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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Vincent Lemieux, “Les partis et le pouvoir politique”. Un article publié dans la revue RECHERCHES SOCIOGRAPHIQUES, vol 7, no 1-2, janvier-août 1966, pp. 39-53. Québec : département de sociologie et d’anthropologie, Université Laval. [Autorisation de l'auteur accordée le 13 août 2004 de diffuser toutes ses publications.]

Vincent Lemieux

Les partis et le pouvoir politique”.

Un article publié dans la revue RECHERCHES SOCIOGRAPHIQUES, vol 7, no 1-2, janvier-août 1966, pp. 39-53. Québec : département de sociologie et d’anthropologie, Université Laval.

Le propos de cette étude est de tenter d'évaluer dans quelle mesure les partis québécois, aussi bien fédéraux que provinciaux, exercent le pouvoir politique. On entendra ici par pouvoir politique la capacité effective de déterminer les mesures par lesquelles se fait la coordination suprême d'une société [1], notion qui sera d'ailleurs explicitée au cours de l'exposé.

Dans l'état actuel des recherches sur les partis au Québec, ce propos peut paraître assez audacieux. C'est pourquoi je dis bien qu'il s'agit d'une tentative d'évaluation plutôt que d'une évaluation définitive et bien assurée. Plus précisément la méthode employée consistera à examiner brièvement quelques théories des partis politiques plus ou moins structurées, à voir comment elles ont été ou pourraient être appliquées aux partis politiques québécois, à réfléchir de façon critique sur ce qu'elles peuvent nous apprendre de l'exercice du pouvoir politique par les partis. De cette façon, nous pourrons non seulement tenter de répondre à la question posée mais aussi dégager le cadre théorique le plus apte à permettre une réponse à cette question qui semble bien être la question principale qu'on doive se poser sur les partis politiques. De toutes les forces politiques, en effet, les partis sont les seules, comme on l'a souvent noté, à s'organiser quasi exclusivement en vue de l'exercice du pouvoir politique et ce trait qui fait leur spécificité invite aussi à les étudier avant tout dans cette perspective.

*  *  *

Parmi les théories des partis politiques les mieux connues sont sans doute celles de Maurice Duverger. [2] On trouve, en fait, chez cet auteur deux théories assez différentes des partis politiques qui ne sont à peu près pas reliées l'une à l'autre : celle qui porte sur la structure des partis et celle qui porte sur les systèmes de partis. Disons tout de suite que ces théories ont assez peu de rapport à notre propos qui est d'évaluer le pouvoir politique des partis. Qu'un parti soit de cadres ou de masses, cela n'affecte qu'indirectement la quantité de pouvoir politique qu'il exerce. D'ailleurs, si l'on en croit un récent article de Paul-André Comeau, qui se fonde, il est vrai, sur l'étude d'un seul comté, celui de Shefford, la relation serait plutôt d'ordre inverse, du moins dans le parti libéral du Québec. « L'évolution amorcée par le parti libéral, dit l'auteur, en vue de la démocratisation de ses cadres et structures paraît sérieusement compromise, surtout depuis l'arrivée au pouvoir en juin 1960. De parti de notables qu'il a toujours été, le parti libéral a voulu se donner une structure plus conforme aux exigences d'une idéologie dite démocratique. La tentative se solderait aujourd'hui par un retour à la gouverne par une oligarchie de financiers et de parlementaires. » [3]

En d'autres termes, et pour reprendre la distinction de Duverger qu'utilise d'ailleurs Paul-André Comeau, de même que le peu de pouvoir politique exercé dans l'opposition aurait plus ou moins déterminé le parti libéral à tenter de devenir un parti de masses à partir de 1955, de même un plus grand exercice du pouvoir politique, à partir de 1960, aurait entraîné un retour vers des structures qui sont celles des partis de cadres. Pour ma part, j'estime que c'est là une vue un peu trop globale de l'évolution récente du parti libéral [4], mais il suffit de noter ici que bien loin de déterminer le pouvoir politique qu'ils exercent ou non, les structures des partis semblent plutôt fonction de cet exercice.

L'autre théorie de Duverger, selon laquelle le régime électoral tend à déterminer le nombre de partis (qu'il identifie superficiellement au système même des partis), n'a pas beaucoup plus de rapport à notre propos. D'abord un des phénomènes les plus importants au Québec depuis quelques années, soit, la montée soudaine des Créditistes, vient contredire de façon patente les prétendues « lois » de Duverger. [5] Ensuite, quoi qu'il en soit, il semble bien, là encore, qu'il y ait un rapport assez indirect entre le nombre des partis, le nombre de sièges qu'ils détiennent et le pouvoir politique exerce par chacun d'eux, du moins dans notre système politique provincial, et cela de plus en plus. Que l'Union Nationale ait toujours gouverné avec plus de 68 sièges à partir de 1948 alors qu'elle n'en avait que 48 en 1944, a sans doute fait une différence ; mais la différence aurait-elle été aussi grande si, au lieu de 50 ou 60 sièges, le parti libéral en avait obtenu 70 ou 80 depuis 1960 ?

On voit donc qu'au total les théories trop formelles de Duverger ne permettent pas de cerner le problème posé au début de cette communication, qui est d'évaluer le pouvoir politique exercé par les partis. Tout au plus permettent-elles de mieux saisir certains traits, soit, la forme des structures des partis ainsi que leur nombre et leur force respective en sièges obtenus tels que déterminés par le régime électoral. Ces traits ne sont toutefois pas ceux qui touchent le plus directement l'exercice du pouvoir politique.

