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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Vincent Lemieux, “Les politiques gouvernementales”. Un texte publié dans l'ouvrage sous la direction de Gérard Bergeron et Vincent Lemieux, L'État du Québec en devenir, chapitre 6, pp. 193-210. Montréal: Les Éditions du Boréal Express, 1980, 413 pp. [Autorisation de l'auteur accordée le 13 août 2004 de diffuser toutes ses publications.]

Vincent Lemieux

Les politiques gouvernementales”.


Un texte publié dans l'ouvrage sous la direction de Gérard Bergeron et Vincent Lemieux, L'État du Québec en devenir, chapitre 6, pp. 193-210. Montréal : Les Éditions du Boréal Express, 1980, 413 pp.

Introduction
Une typologie des politiques gouvernementales
À la fin des années cinquante
Le gouvernement Lesage
Le retour impuissant de l'Union nationale
Le régime Bourassa
Le Parti québécois et son projet de société
Évolution de la distribution du pouvoir
Tableau 1. Types de mesures gouvernementales selon le pouvoir conséquent et le pouvoir antécédent des destinataires

Introduction

Il y a plusieurs façons d'étudier les politiques gouvernementales. Aucune ne s'impose actuellement comme étant meilleure que d'autres, de l'avis des spécialistes [1]. On note toutefois une grande division entre les études qui s'intéressent surtout à l'intrant ou aux antécédents des politiques gouvernementales, et celles qui s'intéressent plutôt à leur extrant ou à leurs conséquences. Il existe bien d'autres subdivisions à l'intérieur ou à l'extérieur de ces deux grandes catégories, mais nous les négligerons ici.

Nous allons caractériser les politiques gouvernementales à la fois par leurs antécédents et par leurs conséquences, en nous attachant surtout aux phénomènes de pouvoir et plus précisément à la distribution du pouvoir entre les principaux protagonistes de la politique au Québec.

Par pouvoir, nous entendons la capacité qu'a un acteur (individuel ou collectif) de rendre ses préférences efficaces en faisant en sorte qu'un choix public se conforme à son choix particulier. Il est essentiel de noter que l'exercice du pouvoir ainsi entendu se distingue de la possession des ressources. Celles-ci ne servent au pouvoir ou ne sont pouvoir que lorsqu'elles infléchissent les choix publics dans un sens conforme aux préférences de l'acteur qui les possède.

Enfin, par rapport à un choix public, le pouvoir d'un acteur est positif ou négatif, selon qu'il réussit ou ne réussit pas à conformer le choix public à un choix particulier. Le pouvoir est neutre quand il n'a pas de rapport avec le choix public considéré. Quand nous parlerons du pouvoir sans plus, il faudra entendre le pouvoir positif, à moins que le contexte indique qu'il s'agit de la forme générique du pouvoir (positif, négatif ou neutre).

Une typologie des politiques gouvernementales

C'est le pouvoir (positif, négatif ou neutre) des destinataires que nous allons retenir comme fondement d'une typologie des politiques gouvernementales. Par politiques gouvernementales, nous entendons ici les choix publics qui sont adoptés par le parlement ou par le gouvernement du Québec, à l'exclusion de ceux qui sont adoptés par d'autres gouvernements ou par d'autres organisations. Ces politiques seront classées selon deux critères : le pouvoir des destinataires dans la détermination des politiques gouvernementales et leur pouvoir dans les situations nouvelles établies par ces politiques. Comme on le voit, le premier critère renvoie aux antécédents (ou à l'intrant) des politiques gouvernementales alors que le second renvoie aux conséquences (ou à l'extrant).

Ces deux critères et les trois catégories de pouvoir (positif, négatif, neutre) définissent neuf types théoriques de politiques gouvernementales, ou plus exactement de mesures à l'intérieur des politiques gouvernementales, du point de vue d'un destinataire donné face au gouvernement. Au moins un de ces types est très improbable, soit la régression où l'intrant du pouvoir d'un destinataire est positif et son extrant négatif. Pour les fins de cette étude nous allons retenir les cinq types suivants, dont les trois derniers combinent deux types théoriques de la typologie élémentaire.

Tableau 1

Types de mesures gouvernementales selon le pouvoir conséquent
et le pouvoir antécédent des destinataires

Type de mesures gouvernementales

Pouvoir conséquent
aux mesures gouvernementales

Pouvoir antécédent
aux mesures gouvernementales

Concession

+

+

Attribution

+

0

+

-

Acceptation

0

+

Neutralisation

0

0

0

-

Régression     

-

+

Restriction     

-

+

-

-

1) Les mesures de concession, où le gouvernement concède, généralement suite à des pressions, un intrant positif de pouvoir ainsi qu'un extrant positif de pouvoir à un destinataire. Si on prend un exemple dans le domaine des affaires sociales, c'est le cas des administrateurs et des professionnels qui obtiennent en 1971, que leurs pouvoirs, dans les hôpitaux, soient sauvegardés contre les pouvoirs d'inspection que le ministère des Affaires sociales voulait confier aux Offices régionaux des affaires sociales (devenus Conseils régionaux de la santé et des services sociaux).

2) Les mesures d'acceptation, où le gouvernement accepte qu'un intrant positif de pouvoir soit exercé par le destinataire, sans que cela ne résulte pour lui en un pouvoir positif dans le champ considéré. Les relations de patronage entre les acteurs gouvernementaux et leurs clients appartiennent souvent à ce type. Le client exerce un certain pouvoir sur le patron, mais les ressources qui lui sont accordées ne lui donneront pas plus de pouvoir positif dans la situation nouvelle qui est créée. C'est aussi le cas d'hôpitaux qui obtiennent un certain équipement coûteux grâce aux bonnes relations qu'ils ont avec le ministère. Cet équipement, contrairement à l'autonomie menacée par les pouvoirs d'inspection, n'est pas en soi un pouvoir positif au sens où nous l'avons défini.

3) Les mesures d'attribution, prises par le gouvernement sans la collaboration du destinataire (dont l'intrant est neutre ou négatif), mais dont les résultats confèrent à ce dernier un pouvoir positif. C'est ainsi que le gouvernement du Québec a conféré aux usagers, au début des années soixante-dix, le pouvoir de participer aux décisions des conseils d'administration des différents établissements du réseau des affaires sociales.

