie-Roux annonce un plan de 156 millions de dollars sur trois ans pour désengorger les salles d'urgence de Montréal et de Québec. Quelques mois plus tard une somme de 15 millions est ajoutée pour atténuer le problème des urgences dans les régions dites « périphériques » de la Montérégie, de Laurentides-Lanaudière et de Trois-Rivières. Ces solutions sont élaborées par les fonctionnaires du Ministère en collaboration avec les conseils régionaux concernés, donc par des membres de l'alliance administrative. Un peu plus tard, une politique liée au désengorgement des urgences, celle du maintien à domicile, vise à diminuer l'occupation des lits dans les hôpitaux (Joubert et al., 1991). Des membres de l'alliance communautaire participent à cette politique, qui est aussi le fait de fonctionnaires de l'alliance administrative. La politique est différenciatrice, visant certaines régions plutôt que d'autres, et elle a un caractère polyarchique, par la participation des CLSC et des groupes communautaires.

 

L'assurance médicaments

 

La formulation de la politique d'assurance médicaments a été inspirée du rapport Castonguay, où l'influence, à tout le moins tacite, de l'alliance industrielle s'est exercée. Cette formulation a surtout consisté à modifier et à étendre le régime public, à côté d'un régime privé qui n'a pas été touché par la politique. Le régime d'assurance médicaments demeure un régime mixte. Avant la loi de 1997, le régime public couvrait les personnes de 65 ans et plus et les prestataires de la sécurité du revenu. 

Avec la loi de 1997, le régime public est étendu à ceux qu'on nomme les « adhérents », soit des personnes de moins de 65 ans qui sont ou bien des travailleurs autonomes, ou bien des travailleurs de petites entreprises qui n'offrent pas de régime collectif d'assurance médicaments, dans le secteur privé. 

Cette solution, qui touche plus d'un million de personnes, permet de rendre le régime d'assurance médicaments quasi universel. L'autre solution, visant celle-là à réduire le coût annuel du régime public, consiste à exiger des assurés une contribution sous la forme d'une franchise et d'une coassurance lorsqu'ils se procurent des médicaments, avec en plus le paiement d'une prime annuelle en fonction du revenu. 

Durant la campagne électorale en vue des élections provinciales de 1998, les premières conclusions du rapport Tamblyn (1999) constataient que des prestataires de l'assistance-emploi et d'autres mesures d'assistance s'étaient privés de médicaments, parce qu'ils étaient incapables de payer la franchise et la coassurance, et que cette privation avait pu entraîner la mort de certains d'entre eux. Les constats de ce rapport devaient entraîner, en 1999, l'exemption de toute contribution de la part des personnes faisant l'objet de mesures d'aide sociale. 

Les processus de formulation des politiques étudiées montrent l'importance du courant des solutions dans les débats entre les acteurs appartenant aux différentes alliances, mais non sans que le courant de la politique importe également, étant donné que c'est grâce à ce courant que des solutions sont finalement adoptées.

 

LA MISE EN ŒUVRE
ET LA REFORMULATION DES POLITIQUES

 

Une politique qui a été formulée et adoptée est mise en oeuvre quand des mesures de régulation sont effectivement appliquées aux situations qui font problème.

 

Dans le prolongement de la théorie de Kingdon, nous avons posé que les processus de mise en oeuvre dépendaient principalement du courant des problèmes et du courant des solutions. Plus exactement, la mise en oeuvre est réussie quand les solutions sont appliquées de façon adéquate aux problèmes publics de distribution des ressources qui sont à l'origine des politiques, ou encore qui sont constatés en cours de réalisation des politiques. Quand, au contraire, la mise en oeuvre n'est pas réussie, de nouvelles formulations viennent s'ajouter ou se substituer aux anciennes dans le but d'apporter des solutions plus adéquates aux problèmes qui subsistent ou qui se sont ajoutés en cours de route.

 

La décentralisation

 

La politique de décentralisation illustre ce constat. Cette politique visait surtout à égaliser les relations entre le centre et la périphérie et à permettre, par une structuration moins hiérarchique du pouvoir, une plus grande participation des intéressés aux décisions qui les concernaient. À cet égard, la mise en œuvre de la politique n'a apporté que des solutions partielles aux problèmes détectés. La décentralisation en direction des régions a favorisé la bureaucratisation des, conseils régionaux, elle a entraîné dans certains dossiers la centralisation du local vers le régional, et dans d'autres dossiers elle n'a pas empêché les hôpitaux de continuer de faire pression sur les instances centrales du Ministère, pour profiter du monopole dont elles disposent sur l'attribution d'équipements coûteux (sur ce point, voir Rocher, 1990). 