Il n'en est pas de même de certaines théories récentes qui se présentent comme des théories « économiques » des partis politiques. Dans la perspective de ces théories, dont l'ouvrage remarquable de Downs [6] est l'illustration la plus parfaite, les partis apparaissent comme des organisations auxquelles on contribue et qui, en retour, rétribuent. Plus exactement, chez Downs, les partis, qui ont pour objectif de remporter la victoire aux élections, recherchent sous la forme du vote les contributions des électeurs et rétribuent ceux-ci par des avantages de toutes sortes qui découlent des politiques gouvernementales. Wilson [7] et Sorauf [8], pour leur part, ont éclairé d'un jour nouveau le problème du patronage en l'étudiant sous cet angle « économique ». Sorauf vient de montrer dans un ouvrage récent [9] comment il est fructueux d'expliquer certaines transformations récentes des partis politiques américains à la lumière des concepts de contributions et de rétributions, c'est-à-dire de systèmes d'incitations (incentive systems) qui ne peuvent plus être tout à fait les mêmes qu'il y a 10 ou 20 ans.

De même peut-on montrer, par une approche « économique » des partis politiques au Québec, que leurs difficultés actuelles à intéresser les électeurs et les agents d'élection tiennent pour une part au déclin des rétributions qu'offrait le patronage et aussi à l'identification traditionnelle à l'une des deux « moitiés » partisanes, rouge ou bleue, et aux « grands chefs » qui l'incarnaient. De fait, le problème actuel des partis, si on le considère dans cette perspective « économique », est d'offrir aux publics des rétributions nouvelles qui puissent les inciter aux contributions également nouvelles dont les partis ont besoin. [10]

En somme, ces théories « économiques » des partis politiques semblent beaucoup plus fécondes que celles de Duverger. Un parti ne peut pas exercer de pouvoir politique si certaines contributions lui manquent pour ce faire et si les rétributions qu'il offre résultent avant tout de l'exercice du pouvoir politique. Toutefois, comme Dahl nous l'a enseigné [11], les ressources du pouvoir ne doivent pas être identifiées avec l'exercice du pouvoir, pas plus d'ailleurs que l'exercice du pouvoir ne doit être identifie avec ses résultats. Et comme il s'agit d'évaluer ici l'exercice même du pouvoir politique par les partis, c'est d'une théorie vraiment politique des partis que nous avons besoin, c'est-à-dire d'une théorie qui, au-delà des formes superficielles, des conditions sociologiques [12], des ressources et des résultats économiques de l'action des partis, non seulement vise le pouvoir qui est exercé en fait mais permet aussi d'établir dans quelle mesure ce pouvoir en est un de coordination suprême.

Malheureusement une telle théorie n'existe pas encore, bien qu'on en trouve les éléments dans plusieurs ouvrages anciens ou plus récents de sociologues, d'économistes ou de politistes. [13] Comme il ne s'agit pas ici de construire cette théorie mais plutôt de montrer comment elle pourrait éclairer notre problème, je me limiterai à exposer brièvement ce que me semblent devoir être ses principales notions.

Commençons par poser que les partis sont des forces politiques, au même titre que les administrations publiques, les groupes d'intérêt, les publics électoraux ou autres, ou encore certains grands individus, et qu'ils se trouvent en situation de jeu avec ces autres forces pour l'exercice du pouvoir politique. Ajoutons immédiatement que parmi ces forces politiques, certaines occupent des postes d'autorité politique et d'autres, pas. L'autorité correspond ici, comme chez Weber [14], au pouvoir légitime et, plus précisément, puisqu'il s'agit d'autorité politique, au pouvoir légitime d'opérer la coordination suprême d'une société. Ainsi, au Canada comme au Québec, le cabinet, le parlement, et mêmes les électeurs, au moment des élections, sont des autorités politiques. Toutefois les forces qui, à un moment donné, ne sont pas des autorités politiques, mais plutôt ce qu'on pourrait appeler de simples unités politiques, telles que le cabinet, les administrations, les groupes au moment de l'adoption des lois par le parlement, ou encore les partis au moment d'une élection, ne manquent pas de faire pression sur les autorités, c'est-à-dire de tenter d'exercer du pouvoir sur elles. De ce point de vue, il est sans doute bon de distinguer dès maintenant dans les partis québécois trois sous-ensembles, soit : les ministres qui occupent les postes d'autorité du cabinet ; les députés qui occupent les postes d'autorité du parlement ; les partisans qui, en tant que tels, ne sont jamais que de simples unités politiques. Il sera question ici de ces trois sous-ensembles et non seulement du dernier, pour la bonne raison que dans les partis québécois qui sont actuellement de véritables forces politiques, les députés ou les ministres exercent un pouvoir prépondérant, et cela, même au niveau de l'organisation partisane. [15]

Comment, cependant, évaluer le pouvoir politique des forces en présence, autorités ou unités ? Autrement dit, si l'on se reporte à la définition du début, comment établir le poids respectif de chacune dans la détermination des mesures politiques ? Il y a là une difficulté considérable à laquelle se butent depuis quelques années les meilleurs esprits dans nos disciplines. Sans entrer dans le débat, je me contenterai ici d'une formule simpliste, dérivée d'une définition de Dahl [16], qui consistera à poser qu'il y a exercice de pouvoir politique quand l'intervention d'une force politique est telle qu'une mesure politique, c'est-à-dire une mesure de coordination suprême, est adoptée sous une forme donnée et que, sans cette intervention, elle ne l'eut pas été ; ou inversement, qu'une mesure n'est pas adoptée alors que, sans cette intervention, elle l'eût été. Une intervention comporterait donc du pouvoir politique quand elle est une condition nécessaire à l'adoption, sous une forme donnée, ou à la non-adoption d'une mesure politique. C'est là une formule dont le principal défaut est d'être assez peu opératoire mais je l'utiliserai, faute de mieux, pour les fins de cet exposé.

