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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Vincent Lemieux, “Un homme et une oeuvre: Paul Mus”. Un article publié dans les Cahiers internationaux de sociologie, vol. 60, janvier-juin 1976, pp. 129-154. Paris : Les Presses universitaires de France. [Autorisation formelle de l'auteur accordée le 13 août 2004 de diffuser toutes ses publications dans Les Classiques des sciences sociales.]

Vincent Lemieux, 

Un homme et une oeuvre : Paul Mus”. 

Un article publié dans les Cahiers internationaux de sociologie, vol. 60, janvier-juin 1976, pp. 129-154. Paris : Les Presses universitaires de France.
 

Résumé / Summary
 
Introduction
 
La sémantisation
Espaces et rythmes sociaux
L’homme

RÉSUMÉ / SUMMARY

 

Introduction provisoire à la sociologie de Paul Mus et à son humanisme, cet article se fonde sur des notes prises lors des cours prononcés au Collège de France en 1958, 1959 et 1960. Ce texte envisage trois domaines : la sémantisation, les espaces et rythmes sociaux, l'homme. 

A provisional introduction to the sociology of Paul Mus, and to his humanism, this article is based on notes taken during courses held at the College of France in 1958, 1959 and 1960 ; it envisages three spheres : semantics, space and social rhythms, man.

 

 

INTRODUCTION

 

Né à Bourges, le 1er juin 1902, Paul Mus est mort dans le village provençal de Murs, le 9 août 1969. Ceux qui l'ont connu dans sa jeunesse peuvent témoigner de ce qu'était sa remarquable capacité physique, qu'il rappelait discrètement devant nous au cours d'une leçon au Collège de France. Disciple d'Alain, pour qui « le maître à penser doit suivre le maître à danser » [1], il savait que la technique de soi doit prendre l'homme dans son corps. Ceux qui ont abandonné le « frère inférieur » n'arrivent qu'à une métaphysique de soi. 

Qu'il suffise de rappeler ici quelques faits de la carrière publique de Paul Mus qui montrent bien son courage et sa résistance. En 1944, à 42 ans, il devient parachutiste pour être lancé derrière les lignes japonaises en Indochine. En 1945, il s'évade d'Hanoï, après le coup de force des Japonais, et marche 400 km en direction de la Chine, risquant maintes fois d'être pris et tué. En 1947, alors qu'il vient d'être nommé professeur au Collège de France, il accepte de retourner au Viêtnam pour aller porter à Ho Chi-minh les propositions de Paris à travers lignes et embuscades. Il faut savoir ce que Mus pensait de la résolution, par opposition à la détermination, pour comprendre son attitude au cours de ces événements. Quelque temps après sa fuite d'Hanoï, il écrit à sa femme : 

« ... j'avais eu la singulière facilité de ne pas croire un instant qu'il y eût une balle pour moi, ni que l'on pût me mettre la main dessus. Il faut dire que j'avais été rodé (seulement en exercices jusque-là mais très poussés) à ce genre de choses. Je n'avais pas le droit d'être pris vivant, j'avais avec moi le moyen de n'être pris que mort, mais j'avais la paisible volonté de ne pas me laisser acculer à cela » [2]. 

Cet homme engagé tout entier dans son corps avait été formé auprès de maîtres divers, qu'il conciliait tous dans son immense savoir et dans son extraordinaire pénétration intellectuelle. Rentré en France, du Viêtnam où son père enseignait, il trouva en Alain un premier maître. Celui-ci avait d'ailleurs contribué avec le père de Mus à la mise sur pied d'universités populaires. On constatera dans la suite de cet article tout ce que Mus tirait d'Alain et comment il voyait en lui un des Occidentaux les plus susceptibles d'être compris en Asie. C'est à Sylvain Lévi et à Marcel Granet que Mus devait sa formation d'orientaliste, mais il avait reçu autant, sinon plus, de Lévy-Bruhl et de Mauss. Dans les longues notes qu'il écrivait au retour de ses leçons au Collège de France, on trouve un étonnant parallèle entre ces deux savants, l'un policé, qui a écrit minutieusement et scrupuleusement son oeuvre, l'autre, « fils de l'aventure », qui nous étonne à chaque page, à chaque tournant de phrase. De ce Mauss, qu'il nous présentait comme un psychologue extraordinaire - malgré sa conviction que la psychologie n'était qu'une frontière imprécise entre la sociologie et la physiologie -Mus rapportait des anecdotes peu communes. Ainsi cette affirmation que Mauss faisait un jour : « Il y a actuellement trois ethnologues de génie : Boas, von Humbostel... et je n'ai pas l'habitude de dire du bien de moi. » 

C'est peut-être le Japonais Izutsu qui a le mieux décrit l'esprit de Paul Mus : 

« Paul Mus, écrit-il, était un homme extraordinaire, un de ces génies naturellement doués d'une exceptionnelle capacité d'idées créatrices et originales. »
 
« Son activité intellectuelle était caractérisée par un pouvoir d'analyse d'une rare acuité qui lui permettait de disséquer avec une rigueur scientifique n'importe quel objet qu'il décidait d'examiner. Mais son intelligence analytique et scientifique était jumelée à une sensibilité poétique également exceptionnelle, à une faculté de « sympathie » intuitive, qui lui permettaient de pénétrer même les replis les plus subtilement cachés des choses et des événements. La combinaison de ces deux facultés - l'analyse scientifique pénétrante, et une intuition poétique infiniment délicate et souple - avait donné en la personne de Paul Mus un orientaliste vraiment original et de la plus grande classe, comme on en trouve rarement dans le monde universitaire » [3]. 

lzutsu, reprenant un article de Mus sur « Le sourire d'Angkor » [4], ni gai, ni dément, ni amer, mais humain, amical, entendu, voit dans cette description celle du « calme sourire de Paul Mus lui-même, légèrement teinté de la tristesse de l'existence, « ni gai, ni dément, ni amer », mais profondément humain, flottant sur les ruines de notre culture spirituelle d'aujourd'hui » [5]. Le bouddhisme, selon Mus, donnait la plus grande leçon de virilité pour aujourd'hui. On pourra lire à la fin de cet article quelques-unes des réflexions qu'il y consacrait. Mus, de famille protestante, se tenait éloigné du christianisme officiel, mais il appliquait à l'Évangile une faculté de compréhension et de sympathie dont on trouvera aussi des traces évidentes. Car ce héros et ce savant s'était achevé en un saint. On pense à Mauss, citant Szeu-Ma Tsien, à la fin d'une nécrologie inédite de Sylvain Lévi : « Il y a beaucoup d'hommes riches et puissants, mais il y a très peu de saints » [6]. 

Paul Mus, homme total, proposait une sociologie totale, apte à fonder un humanisme planétaire. À partir de notes et de résumés de ses cours ou en me référant parfois à ses écrits, je présenterai ici quelques-unes des analyses sociologiques et des réflexions que lui inspirait l'Asie. Elles dessinaient pour nous la voie d'un humanisme planétaire, nécessaire à notre temps. Les notes utilisées ont été prises à l'occasion des cours donnés au Collège de France en 1958 (Lucien Lévy-Bruhl vu d'Asie : le destin de la participation ; et Analyse d'une société), en 1959 (La participation : du folklore à la philosophie de l'Asie ; et Analyse d'une société) et en 1960 (La participation ; et Analyse d'une société). Mes notes ayant un caractère fragmentaire, les citations de Mus ne seront pas transcrites entre guillemets, mais en italique, avec indication de la date de la leçon [7]. Je veux marquer ainsi que les propos rapportés n'ont qu'une fidélité partielle [8]. 

Cet article offre une introduction provisoire à la sociologie de Paul Mus, à son humanisme et à la sagesse qui les inspirait. Ceux qui cherchent à construire les sciences humaines et à comprendre notre monde y trouveront, je l'espère, un peu de la lumière que portait son enseignement et qui éclatera un jour de son oeuvre.

 

LA SÉMANTISATION

 

Selon Mus, pour comprendre l'Asie, il faut d'abord se donner deux règles : 

1. Partir des ensembles et non des individus
2. Ne pas s'arrêter aux substantifs, mais aller aux verbes. (P., 23 février 1959.) 

Pour illustrer la différence entre la place de l'individu dans ces sociétés et dans les nôtres, il utilisait un exemple commode. D'une part une tarte, unité pleine où on découpe ensuite des pointes, et d'autre part, une botte de fromage à l'américaine où des pointes à « essences » diverses sont découpées et mises ensemble, soit : 

 Mus commentait cette différence : 

Il y a deux grandes logiques dans le monde : une logique linéaire et une logique en boule. Dans la logique linéaire, l'unité s'ajoute à elle-même. C'est la pensée additive, qui est occidentale. Nous additionnons jusqu'à ce que nous serrions la courbe, l'unité devant être absolue. Dans la logique en boule, deux plus deux n'ont pas toujours le temps de faire quatre : tout s'accroît, décroît, se délie, recommence... C'est une logique volumineuse, de faits globaux, comme on dit aujourd'hui.
 
La logique linéaire, c'est la botte de fromages à essences diverses. L'autre logique, c'est la tarte. Dans le premier cas, la société est en pointillé avec des individus en traits pleins. Dans le deuxième cas, c'est l'individu qui est en pointillé, la société formant l'unité. (P., 31 janvier 1958.) 

Cette opposition est exprimée autrement dans le résumé des cours de 1948-1949. En Asie, et tout particulièrement en Inde, on a un Compact social plutôt qu'un Contrat social. Ce Compact se caractérise ainsi : 

« Chacun (des) ensembles sociaux forme un “bloc-sujet” dont les actes ne se détaillent pas, ou du moins ne se détaillent que circonstanciellement et non pas ontologiquement. Le lien réel des actes n'est pas dans les individus mais dans le groupe. Les actes gardent pourtant figure d'action personnelle, parce que le groupe est condensé, juridiquement, dans la personne de son chef.
 