La création de régies régionales et la volonté d'y associer les citoyens peuvent être interprétées, dans cette perspective, comme une tentative un peu contradictoire de donner plus de pouvoir aux spécialistes des solutions que sont les administrations régionales, et de limiter ce pouvoir en favorisant celui des spécialistes des problèmes que sont les citoyens (à ce sujet, voir le chapitre 7 sur la participation des citoyens). La mise en oeuvre de cette solution organisationnelle a soulevé de nouveaux problèmes, touchant en particulier à l'imputabilité des régies. Le Ministère a cherché à régler ce problème, en 2001, par la recentralisation de la désignation des membres du conseil d'administration des régies (à ce sujet, voir le chapitre 4 sur le Ministère et le réseau).

 

Les CLSC

 

La mise en œuvre de la politique concernant les CLSC met en scène, à un moment ou l'autre, des représentants de la plupart des alliances que nous avons distinguées. Dès le début de la mise en oeuvre, au commencement des années 1970, des membres de l'alliance libérale, qui sont aussi des médecins, s'inquiètent, à l'Assemblée nationale, de ce qui se passe dans certains CLSC, sous le couvert de l'action communautaire. Pour eux, cette action pose un problème, alors qu'elle apparaît normale aux membres de l'alliance communautaire. Un autre problème, selon les membres de l'alliance médicale, réside dans l'inutilité des CLSC sur le plan médical. Le ministre Forget crée alors un groupe chargé d'une opération bilan, où s'affrontent des membres de l'alliance administrative et de l'alliance communautaire. Il y aura d'ailleurs un rapport minoritaire, venant des représentants de cette seconde alliance, qui proposera une structuration polyarchique des relations entre les CLSC et leurs principaux partenaires, alors que le rapport majoritaire proposera une structuration davantage hiérarchique (Lemieux et Labrie, 1979). Par d'autres interventions les médecins obtiendront du Ministère que la présence dans les CLSC de leurs collègues d'obédience communautaire soit contenue par des règles contraignantes. 

L'extension à l'ensemble du Québec du réseau des CLSC continuera d'opposer des protagonistes de l'alliance communautaire à ceux des alliances administrative et partisanes. Pour les premiers, le CLSC apparaît comme une solution, alors que chez les seconds il est perçu comme un problème. Quand un nouveau bilan des CLSC sera fait au milieu des années 1980, le comité chargé de l'opération manifestera (dans le rapport du comité Brunet, 1987) surtout des tendances administratives et même managériales, contre les initiatives communautaires soi-disant trop variées prises par les CLSC (sur l'évolution de la politique concernant les CLSC, voir Lemieux, 1989b). 

La politique concernant les CLSC montre que, même si le courant de la politique est moins présent que les deux autres dans la mise en œuvre, il arrive qu'il resurgisse quand les solutions à certains problèmes sont contestées et qu'il y a politisation du processus. Pour cette raison ou pour d'autres, la mise en oeuvre entraîne souvent des évaluations qui mènent à de nouvelles formulations, avec la présence du courant de la politique qu'elles impliquent.

 

Les effectifs médicaux

 

Dans la politique de répartition géographique des effectifs médicaux, des protagonistes de l'alliance administrative, sous l'autorité des ministres et donc des partis de gouvernement, ont réussi à réduire, dans la mise en œuvre, le problème du nombre relatif des médecins spécialistes par rapport aux médecins omnipraticiens. Mais leur succès dans la solution du problème de la répartition géographique des médecins a été plus limité, surtout du côté des spécialistes. Des membres de l'alliance communautaire, appuyés dans certains cas par des élus, ont renforcé par leurs récriminations les constats faits par les bureaucrates, selon lesquels les tentatives de solutions incitatives, appuyées par les organisations de médecins, ne suffisaient pas et qu'il fallait imposer aux omnipraticiens et spécialistes des mesures plus contraignantes. Ces mesures coercitives ont rencontré au début des années 1990 une forte opposition de la part des membres de l'alliance médicale, unis sur ce point. Le ministre et ses conseillers ont dû reculer pour revenir à des mesures plus incitatives. Le premier ministre Bourassa, sensible à la dimension politique et électoraliste du débat, serait intervenu en faveur des médecins, contre les positions de certains participants des alliances administrative et communautaire. Ici, comme dans le cas de la politique concernant les CLSC, l'incapacité d'ajuster les solutions aux problèmes entraîne des reformulations de la politique où il y a politisation du débat.