Ce pouvoir politique des autorités ou des unités dépend évidemment des ressources économiques ou autres dont elles disposent, c'est-à-dire de ce qu'on pourrait appeler leur puissance, comme nous l'avons signalé plus haut. Plus immédiatement, le pouvoir dépend du contrôle de la puissance, ou si l'on préfère, de l'habileté à contrôler ses propres ressources et les ressources des autres joueurs dans la « partie », ce qui ne se passe pas d'une stratégie au sens ou on l'entend en théorie des jeux. En somme, le pouvoir repose sur une probabilité conditionnelle, soit, la probabilité d'un certain contrôle étant donne une certaine puissance. [17]

Enfin, il faut faire une dernière distinction avant de passer à l'application de ce schéma. Je l'emprunterai à Kaufman [18] qui propose de voir le jeu des forces politiques à trois niveaux : le niveau des règles du jeu, le niveau des mesures qui sont prises à partir de ces règles, le niveau de ce qu'on pourrait appeler l'accession aux postes d'autorité politique.

Il n'y a pas de doute que les deux premiers niveaux se rapportent à notre propos. Si le pouvoir politique en est un de coordination suprême d'une société, il est évident que pour évaluer le pouvoir politique des partis il ne suffit pas de se demander s'ils pèsent ou non sur les mesures par lesquelles se fait cette coordination mais qu'il faut aussi évaluer leur poids sur les régles mêmes de la coordination. Il n'en va pas ainsi du troisième niveau qui peut sembler n'avoir qu'un rapport indirect avec l'exercice du pouvoir politique. Mais si l'on reconnaît, dans les termes qui ont été utilisés ici, que l'autorité des députés ou des ministres n'est légitime que par délégation sur eux, en quelque sorte, de l'autorité des publics électoraux, il devient très important, avant de voir comment les partis exercent ou non du pouvoir politique aux deux autres niveaux, d'évaluer la solidité de leur légitimité auprès des publics, c'est-à-dire le contrôle qu'ils ont de ces publics - ce qui n'est évidemment pas vrai des autres forces politiques qui, elles, ne sont pas élues.

Quel est donc, si l'on passe maintenant à l'application de ce schéma, le contrôle que les partis exercent au Québec sur les publics électoraux, et surtout dans quelle mesure ce contrôle et les autres dont ils disposent, à partir des ressources qu'ils possèdent, leur permettent-ils d'exercer du pouvoir politique aux deux autres niveaux que distingue Kaufman ?

Voyons d'abord les partis fédéraux. De ce côté, le phénomène le plus significatif des dernières années réside sans doute dans les succès des Créditistes aux élections fédérales de 1962 et de 1963 et dans leur demi-succès aux élections fédérales de 1965. Sans reprendre dans le détail des analyses qui ont été menées ailleurs [19], il me semble que ce phénomène peut être interprété en trois moments et que cette interprétation rend assez bien compte des transformations qui se produisent depuis quelques années dans les relations des partis fédéraux, au Québec, avec les publics électoraux.

Dans un premier moment qui s'achève en 1958 avec le renversement de la suprématie des Libéraux au Québec, on observe une détérioration graduelle des ressources sur lesquelles ceux-ci fondaient leur contrôle quasi-absolu des électeurs québécois et aussi de leur habileté à exercer ce contrôle. Les rétributions matérielles accordées par patronage n'ont jamais été abondantes sur le plan fédéral mais, avec les années, elles deviennent encore plus restreintes. Et puis, pour le très grand nombre des électeurs de 1958, Borden et la crise de la « conscription », fatale aux Conservateurs, ne sont plus qu'un lointain souvenir ou rien du tout. Finalement, comme l'a noté avec justesse John Meisel [20], les Libéraux, au Québec comme ailleurs, ne possèdent plus autant de ces political skills qui faisaient les grands chefs, les grands tribuns et les « véritables » politiciens, ce qui est beaucoup moins vrai des Conservateurs, et surtout de leur chef, John Diefenbaker. Évidemment, la victoire de ceux-ci, en 1959, repose sur le jeu de bien d'autres facteurs, mais ceux qui viennent d'être signalés sont essentiels pour la compréhension de ce qui va suivre.

Dans un deuxième moment qui va de l'élection de 1958 à celle de 1963, l'affaiblissement des ressources et des contrôles s'accentue chez les Libéraux, tandis que les Conservateurs ne parviennent pas à se donner, au Québec, une organisation telle qu'ils puissent utiliser efficacement les nouvelles ressources dont ils disposent. De plus, la victoire des Libéraux aux élections provinciales de 1960, tout en sapant encore plus les appuis un tant soit peu organisés dont jouissaient les Conservateurs, se traduit bientôt par une densité plus grande de la politique provinciale qui dévalorise par contraste la politique fédérale et les « vieux partis » qui la font. C'est sur ce fond qu'agissent Caouette et ses Créditistes, utilisant avec beaucoup d'habileté des ressources anciennes et nouvelles pour se gagner des publics. Les promesses des Créditistes, une bonne partie de leur propagande et de leur « cabale », reposent sur des ressources anciennes. Ainsi en est-il de l'éloquence de Caouette dont l'habileté à utiliser la télévision est pourtant nouvelle. Assez nouvelles sont aussi certaines formes de l'organisation des Créditistes, leur façon d'utiliser les réseaux de groupes primaires et les leaders d'opinion dans ces réseaux, et surtout leur revendication de justice, d'égalité des chances et de contrôle des bureaucraties, publiques ou privées, dans une société dont ils attaquent les élites en place, qu'elles soient politiques ou autres.