4) Les mesures de neutralisation, qui sont décidées suite à du pouvoir neutre ou négatif des destinataires et qui n'accordent pas de pouvoir positif à ces destinataires. C'est le cas de mesures « universelles » comme l’assurance-hospitalisation ou l'assurance-maladie, qui sont décidées sans la participation des usagers et qui ne leur attribuent pas de pouvoir dans le champ d'action considéré. Les ressources des usagers augmentent, mais pas leur pouvoir. Des mesures « symboliques », en particulier certaines mesures nationalistes, sont aussi de ce type. Quand Duplessis « donne un drapeau à la province », il ne le fait pas suite à un exercice de pouvoir par les destinataires de ce drapeau et ceux-ci n'ont pas plus de pouvoir parce qu'ils ont un drapeau. Les mesures de neutralisation sont matérielles ou immatérielles, selon le caractère des ressources impliquées.

5) Les mesures de restriction (parfois appelées mesures de régulation), où le pouvoir positif conséquent des destinataires est diminué, leur pouvoir antécédent étant neutre ou négatif. Une mesure de restriction aurait été appliquée aux établissements du réseau des affaires sociales si des pouvoirs d'inspection avaient été attribués aux Offices régionaux. Les corporations professionnelles furent l'objet de mesures de restriction avec l'adoption de la Loi des professions et la création de l'Office des professions. La loi-comportait aussi bien sûr, la possibilité de mesures de concession à, de nouvelles professions.

Ce dernier exemple montre qu'une loi, ou plus généralement une politique gouvernementale, comporte souvent plus d'une mesure parmi les cinq que nous avons distinguées pour fins d'analyse. Les mesures varient selon les destinataires concernés et parfois elles varient pour un même destinataire. Les gouvernements et plus précisément les partis ministériels cherchent ainsi à augmenter ou à conserver chez les destinataires les appuis électoraux ou autres dont ils ont besoin pour se maintenir en poste.

Nous étudierons de ce point de vue les politiques gouvernementales des vingt dernières années au Québec, en portant une attention particulière aux continuités et discontinuités qui se sont manifestées d'un gouvernement à l'autre. Mais auparavant nous allons montrer brièvement quelle était la situation à la fin des années cinquante sous le gouvernement de l'Union nationale.

À la fin des années cinquante

Par rapport à ceux qui l'ont suivi, le gouvernement de l'Union nationale, de 1944 à 1960, est peu étatiste, ce qui se manifeste par un budget modeste [2], une fonction publique peu développée [3] et la courte durée des sessions parlementaires.

Ce gouvernement ne cherche pas à redistribuer le pouvoir dans la société québécoise, mais à en maintenir une structuration où il domine les secteurs d'intervention étatique et contrôle ceux, plus décentralisés, dominés par des élites et des notables qui sont ses alliés ou qui ont envers lui une neutralité bienveillante. Là où des oppositions se font jour, menaçant la domination de l'Union nationale ou de ses alliés, le gouvernement use de mesures de restriction.

C'est donc dire que les politiques gouvernementales à cette époque ne comportent pas ou à peu près pas de mesures de concession ou même d'attribution, dont les conséquences auraient pu transformer la structure des relations du pouvoir dans la société québécoise. Le gouvernement use plutôt de mesures de restriction, comme nous venons de le dire, mais aussi de mesures d'acceptation et de mesures de neutralisation plus immatérielles que matérielles.

Les mesures d'acceptation dans les opérations de favoritisme (« patronage ») [4] sont très répandues et contribuent plus que toute autre à maintenir les positions fortes de l'Union nationale. Les patrons du parti dominent leurs clients, mais ceux-ci, en exerçant un pouvoir subordonné auprès des patrons, peuvent obtenir différentes ressources (emplois, argent, autres biens) qui n'améliorent pas pour autant leur pouvoir, à l'exception des « amis du régime » qui accèdent, par patronage, à des positions de commande dans la fonction publique ou dans les organismes autonomes. Il s'agit là de mesures de concession, mais accordées à l'intérieur d'un cercle restreint de partisans sûrs et qui, bien loin de la transformer, conservent la structure des relations de pouvoir.

Le patronage d'acceptation, plus généralisé que celui de concession, touche de nombreux destinataires. Parmi eux, on peut distinguer trois catégories significatives : les milieux d'affaire autochtones ou étrangers, les élites et les notables locaux, le vaste peuple des électeurs.

Des avantages sont consentis à des entreprises capitalistes américaines, en particulier pour l'exploitation des mines de fer de l'Ungava. Dans les milieux d'affaire autochtones, de nombreux contrats sont accordés de façon discrétionnaire à des entrepreneurs, commerçants, imprimeurs, etc. Toutefois, les ressources ainsi consenties en échange de contributions à la caisse électorale de l'Union nationale ou à des organisateurs de ce parti ne donnent pas prise sur les décisions du gouvernement.

Les subventions et les autres mesures de patronage imparties aux municipalités, commissions scolaires, institutions religieuses, de santé ou d'enseignement ont pour but de s'allier des leaders d'opinion qui entraînent les membres de leur organisation à appuyer l'Union nationale par reconnaissance pour les faveurs obtenues.

Enfin, à l'occasion de travaux de voirie, ou dans l'attribution de postes inférieurs de la fonction publique, des électeurs moins prestigieux et moins bien nantis profitent de mesures d'acceptation où, comme dans les deux cas précédents, les patrons de l'Union nationale acceptent de distribuer des ressources dont l'utilisation ne modifie en rien la distribution du pouvoir dans la société.

Les mesures de neutralisation sont parfois matérielles et parfois immatérielles. Quelques mesures universelles sont prévues pour certaines catégories de la population : agriculteurs pratiquant telle ou telle culture, handicapés, assistés sociaux, etc., sans que ces destinataires aient à entrer dans des relations de clientèle pour les obtenir (bien que dans certaines circonstances le patronage s'y introduise). Ces mesures « universelles » pour des publics ayant des caractéristiques précises sont cependant beaucoup moins étendues qu'elles allaient le devenir après 1960. Par contre, la neutralisation idéologique, de caractère nationaliste, est intense et d'ailleurs elle continuera de l'être après 1960. Dans nos termes, elle consiste pour un gouvernement à accorder de sa propre initiative, sans que les destinataires Participent à cette décision, des ressources symboliques d'identification à une collectivité (représentée bien sûr par ce même gouvernement) qui sont passives du point de vue du pouvoir, en ce qu'elles ne donnent aucune prise sur les choix publics de celui-ci. Le thème de l'autonomie provinciale, magnifié par le gouvernement, a toutes ces caractéristiques.

Quant aux mesures de restriction, elles sont exercées contre des organisations qui menacent la suprématie et la domination de l'Union nationale : le parti adverse (le Parti libéral) dont les pouvoirs sont restreints, en particulier dans l'énumération des électeurs et à l’Assemblée législative ; les syndicats qui font eux aussi l'objet de mesures restrictives, que ce soit par des limites légales apportées à leur accréditation et à leurs pouvoirs de négociation où par l'intervention de la police provinciale à l'occasion de grèves restées célèbres.