 

Le désengorgement des urgences

 

La mise en œuvre de la politique de désengorgement des urgences a donné lieu à des stratégies prévisibles de la part de certains directeurs généraux d'hôpitaux et de leurs entourages. Ils voulaient convaincre la direction du Ministère qu'il y avait des problèmes d'urgence à régler dans les hôpitaux, de façon à pouvoir utiliser les sommes d'argent consenties à titre de solutions pour régler les problèmes plus généraux de déficit budgétaire dans ces établissements. C'est probablement pour ces raisons et aussi parce que, dans les faits et dans l'opinion publique, le problème des urgences n'apparaissait pas vraiment réglé, que le ministre Marc-Yvan Côté a créé, en février 1990, le Groupe tactique d'intervention (GTI). Ce groupe était composé surtout de cadres et de professionnels de la santé, dont plusieurs médecins et infirmières, avec pour mandat de se rendre dans tous les services d'urgence présentant des problèmes d'engorgement, de mettre en lumière les problèmes d'organisation et de fonctionnement des salles d'urgence, et d'examiner les politiques et procédures d'admission et de gestion des lits hospitaliers.

 

Un groupe de travail du Ministère, le Groupe stratégique des urgences, s'est inspiré des conclusions du GTI pour proposer une nouvelle formulation de la politique, qui allait jusqu'à remettre en question le mode de financement des hôpitaux. À la fin des années 1990, les restrictions budgétaires et la fermeture de certains hôpitaux allaient entraîner une nouvelle crise des urgences, amplifiée par les médias. Le Ministère a cherché à y répondre en injectant ponctuellement de nouvelles ressources monétaires et en cherchant à améliorer le mode de gestion des hôpitaux.

 

L'assurance médicaments

 

La mise en oeuvre de la politique d'assurance médicaments a mis au jour un problème majeur dans la composante publique du régime. Les coûts pour l'État ont augmenté d'environ 15% par année, de 1997 à 2000, alors que les concepteurs de la politique avaient plutôt prévu une augmentation de l'ordre de 7%. Parce que la prime payée par les personnes de 65 ans et plus et par les « adhérents » n'a pas augmenté durant cette période, l'État a dû compenser, à même son fonds consolidé, pour le manque à gagner dû à cette augmentation imprévue. Dans la composante privée du régime, par contre, la prime a été augmentée, ce qui a entraîné le passage, bien que limité, d'assurés du régime privé au régime public. 

Il était prévu dans la loi de 1997 que le régime mixte d'assurance médicaments devait être évalué en l'an 2000. Cette évaluation a été menée par des membres de l'alliance administrative, et quand elle s'est prolongée en commission parlementaire, des membres de l'alliance communautaire et de l'alliance syndicale ont proposé l'instauration d'un régime qui ne soit que public, et donc plus redistributeur, alors que les alliances médicale et industrielle étaient favorables au maintien d'un régime mixte. On retrouve là l'opposition entre les préférences pour le caractère égalisateur des politiques publiques et celles favorisant plutôt le caractère différenciateur des politiques. 

À la suite de cette évaluation, le gouvernement a décidé d'augmenter la prime dans le régime public et de l'ajuster annuellement en fonction de l'augmentation des coûts du régime. Dans ce cas, comme dans celui d'autres politiques, l'inadéquation des solutions mises en oeuvre pour régler les problèmes détectés entraîne une nouvelle formulation de la politique publique concernée, à condition qu'elle soit portée par le courant de la politique. 