Dans un troisième moment qu'annonce déjà l'élection fédérale de 1963 et que celle de 1965 manifeste plus clairement, la réaction des Libéraux se fait sentir et, en même temps, ses limites. Un effort est fait pour présenter de plus forts candidats et, en 1963 surtout, pour revivifier chez les partisans l'incitation traditionnelle à voter « rouge à Québec et rouge à Ottawa ». C'est cependant là une motivation absente chez la plupart des jeunes électeurs ; les fortes personnalités comme Jean Marchand, parce qu'elles n'incarnent pas des projets très précis, ne semblent pas avoir un grand effet d'entraînement collectif dans les publics électoraux. Toutefois, la machine électorale demeure assez solide et ses moyens financiers assez considérables pour maintenir dans le rang ou même récupérer bon nombre d'électeurs. Les Conservateurs se maintiennent assez bien dans les quelques circonscriptions où ils sont solidement retranchés et font même quelques gains, en 1965, là où les autres combattants souffrent de handicaps sérieux (ainsi dans Saint-Jean). Le NPD se construit petit à petit une clientèle dont on ne sait pas encore dans quelle mesure elle l'appuie positivement ou négativement. Quant aux Créditistes, les ressources et les contrôles par lesquels ils gardent la faveur de publics assez vastes continuent de tenir à l'ancienne et à la nouvelle culture politique [21] tout à la fois, ce qui constitue un fait assez paradoxal.

L'analyse des relations entre les partis provinciaux et leurs publics sera plus brève, étant donné que ces relations sont plus ou moins homologues à celles que l'on observe au plan fédéral. Notons toutefois quelques différences importantes.

Deux ressources principales complémentaires l'une de l'autre et que les partis fédéraux n'ont jamais possédées en aussi grande quantité ont fondé le contrôle de l'Union Nationale sur les publics électoraux : les biens matériels redistribués par patronage et les biens immatériels qu'offrait l'idéologie autonomiste. Or, depuis 1960, par suite de l'action même du gouvernement, la quantité et la qualité de ces ressources pour les partis ont été modifiées. Quoi qu'on en dise parfois, les possibilités de patronage ont été restreintes : on n'a qu'à entendre les plaintes de vieux organisateurs libéraux pour le constater. D'autre part, la plus grande densité de la politique provinciale, déjà notée, s'est traduite par la priorité donnée à des problèmes concrets comme ceux de l'éducation, de la santé, de la construction des grandes autoroutes, du développement économique, qui donnent assez peu de prise aux idéologies abstraites. Bien sûr, les partis provinciaux continuent d'utiliser ces idéologies surtout à propos du secteur des relations fédérales-provinciales dont tous les autres dépendent un peu, comme on le notera plus loin, mais encore là, le caractère concret et bien souvent très technique des négociations donne de moins en moins prise à des idéologies qui décollent de la réalité.

Il en résulte que dans le parti libéral les partisans et les députés, soit les deux derniers sous-groupes que nous avons distingués, perdent de leur emprise traditionnelle sur les publics électoraux, justement parce que, entre autres raisons, les politiques du gouvernement sont trop complexes et trop techniques pour être présentées aux électeurs selon les stéréotypes partisans, idéologiques ou autres. Par contre, les ministres disposent de plus en plus vis-à-vis des publics de ressources nouvelles et cruciales pour les partis et ces ressources tiennent à la réalisation des projets auxquels ils sont associés. Minage du parti libéral auprès des publics, c'est de plus en plus Gérin-Lajoie à l'Éducation, Lévesque aux Richesses naturelles et aujourd'hui à la Famille et au Bien-être, Kierans à la Santé, Laporte aux Affaires municipales, Wagner à la Justice. [22] Bien sur. Lesage au-dessus d'eux tous, mais tout autant comme un président qui les dirige et les contrôle bien ou mal que comme un « cheuf » qui les résume et les incarne tous.

On voit alors comment l'Union Nationale et les autres partis qui aspirent à l'opposition ou au gouvernement doivent tenir compte de ces transformations de la situation, c'est-à-dire proposer, comme l'a fait le programme du parti libéral, en 1960, des projets de rechange à ce que fait le gouvernement actuel qui soient possibles, concevables par les publics, et dont ceux-ci pourront juger si le parti s'est attaché ou saura s'attacher des hommes en mesure de les réaliser.

Après avoir esquisse l'état des relations nouvelles entre les partis et les publics électoraux, il faut maintenant nous tourner vers la détermination même des mesures politiques et voir jusqu'à quel point les partis, ou mieux leurs différents sous-ensembles, exercent du pouvoir, par leur contrôle de l'électorat ou autrement.

Évidemment, plusieurs de ces mesures apparaissent d'abord au programme des partis et font ainsi l'objet des campagnes électorales, mais on ne peut pas dire que ce soit là une condition nécessaire à leur adoption. Il reste toutefois que dans le cas d'une des principales mesures politiques du gouvernement provincial actuel, la nationalisation de l'électricité, le contrôle de l'électorat québécois par le parti libéral fut une condition nécessaire non seulement de l'adoption, ce qui est presque toujours le cas, mais de la décision même d'en proposer l'adoption. Il s'agit là d'ailleurs d'un processus assez instructif, qu'il est bon d'examiner avec attention.

Rappelons brièvement le scénario de cet événement. Dans la mesure où mes informations sont exactes, le déroulement aurait été à peu près le suivant le ministre Lévesque et sa petite équipe de techniciens préparent le projet ; la bataille est dure au cabinet où finalement une majorité se dégage en faveur du projet ; à ce moment, les sondages sont favorables au parti libéral et on estime que le projet a une rentabilité électorale certaine et qu'il n'y a rien de mieux qu'une élection pour refaire l'union sacrée des ministres et des autres : c'est pourquoi on décide de chercher à obtenir un nouveau mandat du peuple, qui l'accorde en novembre 1962, après une campagne où toute la propagande libérale est axée sur la nationalisation.