« Pour éclaircir les données de texte et de fait, il faut renoncer aux vues occidentales communes, inspirées du Contrat social (l'individu, unité réelle ; le groupe, fait second, formé par la collection de ces individus) et s'attacher à une sociologie différente, qu'on pourrait nommer par analogie, et par raison de symétrie, celle du Compact social. C'est la seule qui soit valable pour l'histoire des institutions indiennes. Là, le groupe est la réalité solide, et les individus s'en détachent. Suivant une logique de Contrat, les parties sont, le groupe se fait (par convention). Dans une logique de Compact, le groupe est, les individus se font (par leur détermination sociale) » [9]. 

Il revenait en 1959 et en 1960 sur cette distinction : 

Pour comprendre l'Asie, il faut se donner la vision préalable des ensembles en plein. C'est en Chine qu'on le sent le mieux : le Chinois est en pointillé. (P, 23 février 1959.) 

On est loin de la terreur totale et de la solitude totale du village asiatique, dont parle Wittfogel [10] : 

On ne sait pas où s'arrête un Chinois. Aujourd'hui, c'est lui qui vient, demain ce sera son cousin. Si vous dites : le deuxième n'est pas le vrai, on vous dira : non c'est le premier qui n'était pas le vrai. (A., 23 mai 1960.) 

Mus racontait à ce propos la mésaventure d'un missionnaire, en Indonésie, qui avait tenté de convertir les hommes seulement. Quand ils sont allés retrouver leurs femmes, ils ne sont pas revenus. Le missionnaire travaillait sur des briques, sur des pointes de fromage, plutôt que sur des tartes. 

À l'intérieur même de l'Occident, on retrouve cette différence entre la boîte de fromages, figuratif des protestants, et la tarte, figuratif des catholiques : 

Si vous faites un tout avec des parties, les parties seront prises séparément du tout. Mais si vous avez des membres, il vous faut les définir par le tout.
 
C'est la différence entre un tout additif et un tout organique, entre un total additif à partir de ses parties, el des membres ne résultant que du tout, qui seul se reproduit.
 
Le protestantisme, c'est chaque homme qui s'entoure de papier d'argent afin de se garder pour son Dieu... En Nouvelle-Angleterre, il est même défendu de chanter avec une partition. Il faut une addition de chants individuels. (P., 27 avril 1960.) 

Mus tirait de cette opposition des conséquences méthodologiques pour la sociologie : 

Au milieu d'une conception collectiviste et d'une conception individualiste de la société, il faut travailler sur les marges, sur une notion de communauté où l'individu peut avoir une certaine dispersion... L'individu parfait ne sert à rien. Il n'y a pas d'individu fondamentalement juste. Pour être juste, il faut les autres, une petite marge d'erreur par où on entre dans la statistique.
 
Les sociologues sont pour la boite à fromages ou pour la tarte. Je n'en trouve pas qui soient entre les deux. Quand les linguistes veulent décrire une langue à partir des paroles, ou inversement, ils sont dans la même situation. Il faut une sociologie qui tienne compte du principe de probabilité... d'une communauté qui considère l'individu comme n'ayant pu naître qu'en elle, mais qui lui laisse sa marge, sa dispersion. (P., 27 avril 1960.) 

Pour expliquer la logique en boule, ou distributive, de l'Asie, Mus recourait à une formule de Russell et Whitehead, d'ailleurs abandonnée par eux, celle de la classe qui n'est pas membre d'elle-même, qui est expressive de et non additive à ses membres, selon l'équation logistique A + B = B. 

La classe ne serait pas sans ses membres et ses membres ne seraient pas sans elle. C'est une totalité qui est plus que ses parties, mais qui n'est pas additive à ses parties. (P., 30 avril 1958.) 

Cette logique est évidemment différente de notre logique additive : 

On n'a pas le droit de dire un plus un égale deux, ou deux plus deux égalent quatre, tant qu'on ne sait pas un et un quoi ? Un pied et un autre pied font un homme. Il n'y a d'unité pleine que si elle est capable de se reproduire.
 
Une paire productive, ce n'est pas une paire, mais une unité. Car quand vous repasserez, elle se sera reproduite.
 
Ces hommes qui pensaient ainsi, s'ils étaient nés aujourd'hui, auraient fait de grandes mathématiques. Ils en ont fait des petites, mais qui ont porté le monde.
 
Pour eux, l'unité n'est pas additive à ses parties mais génératrice de ses parties, même si elle vient après elles... Les parties du monde ont à être intégrées. On n'est pas un élément tant qu'il n'y a pas d'intégrale. Il y a un chaos initial et une forme informe les éléments dans ce qu'ils ont à être. Celle forme est antérieure logiquement, mais pas chronologiquement.
 
C'est l'idée d'émergence : quelque chose qui se dégage de ses éléments sans s'y ajouter. La masculinité et la féminité font l'humanité, mais la féminité et l'humanité font aussi l'humanité. (P., 20 avril 1960.) 

Mus commentait aussi l'équation logistique en prenant pour figuratifs le Dieu de l'Islam et celui de l'Évangile - il notait d'ailleurs que pour l'ensemble de notre civilisation le corps mystique, c'est sur une étagère (P., 28 mai 1958) : 

L'arabesque, c'est Dieu dévorant le monde, mettant sa forme sur les choses. Elle saisit les profils fuyants de Dieu dans les choses. On ne représente pas le visage de Dieu, car tout est Dieu. On représenterait alors le contraire de Dieu, un trou, un point où Dieu n'est pas.
 
Dieu se distribue, mais ne se réduit pas à ce qu'il distribue. Le Christ ne se donne pas. Lui-même vient en nous et nous sommes nous. Dans l'Évangile, on a cherché un Dieu additif, et c'est un Dieu distributif. Quand il dit : « Ce que vous avez fait au plus petit d'entre les miens, c'est à moi-même que vous l'avez fait », cela signifie : n'attendez pas que je sois là, car je suis là dans tous ceux que vous rencontrerez et je n'y serai pas autrement. (P., 30 avril 1958.) 

Appliquée à l'organisation de la famille et de l'Etat, cette approche permet d'interpréter l'éminence et l'émergence en Asie d'un tout qui se distribue ensuite dans ses membres. Dans la famille, d'abord, tout est centré sur le père : 

La potestas du chef de famille lui donne une qualité qui n'est pas dans les éléments ni dans lui-même. Il s'agit d'un vitalisme en boule...
 
Avant d'entrer dans la famille, le père en Inde n'est pas un Pati, un Parusa (personne majeure). Quand sa famille est un monde à la figure du monde, quand il a fait les rites nécessaires, il est un Parusa... un lien pour les autres et luimême, un consortium différent de ce qu'on a dans le droit romain. L'aventure de l'Inde nous fournit une sociologie qu'on n'a nulle part ailleurs. (P., 26 février 1958.)
 
Votre fils sera votre figure. Il vous donne la réplique et ainsi à l'infini c'est l'hindouïsme. Le rituel brahmanique consiste àopérer cela par des moyens magiques. C'est une pensée très avancée, aussi avancée que notre sociologie actuelle. (A., 8 février 1960.) 

La personnalité majeure passe du père au fils, à l'occasion du rite de la mort du père, dans la chambre printanière : 

À la mort du père, il y a glissement d'un cran de toute la lignée. On a comme une crémaillère indéfinie avec un curseur stéréotypé qui glisse. La famille est un invariant qui glisse le long de la crémaillère. L'individu traverse l'invariant, le curseur qui donne la qualité. C'est une sociologie existentielle où le chef est le point d'actualisation de la famille.
 
Le Purusa est une personne physiologique, mais aussi une classe sociologique. C'est une joint personality, une personne étendue qui est conférée au fils quand le père se meurt... S'il revient, il n'est plus le père, il a remis sa capacité. On lui donne un coin dans la maison, ou il s'en va dans la forêt. (P., 26 février 1958.) 

En 1960, Mus revenait sur cette notion d'un chef de famille intégrant : 

Il y a totale absorption des individus en un autre dont ils sont les membres. Ils n'ont de vie, de droit que dans un autre.
 
Pour que la ramille survive, il font remplacer la tête par une autre tête. Les membres sont, mais ils n'existent que dans un organisme.
 
La mesure d'un homme est dans sa femme, ses enfants, ses biens. C'est une prémathématique de l'unité commune. (P., 27 avril 1960.) 

Il proposait la notion de type pour désigner ces groupes qui intègrent le temps et l'espace et forment une unité indivise : 

On a un bloc co-présent, une co-présence dans le type, on est une étape et ceux qui ont précédé sont passés par la même étape. (A., 2 mai 1958.) 

À ce propos, il opposait la notion de prolifération, tenant à la logique en boule, à celle de progression, qui appartient plutôt àla logique linéaire : 

L'unité qui se réinsémine elle-même (l'unité, la dizaine, la centaine... la capacité de prolifération, c'est la famille, l'arbre généalogique.
 
Il suffit de penser que du rameau qu'on a coupé sortira un arbre. C'est de là qu'est sortie la grande structure analogique de la société. On a projeté cela sur les végétaux, puis c'est revenu sur l'homme. Aussi haut qu'on remonte, on trouve des images d'agriculture, d'élevage qui servent à exprimer l'homme : chef, souche, branches.
 
On a là un élément logique que nous a masqué l'arithmétique d'addition. Notre esprit ne voit pas une prolifération, mais une progression. La pensée progressive pense par unités stériles. C'est ce qui assure Don Juan que deux plus deux font quatre.
 