En résumé, le gouvernement peu étatiste de l'Union nationale a des politiques gouvernementales qui visent à conserver la distribution existante du pouvoir. Ce gouvernement, dominé par Maurice Duplessis, n'adopte à peu près pas de mesures de concession ou d'attribution qui auraient pu modifier cette distribution. Des mesures d'acceptation et de neutralisation lui permettent de maintenir les appuis électoraux majoritaires dont il dispose. Elles lui permettent aussi d'alimenter ses alliances avec les principaux lieux de pouvoir, décentralisés par rapport au gouvernement, que sont les entreprises, les institutions d'enseignement et les hôpitaux, les municipalités et les commissions scolaires. Enfin, des mesures de restriction sont exercées contre les organisations qui mettent en danger sa suprématie, soit principalement le Parti libéral et les syndicats.

Cette situation va être transformée par ce qu'on a nommé la Révolution tranquille, commencée sous Paul Sauvé, en 1959, mais plus généralement identifiée à l'action du gouvernement libéral, de 1960 à 1966.

Le gouvernement Lesage

Dans les années cinquante, un des thèmes dominants du Parti libéral et de son chef, Georges-Émile Lapalme, était celui de la « justice sociale » opposée au patronage de l'Union nationale.

Quelque temps après leur arrivée au gouvernement, les libéraux entreprirent la lutte contre le patronage par la création de la Commission Salvas, chargée d'enquêter sur certaines pratiques frauduleuses de l'Union nationale. Ce n'est pas dire que le gouvernement libéral, dirigé par Jean Lesage, cessa tout à fait de pratiquer le patronage et les mesures d'acceptation qu'il implique envers les clients. Une étude comparée du patronage des deux partis a montré que le gouvernement libéral, de 1960 à 1966, a eu tendance à se limiter aux « gros » clients, à qui il alloua surtout des positions dans la fonction publique et des contrats, alors que le patronage plus extensif de l'Union nationale touchait des clients plus nombreux et généralement moins bien pourvus de ressources matérielles [5].

Fidèle à ses promesses, le gouvernement libéral adopta des politiques gouvernementales qui voulaient substituer à des mesures d'acceptation, opérées par voie de patronage, des mesures plus universelles, appliquées par voie administrative. Ainsi les subventions « discrétionnaires » aux municipalités, commissions scolaires et autres organismes furent remplacées en partie par des subventions dite « statutaires ». D'autres subventions également statutaires furent versées aux parents d'écoliers de 16 à 17 ans.

C'est sans doute l'assurance-hospitalisation qui illustre le mieux la différence avec le gouvernement précédent. Sous l'Union nationale, certains publics défavorisés et identifiés comme tels avaient obtenu le privilège de l'hospitalisation gratuite. Le gouvernement Lesage, grâce à la contribution du gouvernement fédéral, universalisa la gratuité des frais d'hospitalisation [6].

Toutes ces mesures sont, selon notre typologie, des mesures de neutralisation. Comme les mesures d'acceptation, elles confèrent pas de nouveaux pouvoirs positifs aux destinataires. Les conseils municipaux et commissions scolaires, les parents d'élèves et les usagers des hôpitaux reçoivent de nouvelles ressources, mais qui ne leur donnent pas le droit de participer aux choix publics subséquents dans le secteur. Et à la différence des mesures d'acceptation, les destinataires ne participent pas au choix de telles politiques - à moins de considérer que les électeurs, en optant pour le Parti libéral contre l'Union nationale, avaient du même coup souscrit et donc participé à ces politiques. La neutralisation idéologique de caractère nationaliste fut pratiquée par le gouvernement Lesage comme par le gouvernement précédent, mais ce fut davantage pour appuyer la négociation active en vue de l'obtention de nouvelles ressources et de nouveaux pouvoirs que pour défendre l'autonomie du Québec dans ses domaines du juridiction. La nationalisation des compagnies d'électricité, suite aux élections précipitées de 1962, peut être considérée, pour les publics consommateurs d'électricité tout au moins, comme une mesure de neutralisation qui ne leur donnait aucun pouvoir sur la production et l'utilisation de cette ressource. Toutefois, comme cette nationalisation a été le thème dominant de la campagne électorale de 1962, elle fut aussi d'un certain point de vue une mesure d'acceptation. Pour l'Hydro-Québec dont elle augmentait les ressources et le pouvoir, c'était une mesure d'attribution. Cela montre bien la complexité des mesures contenues dans une même politique gouvernementale.

Les syndicats avaient fait l'objet de mesures de restriction de la part du gouvernement de l'Union nationale. Ils firent l'objet de mesures tout à fait opposées de concession de la part du gouvernement Lesage. Le nouveau code du travail, adopté en 1964, leur accordait en effet de nouveaux pouvoirs, dont la possibilité de se former et de faire la grève dans le secteur public. Il semble que jean Marchand et Marcel Pépin, respectivement président et secrétaire de la CSN, très près de Jean Lesage et de quelques autres membres influents du gouvernement, aient contribué à ce choix, qui doit pour cela être considéré comme une mesure de concession et non de seule attribution. On sait d'ailleurs que les syndicats allaient bientôt exercer ces nouveaux pouvoirs contre le gouvernement qui les leur avait accordés, avec leur participation.

Quand le gouvernement Lesage fut défait, en juin 1966, les professionnels de la fonction publique faisaient la grève depuis plusieurs semaines et de premières difficultés s'étaient manifestées dans les relations avec les enseignants et les travailleurs des hôpitaux. Ce sont sans doute ces conflits, avec des publics qui avaient majoritairement appuyé le Parti libéral, qui ont conduit plusieurs observateurs à estimer que la Révolution tranquille s'était terminée en 1965.

Le parti d'opposition avait fait l'objet de mesures de restriction sous Duplessis. Le gouvernement Lesage corrigea la situation en modifiant la loi électorale. Il réattribua à l'opposition les pouvoirs perdus et lui assura, comme au parti ministériel, le remboursement d'une partie des dépenses électorales.