En face d'un tel processus, il me semble impossible de conclure, comme on le fait trop souvent et trop facilement, qu'encore là tout a été décidé par les techniciens et que les hommes politiques, c'est-à-dire les partis, n'ont joué que des rôles de figurants. Pour que la loi nationalisant les compagnies d'électricité soit adoptée sous la forme que nous connaissons, n'a-t-il pas fallu, en plus du travail préalable des techniciens, que dans le sous-ensemble des ministres une majorité se forme sur une base qui n'était sans doute pas uniquement technique ; puis, que l'appui des publics électoraux soit donné, grâce au travail des partisans, à une majorité de députés libéraux, appui qui permettait de neutraliser non seulement le parti d'opposition mais surtout les puissants intérêts dont les interventions auraient bien pu faire en sorte que le projet soit modifié ou même abandonné ?

J'ajoute aussitôt qu'une telle situation, où non seulement des ministres mais un peu tout le parti exercent le pouvoir politique, est assez exceptionnelle, parce que, bien sûr, le rapport direct aux publics électoraux n'est pas toujours possible, non plus que le contrôle qu'il assure des autres forces politiques. Si l'on se reporte, par exemple, à un autre grand projet du gouvernement actuel, celui qui s'est concrétisé dans le désormais fameux Bill 60, et dont la récente étude de Léon Dion [23] a éclairé les principaux moments, il semble à première vue que le pouvoir politique exercé par les partis ait été à peu près nul. Au total, les interventions d'un sous-ensemble quelconque à l'intérieur des partis qui affectèrent de quelque façon la décision finale se résument à ceci : création par le gouvernement de la Commission Parent, en 1961 ; retrait du Bill en juillet 1963 et délai accordé aux groupes et aux individus pour faire des suggestions, à condition qu'elles soient publiques ; tournée du ministre Gérin-Lajoie « en province »pour informer les publics et contrer les opposants ; finalement, adoption par les députés de la deuxième version du Bill, avec des amendements mineurs proposées par l'Union Nationale.

Je crois que nous sommes ici au cœur de la question posée depuis le début. Car, si l'on considère le contenu du Bill on peut estimer avec raison qu'il résulte en gros, d'une part, d'un compromis entre les commissaires et les techniciens qui les ont conseillés, d'autre part, de certains groupes d'intérêt dont, avant tout, l'Assemblée des évêques. À partir de là, on doit conclure que le pouvoir politique des partis fut nul ou à peu près. Mais si, par contre, on considère les cadres ou, disons mieux, les règles du jeu dans lesquelles s'est déroulé le processus, on peut se demander si le fait de créer une commission royale d'enquête plutôt que de nommer un comité ou encore de préparer un projet de loi sans consultation préalable ; si le fait, surtout, de retirer le Bill après son dépôt à l'Assemblée législative et d'indiquer clairement que ne seraient reçues que les suggestions faites publiquement ; si le fait, enfin, de se réserver l'arbitrage final - si toutes ces décisions portant sur les règles du jeu et prises par le cabinet n'ont quand même pas affecté le contenu même de la deuxième version du projet de loi ou, plus précisément, le rapport de forces qu'il a révélé entre les deux principaux opposants dont je viens de parler.

On voit par là comment les trois niveaux qui ont été distingués un peu arbitrairement, à la suite de Kaufman, s'interpénètrent réciproquement. En effet, si les hommes de partis, au parlement ou dans le cabinet, peuvent créer, maintenir ou transformer les règles du jeu et, de cette façon, agir sur les mesures de coordination suprême d'une société, c'est parce qu'il ont reçu des publics électoraux l'autorité pour ce faire. Je reviendrai d'ailleurs là-dessus, en conclusion. Pour le moment, contentons-nous de signaler que ce contrôle indirect des autres forces politiques, qui s'opère par action sur les règles du jeu et qui trouve sa légitimité dans le rapport à l'électorat, a d'autant plus de chances de se produire que le conflit est grand et irréductible entre les forces opposées. Là où il n'y a pas cette situation de conflit, les administrations et les groupes d'intérêt ensemble ou les uns contre les autres, exercent de plus en plus, au Québec comme ailleurs, la quasi-totalité du pouvoir politique, sans que les partisans, les députés ni même les ministres puissent y faire quoi que ce soit. Ajoutons que dans une telle situation, comme d'ailleurs dans les situations où le conflit est plus grand, le parti d'opposition ne peut guère espérer mieux que de saisir les groupes d'intérêt de certains aspects de la question, de les amener à se coaliser entre eux ou encore de se coaliser lui-même avec eux, ce qui peut quand même se traduire au total par un exercice non négligeable de pouvoir politique. Ce fut par exemple le cas, me semble-t-il, de l'Union Nationale au cours du processus politique qui vient d'aboutir au refus par le Québec de la formule Fulton-Favreau.

Il faut ajouter un moi sur la politique fédérale avant de passer au dernier niveau d'analyse. En fait, ce qui vient d'être dit de la possibilité pour les partis d'exercer du pouvoir politique au Québec s'applique aussi aux partis fédéraux, d'autant plus que les administrations et les groupes d'intérêt sont des forces politiques probablement plus importantes à Ottawa qu'à Québec.