Nous sommes des gens qui désirons que les unités demeurent ce qu'elles sont, et en face de nous, en Asie, nous avons des gens qui espèrent, qui sont des jardiniers. Si on ne saisit pas cela, on risque de manquer ces deux mathématiques : d'addition et de prolifération. (P., 26 mars 1958.) 

Le curseur qui ne change pas apporte une garantie contre la prolifération : 

Le curseur qui ne change pas, l'invariant, c'est une garantie contre la prolifération. Il ne faut pas que cela bouge, comme avec 1 et 10. On a une prolifération, mais qui ne bouge pas.
 
Faire un mur et faire un champ, c'est toute la différence. D'une part, la matière inerte qui ne rend que ce qu'on y met, et en face de cela, la vie qui se fait proliférante avec les puissances de l'unité. La mathématique de la vie n'attend pas l'addition. Les choses et les vivants ne s'additionnent pas de la même façon : chez les vivants deux plus deux ne font pas quatre.
 
L'Occident a pensé le monde avec sa mathématique euclidonewtonienne. Nous avons pensé les choses extérieures les unes aux autres, alors que la vie c'est l'intériorisation. Combien de millénaires a-t-il fallu pour avoir cette impression que nous sommes séparés les uns des autres !... Sommes-nous bien sûrs d'être sur une échelle de perroquet ? (P., 26 mars 1958.) 

À ce propos, il rappelait le mot d'Alain, votant pour le cartel des gauches : « Oui, le nombre n'existe pas ; il n'existe que des natures. » Et revenant au type, il disait : 

Le type dépasse le temps. C'est une physiologie indépendante du développement dans le temps. C'est la relativité. On a un curseur fixe pour éviter le vertige. Il s'agit d'une relativité temporairement fixée. (P., 26 mars 1958.) 

Appliquée à l'organisation de l'État, cette notion d'une personne majeure qui se distribue dans ses parties forme des liens politiques différents de ceux de nos sociétés soi-disant « démocratiques ». Mus distinguait à ce propos deux types de cohésion : la cohésion par liaisons latérales, avec des citoyens « enveloppés dans des bulletins de vote », et la cohésion par liaisons centrales, avec un chef vraiment représentatif de ce qu'on est : 

En Orient, on n'a pas une Cité, mais une capitale où l'Empereur n'est pas doublé par un exécutif mais prolongé par une administration. C'est une capitale sans citoyens : le i despotisme » a passé la citoyenneté. On a de grands hommes d'État, de grands individus moraux, une potestas.
 
La potestas se retrouve à Rome dans le chef qui absorbe en lui ce qui l'entoure. Il a une capacité totale, mais formalisée, encadrée par la tradition. En Grèce et à Rome, on a surmonté cela, mais pas en Inde.
 
La capitale est un ensemble, un total reporté à l'empereur. C'est du paternalisme, à condition qu'on mette tout dans celle expression. Penser par métaphore, ce n'est pas penser assez.
 
Tant qu'il n'y a pas de scrutin, la potestas du père s'agrandit jusqu'à l'empereur, par amplification.
 
C'est la Cité qui nous a séparé de l'Orient, le citoyen qui doit payer l'impôt et le sang, rassemblé sur l'agora. En Orient, il n'y a pas de citoyens, pas de constitution, pas de droits et de devoirs. Il n'y a que des valeurs existentielles. Le concept ne peut apparaître que quand le citoyen est devenu une unité de compte. (A., 14 février 1958.) 

Mus citait alors un auteur qui disait d'un roi (ou d'un dieu ?) de l'Orient : « Tous pénétrèrent en lui et ne furent plus que des formes de lui. » Il évoquait aussi Darius qui envoyait des gens qui étaient ses yeux et ses oreilles. Puis revenant sur le paternalisme, il disait : 

Le paternalisme n'est pas dangereux dans la famille, mais il l'est dans l'État. Quand il est à l'échelle de l'Empire, le paternalisme se dénature. Il n'y a plus l'élasticité voulue dans la formule et c'est l'administration qui vient la corriger. Le prince n'a plus le contact : c'était une biologie et la cellule amplifiée est morte. Elle ne pouvait dépasser une certaine dimension. On ne peut pas faire de l'État une grande famille. Sous le manteau du paternalisme, il y a une valeur de substitution, et c'est le mandarinal. L'empereur ne peut plus tenir aux entrailles. C'est un grand mensonge, avec un substitut qui n'avait plus la valeur humaine du paternalisme dans la famille. Le grand drame, c'est une affaire de dimension.
 
Rome n'est plus une grande famille quand Brutus tue ses fils en tant que citoyens rebelles. Avec les mathématiques montantes, l'Occident a essayé de répondre au problème de dimension par une conception quantitative de l'individu. En Asie, on a voulu étendre la molécule familiale aux dimensions de l'Empire, avec l'art et l'administration comme substitution. Il y a rupture d'échelle, rupture quantitative. On a essayé de maintenir le même qualitatif dans un autre quantitatif. On a essayé de sauver cela, de maintenir la fiction. (A., 14 février 1958.) 

Deux logiques différentes sous-tendent ces deux formules politiques : 

En Inde, il n'y a pas de création, mais une émission du monde. Il n'y a pas de créateur en dehors du monde, mais un père commun indivis. C'est le pater familias romain jusqu'à la Cité où un compte de contribuables remplace un bouquet d'hommes tous semblables entre eux et qui avaient besoin d'un lien commun pour justifier celle identité. On avait besoin d'un monde où l'on puisse être universel, d'un lien commun, topologique, qui donne une satisfaction logique. Pour eux, ce sont des sites et des emplacements totaux, pour nous ce sont des principes et des conséquences. (P., 5 mars 1958.) 

Ces deux logiques commandent deux solutions politiques différentes, quand se posent des problèmes de dimension : 

Au moment où il a fallu déborder la petite unité nécessaire et suffisante de sémantisation, il y a deux grandes aventures pour conserver la certitude. En Chine et en Inde, comme en Égypte, on a réinvesti, déchargé cela sur le roi.
 
Le pharaon ne meurt pas et parce qu'on participe à lui on ne meurt pas. À Rome, celle participation a été tuée dans le quantitatif : on est devenu un matricule. Notre civilisation en est une du matricule, la leur en est une de la qualification.
 
On a adopté une formule numérale qui comptait les hommes, les voix. La raison abstraite est présente en chacun, L'autre formule hiérarchise les hommes et met en tête le « plus »homme. C'est un homme au superlatif, contre un homme au positif chez nous. Il y a des hommes à la base, mais qui n'ajoutent rien à l'homme au superlatif. La raison n'est pas répartie dans tous les hommes, mais superlativisée dans un homme. Le souverain est le maître de tout l'appareil culturel, l'empereur est le maître des noms. Il y a reconstitution de l'ensemble des significations et remise de cela à un seul homme. (P., 5 mars 1958.) 

Cet homme au superlatif, comme le père, n'est pas additif àceux qu'il « dévore », mais il s'y distribue, toujours selon la formule de la classe qui n'est pas membre d'elle-même. L'Inde symbolisait cela par le lotus : 

Le lotus est fait de pétales, de surfaces plates, ouvertes. Mais quand elles se ferment, on a un solide. Dans les pétales, on voit ce solide.
 
C'est le symbolisme de la périphérie et du centre. Le total n'est pas additif à ses parties. Le dernier élément ne compte pas. L'Indien voit celle mathématique qui s'applique aux faits sociaux.
 
Le bouton au centre n'est pas sans ses pétales. Au centre, on a un chef non additif, mais projeté dans les pétales. Le roi est présent dans chacune des formes. Il y a délégation périphérique de la personnalité du chef ou du roi, sise au centre. (P., 19 février 1958.) 

Le centre prend les choses autour, mais n'est pas pris par elles. 

C'est une forme non-additive qui saisit les choses dans une unité qui n'est pas la sienne mais la leur. Le centre qui construit le cercle ne fait pas partie de la circonférence. Il n'est pas additif, mais distributif.. Il est différent du cercle, mais il en est aussi la vérité. (P., 121 mai 1958.) 

Dans ce schème du lotus, on a la même topologie que dans les notions de différentielle et d'intégrale de Leibniz : 

Par le calcul différentiel, Leibniz a été projeté en mathématique, sur ce qui en Inde s'appelait le droit. On pourrait faire le pont entre les deux par la topologistique, el aussi par la notion de la classe qui n'est pas membre d'elle-même.
 
L'intégration est une donnée sur laquelle Leibniz a fait vivre le monde après lui. Cette notion, c'est la religion même de l'Asie. Il n'y a qu'une seule topologie sous les deux.
 
L'Inde a fait ses calculs de façon simple et visuelle. Elle avait le lotus. Quand le lotus s'ouvre, c'est le différentiel, et quand il se ferme, c'est l'intégral. (P., 4 mai 1959.) 

Le lotus est aussi un schéma de l'égalité entre ceux qui se trouvent dans le cercle : 

Les chefs autour du roi sont chacun à leur place, à égalité les uns avec les autres. Le lotus a été pour l'Inde le schéma de l'égalité... Quand ils viendront autour du roi, ils se disposeront en cercle, pour bien montrer qu'ils sont égaux. C'est la table ronde du roi Arthur.
 
On a là un admirable schéma de la répartition selon une arithmétique non pas additive, mais distributive à partir du total. Ces gens sont dans un dispositif qui fait sentir l'égalité. Le plus grand effort des Occidentaux pour retrouver cela, c'est le Contrat social de Rousseau. Que chacun compte pour un, alors qu'en Asie des hommes aveugles suivent ce que voient les autres, ou plutôt celui qui a vu le mieux. C'est la vérité vue et transmise, contre la délibération. (A., 25 avril 1960.) 