Plusieurs des mesures prises par le gouvernement Lesage comportaient des attributions de pouvoir à des hauts fonctionnaires, à des dirigeants d'organismes autonomes, à des conseillers dont la participation était nécessaire à l'élaboration ou à l'application des politiques gouvernementales. On pense surtout aux réformes dans le secteur de l'éducation et à l’assurance-hospitalisation, mais aussi au régime des rentes, à la création de sociétés d'État et de régies, et au renforcement considérable de l'Hydro-Québec par la nationalisation de la plupart des compagnies privées d'électricité. C'est à cette époque qu'on commença à parler des « technocrates », ce qui signifiait justement des concessions ou des attributions de pouvoir, inexistantes du temps de l'Union nationale, à des spécialistes dont les choix personnels infléchissaient, pensait-on, les choix publics.

Ces nouvelles attributions ou concessions de pouvoir, entraînées par l'intervention de l'État dans des secteurs jusque-là inoccupés par lui ou décentralisés par rapport à lui, furent ressenties comme des mesures de restriction par les autorités traditionnelles ainsi menacées (notamment dans les secteurs de l'éducation et des affaires sociales), mais aussi par des publics pourtant bénéficiaires de mesures de neutralisation. De nombreux parents ont estimé que leurs pouvoirs sur la scolarisation de leurs enfants avaient été restreints par l'obligation qui était faite à ceux-ci de se rendre à l'école par autobus et par la diminution relative de l'importance de l'enseignement religieux.

Par ses politiques gouvernementales dans le secteur de l'éducation, le gouvernement Lesage ne cherchait pas à réaliser de telles mesures de restriction. Ce furent plutôt des conséquences inattendues de mesures de neutralisation, comportant des bénéfices financiers ou autres pour les parents et les enfants, et de mesures d'attribution qui assoyaient le pouvoir des fonctionnaires. Ces conséquences inattendues expliquent, avec d'autres mesures prises ou non [7] par ce gouvernement, la baisse relative de popularité qui lui fut fatale aux élections provinciales de juin 1966 et qui ramena l'Union nationale au gouvernement.

Le retour impuissant de l'Union nationale

L'Union nationale, par sa tradition et par ses promesses électorales, s'élevait tout particulièrement contre les restrictions apportées au pouvoir des élites traditionnelles, ainsi qu'à celui des publics victimes de la réforme de l'éducation. Elle s'élevait aussi contre l'attribution excessive de pouvoir aux hauts fonctionnaires.

Son chef, Daniel Johnson, se prononçait d'autant plus fortement là-dessus que, sauf à la fin de la campagne électorale de 1966, il croyait peu à ses chances de former le gouvernement. Les quatre années de gouvernement de son parti allaient manifester, à quelques exceptions près, son impuissance à modifier de façon sensible l'ensemble des mesures gouvernementales instaurées par le gouvernement précédent, en réaction contre celui de l'Union nationale des années cinquante.

Non seulement les gouvernements Johnson et Bertrand ne restreignirent pas le pouvoir des hauts fonctionnaires, mais dans le secteur de l'éducation tout particulièrement, ils endossèrent la poursuite de la réforme. C'est au gouvernement de l'Union nationale qu'on doit la création des cégeps (collèges d'enseignement général et professionnel) et celle de l'Université du Québec. On tenta bien d'attribuer des pouvoirs aux parents et autres intervenants non administratifs du domaine scolaire par la création des comités de parents et des comités d'école (qui ne devaient cependant être institués qu'en 1971), mais ces pouvoirs furent fortement encadrés par ceux des fonctionnaires du Ministère.

Les autorités locales des régions de Montréal, de Québec et de Hull se virent attribuer de nouveaux pouvoirs par la création des communautés urbaines ou régionale (dans le cas de Hull). À l'usage, ces pouvoirs allaient toutefois se révéler assez limités. Des conseils régionaux de développement furent créés suite à l'expérience du BAEQ (Bureau d'aménagement de l'Est du Québec) et d'autres expériences régionales. Mais ces conseils, comme leur nom l'indique, n'avaient que des pouvoirs d'avis auprès des centres de décision.

Envers les syndicats et la pratique du patronage, l'Union nationale s'efforça de faire oublier les mauvais souvenirs liés au régime Duplessis. Elle estimait qu'ils seraient fatals au gouvernement s'ils étaient réactivés.

Daniel Johnson régla quelques semaines après son arrivée au gouvernement la grève des professionnels de la fonction publique, mais il fut aux prises dans les deux années suivantes avec d'autres grèves dans les milieux hospitaliers et les milieux d'enseignement. Il fit adopter, en 1967, une loi spéciale pour forcer le retour en classes des enseignants après s'être assuré de l'appui majoritaire de la population. La veille de sa mort, il était en butte à une manifestation hostile des syndiqués. Mais il ne fit rien en somme, si l'on excepte quelques mesures conjoncturelles, pour restreindre les nouveaux pouvoirs des syndicats des secteurs public et para-public. En 1968, les centrales syndicales ouvraient un deuxième front pour porter la bataille sur le plan politique et non plus seulement syndical, ce qui allait d'ailleurs les amener à intervenir davantage dans les débats politiques locaux, mais aussi dans les débats autour des politiques gouvernementales.

Dès le lendemain de l'accession de l'Union nationale au gouvernement, Daniel Johnson invitait ses députés à la prudence dans la pratique du patronage, encore ébranlé qu'il était par les conclusions de la Commission Salvas qui l'avaient quelque peu éclaboussé personnellement. En fait, la pratique du patronage semble avoir diminué par rapport aux législatures précédentes, de 1966 à 1970, ou du moins elle est devenue moins visible [8]. Pour d'autres raisons que celles de Daniel Johnson, Jean-Jacques Bertrand maintint la même ligne de conduite envers le patronage.

Il était quasi impossible à l'Union nationale de revenir sur les mesures de neutralisation, à portée universelle, qui avaient été adoptées par le gouvernement précédent. Mais, loin de freiner cette tendance, elle continua dans cette voie. C'est entre 1966 et 1970 que fut préparée la loi de l’assurance-maladie et que furent créés le Comité puis la Commission Castonguay. En plus d'aller dans le sens de la neutralisation, corrigée il est vrai dans le cas de cette commission par le dessein d'attribuer des pouvoirs aux publics d'usagers, ces gestes n'indiquaient aucune volonté de restreindre les pouvoirs des administrateurs. Il s'agissait, bien que de façon voilée, de mesures de concession par lesquelles le gouvernement concédait plus ou moins clairement, à des administrateurs et à des spécialistes qui le dominaient, la promesse de nouveaux pouvoirs.