Si l'on se rappelle qu'il ne faut se préoccuper ici que des sections québécoises des partis fédéraux, en leur ajoutant le Ralliement des Créditistes, on peut dire que le pouvoir des partisans est à peu près nul, comme à Québec d'ailleurs, sur la détermination des mesures politiques prises à Ottawa. [24] Le pouvoir des députés n'est pas beaucoup plus grand, sauf si, dans certaines situations, ils sont indispensables à une majorité parlementaire, comme ce fut le cas par exemple des Créditistes du Québec, de l'élection de 1962 à celle de 1963. On peut toutefois se demander si les mesures que les Créditistes obtinrent grâce àcette position stratégique furent parmi les plus importantes des dernières années ... Restent les ministres qui, à Ottawa comme à Québec, forment certainement le sous-ensemble qui, dans les partis, dispose des plus grandes ressources et exerce le plus fort contrôle sur les autres forces politiques. À ce propos, plusieurs observateurs, surtout depuis 1958, ont noté la position relativement faible des ministres du Québec dans les cabinets Diefenbaker et Pearson. [25] Ces observations qui semblent assez justes viennent corroborer, en un point crucial de l'exercice du pouvoir politique par les partis, une conclusion évidente, soit, la faiblesse relative du pouvoir politique exercé à Ottawa par les partis fédéraux du Québec si on le compare à celui qu'exercent à Québec les partis provinciaux.

Mais les partis à Ottawa, plus particulièrement les ministres du Québec, ne peuvent-ils pas eux aussi, dans certaines situations de conflit, définir les règles du jeu et par là affecter les mesures politiques elles-mêmes ? Le champ des relations fédérales-provinciales et des nouvelles règles du jeu qu'on y instaure depuis quelques années est tout désigné pour qui veut répondre à cette question, d'abord parce qu'il est primordial et ensuite parce qu'il met en jeu les ministres provinciaux tout comme ceux d'Ottawa. C'est pourquoi il nous retiendra tout particulièrement à ce troisième niveau d'analyse.

Une première constatation s'impose à qui observe le jeu actuel des partis dans ce champ des relations fédérales-provinciales : c'est que le parti libéral provincial, plus précisément le cabinet Lesage, est de loin la plus grande force politique qui s'exerce en faveur des positions du Québec, alors que les sections québécoises des partis fédérai, - libéral et conservateur - au palier de leurs ministres, ou encore le Ralliement des Créditistes, n'apparaissent pas comme de très grandes forces politiques du côté de ces positions du Québec, pas plus d'ailleurs que du côté des positions d'Ottawa. Plus exactement, si l'on se limite aux deux partis libéraux, la situation semble être la suivante depuis 1963 : d'un côté se trouve un parti libéral fédéral minoritaire à la Chambre des Communes qui, parce qu'il a besoin d'un soutien quasi massif des publics électoraux du Québec et parce qu'il a en face de lui un autre parti libéral au gouvernement du Québec, mais aussi, admettons-le, parce que les ministres du Québec ont poussé et poussent en ce sens, compose le plus souvent, malgré ses administrations, avec les exigences de l'autre gouvernement libéral, d'autant plus que celles-ci sont de mieux en mieux appuyées parle travail technique des experts de l'administration provinciale. Dans une telle conjoncture, le rôle des ministres fédéraux québécois, qui ne dirigent généralement pas les grands ministères intéressés par les négociations, se réduit surtout à la médiation et aussi à l'« entretien », si l'on peut dire, de l'électorat du Québec, dont, encore une fois, le gouvernement Pearson ne peut se passer. Nous avons d'ailleurs vu plus haut qu'ils réussissent plus ou moins bien dans cette tâche d'« entretien ». Il ne faut cependant pas négliger leur rôle de médiation ni le pouvoir réel qui peut être exercé par là sur les cadres qui régiment les relations fédérales-provinciales ou sur les mesures mêmes qui sont adoptées dans ces cadres. Au total, cependant, cet exercice de pouvoir apparaît assez restreint si on le compare, d'une part, à celui qu'exercent les « grands » ministres fédéraux et leurs équipes de spécialistes, et, d'autre part, à celui qu'exercent les ministres provinciaux, entourés eux aussi de leurs spécialistes.

Justement, dira-t-on encore, est-ce que le pouvoir que peut exercer le gouvernement du Québec dans le champ des relations fédérales-provinciales ne dépend pas étroitement de la compétence de ces spécialistes qu'on appelle de plus en plus des « technocrates » ? Bien sûr, mais outre que ce sont les hommes politiques en poste d'autorité politique qui définissent et redéfinissent les règles du jeu, ce sont aussi les hommes politiques qui, au terme de négociations serrées, prennent les décisions finales, plus ou moins éloignées de ce qu'avaient établi les spécialistes.

Répétons toutefois que lorsque le conflit est moins étendu, ou encore lorsque le rapport aux publics électoraux les paralyse, les partis peuvent ne pas user de contrôle même s'ils ont les ressources et en particulier la légitimité pour le faire. On peut interpréter de cette façon la non-intervention, jusqu'à maintenant, du cabinet Lesage dans l'élaboration qui se fait actuellement des règles nouvelles du jeu à instaurer dans la région du Bas Saint-Laurent et de la Gaspésie. Je pense spécialement au projet élaboré par le Bureau d'aménagement, à Mont-joli, d'un Office de développement régional, à propos duquel l'affrontement ne s'est fait jusqu'à ce jour qu'entre les administrations à Québec et les différents intérêts dans la région. Ce cas vient d'ailleurs confirmer une hypothèse faite plus haut, à notre deuxième niveau d'analyse.

Il faut revenir, en terminant, à notre propos initial qui était d'évaluer le pouvoir politique des partis québécois. On le fera en réfléchissant d'abord sur la pertinence de l'approche qui fut suivie au cours de cet exposé, puis sur les conclusions qui se dégagent de nos analyses.