C'est ce qui sépare le Contrat social du Compact social de l'Asie. Mais on n'a peut-être pas compris Rousseau : 

Chez Rousseau, la société est adjective au citoyen. Peut-être pas pour Rousseau, mais pour ceux qui l'ont suivi. Le contrat est adjectif aux parties... Mais peut-être que Rousseau ne voulait faire qu'un modèle... Il a senti le fait global et il a voulu faire un modèle identique à l'objet, mais qui n'était pas l'objet. Il faut se rappeler que l'époque était mathématicienne. Rousseau a eu une intuition admirable, mais qui n'a pas été comprise. (P., 23 février 1959.) 

Tout en reconnaissant la grandeur de ce symbolisme politique du lotus et de ce qu'il a porté, Mus savait bien que cette formule était aujourd'hui dépassée, en Asie comme ailleurs dans le Tiers Monde : 

En Asie, l'absolu se trouvait concentré au pôle. On avait un bloc réduit à un axe où veillait le passé, avec en plus des villages... C'était un équilibre sage, puissant, mais qui disparaît aujourd'hui, à cause des grands échanges économiques. Maintenant, si vous n'êtes pas adossés à un État, des gens viendront faire des plantations chez vous. (A., 11 février 1959.) 

La deuxième règle de Mus qui veut qu'en Asie on ne s'arrête pas aux substantifs, mais qu'on aille jusqu'aux verbes, est nécessaire pour la bonne compréhension de la participation de la femme et des enfants au père, ou des sujets au chef, au roi ou à l'empereur. Le symbolisme du lotus dont les pétales participent au solide, une fois qu'ils se sont refermés, montre bien que la participation est « verbante » plutôt que substantive, qu'elle se produit entre des actes plutôt qu'entre des substances : 

Les substantifs sont additifs alors que les verbes sont confluents. On n'additionne pas des verbes.
 
Un verbe c'est une étoile, et le substantif, une limite qui sera son aire d'application. Le substantif a une nature constructive, astringente...
 
Dans le bouddhisme, l'être ne dure que le temps d'une action-réaction. Le substantif n'est qu'un clignotant. Les circonstances enkystent un acte et en font un être. Le cercle, champ d'application de l'acte, n'est qu'un pointillé. Il y a une constellation d'actes qui entourent mon acte et lui font limite. (P., 2 mars 1959.) 

Dans la même leçon, Mus montrait comment l'incapacité de Lévy-Bruhl à penser la participation en actes (en plus de sa réticence à la voir sur un fond d'institutions) lui avait posé constamment problème : 

La relativité a marqué la fin de l'âge du substantif. Jung et Freud nous ont montré que ce qui se passe à l'intérieur de nous ne s'additionne pas.
 
Tout le problème de Lévy-Bruhl c'est celui-ci : comment participer à un substantif quand on est un substantif ?
 
De même, la grâce c'est un problème pour ceux qui croient qu'on est un substantif et que Dieu en est un autre... Il n'y a pas un petit morceau de carton qui serait mon âme, et un grand morceau de carton quelque part qui serait Dieu.
 
Si vous êtes un substantif et que vous voulez participer à un autre substantif, vous ne pouvez que mordre dedans. C'est la position de Lévy-Bruhl. (P., 2 mars 1959.) 

On retrouve à des degrés divers dans nos civilisations la primauté du verbe sur le substantif, mais à titre d'exception, alors que dans les grandes civilisations de l'Orient et de l'Afrique, c'est le contraire : 

Le criticisme de Kant est fait d'actes et non pas d'êtres. Le moi dogmatique en est chassé. Mais on a fait un substantif du système de Kant, qui était pourtant un verbe. L'impératif catégorique, c'est un ordre de faire et non pas un ordre d'être.
 
La logique de notre sens commun consiste à supprimer tous les verbes. On ne marche plus, on est marchant. On a faussé Aristote, qu'il faudrait relire seul.
 
La pensée européenne est « expéditive ». Elle a laissé tomber tout ce qui n'était pas nécessaire. Euclide, Galilée, Newton ont expédié les problèmes. Comme le soldat romain, nous avions le glaive court. (P., 16 février 1959.) 

Dans une autre leçon, Mus disait à ce propos que l'Occident avait pris les choses au sérieux, et qu'on pouvait se demander si celles-ci ne nous avaient pas possédés. Mais cela nous a permis de donner à manger aux gens. En ce sens, ajoutait-il, nous avons travaillé pour les autres ; il fallait que l'humanité le fasse quelque part (P., 2 mars 1959.) 

Plus généralement, il y a des avantages à être passé par une phase substantive : 

Il fallait passer par celle phase, pour dissoudre ensuite le substantif dans le verbe. Le substantif, c'est un arrêt de l'action pour la comprendre. Il le faut. (P., 3 février 1960.) 

Comme Kant, Descartes pensait en verbes. 

Il a dit « Cogito », mais on traduit : je suis pensant.
 
Avec l'anglais, on a plus de verbes qu'en français. C'est une langue fortement axée sur son verbe.
 
C'est pourquoi les Asiens, à Yale [11], pénètrent plus facilement dans l'anglais que dans le français.
 
En Asie, on a un grand dynamisme verbal qui se saisit des actes. En Égypte et en Afrique, il se saisit de la puissance plutôt que de l'acte. La pensée la plus asienne c'est le bouddhisme ancien, qui pose que de l'acte que vous faites sortira l'être que vous serez.
 
La pensée asienne joue sur l'ondulatoire, alors que nous jouons sur le corpusculaire. (P., 16 février 1959.) 

La physique corpusculaire est une physique de substantifs, alors que la physique ondulatoire est une physique de verbes (P., 16 mars 1960). Mus voyait une, homologie entre certaines tendances nouvelles de la science contemporaine et la pensée de l'Asie ou de l'Afrique. La relativité, la physique ondulatoire ont leurs figuratifs dans la pensée asienne et préfigurent en retour une sociologie nouvelle : 

Einstein, c'est la même façon structurale de penser que les Bantous [12]. Ils ne sont pas encore au substantif et Einstein n'y est plus... Il fallait passer par les substantifs, ceux qui ne l'ont pas fait sont restés en arrière. (P., 3 février 1960.) 

Il notait l'année précédente que la physique était devenue une conduite, une façon de conduire les choses. Pour elle comme pour la pensée asienne, et en particulier la pensée bouddhique, l'acte vient avant l'être (P., 13 avril 1959) : 

Penser en verbes plutôt qu'en substantifs, c'est la leçon de l'Inde, et c'est ce que nous retrouvons avec la relativité... Les particules sont des équilibres de forces, quelque chose sur laquelle on ne peut pas mettre de formes, parce qu'elle les prendra toutes. (P., 23 avril 1958.) 

Cette façon nouvelle de définir la science la rapproche de la démarche religieuse : 

Le Verbe est important dans toutes les religions, ce qui a été obnubilé chez nous. Les actions n'étaient que la banlieue de l'être.
 
Ce sont souvent des gens pieux qui s'enthousiasment de la physique de de Broglie. Ils y retrouvent quelque chose. (P., 2 mars 1959.) 

Mus notait aussi ce caractère « verbant » dans l'écriture chinoise et dans d'autres langues de l'Orient, comparées aux nôtres : 

Les idéogrammes chinois ne sont pas des objets, mais des gestes de l'homme vers les objets, c'est-à-dire des actes.
 
Ainsi dans l'idéogramme de l'oiseau, il ne faut pas voir un objet, mais un mouvement gratuit, une évasion insaisissable. Il faut voir le geste qui est symbolisé par l'objet.
 
L'ancien caractère de l'homme, opposé à la femme, représente une main et un champ. C'est un vecteur, c'est la main qui arrive et qui va pétrir le champ. C'est un mouvement, une analyse picturale. Nous sommes près de Descartes.
 
Ce ne sont pas des objets, mais l'action que ces objets désignent. C'est un signal, une signalisation. On communique une analyse, mais dans du concret. Le symbolisme avons-nous dit ne consiste pas à parler des symboles, mais à opérer avec eux sur les réalités qu'ils définissent. Ici on ne parle pas de la main, mais de la main-d'œuvre masculine. (P., 2 février 1959.) 

Il comparaît notre mot « cheval » à l'idéogramme du cheval, représentant la crinière et les quatre pattes de l'animal, ce qui est encore lisible dans le caractère actuel. C'est un coup de vent dans le monde disait Mus, alors que nous écrivons « cheval » : 

Certains de ces gens n'avaient pas d'écriture, mais ils écrivaient avec eux-mêmes. Ils dansaient la structure intellectuelle du monde... Nous avons un montage nerveux atrophié, celui de la main. Nous n'avons plus le mouvement...
 
Il y a une absence de plasticité dans notre écriture, nous mutilons l'homme total. Dans tout ce que nous avons écrit dans notre vie, il n'y a rien qui soit beau, qui soit une participation aux choses par le geste. D'où la fonction de restauration des psychiatres, qui font dessiner. (P., 30 avril 1958.) 

Un autre exemple était pris cette fois dans le domaine de l'Égypte ancienne : 

La pensée asienne n'a pas de substantifs, elle n'a que des verbes. Le substantif n'est que le lit occasionnel de l'acte, de l'événement. Ce n'est qu'un support suscité par acte.
 
La plus belle des Égyptiennes s'appelait : « la belle vient »... Dans le verbe s'évanouissent les substantifs circonstantiels. Nous pensons « je suis marchant » alors qu'eux pensent « la belle vient » ... (P., 9 février 1959.) 