Daniel Johnson s'employa aussi à la neutralisation idéologique de caractère nationaliste en disant : « égalité ou indépendance ». Il développa les activités du Québec à l'étranger et adopta un ton plutôt conflictuel dans les débats avec Ottawa. Par ailleurs ces mesures ne furent pas prolongées par Jean-Jacques Bertrand, qui fit adopter la loi 63 sur la langue française. Cette loi, qui assurait la liberté de choix de la langue d'enseignement, fut très contestée dans les milieux nationalistes. Des mesures comme celles-là éveillaient encore plus dans les publics électoraux favorables aux partis indépendantistes (Rassemblement pour l'indépendance nationale, Ralliement national, puis Parti québécois) la volonté d'être dotés, par l'intermédiaire du gouvernement du Québec, de tous les pouvoirs nécessaires à un État souverain. Ces mesures de neutralisation idéologique étaient interprétées dans les publics nationalistes comme des mesures d'attribution sinon de concession de pouvoir par « personne morale » interposée : le gouvernement du Québec. C'est le Parti québécois, fondé en 1968, qui allait profiter de ces mesures et de l'interprétation qui en était donnée.

Le régime Bourassa

Sous Robert Bourassa, le gouvernement du Québec opta pour des mesures de neutralisation idéologique qui célébraient plutôt les bienfaits du fédéralisme dit rentable. Les mesures de neutralisation ou d'acceptation, distributrices de ressources matérielles, étaient d'ailleurs la préoccupation principale du premier ministre, à son arrivée au gouvernement, comme l'illustrait le thème des 100 000 nouveaux emplois, exploité lors de la campagne électorale de 1970. Mais les événements inattendus d'octobre, ainsi que d'autres faits de conjoncture allaient déclencher des mesures d'attribution et aussi de restriction du pouvoir.

Pour maintenir la « paix sociale » chère au premier ministre, le gouvernement accepta d'accorder les ressources demandées, suite à des grèves et des pressions provenant de différents mouvements populaires. Les forces policières furent tout particulièrement bien traitées. Pour « créer » les emplois promis, le gouvernement adopta aussi en faveur des entreprises des mesures d'acceptation ou de neutralisation, susceptibles de donner lieu à cette création d'emploi. Le gigantesque projet de la Baie de James symbolise la plus illustre de ces mesures. Le patronage du gouvernement Bourassa s'exerça dans la tradition libérale ; de gros morceaux furent distribués aux « parents proches » et aux fidèles partisans du régime, alors que l'Union nationale cherchait plutôt à distribuer de plus petits morceaux mais à toute la parenté, même éloignée. La construction du stade olympique et les enquêtes de la CECO (Commission d'enquête sur le crime organisé) allaient illustrer ces traits du patronage libéral et donner à tort ou à raison l'impression que le gouvernement était corrompu.

Préparée sous l'Union nationale, la loi de l'assurance-maladie, une mesure de neutralisation à portée très universelle, fut adoptée à la fin de 1970 dans la conjoncture suscitée par les événements d'octobre. Les syndicats l'appuyèrent mais les médecins s'y opposèrent farouchement. L'assurance-maladie ne menaçait pas tellement leurs ressources financières, mais ils y voyaient des restrictions à leur pouvoir [9].

Les avocats s'opposèrent moins à la création de la Cour des petites créances. Ils acceptèrent aussi l'aide juridique, restreinte aux catégories les plus défavorisées de la population et qui fournissait de l'emploi à de jeunes diplômés en difficulté sur le marché du travail. La loi des professions et la création de l'Office des professions apportèrent des modifications sensibles dans le pouvoir des corporations professionnelles.

Toujours dans le secteur des affaires sociales, le projet de loi 65 sur la réforme des services de santé et des services sociaux, adoptée en 1971, proposait d'importantes modifications à la structure des relations de pouvoir dans ce secteur, que ce soit par des mesures d'attribution ou par des mesures de restriction. Les pouvoirs des administrateurs et des professionnels dans les établissements de ce secteur (hôpitaux, centres de services sociaux, centres d'accueil) se trouvaient restreints par la place qui était faite aux usagers et à d'autres intervenants dans les nouveaux conseils d'administration définis par le projet de loi. Ils étaient aussi limités par les pouvoirs d'inspection confiés à des organismes régionaux créés de toutes pièces. Ces organismes allaient devenir dans la version finale des Conseils régionaux (CRSSS), sans pouvoir d'inspection. Enfin les Centres locaux de services communautaires (CLSC) étaient créés. Ils offraient de nouvelles ressources aux usagers, mais ils étaient aussi, pour ces derniers, le lieu de nouveaux pouvoirs [10].

Comme dans le cas des Conseils régionaux de développement, des comités de parents et des comités d'école, ces mesures, contenues dans la loi 65, avaient pour but de redonner à la population et à ses groupes des pouvoirs que les interventions de l'État avaient mis entre les mains des administrateurs. Dans les trois secteurs (économie, éducation, affaires sociales), ces tentatives ont davantage échoué que réussi. La loi de protection du consommateur donnait des pouvoirs à un plus grand nombre de destinataires. Ce fut une mesure d'attribution pour la plupart d'entre eux et une mesure de concession pour les syndicats qui l'exigèrent et l'appuyèrent.

Le redécoupage généralisé de-la carte électorale égalisa les pouvoirs entre les électeurs. Un peu plus de pouvoir fut attribué aux électeurs urbains et celui des électeurs ruraux fut quelque peu restreint. Les commissions scolaires locales furent regroupées, ce qui ne changea guère leur pouvoir.

La Loi 22 faisant du français la seule langue officielle au Québec souleva l'opposition des minorités anglophones et allophones qui la considéraient comme une mesure de restriction. De leur côté des groupes francophones, très nationalistes et très actifs, se montrèrent insatisfaits des attributions de pouvoir que comportait la loi.

Tout au long des six années de son règne, le gouvernement Bourassa fut, à quelques exceptions près (la loi d'assurance-maladie, par exemple), opposé aux forces syndicales. Cela commença avec les événements d'octobre, quand les leaders syndicaux se regroupèrent avec d'autres pour s'opposer à la Loi des mesures de guerre, mais aussi à la façon d'agir du gouvernement Bourassa. Nous avons déjà dit que les syndicats de policiers avaient réussi à obtenir par leur pouvoir les ressources demandées. Mais le gouvernement résista davantage aux autres syndicats des secteurs public et para-public. Le conflit eut ses temps forts lors des deux négociations avec le Front commun des centrales syndicales en 1972 et en 1976. Des mesures de restriction furent adoptées : lois spéciales et même emprisonnement, en 1972, des trois leaders syndicaux, qui avaient demandé à leurs syndiqués de désobéir à une de ces lois spéciales. Cette mesure de restriction prise par le gouvernement fut très populaire, comme le révélèrent les sondages. En 1976, le soutien populaire donne au gouvernement contre le Front commun fut bien moindre. Le régime Bourassa apparaissait depuis 1974 comme incapable d'agir convenablement sur la distribution des ressources et des pouvoirs. Il était aussi soupçonné de corruption, suite aux enquêtes de la CECO et à certaines affaires louches entourant la construction des installations olympiques [11].