Cette inadéquation des solutions est à l'origine, dans quatre cas sur cinq, des reformulations des politiques survenues après le début de leur mise en œuvre. Outre la politique de décentralisation, celle de la répartition régionale des effectifs médicaux, celle du désengorgement des urgences et celle de l'assurance médicaments suivent la même logique. Dans le cas de la politique concernant les CLSC, la première reformulation qui suit le début de la mise en œuvre prend origine dans le courant de la politique quand des élus libéraux, qui font aussi partie de l'alliance médicale, font pression sur le ministre pour que la mission des CLSC soit redéfinie.

 

LES ALLIANCES
ET LEURS SAVOIR-FAIRE

 

La brève étude que nous avons faite de chacune des cinq politiques publiques, dans leurs processus d'émergence, de formulation, de mise en oeuvre et de reformulation, a montré que les principaux protagonistes des alliances n'ont pas une présence égale dans le courant de la politique, dans le courant des problèmes et dans le courant des solutions. On peut expliquer cela par des différences de degré dans le savoir-faire de ces protagonistes en chacun des trois courants, soit le savoir-faire politique, le savoir-faire critique et le savoir-faire technique. 

Le tableau 2 présente la quantité de savoir-faire des protagonistes des alliances dans chacun des courants, en distinguant trois degrés (+, ± et -) de la plus grande quantité à la plus petite.

 

Tableau 2

Degré de savoir-faire des protagonistes des différentes alliances
dans chacun des trois courants

 

Alliance

Courant politique

Courant
des problèmes

Courant
des solutions

(savoir-faire
politique)

(savoir-faire
critique)

(savoir-faire
technique)

Libérale

+

±

-

Péquiste

+

±

-

Administrative

±

±

+

Industrielle

±

-

±

Médicale

-

+

+

Communautaire

-

+

-

 

Les degrés de savoir-faire ont été établis de manière approximative, de façon à rendre compte de ce que nous avons constaté du pouvoir des alliances dans les différents processus de réalisation des politiques. 

Notons cependant que nous nous sommes astreints à attribuer à chaque courant un nombre égal de degrés (+, ± et -), soit six chacun. La distribution des degrés n'est toutefois pas la même d'un courant à l'autre (d'une colonne à l'autre dans le tableau). Au total, c'est dans le courant des problèmes qu'il y aurait le plus de savoir-faire, suivi du courant politique et du courant des solutions. Si l'on accorde à chacune des six alliances (de façon sans doute contestable) un poids égal, il y aurait donc dans l'ensemble un certain déficit du savoir-faire technique et du savoir-faire politique par rapport au savoir-faire critique, ce qui pourrait expliquer que les politiques publiques ne comportent pas toujours des solutions satisfaisantes aux problèmes auxquels elles s'attaquent. 

Au total, si on considère que les trois savoir-faire ont la même importance, ce sont les alliances administrative et médicale qui auraient potentiellement le plus de pouvoir, suivies des alliances partisanes, puis de l'alliance industrielle et finalement de l'alliance communautaire. Il n'en est cependant pas de même dans les trois processus de l'émergence, de la formulation et de la mise en œuvre. 

Le tableau 2 montre que les alliances partisanes ont au total le plus de savoir-faire dans les deux courants principaux de l'émergence des politiques, soit le courant des problèmes et le courant de la politique. Cela explique que les principaux protagonistes de ces alliances dominent les processus d'émergence, généralement avec l'aide de membres de l'alliance administrative. Il peut toutefois arriver, comme dans le cas de la répartition des effectifs médicaux, qu'une politique vienne principalement du courant des problèmes et que le savoir-faire politique des alliances partisanes y soit moins nécessaire. À l'inverse, quand une politique comme celle du désengorgement des urgences est fortement portée par le courant de la politique, les alliances partisanes y tiennent une place beaucoup plus grande. 

Dans les processus de formulation des politiques, où nous avons posé que le courant des solutions et le courant de la politique étaient les plus importants, l'alliance administrative est celle qui, au total, a le plus de savoir-faire. Il est nécessaire à cet égard de distinguer les processus de formulation des processus officiels d'adoption où le savoir-faire politique importe le plus. 

Le tableau 2 indique que c'est dans la formulation que l'alliance industrielle est la mieux placée, ce qui est confirmé par la politique d'assurance médicaments. Quand les préoccupations touchant la mise en oeuvre sont présentes dans la formulation, ou encore dans la reformulation. d'une politique déjà mise en oeuvre, les protagonistes de l'alliance médicale sont bien placés pour intervenir parce que leur savoir-faire critique et leur savoir-faire technique sont très élevés. La politique de répartition des effectifs médicaux et celle concernant les CLSC montrent bien cela. Ajoutons que, parce qu'ils n'ont pas beaucoup de savoir-faire dans le courant politique, les médecins ont cherché à se coaliser avec les protagonistes de l'alliance partisane qui dirigeait alors le gouvernement. Cette alliance a été réussie dans le cas de ces deux politiques. 