La pensée verbante de l'Asie éclaire les signifiés de sa civilisation, mais il ne s'ensuit pas qu'on puisse parler d'une civilisation d'action, car le signifiant peut être décroché du signifié. Mus note dans les sociétés une espèce de compensation entre la pensée de l'action et sa conduite : 

Nous pensions beaucoup plus aux objets que l'Asie et nous nous en occupions. L'Asie pensait l'action el ne la faisait pas autant que nous. Il y a là une compensation intéressante, un chiasme.
 
Nous avons un appareil mental, une culture qui n'insiste pas sur le verbe et sur l'action, mais nous avons une civilisation d'action. Nous n'avons pas l'appareil d'analyse de l'action, des motifs de l'homme, alors que le bouddhisme présente indéfiniment des types d'action : il y a 45 types de colère, 23 types d'égarement, etc. La pensée bouddhique vous dissout dans vos actes, alors que nous avons un homme divisé en intelligence, volonté, sentiment, où l'on ne sait pas où placer l'acte. (P., 2 mars 1959.) 

Au cours de la leçon suivante, il ajoutait que l'Asie a eu l'action concernant l'homme lui-même, mais qu'elle n'a pas eu (autant que nous) l'action de production (P., 9 mars 1959). Nous allons voir maintenant comment Mus conduisait l'analyse de l'espacement social et des rythmes sociaux par où passait cette action sur l'homme. 

Il faut aller à la rencontre de l'Asie dans la pleine conscience de ces différences : 

Il faut qu'eux pensent ce que nous pensions, et nous ce qu'ils pensaient. (A., 21 mars 1960.)
 
Il ne s'agit pas d'avaler l'Asie, mais de se connaître soi-même grâce à elle, de construire pour aller à sa rencontre. (P., 9 mars 1959.) 

 

ESPACES ET RYTHMES SOCIAUX

 

Pour Mus, il est impossible d'organiser l'espace si on ne le rythme pas dans le temps (A., 18 mars 1958). La nécessité de ces rythmes est expliquée dans le résumé des cours de 1958-1959. 

« ... si (la) condensation sémantique permet à une société de s'authentifier en se présentant à elle-même et à ses garants fériellement réunis (dieux, génies, ancêtres), elle la place par cela même dans des conditions où elle ne peut se maintenir. La règle spatiale de concentration pose donc conjointement une règle temporelle de discontinuité. En pratique, cet état d'exception (instants forts de l'« information » sociale), se réduit aussi bien dans la durée que dans l'étendue : c'est la sacralisation des dates, sur des emplacements consacrés.
 
« Mais du même coup, par contraste et complémentairement, ce calendrier « informe » les périodes intermédiaires, ainsi libérées au bénéfice des activités productrices. Car si l'on doit pouvoir, au cours de celles-ci, compter sur une protection du surnaturel, s'y étant lié par « contrat » aux dates consacrées, rien n'est moins souhaité, en dehors de celles-ci, que sa rencontre inopinée. Il paraît, dans ces cas, redoutablement omineux » [13]. 

On s'explique alors certaines caractéristiques de l'art asien, dont la fonction pédagogique et politique vient d'être signalée. 

« Cette remarque aide à comprendre l'importance prise, dans ces civilisations, par des cultes aniconiques ou semi-iconiques et cependant personnels, comme celui des pierres-génies... ou des arbres, piliers, poteaux, tablettes, linga, voire stupa. Voilà un art mi-parti d'aspect crépusculaire, quelque chose comme le contraste d'un chiaroscuro, laissant dans l'ombre plus qu'il ne porte dans la lumière. C'est une technique de la demi-présence. Une action supplémentaire a à le compléter, soit périodiquement pour une communion sacrée, calendaire, soit quand le sacré, s'actualisant soudain, hors programme, décèle un état de crise.
 
« Cet art évocatoire ne se comprend bien que dans un champ culturel que le folklore empreint de phénoménologie. Les formes décoratives sont alors, à distance du sacré, l'accompagnement désacralisé ou quasi-désacralisé de la praxis. Ils l'encadrent et sont le signe convenu que tout est normal. C'est donner la voie à cette pratique productive dont tout le reste vit. Les objets magiques le long des sentiers, pistes, cols, routes ou rues, ou près des cours d'eau, s'ils tiennent du surnaturel, le tiennent aussi à sa juste distance : ils s'organisent par cette, valeur de “suspense” en une police folklorique du paysage social » [14]. 

Dans une leçon de 1959, les rapports entre l'organisation de l'espace et les rythmes du temps sont posés : 

L'espace lui-même ne se ferme pas, il faut le fermer par le temps. Si on n'introduit pas le temps on se raidit.
 
La seule façon de sémantiser l'espace, c'est le temps. Il faut un mouvement pour penser l'espace, et c'est le temps qui le donne.
 
La manière de rythmer l'organisation de l'espace donne ce que fera la société... La société peut être un corps parce qu'elle peut se percevoir elle-même quand elle se rassemble dans la fête. C'est un rendez-vous qui vous rassemble dans l'espace par le moyen du temps. A ce moment, la société est un corps. Mais c'est un corps discontinu dans le temps, contrairement àl'individu.
 
La fête, c'est le moment où la main a pour contenu la main, où les mains ouvrières se rassemblent. C'est une communion où l'on se vérifie, où la mesure de la main c'est la main. (A., 18 mars 1959.) 

L'année précédente, il reliait ces rythmes sociaux aux notions d'un archipel où l'on vit une autre vie, et d'une pensée verbale plutôt que substantive : 

En Asie, on a un espace différencié avec des archipels où l'on vit une autre vie, où l'on mime la vie des dieux. En dehors de ces archipels, on a la campagne qui n'est pas préparée àrencontrer les grands dieux. Heureusement, il y a le roi avec les prêtres pour cela. De temps en temps, on appelle des gens du dehors à vivre celle vie, dans un autre temps.
 
Dans l'intervalle, on a besoin d'un art qui ne soit pas théo-politique. On ne veut pas avoir affaire aux dieux trop directement... C'est l'art décoratif qui remplit celle fonction. On a des images non anthropomorphiques (colonnes, poteaux, pierres, tablettes, etc.) que l'on anime, qu'on est content d'avoir avec soi. Cet art décoratif assure la présence du divin, sans qu'il y ait urgence.
 
On ne peut pas vivre avec Civa. On le met à distance par l'art décoratif.. Ce ne serait pas possible avec des objets en dur, mais ce l'est avec des actions. C'est du relativisme : entre la pierre et le dieu, il y a une capacité pour les Viêtnamiens, une possibilité d'action qui se convoie vers eux de la pierre. (P., 2 février 1959.) 

Cette alternance a été manquée par les auteurs occidentaux qui ont écrit sur l'Asie, et en particulier par Marx : 

Les marxistes n'ont pas vu que dans ces sociétés l'idéologie est concentrée à certains moments et qu'elle est en vacance ensuite.
 
Il faut voir l'idéologie dans le temps, alors que Marx l'a vue dans l'espace. Il y a une spatialisation de la pensée chez Marx. Il voit une ligne continue alors que l'Asie pense des retours.
 
Pour Marx, il y a un alignement progressif dans le temps. Les Asiens ne sont pas comme cela... Ce qu'il considère comme une mystification en est une mais par phasage. Elle n'a pas de contenu en temps normal.
 
La fête, consiste à régler entre soi un programme de comportement pour la phase pratique. Si les gens se conduisent bien, on peut se moquer du surnaturel, mais dans le cas contraire le surnaturel est senti.
 
Dans la fête, on danse ce qu'on sera, on mime ce qu'on va être. La société réussira si tout le monde se conduit de la même manière. Il faut que ce soit fait une fois pour toutes et d'une façon mémorable. Ce n'est pas une mystification : il est nécessaire que les gens vivent le style de leur société, là où il n'y a pas de T.S.F., de moyens de communication de masse... (P., 28 mai 1958.) 

C'est la grandeur de Mauss d'avoir bien saisi cette alternance dans l'étude des sociétés eskimos : 

Une chose qui a compté dans l'oeuvre de Mauss, c'est la découverte chez les Eskimos de deux sociétés, de deux morphologies, le plan de l'été et le Plan de l'hiver. C'est le yin et le yang. Pour la première fois en Europe on a vu cela.
 
Mauss ne pouvait pas voir l'Eskimo total dans ces deux plans. Mais l'Eskimo lui se voit tel. Il y a projection du type sur deux plans. (A., Il février 1959.) 

On retrouve dans cet extrait la notion de type, importante dans la sociologie de Mus : 

La conception « typologique » de l'Asie, c'est la conception de l'intégration du temps dans l'espace... Il y a un bloc coprésent, une coprésence dans le type. On est une étape et ceux qui ont précédé sont passés par les mêmes étapes. Le type en sciences humaines intègre le temps et l'espace.
 
Il y a une manie du classement en Asie, une infinité de tiroirs... alors que nous avons la raison... Il y a des saisons de l'année et de l'esprit, et à l'intérieur du type on donne à l'individu son vecteur...
 
Nous sommes en marche. Nous ne pouvons pas être fixés. Il faut choisir entre une sociologie statique et une sociologie dynamique. (A., 2 mai 1958.) 

Non seulement le calendrier annuel, mais toute la temporalité de ces sociétés est pensée et vécue en alternance. En Chine tout particulièrement : 

Le monde des participations n'est pas fluide. La fluidité est intérieure à l'homme. On sait que le monde a des structures, mais l'homme n'est pas aussi assuré. C'est un monde de la raison analogique, un monde cyclique, alors que notre monde de la raison conceptuelle pense un temps et un espace continus, homogènes, où il se détermine quelque chose. Nous avons mis ce monde par dessus bord avec la relativité. Nous avons découvert un temps granulaire.
 