Le Parti québécois et son projet de société

Le Parti québécois s'est toujours défini comme un parti « pur », au financement ouvert et démocratique, à la différence des vieux partis aux caisses électorales occultes. Ses campagnes de financement populaire ont illustré cette différence. Une fois parvenu au gouvernement, le parti fit adopter, comme une de ses toutes premières mesures gouvernementales, une loi sur le financement des partis politiques, qui restreignait les pouvoirs, supposés ou réels, qu'avaient sur les partis les « personnes morales » (compagnies, syndicats, association, etc.). Mais le PQ, par du patronage d'acceptation ou de concession, ne manqua pas de favoriser ses amis dans les nominations faites à différents postes gouvernementaux.

La célèbre Loi 101 sur les langues consistait elle aussi, pour une bonne part, en mesures de restriction, plus sévères que celles de la Loi 22, contre les anglophones et ceux qui préféraient la langue anglaise à la langue française dans l'affichage, dans l'éducation de leurs enfants, etc. On a dit, non sans raison, que l'attribution de pouvoir aux francophones, en leur ouvrant plus de postes de commande dans les grosses entreprises situées au Québec, était un des objectifs plus ou moins manifeste et plus ou moins lointain de la loi.

Lors de la prise du pouvoir, le Parti québécois rappelait son préjugé favorable aux travailleurs. Tricofil fut soutenu., par des mesures d'acceptation et des tentatives furent faites par les ministres du Travail et du Développement social pour traduire ce préjugé favorable en attributions (ou en concessions ?) de pouvoir aux forces syndicales. Ce qui fut reçu du côté patronal comme des mesures de restriction. Exerçant des pouvoirs explicites ou implicites [12], les groupes patronaux parvinrent à limiter ces restrictions. Les négociations avec le Front commun des centrales syndicales, à la fin de 1979, allaient d'ailleurs montrer des failles dans la neutralité bienveillante des syndicats envers le gouvernement.

Majoritairement, les dirigeants gouvernementaux du Parti québécois estimèrent qu'ils couraient au désastre s'ils ne réussissaient pas à atténuer l'opposition farouche des milieux d'affaires, qui s'était manifestée durant les premiers mois du régime. La volonté du gouvernement de nationaliser l'Asbestos Corporation dramatisait les politiques de restriction envers la grande entreprise. Quelques mesures d'acceptation (envers General Motors, en particulier) furent adoptées à l'avantage de grandes compagnies, mais ce furent surtout les petites et moyennes entreprises autochtones qui furent visées par différents programmes (OSE, achat chez nous, suppression de la taxe de vente sur certains produits, etc.). Les ministériels, fort habiles en « communication », donnèrent beaucoup de publicité à ces programmes, dont certains (suppression de certaines taxes) étaient aussi des mesures de neutralisation au bénéfice des consommateurs.

Le programme d'assurance-automobile, couvrant les dommages faits aux personnes, se révéla lui aussi une mesure de neutralisation à l'avantage des publics. Il comportait des mesures négatives à l'égard des assureurs privés et des avocats. Les organisations de défense de ces intérêts ne manquèrent pas de s'opposer à ce programme d'abord mal reçu, mais dont la popularité grandit après les premières années d'opération.

Pour d'autres raisons que celles des milieux d'affaires, les puissances locales que sont les maires étaient très majoritairement favorables au gouvernement Bourassa, même à la veille de sa défaite. Les projets de réforme du gouvernement péquiste suscitèrent des réactions variées, selon les enjeux. La réforme fiscale fut généralement assez bien reçue (elle le fut moins par les commissions scolaires, qui perdaient ainsi des pouvoirs de taxation) : cette mesure de neutralisation avait pour effet d'augmenter les ressources fiscales des municipalités dans la plupart des cas. Il y eut par contre plus de réticences envers certaines mesures de « démocratisation » de la vie politique municipale qui restreignaient les pouvoirs des équipes en place (dans le découpage de la carte électorale, en particulier) et qui promettaient des ressources aux équipes adverses pourvu qu'elles s'organisent en parti. Enfin, un projet de décentralisation attribuant de nouveaux pouvoirs à des conseils de comté renouvelés, ne manqua pas d'inquiéter les maires, qui voyaient là une possibilité de restriction des pouvoirs des municipalités locales. Des maires libéraux craignaient en plus, que des partisans du Parti québécois ne s'emparent des postes de commande de ces nouveaux conseils de comté.

La Loi du zonage agricole, visant à préserver les bonnes terres du Québec, comprenait aussi des mesures de restriction envers les municipalités qui ne pouvaient plus les utiliser en vue du « développement ». Des maires auraient voulu se voir attribuer les pouvoirs de déterminer quelles étaient les « bonnes terres », dans les cas douteux. Ces pouvoirs furent plutôt attribués à une instance gouvernementale, ce qui fut perçu comme une restriction des pouvoirs normalement dévolus aux municipalités.

Le gouvernement du Parti québécois est évidemment celui dont les mesures symboliques de neutralisation à caractère nationaliste vont le plus loin. La souveraineté, doublée d'une association économique avec le reste du Canada, serait nécessaire pour la constitution d'une société normale au Québec. Jusqu'à maintenant, on est resté assez vague sur les mesures concrètes qui suivraient la souveraineté et qui procureraient plus de ressources ou plus de pouvoirs à des publics précis. On les situe généralement dans le domaine économique, où le gouvernement du Québec n'aurait pas actuellement les pouvoirs et les ressources nécessaires à une action efficace. Il apparaît évident cependant, et les dirigeants du Parti québécois ne s'en cachent pas, que la souveraineté-association, ou encore une nouvelle forme de fédéralisme où le Québec serait plus autonome, se traduirait avant tout par des mesures de concession à l'avantage du gouvernement du Québec et de ses administrations. De ce point de vue, les publicistes du gouvernement actuel ont raison de dire que leurs revendications se situent dans la ligne des gouvernements précédents depuis Duplessis.

Évolution de la distribution du pouvoir

En conclusion, nous allons tenter d'estimer, de façon très générale, comment a évolué depuis 1960 la distribution du pouvoir entre les principaux protagonistes de la politique québécoise, suite aux mesures gouvernementales que nous avons recensées dans ce chapitre. Les politiques gouvernementales ne sont pas les seuls facteurs d'évolution de la distribution des pouvoirs dans la société québécoise depuis vingt ans, mais leur impact et leurs répercussions sur cette distribution sont déterminants. C'est le postulat que nous faisons. La démonstration de cette proposition exigerait des développements qui n'ont pas leur place ici.