Il est évident, comme nous l'avons déjà noté, que la notion de pouvoir politique utilisée ici est encore assez peu opératoire. De toute façon, il aurait été beaucoup trop compliquée d'utiliser une notion plus rigoureuse. Toutefois cette notion a au moins la supériorité sur les autres d'abord de permettre l'évaluation du pouvoir lui-même, dans son exercice, plutôt que dans ses prérequis ou dans ses résultats, comme des approches trop strictement juridiques, économiques ou sociologiques inclinent souvent à le faire ; et ensuite, de distinguer assez nettement ce qui est pouvoir politique de ce qu'on nomme pouvoir social, pouvoir économique, ou encore pouvoir religieux : n'est pouvoir politique dans une société que celui qui, finalement, ne peut pas être remis en question par les autres pouvoirs, c'est-à-dire celui qui opère la coordination suprême de cette société.

On pourrait d'ailleurs se demander si, épistémologiquement, il n'y a pas une relation entre le fait de se donner pour objet le pouvoir politique et celui de chercher à saisir le pouvoir en exercice - relation qui tiendrait à ce que tout exercice de pouvoir peut être contrôlé par le pouvoir politique, ce qui n'est vrai que de celui-ci. N'est-ce pas dans ce trait que réside la spécificité de la science politique ?

Ce sont là cependant des questions pour demain. Il faut plutôt nous tourner, pour le moment, vers les conclusions qui se dégagent des analyses menées plus haut. Une des principales me semble être que, dans les partis québécois, c'est à peu près uniquement le sous-ensemble des ministres qui exerce aujourd'hui un pouvoir politique assez fort pour « contrer »celui des administrations spécialisées et des puissants groupes d'intérêt. Ce qui signifie évidemment que les partis d'opposition exercent au total un pouvoir politique assez restreint. On a vu également que, sur le plan des relations fédérales-provinciales, le pouvoir des ministres provinciaux surpassait celui des ministres fédéraux du Québec, et que, de façon plus générale, que ce soit au niveau des relations avec les publics électoraux ou à celui des mesures politiques elles-mêmes, le contrôle des partis provinciaux sur les autres forces politiques semblait beaucoup plus grand que celui des partis fédéraux du Québec.

Enfin, si on se limite cette fois au plan provincial où les situations sont mieux connues, parce que plus simples et plus proches de nous, on peut dire que les partis provinciaux, surtout le parti de gouvernement, disposent toujours de trois atouts majeurs, d'ailleurs étroitement lies entre eux, et qui se rapportent chacun à l'un des trois niveaux que nous avons distingués à la suite de Kaufman.

Parce qu'ils occupent au parlement et au gouvernement des postes d'autorité politique, les partis, ou plus exactement, les députés et les ministres, peuvent toujours par des décisions finales, qui tiennent compte, bien entendu (et ce de plus en plus), des autres forces politiques, affecter les mesures politiques de façon telle qu'elles servent leurs objectifs tout autant ou même plus que ceux des autres joueurs dans la « partie ». [26] De façon moins directe, mais non moins efficace, les partis peuvent aussi définir des règles du jeu telles que le contenu des mesures, même s'il est le fait des autres forces politiques, soit modifié dans le sens où ils l'entendent. Enfin, dans certaines situations, les partis peuvent recourir aux publics électoraux et neutraliser par là les autres forces politiques. En dernière analyse, ces contrôles efficaces dont disposent les députes et surtout les ministres reposent tous, il faut le rappeler, sur cette ressource primordiale qu'est la légitimité, ou la « délégation »sur eux de l'autorité des publics : c'est elle qui les autorise à prendre des décisions finales. C'est elle aussi qui les autorise à modifier au besoin les règles mêmes selon lesquelles se déroule la partie. On comprend facilement que cette ressource, comme nous l'avons noté plus d'une fois, ait une valeur stratégique d'autant plus grande que le conflit est grand entre les forces opposées et qu'aucune d'entre elles, ou aucune coalition parmi elles, ne semble être appuyée par une majorité ferme dans les publics.

On peut donc conclure que le parti de gouvernement au Québec, surtout au palier de ses ministres, exerce actuellement un pouvoir politique assez considérable. Ce n'est pas le lieu de porter des jugements de valeur sur le contenu de ce pouvoir. Qu'il me suffise d'affirmer que cette recherche de la plus stricte objectivité envers nos partis n'a pas été animée par le souci de prendre une distance hautaine envers eux. Je connais trop bien les grandeurs et les misères de leurs tâches pour me complaire dans une telle attitude. Et je sais aussi qu'il est plus facile de se faire aimer dans les milieux intellectuels, en clamant que nos partis sont bourgeois et non démocratiques, qu'en cherchant humblement à expliquer ou à faire comprendre ce qu'ils n'ont pas pu être, ce qu'ils font, et ce qu'ils peuvent devenir.

Vincent LEMIEUX

Département de science politique,
Université Laval.



[1] Cette notion, qui est faite de trois éléments cumulatifs, l'ordination, la coordination, et la co-ordination suprême, est inspirée de la définition que donnait Durkheim de la société politique qu'il voyait constituée de gouvernants et de gouvernés (d'où l'ordination), de ceux-ci étant des groupes secondaires -dont Mauss allait dire qu'il en fallait au moins deux (d'où la coordination), ceux-là ne ressortissant à aucune autorité supérieure régulièrement constituée (d'où le caractère suprême de la coordination). Voir à ce sujet : Émile Durkheim, Leçons de sociologie. Physique des mœurs et du droit. Paris Les Presses universitaires de France, 1950, pp. 52-67. [Texte disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

[2] Maurice DUVERGER, Les partis politiques, Paris, Armand Colin, 1951.

[3] Paul-André COMEAU, « La transformation du parti libéral québécois », Revue canadienne d'économique et de science politique, XXXI, 3, août 1965, 367.

[4] En particulier, il me semble abusif d'utiliser la notion de parti de masses pour décrire les efforts de transformation de nos partis politiques. Voir à ce sujet : Vincent Lemieux, « La structure des partis politiques », Cité libre, novembre 1965, pp. 17-21.