Dans la mise en oeuvre, où nous avons présumé que le courant des problèmes et celui des solutions sont les plus importants, c'est l'alliance médicale et ensuite l'alliance administrative qui ont le plus de savoir-faire. La première a plus de savoir-faire critique que l'autre, ce qui explique en bonne partie les conflits entre les deux. Les médecins se plaignent des solutions bureaucratiques proposées par les administrateurs qui, pour leur part, considèrent que les médecins sont enfermés dans leur vision étroite des problèmes. L'opposition entre les valeurs de polyarchie et de différenciation propres aux médecins, et les valeurs de hiérarchie et d'égalisation tempérée de différenciation, propres aux administrateurs, contribue à alimenter le conflit. 

Pour ce qui est de l'alliance communautaire, la richesse de son savoir-faire critique, couplée à la pauvreté relative de ses savoir-faire technique et politique, l'écarte à toutes fins utiles des processus de formulation. Elle est mieux placée dans les processus d'émergence, mais moins bien que les alliances partisanes, et dans le processus de mise en oeuvre, où les médecins et les administrateurs ont cependant plus de savoir-faire qu'elle. Dans la mise en oeuvre, les protagonistes de l'alliance communautaire peuvent difficilement se coaliser avec les membres de ces deux alliances, car les préférences envers la régulation sont assez différentes de part et d'autre, comme le montre le tableau 1.

 

QUELQUES APERÇUS COMPARATIFS
SUR LES ALLIANCES

 

On peut se demander si les constats auxquels nous arrivons, sur le savoir-faire des alliances et le pouvoir qu'elles exercent dans la réalisation des politiques publiques, valent seulement pour un système de santé comme celui du Québec et des autres provinces canadiennes, ou s'ils valent aussi pour d'autres systèmes. 

Dans tous les systèmes, il semble bien que le pouvoir des médecins, dans ce que nous avons nommé l'alliance médicale, soit dominant, du moins quand ils interviennent dans la prise de décision. C'est la conclusion de Björkman (1985), qui a étudié, de façon comparative, la gouverne dans le secteur de la santé, en Grande-Bretagne, en Suède et aux États-Unis. Les médecins subissent à l'occasion les assauts des administrateurs et des politiciens, en particulier au moment des réformes importantes dans le secteur de la santé, mais leur pouvoir, qui est le plus souvent un pouvoir de veto, réside fondamentalement dans le fait que leur participation est nécessaire à la mise en oeuvre des politiques, comme le montre le développement précédent sur les savoir-faire. 

Toutefois, quelques auteurs (voir en particulier Wilsford, 1995, et Saltman et al., 1998) ont signalé récemment que les managers de l'alliance administrative cherchent à exercer un contrôle sur les médecins, dans le but, en particulier, de contenir les coûts dans le secteur de la santé. Ces tentatives, cependant, ne peuvent réussir que si elles sont appuyées par les leaders de l'alliance partisane qui dirige le gouvernement. De plus, elles ont plus de chances de réussir dans des pays comme le Royaume-Uni, l'Allemagne, le Canada et le japon qu'aux États-Unis, où les membres des alliances médicale et industrielle sont très puissants (sur ce point, voir Stone, 2000), ou encore dans les pays de l'Europe de l'Est où les gouvernements manquent de moyens politiques. 

Griggs (1999), pour sa part, arrive à la conclusion qu'en France ce sont les ministres et leur entourage qui sont les principaux acteurs dans les réseaux de politique publique qui sont à l'origine des politiques dans le secteur de la santé. 

Ce pouvoir des alliances partisanes est variable, selon les systèmes et les conjonctures. Il demeure que dans tous les systèmes, ce sont les partis de gouvernement qui sont à l'origine des réformes importantes. On n'a qu'à penser à la réforme de la fin des années 1980 en Grande-Bretagne, visant à introduire dans un système public des marges de manoeuvre chez les médecins, qui s'apparentent à celles des acteurs du secteur privé, et à favoriser la concurrence entre les hôpitaux, avec la possibilité pour eux de se retirer du système public. Ces réformes portent évidemment la marque du gouvernement conservateur de Margaret Thatcher, et elles étaient conformes à l'esprit du temps, une composante très importante du courant de la politique. 