Nous postulons également que la part du pouvoir positif dans l'ensemble du pouvoir est à peu près constante. Avec la multiplication du nombre des politiques gouvernementales, augmente la quantité du pouvoir antécédent et du pouvoir conséquent des différents acteurs impliqués par ces politiques. Mais ce pouvoir, faut-il le rappeler, est négatif ou neutre dans certains cas et il est positif dans d'autres. Aussi, même si la quantité des pouvoirs augmente, la part du pouvoir positif dans cette quantité tend à demeurer constante.

Pour des fins de simplification, nous allons réduire les protagonistes dont le pouvoir sera étudié à sept grandes catégories déjà utilisées dans les pages précédentes [13]. Elles seront présentées dans l'ordre suivant : (1) la population ou les publics inorganisés, (2) les maires et les autres autorités municipales, (3) les administrateurs et les professionnels des établissements décentralisés des secteurs de l'éducation et des affaires sociales, (4) les forces syndicales, (5) les forces patronales, ou plus généralement les milieux d'affaires, (6) les administration publiques, (7) les partis de gouvernement. À nouveau, quand nous parlerons du pouvoir sans plus, il faudra entendre le pouvoir positif, celui qui nous intéresse tout particulièrement.

Depuis 1960, les publics inorganisés ont fait l'objet de nombreuses mesures de neutralisation qui ont augmenté les ressources distribuées de façon universelle et mises à leur disposition. Leur dépendance envers les établissements décentralisés du secteur de l'éducation et des affaires sociales (que nous nommerons désormais les établissements, sans plus) a peut-être diminué, mais leur dépendance envers les administrations publiques s'est accrue. Le pouvoir positif que les clients exerçaient auprès des patrons du parti gouvernemental dans des mesures d'acceptation a lui aussi diminué quantitativement. Par contre, de nouveaux pouvoirs positifs ont été accordés aux consommateurs. De nouveaux pouvoirs positifs ont été consentis également aux usagers des établissements, mais d'une part ils sont réduits à quelques représentants relativement peu nombreux et d'autre part, ils s'exercent dans des centres de décision dont les compétences sont restreintes et qui, de toute façon, demeurent le plus souvent dominés par les administrateurs et les professionnels. Au total, le pouvoir positif de la population, suite aux mesures gouvernementales prises depuis 1960, a un peu augmenté à certains égards et un peu diminué à d'autres, le bilan étant donc de l'ordre de plus ou moins.

Le pouvoir positif des maires et des autres autorités municipales a été peu affecté jusqu'à tout récemment par les mesures des gouvernements qui se sont succédés depuis 1960. Le patronage du parti gouvernemental auprès des maires est peut-être devenu moins évident, mais ceux-ci ont continué d'obtenir des ressources par du pouvoir exercé auprès des députés ou des fonctionnaires. La création des communautés urbaines a peu affecté à la hausse le pouvoir positif des maires impliqués, la loi du zonage agricole enlevant un peu de pouvoir aux autorités municipales et les actuels projets de réforme venant du ministère d'État à l'Aménagement étant ambivalents, du point de vue des maires, qui ont d'ailleurs réussi à s'opposer victorieusement aux aspects les plus inquiétants pour eux de ces projets. Pour cette catégorie aussi, le résultat net semble être de l'ordre du plus ou moins.

Par contre le pouvoir positif des administrateurs et des professionnels du secteur para-public semble avoir, au total, diminué depuis 1960. Les mesures gouvernementales de neutralisation, accordées aux usagers des secteurs de l'éducation et des affaires sociales, ont entraîné l'attribution de pouvoirs de « normalisation » aux administrateurs publiques, ce qui a restreint d'autant les pouvoirs des établissements. Dans les années soixante-dix, ces administrations réattribuèrent quelques pouvoirs positifs aux établissements, dont certains avaient d'ailleurs la capacité d'arracher des mesures d'acceptation aux ministres, ou hauts-fonctionnaires. Mais ces pouvoirs réattribués étaient fort limités, sans compter que les pouvoirs, eux aussi très limités, attribués aux usagers, étaient tout de même enlevés aux administrateurs et professionnels. On voit que le bilan des mesures gouvernementales est, somme toute, négatif pour les établissements.

Il n'en est pas de même pour les syndicats. Ils étaient à peu près dépourvus de pouvoir positif en 1960. Le Code du travail, adopté en 1964, et en particulier le droit à la syndicalisation dans le secteur public allaient étendre de façon importante ce pouvoir. Cette augmentation de pouvoir s'est manifestée par la suite au cours de négociations et de grèves où les syndicats imposèrent à plusieurs égards leurs choix particuliers. Les nouveaux pouvoirs acquis par les syndicats, dans le secteur public tout particulièrement, furent restreints par quelques lois spéciales et par des mesures comme l'emprisonnement des chefs syndicaux (en 1972). De façon générale, les syndicats exercèrent plus de pouvoir au cours des années soixante que sous le gouvernement Bourassa, de 1970 à 1976. Le gouvernement Lévesque, quant à lui, a fait adopter des mesures qui assurent un peu plus de pouvoir positif aux syndicats. Au total, et ce malgré certaines dénégations des porte-parole syndicaux, l'évolution de la société québécoise, et tout particulièrement les mesures gouvernementales du début des années soixante ont augmenté le pouvoir positif des forces syndicales davantage qu'elles ne l'ont diminué. Contrairement à d'autres intervenants, les leaders syndicaux ne regrettent nullement la situation d'avant 1960. Le bilan des pouvoirs qu'ils ont acquis et de ceux qu'ils ont perdus est certainement positif.