Leur monde est un monde cyclique, avec des mutations. C'est la vieille pensée chinoise des cinq allures. C'est là qu'est la fluidité : vous avez un choix entre les différentes couleurs que le monde se donne à lui-même. (P., 26 février 1958.) 

Il traitait du même thème à la leçon précédente. 

Ce monde n'est pas plus fluide que le nôtre. Il a d'autres liaisons, peut-être plus nombreuses. Les participations sont dans un contexte structurel aussi fort et plus intransigeant. On ne peut pas avoir raison contre tous, comme chez nous. Mais la perception des signes peut ne pas être orthodoxe. Quand en Chine il y a transition, interférence, un homme peut avoir raison contre son temps, parce que la couleur a changé.
 
Le monde donne un rythme puis le retire. Le premier qui se sera ajusté sera l'empereur... On répond aux allures du Ciel par son allure à soi qui est celle de l'homme entier. (P., 19 février 1958.) 

Une fois adoptée cette allure à soi, on ne doit pas changer : 

Quand les Américains disent qu'Adlaï Stevenson [15] n'a aucune chance de devenir Président des Etats-Unis parce qu'il change d'idée, ils pensent comme les Chinois. Vous êtes une allure, vous avez fait votre mise, et vous ne changez plus.
 
Objectivement, il y a des éléments d'entente entre les Asiatiques et les Américains. Ils apparaîtront dans quelques années. (A., 15 février 1960.) 

Pour faire comprendre cette pensée des allures, Mus utilisait fréquemment l'analogie des atouts, au jeu de cartes. Les allures changent comme l'atout : 

Vous avez les mêmes cartes dans les mains, mais parce que l'atout est changé voire jeu n'est plus le même. (P., 11 mai 1960.) 

C'est le Ciel qui donne l'atout. Le chef est celui qui le découvre et le joue bien : 

Le Ciel choisit un atout et l'on joue. Celui qui gagne devient l'empereur.
 
Le peuple a le droit d'être commandé avec succès par quelqu'un qui joue la carte du ciel... On essaie ce qui marche. Le peuple est dressé à cela. Il regarde et si cela marche, il suit. Le peuple attend que le roi réussisse, et ce qui réussit c'est ce qui plaît au peuple. Quand le mécontentement s'accumule, il est dangereux qu'un autre se lève et dise, 4 je suis le roi »
 
En Inde, aucun roi ne pouvait braver les Brahmanes qui avaient le droit de créer un autre univers, d'autres dieux. Dans ces sociétés, il est possible de changer la règle dit jeu. Cela n'a pas de sens dans un monde grec, ou scientifique. Mais cela a un sens dans un monde où l'on joue.
 
Il ne s'agit pas de faire des provisions, mais de faire et que le Ciel veut. (A., 21 mars 1960.) 

Les allures vieillissent, les sémantiques s'exténuent. Seuls les Chinois ont su le comprendre vraiment : 

Quand les gens se détachent du sol, cela apparaît toujours de quelque manière. Ainsi la sémantique de Louis XVI et de Marie-Antoinette s'est nouée sur elle-même alors que les gens s'en détachaient. Elle n'était plus nouée aux choses.
 
Une société a tendance à se nouer toujours davantage sur elle-même en oubliant les choses, en s'en détachant. Sa sémantique devient alors exténuée. La sémantique commence dans du sérieux et peu à peu s'exténue... dans des « chinoiseries » ou des « bergeries ». Il est dangereux pour une, civilisation d'arriver à un temps où son langage n'accroche plus rien.
 
L'exténuation de la sémantique est connotée en Chine par le vieillissement des allures. Quand la Terre a assez du feu, il faut de l'eau, etc.
 
Danger d'arriver à une satisfaction de soi qui fait que la sémantique n'est plus nouée aux choses. C'est le drame de la IIIe République qui s'est sémantisée sur elle-même de façon abusive, exténuée. C'est le drame aussi de l'administration coloniale. Ils ne croient pas qu'ils ont tort, car ils ont tout ce qu'il faut pour organiser le monde si on leur demandait, mais on ne leur demande plus. C'est le drame des élites coupées de leur base.
 
Il n'y a que les Chinois qui ont montré que les civilisations meurent et sont remplacées parce qu'elles se sémantisent trop sur elles-mêmes et perdent leur contact avec les choses et le peuple. (A., 21 mars 1958.) 

Mus en tirait une leçon, qu'il exprimait à l'aide des termes chinois du Ciel et de la Terre : 

Il y a une venue du Ciel de haut en bas et une venue de la Terre de bas en haut qu'il faut savoir concilier. C'est dans Aristote avec sa notion du juste milieu. Si on nomme ce qui vient du Ciel : superstructure, et ce qui vient de la Terre : infrastructure, nous avons Marx.
 
Comme Asien, je ne peux pas concevoir que la Terre est tout. Il y a fonctionnalité. Le Ciel donne lui aussi.
 
Au dix-neuvième siècle, l'Europe était sémantisée sur la haute bourgeoisie. Des enfants étaient écrasés dans les usines et on ne le savait pas.
 
La sémantisation fait courir à une société le risque que le miroir de sa culture ne donne qu'une image d'elle-même et non pas des choses. C'est l'oubli du yin-yang.
 
Il est possible qu'une société, coupée de la Terre, donne le spectacle qu'a dénoncé Kart Marx. Et ensuite la Terre se venge. (A., 21 mars 1958.) 

En Chine et plus généralement en Asie, on tentait de concilier les deux, la venue du Ciel de haut en bas et la venue de la Terre de bas en haut : 

Le vice-président de l'Inde disait dernièrement : « Chaque année est une partie de dés avec le Ciel. » Vous gagnerez ou vous perdrez selon que vous aurez entendu ou non le rythme. Alors que nous avons perdu la musicalité du monde...
 
Ces sociétés dépendent du climat et de leur choix. Elles ont à chaque instant à se jouer tout entières sur un choix.
 
En intermédiaire entre le Ciel et la Terre, entre la chance et la récolte, il a une construction du monde, l'organisation de l'échange... Marx n'a pas vu l'échange... Le fait social, c'est la production échangée... Une famille qui se surclassait dans son village se ruinait dans deux générations. Celle fortune, elle appartenait au village. Il n'y avait pas de noblesse, mais des charges. Il y avait des « facilités », mais qui n'étaient pas données au sang. Un garçon « bien » pouvait monter...
 
Avec deux mauvaises récoltes, les « bons » survivaient : ça pouvait s'arranger. Mais les « mauvais » tombaient. Même le roi s'accusait. A coup de mensonges, de mythes, ça s'organisait, ça marchait... Nous essayons de le faire à coup de constitutions, d'assemblées, alors qu'eux s'organisaient par des détours.... Ces superstructures sont peut-être une mystification dans l'absolu, mais elles étaient utiles à leur moment et à leur époque. (A., 9 mai 1958.) 

Quand les « mauvais » tombaient, on passait par la période de l'interrègne, où chacun était réduit à lui-même, ou plutôt à moins que lui-même : 

Il ne faut pas supposer le yin el le yang sans intervalle. Quand ça craque, on se dépêche de jouir, et de jouir sans partager. On se donne du bon temps, on est en-deçà de l'individu... À ces moments, on est d'un individualisme sensuel, alors que durant le règne il faut partager ; il y a des règles qui le commandent. (A., 9 mai 1958.) 

Durant l'interrègne, on est coupé du Ciel, dans un état affreux. 

Ces sociétés sont montées sur le Ciel. Quand le Ciel est coupé, c'est un état affreux. C'est un peu comme la grève générale chez nous. (A., 21 mars 1960.) 

La comparaison avec la grève générale est toutefois imparfaite, car cette notion d'interrègne nous manque. Et pourtant elle est nécessaire disait Mus (en 1958...) pour comprendre ce qui se passe au Viêtnam : 

Durant le chaos, on est en expectative d'un retour de l'ordre donné par un gouvernement. Le chaos ne peut pas durer : ça va mal, mais ça ira mieux, comme dit un proverbe russe... On a des devoirs envers son groupe, sa nation, quand ils tiennent sur pied. Quand il n'y a pas d'ordre, quand il y a interrègne, c'est le temps de la compensation, du défoulement... car on sait bien que l'ordre va revenir.
 
L'individu est intégré dans la société, mais il n'est pas complètement satisfait par elle. Aussi durant les périodes vacantes on se débride... Des gens qui sont sur-organisés éclatent.
 
En Asie, il n'y a que des apocalypses cycliques. Si le yin ou le yang tirent trop fort il faut les ramener l'un par l'autre. (A., 9 mai 1958.) 

Aux yeux des Viêtnamiens, les Français ne respectaient pas l'esprit des saisons, l'alternance du yin et du yang : 

Les Viêtnamiens disaient : vous n'avez pas l'esprit des saisons, vous ne respectez pas la nuit, où vous allumez des lumières.... vous ne respectez pas l'esprit yin.
 
Au moment de la Révolution française, à côté des éléments rationalistes, il y a eu une très grande expressivité, un rythme calendaire. On a joué le jeu des civilisations qui sacralisent des périodes... Ensuite on allait au combat en chantant La Marseillaise.
 
Nous avons perdu l'Indochine parce que nous n'avons pas fait de fêtes... Nous n'avons pas rempli la fonction de sacralisation de l'État. (A., 4 mars 1959.)
 
Au Viêtnam, nous n'avons donné aux gens que des périodes interstitielles. Nous n'avons pas fait de jeux, nous n'avons pas eu un calendrier religieux de la colonisation. (P., 28 mai 1958.) 

En Asie, les hommes agissent selon l'esprit des saisons, selon l'allure du moment : 

Nos sociétés sont essentielles alors que les leurs sont existentielles... A l'autre versant du monde on a des gens qui sont pris dans des événements et qui se font une raison à la mesure de ces événements. C'est la pensée chinoise des cinq allures...
 