Aux États-Unis, comme le note Heidenheimer (1990 : 67), il ne suffit pas, pour qu'une réforme soit enclenchée, que quelques leaders politiques, appuyés par des fonctionnaires, décident d'agir. Des négociations délicates doivent se dérouler à l'intérieur des alliances partisanes et d'une alliance partisane à l'autre, sans parler des négociations avec les leaders de l'alliance médicale, de même qu'avec ceux de l'alliance industrielle (préoccupée d'assurances privées, de médicaments, d'équipements, etc.), plus importante dans un système qui demeure en majeure partie privé que dans les systèmes davantage publics. 

Les membres de l'alliance administrative sont habituellement les principaux conseillers des politiciens dans les réformes, petites ou grandes, du secteur de la santé. C'est surtout dans la formulation ainsi que dans la reformulation que les administrateurs exercent leur pouvoir, lequel, aux yeux des médecins et des membres de l'alliance communautaire, va généralement dans le sens de la bureaucratisation. Cela vaut pour tous les systèmes publics, mais beaucoup moins pour un système comme celui des États-Unis, où la bureaucratisation est plutôt le fait de l'alliance industrielle, et en particulier des compagnies d'assurances. 

Quant à l'alliance communautaire, ses membres semblent en position d'infériorité dans tous les systèmes. Les recherches sur le terrain faites par Björkman en Grande-Bretagne, en Suède et aux États-Unis le conduisent (1985 : 414-415) à des conclusions désabusées sur la participation des membres de cette alliance aux conseils, commissions ou comités liés à la réalisation des politiques dans le secteur de la santé. Ils ne servent, dit-il, qu'à légitimer des options qui ont été sélectionnées par les administrateurs et les professionnels. Ils n'ont pas de prise sur l'ordre du jour, et ils n'ont pas l'information nécessaire pour discuter efficacement des matières techniques. Si les représentants de la population sont trop souvent en désaccord avec les élites, ils deviennent ostracisés par celles-ci. Dans un cas comme dans l'autre, leur pouvoir est donc très limité.

 

CONCLUSION

 

L'étude des cinq politiques publiques que nous avons choisies et les quelques aperçus comparatifs qui précèdent, conduisent à des conclusions plus complexes que simples. Les configurations dominantes d'acteurs varient selon les pays et selon qu'il s'agit de processus d'émergence, de formulation ou de mise en oeuvre des politiques. Le parti de gouvernement a généralement le dernier mot dans l'émergence et la formulation, mais il ne peut se passer des administrations, surtout dans la formulation, et, de plus, il est habituellement absent de la mise en oeuvre. Les administrations sont présentes dans les trois processus, mais elles sont généralement dépendantes des partis dans l'émergence et à la fin de la formulation. Elles ont aussi à composer avec les membres des alliances médicale ou industrielle dans la formulation, et à peu près toujours avec ces alliances ou avec l'alliance communautaire dans la mise en oeuvre. Cette dernière alliance, à la différence des deux autres, n'a pas beaucoup de pouvoir hors de ce processus, tandis que les administrateurs n'ont pas toujours les appuis suffisants des alliances partisanes pour influencer de façon importante les politiques publiques dans le secteur de la santé. 

Comme l'a écrit Kingdon, il n'y a pas d'acteurs dominants dans la réalisation des politiques publiques, que ce soit dans le secteur de la santé ou dans les autres secteurs, mais les politiciens élus et leurs entourages sont plus proches que les autres de cette dominance, surtout parce qu'ils contrôlent l'émergence des politiques et la fin de la formulation. À condition qu'ils ne se butent pas au pouvoir de veto des médecins.


*    Ce chapitre utilise des données qui ont été recueillies grâce à une subvention du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada. je remercie Chantal Blouin, Dominique Caron, Louis Demers, France Gagnon et Joanne Laperrière qui ont collaboré à la recherche.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le vendredi 30 mai 2008 15:22
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cegep de Chicoutimi.
 



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