La situation des milieux d'affaires est davantage mitigée et ambiguë, ce qui se reflète d'ailleurs dans les interprétations contraires qui en sont faites. Alors que les hommes d'affaires se plaignent de l'intervention de l'État, qui réduirait constamment leur marge de manœuvre depuis vingt ans, certains analystes prétendent plutôt que la Révolution tranquille et ses suites furent plus ou moins télécommandées par les milieux d'affaires qui auraient ainsi rendu la société québécoise conforme aux exigences du capitalisme avancé. Si l'on s'en tient à notre définition du pouvoir, soit les capacités d'imposer, de façon explicite ou implicite, ses choix particuliers dans les choix publics, il est évident que la nationalisation des compagnies d'électricité et la création de nombreuses sociétés d'État et régies ont été ressenties par les milieux d'affaires comme des restrictions à leur pouvoir. Il est aussi évident que parmi ceux-ci les milieux financiers ont par contre conservé tout leur pouvoir. Mais il est discutable que le pouvoir implicite de ces milieux et des autres milieux d'affaires ait imposé aux gouvernants et à leurs administrateurs des choix qui n'auraient pas été faits autrement. C'est peut-être vrai du gouvernement Bourassa, mais ce l'est moins de ceux des années soixante. Voir, par exemple, dans la réforme de l'éducation une espèce de conspiration entre les milieux d'affaires et les hommes publics, pour adapter le Québec aux exigences du capitalisme avancé, c'est ignorer un conflit beaucoup plus évident et beaucoup plus déterminant du point de vue des publics : celui entre les élites traditionnelles et les nouvelles élites des milieux gouvernementaux, conflit qui allait être compliqué un peu plus tard par l'intervention des forces syndicales. On a vu aussi que l'action récente du gouvernement Lévesque sur les pouvoirs des milieux d'affaires comportait de l'ambiguïté. Somme toute, et sans préjuger d'études plus rigoureuses qui pourraient être faites en ce domaine, l'évolution du pouvoir des milieux d'affaires depuis 1960 peut être mise provisoirement sous le signe du plus ou moins.

Personne ne contestera que le pouvoir positif des administrations se soit accru. Elles en avaient bien peu avant 1960, du moins dans l'élaboration des politiques gouvernementales. De plus, le patronage du parti ministériel restreignait bien souvent celui qu'elles avaient dans l'application des politiques. Sur ces deux versants (celui de l'élaboration et celui de l'application), l'évolution du Québec et l'action des gouvernements successifs dans cette évolution ont fait que le pouvoir des administrations a bien davantage augmenté que diminué. Cela ressort nettement des développements précédents. Les administrations, beaucoup plus nombreuses qu'il y a vingt ans, ont aussi plus de pouvoir qu'à la veille de la Révolution tranquille.

Une partie de ce pouvoir a été acquise aux dépens des partis gouvernementaux aussi bien dans l'élaboration que dans l'application des politiques gouvernementales. Les partis gouvernementaux commandent et officialisent plus d'interventions qu'auparavant, mais il arrive moins souvent, semble-t-il, que leurs choix particuliers soient les seuls à déterminer les choix publics adoptés. De même, ils contrôlent moins qu'auparavant l'application concrète des politiques gouvernementales. Plusieurs observateurs ont noté que le gouvernement Lévesque avait réagi contre cette tendance. La mise en place des ministères d'État et l'action envahissante des cabinets ministériels ont permis un regain de pouvoir positif du parti gouvernemental face aux administrations. Cette tendance est toutefois trop récente et d'une durée trop incertaine pour qu'elle puisse contrebalancer la baisse relative du pouvoir des partis gouvernementaux depuis 1960 [14].

Le bilan auquel nous arrivons tend donc à appuyer notre postulat voulant que la part du pouvoir positif dans l'ensemble du pouvoir n'ait pas augmenté, même si la répartition de cette part entre les principaux acteurs politiques a été modifiée. Le pouvoir positif des syndicats et des administrations aurait augmenté, celui des publics, des maires et des milieux d'affaires serait resté à peu près le même, tandis que le pouvoir positif des établissements et des partis gouvernementaux aurait diminué.



[1] Pour une présentation de ce domaine, comprenant un bref survol des cadres d'analyses utilisés, voir James E. Anderson, Public Policy-Making, New York, Holt, Rinehart and Winston, 1979 (second edition).

[2] Sur ce point, voir Daniel Latouche, « La vrai nature de... la révolution tranquille », Revue Canadienne de Science Politique, septembre 1974, pp. 525-536

[3] Sur l'évolution de la fonction publique au Québec, voir James I. Gow, « L'histoire de l'administration publique québécoise », Recherches Sociographiques, septembre-décembre 1975, pp. 385-411.

[4] Sur le patronage de l'Union nationale, voir Herbert F. Quinn, The Union Nationale, Toronto, University of Toronto Press, 1963, ch. VII ; ainsi que Vincent Lemieux et Raymond Hudon, Patronage et politique au Québec : 1944-1972, Montréal, Boréal Express, 1975.

[5] Voir Lemieux et Hudon, Patronage et politique, ch. V.

[6] Sur l'évolution des politiques gouvernementales dans le secteur des affaires sociales, voir Vincent Lemieux, François Renaud et Brigitte Von Schoenberg, « La régulation des affaires sociales : une analyse politique », Administration Publique du Canada, printemps 1974, pp. 37-54.

[7] Une analyse plus complète des conséquences électorales des mesures gouvernementales devrait prendre en compte celles que des publics ont reproché au gouvernement de ne pas avoir prises.

[8] À ce propos, voir Lemieux et Hudon, Patronage et politique, ch. IV.

[9] Sur le débat autour de l'assurance-maladie, voir Malcom G. Taylor, « Quebec Medicare : Policy Formulation in Conflict and Crisis », Administration Publique du Canada, été 1972, pp. 211-250.

[10] Voir Lemieux et al., « La régulation des affaires sociales ».

[11] Sur le gouvernement Bourassa, voir Don Murray et Vera Murray, De Bourassa à Lévesque, Montréal, Les Éditions Quinze, 1978.

[12] Dans nos termes, il y a exercice de pouvoir implicite quand les choix particuliers d'un intervenant servent à former le choix public, ou l'absence de choix public, sans que cet intervenant participe physiquement au processus de prise de décision. Il est évidemment beaucoup plus difficile d'établir empiriquement qu'il y a pouvoir implicite, que de montrer qu'il y a pouvoir explicite, ce qui ne doit toutefois pas conduire à négliger ces phénomènes. On dit souvent, avec raison, que le pouvoir implicite des milieux d'affaires est très important dans nos sociétés.

[13] Nous avons négligé, en particulier, les minorités anglophones et allophones, de même qu'une catégorie dont l'importance numérique décline, mais qui demeure un intervenant significatif : les agriculteurs. Sur les politiques gouvernementales qui ont concerné les agriculteurs, voir André Blais, « Politiques agricoles et résultats électoraux en milieu agricole au Québec », Revue Canadienne de Science Politique, juin 1978, pp. 333-381.

[14] Sur ce point, et plus généralement, sur l'entourage des premiers ministres et des partis gouvernementaux depuis 1960, voir Pierre O'Neil et Jacques Benjamin, Les mandarins du pouvoir, Montréal, Éditions Québec-Amérique, 1978.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mercredi 11 mars 2009 20:11
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cegep de Chicoutimi.
 



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