Il n'y a pas de fatalisme dans l'attitude asienne. Il s'agit d'une partie et l'on joue... Selon que changent les atouts, tout change.
 
Ce sont des jardiniers du monde, alors que nous sommes des entrepreneurs du monde : on n'a qu'à penser à Versailles, qui est une merveille de géométrie, mais une désolation pour les amateurs de jardin à l'anglaise.
 
Un Chinois est dans le monde, il touche le monde... et vous lui dites : faites donc une Constitution démocratique 1 Alors que ce sont des gens qui cherchent, tâtent, prennent le vent.
 
La pensée occidentale décrit de façon rationnelle les cadres où entreront les événements, alors qu'en Asie c'est l'événement qui donne, qui fournit la raison... Quand le monde est à l'eau il faut des gens qui roulent sur la pente comme l'eau.
 
On n'a qu'à voir les gros banquiers hindous dans l'eau du Gange, à Bénarès. Ils sont venus de très loin et tout ce qu'ils font c'est de pousser l'eau du côté où elle va... On laisse la vie se faire et on tire de l'allure qu'elle a la façon de se comporter. On suit le courant...
 
L'idée de réforme est totalement incompréhensible. Allez-vous réformer le Gange, votre tour de ceinture ?
 
Marx a écrit contre Hegel, mais dans Hegel. Et Hegel n'a pas été assez jardinier. Il a été trop mathématicien, trop juriste, trop musicien.
 
En Asie, la vie vient du dedans, et selon la façon dont elle est venue vous vous mettrez dedans. C'est une vitalité par le dedans où en ne peut plus suivre Hegel pour qui le réel est rationnel. Le réel, on est dedans, tandis que le rationnel, on le saisit. Le rationnel sort du réel mais n'est pas le réel.
 
En Asie on n'a pas des partis qui se centrent sur des idées, mais des groupes qui suivent la pente. (A., 9 mai 1960.) 

Ces derniers extraits indiquent déjà ce que ces sociétés nous enseignent de l'homme. On va rassembler pour finir quelques éléments de la réflexion de Mus à ce propos. 

 

L'HOMME

 

L'analyse des sociétés asiennes, rapportée à celle des nôtres, provoquait chez Paul Mus des réflexions sur l'homme, inspirées de sa propre théorie de l'homme. Par sa parole, il nous apprenait à vivre et non seulement à connaître, fidèle en cela à ce qu'enseigne l'Asie : 

L'Asie enseigne que vous penserez ce que vous êtes. Vous vous risquez, vous vous jouez et vous ne savez pas où vous tomberez... Le casier n'a de valeur que par l'homme qui saute dedans et qui récolte à ce moment sa chance... L'ordre des faits est muet tant que l'homme ne s'est pas mis dedans. (A., 4 février 1959.) 

L'être est au point de chute. Tant qu'il n'est pas tombé, on ne le connaît pas : 

L'Asie est une grande table avec des cases. Les choses tombent dedans et les faits deviennent ce qui est comporté par ces cases. L'être est au point de chute. Tant que la balle n'est pas tombée, on ne sait pas ce qu'elle vaut, Nous pensons un être avec une substance, des attributs, des accidents, alors que pour eux il y a des actes qui se combinent avec le terrain. Aucun être n'est connu tant qu'il n'est pas tombé dans la Terre qui va le faire pousser. (A., 14 mars 1958.) 

En Asie, il y a un monde des hommes et les idées de ces hommes, alors qu'en Europe, où nous risquons disait Mus de devenir les hommes de nos machines, il y a un monde des idées, et les hommes de ces idées. 

Mais chez eux comme chez nous, il demeure que l'homme se découvre dans un langage, dans une sémantique. Il ne la découvre pas, il y entre (P., 6 avril 1959). C'est la position de Descartes : 

On n'arrive à soi-même que contre la société. On arrive au monde à travers l'écran qu'elle fait. Le microcosme et le macrocosme sont pris à travers un bloc, une éponge : la société.
 
C'est ce que sent Descartes dans la fameuse formule où il accepte de conserver la religion où Dieu lui a fait la grâce de naître... Il s'est daté, situé, référé. Il s'est adossé à son groupe d'appartenance... C'est un des rares auteurs qui ne se soit pas déraciné. Il s'est posé en s'adossant Plutôt qu'en s'opposant. Il est le premier à s'être donné en situation, avec peut-être Aristote avant lui. (P., 24 février 1960.) 

Mus voulait montrer ainsi que Descartes était bien différent du cartésianisme, et beaucoup plus près de l'Asie que la plupart des auteurs français : 

Il s'adosse à la société, à sa religion, et ensuite il va en pointe. Derrière lui, il y a l'ensemble de tout ce qu'il accepte, et devant lui il remet tout en question. (A., 28 janvier 1959.) 

La « face » de Descartes, comme celle de tout homme, c'est un clivage en avant d'un bloc. L'homme doit faire dans ce bloc sa propre figure : 

Dans le monde des participations, on ne décroche pas comme chez nous. Pour avoir raison, il faut une racine. C'est àpartir de la personnalité enracinée qu'il faut voir le monde. C'est de la relativité concrétisée... dans un monde réglé par harmonie où on ne peut pas faire une chose réelle qui ne soit pas de même forme que les autres.
 
Il s'agit de s'ajuster à soi-même, de se rejoindre soi-même, de faire sa propre figure et de reconnaître son harmonie aux autres formes du monde... C'est une pensée charnellement esthétique, qui se déchaîne, mais toujours à partir de ce corps qu'on n'oublie jamais, qu'on ne lâche pas. (P., 9 février 1958.) 

Pour que cette construction de l'homme soit possible, il faut un ordre dans le monde : 

On ne peut pas être homme s'il n'y a pas un ordre dans le monde... L'homme ne survit que quand le monde est en ordre. Autrement on est un polichinelle vaincu. (P., 21 mai 1958.) 

Mais finalement ce n'est pas l'ordre dans le monde qui compte, mais l'ordre dans le coeur : 

Selon la grande idée indienne, ce qui compte ce n'est pas l'ordre dans le monde, mais l'ordre dans le cœur. Mencius aussi a dit cela. (P., 26 janvier 1959.) 

Dans les formes vides et déterminées du monde entre un homme plein et indéterminé. C'est le schéma de l'embryon dans le ventre de la mère, comme l'a pensé le brahmanisme ancien : 

L'embryon ne se développerait pas s'il n'y avait pas eu le germe infinitésimal et la place que sa mère lui rail. L'embryon, c'est la mère et ce n'est pas la mère, Tout être apparaît comme entouré par sa circonstance et comme égal à la circonstance...
 
Une occasion est donnée aux êtres et les êtres remplissent celte occasion... Aucun être ne peut être s'il n'est en osmose avec le monde extérieur. C'est une membrane qui est notre mesure, qu'on ne peut pas déplacer, qu'on remplit ou non... L'être est dans son volume, dans les limites que lui impose le monde : les deux font son type.
 
L'harmonie préétablie de Leibniz, dans sa monadologie, c'est le même schème que dans le brahmanisme ancien... La monade reçoit de l'extérieur ce qui lui permet d'être elle-même. Le grand nid d'abeilles de Leibniz, ce sont les Purusa brahmaniques.
 
On a une médiation par le total comme sur une table de billard quand les boules se frappent par la bande. C'est la société romaine avant la Cité qui est venue briser les membranes, la médiation par le total. L'État moléculaire remplace alors l'État molaire. Mais comment, dans l'État moléculaire, peut-on communiquer les uns avec les autres ?
 
Dans l'État molaire, on a un être à qui on ne peut ajouter autre chose que lui-même et le monde ne cesse de le lui fournir... Chaque être est deux fois, et pourtant il n'est qu'un. Il est lui-même et ce que le monde le fait être lui-même. Il y a participation d'un être et du monde dans chaque être. (P., 20 avril 1959.) 

Ce montage de l'homme et du monde est un montage « verbal », en tension. On ne peut le comprendre si on voit l'homme et le monde comme deux substantifs. De la façon de saisir ce rapport dépend la façon dont l'homme se construit : 

Celui qui voit partout des substantifs se bâtit lui-même en substantif, alors que celui qui voit des verbes se bâtit dynamiquement. (P., 16 mars 1960.) 

Entre les deux le choix de Mus ne faisait pas de doute, lui qui disait : 

Les hommes se sont pris pour des solides dans l'espace, alors qu'ils sont des courants dans le temps. (A., 18 mars 1959.) 

Il faut réintégrer dans l'homme la quatrième dimension. Autrement, on est comme des êtres plats dans une société plate : 

Le total d'une société, c'est le solide de Lorenz qui intègre le temps comme quatrième variable. On le sent en Asie avec l'importance attachée aux ancêtres dans la structure sociale. Auguste Comte ne disait-il pas que la société compte plus de morts que de vivants ? La quatrième dimension, c'est le moyen d'intégrer les ancêtres à la société. L'inconvénient c'est que cela donne des sociétés stabilisées.
 
Chez nous, l'inconvénient, c'est qu'il y a une schizophrénie entre une société à quatre dimensions et une société à trois dimensions... En Asie vous pensez un type familial qui est à quatre dimensions, et vous n'êtes qu'un clivage. C'est comme la face par rapport à la tête. Le type se reproduit de génération en génération et c'est lui qui se transmet de temps en temps, du père au fils.
 
Nos sociétés sont des sociétés de face. Nous avons perdu la profondeur. C'est cette perte de la quatrième dimension qui nous fait schizophréniques. Nous sommes des êtres plats dans une société plaie, et la quatrième dimension cherche à se réintroduire par le rêve.
 