[5] Rappelons qu'à cause de la forte concentration des Créditistes dans quelques régions du Québec, le mode de scrutin majoritaire à un tour ne fit aucunement obstacle à la montée de ce tiers parti, qui fut surreprésenté au Québec en 1962 (35 pour cent des sièges avec 26 pour cent des voix), comme il le fut à peu près toujours dans l'ensemble du Canada.

[6] Anthony DowNs, An Economic Theory of Democracy, New-York, Harper, 1957.

[7] James Q. WILSON, « The Economy of Patronage », The Journal of Political Economy, August 1961, pp. 369-580.

[8] Frank J. SORAUF, « The Silent Revolution in Patronage », Public Administration Review, Winter 1960, pp. 28-34.

[9] Frank J. SORAUF, Political Parties in the American System, Boston and Toronto, Little, Brown, 1964, pp. 81-97.

[10] Voir à ce sujet : Vincent LEMIEUX, « Les partis politiques québécois », à paraître dans un ouvrage collectif sur les institutions politiques canadiennes sous la direction de Louis SABOURIN.

[11] Voir tout spécialement : Robert A. DAHL, Modern Political Analysis, Englewood Cliffs, Prentice-Hall, 1963.

[12] Je pense, en particulier, à la critique juste mais partielle de DUVERGER faite par Georges LAVAU dans Partis politiques et réalités sociales, Paris, Armand Colin, 1953.

[13] En plus des auteurs déjà cités, on peut signaler, entre autres, les noms de Max WEBER, Robert MICHELS, E. E. SCHATTSCHNEIDER, Samuel J. ELDERSVELD, William H. RIKER.

[14] Max WEBER, The Theory of Social and Economic Organization. New York : Oxford University Press, 1947.

[15] Il est évident que cette division en sous-ensembles devra varier selon la structure des postes d'autorité dans les systèmes politiques et selon la structure même des partis. Si on voulait étudier, par exemple, les partis fançais depuis 1945, il faudrait utiliser plusieurs types de division en sous-ensembles, et non un seul, comme dans la présente étude.

[16] On trouvera cette définition de Robert A. DAHL dans Who Governs ?, New-Haven, Yale University Press, 1961, pp. 332-337.

[17] DAHL, puis HARSANYI, ont proposé d'évaluer le pouvoir par référence à la probabilité, et il me semble qu'il y a là une piste pleine de promesses. Voir Robert A. DAHL, « The Concept of Power », Behavioral Science, July 1957, pp. 201-216 ; John HARSANYI, « Measurement of Social power, Opportunity Costs, and the Theory of Two-persons Bargaining games », Behavioral Science, January 1962, pp. 67-80.

[18] Herbert KAUFMAN, Politics and Policies in State and Local Governments, Englewood Chffs, Prentice-Hall, 1964, pp. 88-108.

[19] Voir, en particulier : Maurice PINARD, « Political Factors in the Rise of Social Credit in Quebec », communication présentée au XXXVIe congrès de l'Association canadienne des sciences politiques, à Charlottetown, en in 1964 Vincent LEMIEUX, « The Election in the Constituency of Lévis », dans John MEISEL (ed.), Papers on the 1962 Election, Toronto, Toronto University Press, 1964, pp. 33-52, ainsi que « Les dimensions sociologiques du vote créditiste au Québec », Recherches sociographiques, VI, 2, mai-août 1965, pp. 181-195.

[20] John MEISEL, « The Stalled Omnibus : Canadian Parties in the 1960's », Social Research, Autumn 1963, pp. 386-388, et « Les transformations actuelles des partis politiques », communication présentée au XXXIlle congrès de l'ACFAS, àMontréal, le 5 novembre 1965.

[21] Au sujet de l'ancienne et de la nouvelle culture politique, voir la remarquable étude de Georges LAVAU, « Les aspects socio-culturels de la dépolitisation », dans : Georges VEDEL et al., La dépolitisation, mythe ou réalité, Paris, Armand Colin, 1962, pp. 167-207.

[22] Notons qu'à l'exception de Gérin-Lajoie, ils sont tous venus à la politique et au parti libéral après avoir réussi dans d'autres domaines, ce qui constitue un fait assez nouveau déjà signalé par Meisel à propos du parti libéral fédéral. Notons aussi qu'ils représentent tous des circonscriptions de la région de Montréal.

[23] Léon DiON, Le Bill 60 et le public, Montréal, L'Institut canadien d'Éducation des adultes, Les Cahiers de l'I.C.E.A., no 1, janvier 1966.

[24] C'est ce que montre bien l'étude de Louis SABOURIN sur la législation à Ottawa, à paraître dans le prochain numéro (no 2) des Cahiers de l’l.C.E.A.

[25] Toutefois, comme le faisait remarquer l'un deux, cette faiblesse a peut-être été exagérée du fait que, dans la conjoncture politique actuelle, un ministre du Québec ne peut exercer une certaine influence sur ses collègues du cabinet qu'à condition de ne point le laisser savoir dans le public. Ce fait est d'ailleurs en relation avec le rôle de médiation dont il est question plus bas.

[26] Dans une intervention qu'il a faite durant ce colloque, le directeur du Conseil d'orientation économique du Québec donnait un excellent exemple de ce fait, en signalant que le cabinet Lesage venait d'apporter une importante modification à la nouvelle carte des régions administratives du Québec, pour des motifs autres que techniques - ce qui d'ailleurs il approuvait, tout « technocrate » qu'il soit. Il montrait par là, ce qu'on oublie trop souvent, qu'il n'y a pas une rationalité qui serait celle du technocrate, mais autant de rationalités qu'il y a d'objectifs différents et que, chez nos ministres, la rationalité électorale passe avant la rationalité « technocratique ».



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mercredi 11 mars 2009 19:20
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cegep de Chicoutimi.
 



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