La psychanalyse, c'est l'étude des entorses faites au bloc total où vous êtes... Nous sommes morts à trois dimensions. Avec le temps nous avons la quatrième dimension, et la vie.
 
Mais pour vivre, il faut réduire le bloc social total... Par le rêve, il y a une « recomplétion » du bloc. Le temps profane est mutilé du temps sacré et le rêve vous relance dans le monde complet. (A., Il février 1959.) 

On peut aussi exprimer ces phénomènes grâce aux notions d'animus et d'anima de Jung : 

L'animus c'est la forme, l'anima, c'est la matière vitale. (P., 6 avril 1959... C'est le souffle d'en haut et le souffle d'en bas. (P., 13 avril 1959.) 

Eire en paix avec l'anima c'est le seul moyen de faire en sorte que la vie se renouvelle. Jung a sorti de la pathologie ce que Freud y avait trouvé de génial. 

Il n'y a pas de scène répétée, il faut qu'elle soit neuve. C'est le verbe inchoatif, toujours neuf. (P., 16 mars 1959.) 
Jung a posé contre Freud que l'anima ne peut pas avoir tort, puisqu'il y a des millénaires et le corps derrière. Jung a blanchi l'anima. Avant lui elle était noire. (P., 17 avril 1959.) 

Mus reprenait le thème de la quatrième dimension pour faire une distinction éclairante entre la détermination et la résolution : 

La détermination est dans l'instant. On n'est pas sûr de ce qui va répondre on a les dents serrées, alors que la résolution s'inscrit dans un rythme, suppose un antécédent. C'est comme l'arrondissement d'une arabesque...
 
L'assouplissement collectif résout l'esprit et le corps dans la collectivité. C'est la collectivité qui donne les résolutions... Un homme résolu, c'est quelqu'un qui est détaché de tout le reste et qui est en pointe sur quelque chose.
 
Il est important d'avoir avec vous quand vous êtes seul l'ombre de ce que vous étiez quand les autres étaient autour de vous.
 
Le moment, c'est le passage d'un point à un autre. On est dans le moment avec la détermination, alors qu'on a du moment quand on a la résolution... La détermination comporte un élément moteur de vanité.
 
La différence entre les deux, c'est le garçon qui lance le poids à 12 m avec résolution, puis à 8 m avec détermination.
 
La résolution, c'est le sens de la reconduction d'un moment sur un autre. L'instant n'est pas le moment. L'instant se fixe dans l'espace alors que le moment s'établit dans le temps, L'instant, c'est le comportement, alors que le moment, c'est la conduite.
 
On peut définir le moment comme la reconduction d'un instant sur un autre avec un effet. En psychologie sociale, ça devient la résolution... On a du temps derrière soi et devant soi, on est sur une courbe. (A., 18 mars 1959.) 

La résolution et la détermination produisent deux mouvements différents du corps. Dans l'importance accordée au corps, on retrouve chez Mus le disciple d'Alain, dont le premier livre a porté sur Spinoza : 

Spinoza a indiqué comment dans le corps humain se fait un monde quand il a dit : on a juste autant d'idées qu'on sait faire de mouvements corrects avec son corps.
 
Alain ne parlait pas de symboles, il les mettait dans le corps. Les beaux-arts chez lui étaient liés à la physiologie du corps humain, comme le montrent les Vingt leçons sur les beaux-arts [16].
 
Il faut se rappeler que Spinoza était un polisseur de verres de lunettes. Il avait dans les doigts ce qu'il a dit... Se rappeler aussi qu'Alain s'est enrôlé volontairement à 48 ans, et qu'il était un excellent escrimeur.
 
L'esprit et la main sont inséparables chez le grand physicien, comme Spinoza l'a bien vu. Nous savons, par la psychanalyse, ce qui se passe chez ceux qui ne réussissent pas à faire cela...
 
Nous ne disciplinons pas notre inconscient et c'est pourquoi nous ne le connaissons pas... alors qu'en Inde il n'y a pas de division entre le corps et l'esprit... Spinoza, un Juif du Portugal, a véhiculé vers nous ce qui y restait de l'Asie.
 
Alain, parce qu'il n'a jamais abandonné le corps, fait un lien entre l'Asie et l'Europe. Il y a chez lui une codépendance et une coactivité du corps et de l'esprit : tout est engagé...
 
La technique de soi consiste à ne pas lâcher le corps, à ne pas l'abandonner à lui-même, mais à le donner aux arts.
 
Pour l'Église catholique, il y a résurrection des corps parce que Dieu s'est fait homme... Mais il ne faut pas s'occuper de ce que nous serons à ce moment, il faut s'occuper de soi-même. Il ne faut pas faire une métaphysique de ces immenses mythes, mais se prendre en main corps et âme.
 
Ne pas confondre la technique de soi et la métaphysique de soi, qui est le fait de ceux qui ont abandonné le frère inférieur. L'essentiel, c'est de ne pas perdre l'esthétique.
 
Un art qui se projette de vous sur le monde, puis ce qui revient par la sensation : on a là les deux sens de l'esthétique. Il y a un élan vers le monde et une convergence du monde vers soi par la sensation.
 
Alain n'a jamais abandonné la base physique. Il fallait le voir revenant de la guerre. Il était terrible. Mars ou la guerre jugée [17], ça été l'assouplissement...
 
Il s'est rejeté sur l'esthétique pour donner à sa pensée un soutien qui ne soit pas destructeur de lui-même et de tout.
 
En Asie, on a une immense masse d'esthétique qui permet aux hommes de rester humains dans la plus grande misère. Une esthétique qui consiste à donner un sens à l'homme par rapport aux choses et aux choses par rapport à l'homme. (P., 9 mars 1959.) 

C'est le corps et non l'esprit qui invente. Mais par l'esprit ce que le corps a inventé vient à la lumière : 

L'esprit n'est qu'une exception du corps. Il n'invente pas disait Alain. Il réfléchit ce que le corps aura découvert dans la danse.
 
J'excepte de mon ignorance latente un petit nombre de choses qui viendront à la lumière. De mon inconscient la conscience est une exception. Nous sommes au-dessus d'un seuil : au-dessous il y a les conditionnements, et au-dessus les conditionnés.
 
Notre chance c'est le monde autour, comme pour le lotus sur l'eau. L'eau est un élément neutre, latent, et vous découpez un cercle de lumière : le lotus... La perception est une exception, et l'exception c'est la lumière.
 
Le monde est une douteuse banlieue, a écrit Jules Romains. C'était aussi la position d'Alain quand il était entre Brunschvicg et Ruyssen à l'École Normale Supérieure. Il faut un sommet de solution, et c'est la raison. Mais il y a aussi la base, et la raison ne peut pas l'atteindre.
 
Le monde n'est pas fait de lumière, mais il peut porter la lumière. La grandeur de l'homme c'est qu'il peut faire l'exception, faire la lumière. Nous sommes l'exception qui prouve tout le travail qui s'est fait au-dessous. (A., 22 avril 1959.) 

Mus propose, à la suite d'Alain, la réconciliation dans l'homme de ce qui danse et de ce qui pense (P., 25 mai 1959). Pour penser les hommes et les choses, il faut les danser en nous-mêmes : se donner une mimique des choses à l'intérieur de nous-mêmes et saisir les êtres comme ils se miment, comme nous pouvons les danser (P., 25 mai 1959). 

Réconcilier ce qui danse et ce qui pense, c'est assumer l'homme complet. On retrouve en cela Kant et le bouddhisme : 

L'homme complet se connaît à son mouvement. Il est derrière la pointe de son crayon, disait Alain. Il y a un événement tout entier d'un homme à la pointe de son crayon... À ce moment on est très près du Karman bouddhique, qu'on pourrait traduire par « acte lié et liant ».
 
Le Karman est le résultat d'une structure et d'une fonction. Il y a là-dedans tout ce qu'on a été et tout ce qu'on va être.
 
C'est le schématisme kantien qui nous flèche sur le noumène. Nous unifions le divers par nos mouvements, mais le mouvement ressemble à nous-mêmes. Kant a trouvé une organisation esthétiquement liée dans le monde... qui nous amène à un point où nous sommes liés au monde et à nous-mêmes.
 
Tout le corps est dans le coup de bec du col qui picore, ou dans celui de l'aigle qui déchire, qui arrache. Ce sont des schématismes. Ils nous permettent de penser ce qui est général et en même temps concret.
 
Pour avoir un schématisme, il faut un homme complet. C'est ici que s'introduit la psychanalyse. Le schématisme, c'est le moi en acte...
 
Le bouddhisme s'est heurté au problème du moi, de l'immense variété de l'expérience. Pour lui, le dharma est réel, mais le moi ne l'est pas. Contrairement au brahmanisme, le bouddhisme est une puissante revendication de la personnalité, d'une personnalité qui se définit par la responsabilité...
 
Pour le bouddhisme, il y a une unité non métaphysique, non dogmatique de la personne. On a l'immense variété de l'expérience (les dharma) et le schématisme du Karman. On refuse de poser dogmatiquement le moi, et on refuse aussi de réduire la diversité du monde.
 
On a une personnalité-verbe, plutôt qu'une personnalité substantive, un schématisme qui donne des images de verbes et que j'appellerais le Karman. Le substantif n'est alors qu'un lit occasionnel de l'acte, de l'événement, qu'un support suscité par l'acte. (P., 9 février 1959.) 

On retrouve là l'opposition de Mus entre le verbe et le substantif, appliquée à la compréhension du bouddhisme. Comme l'a écrit le Japonais lzutsu « il y avait vraiment beaucoup du Boddhisattva en Paul Mus » [18]. Pour lui le bouddhisme était la plus grande leçon de virilité pour aujourd'hui (A., 22 avril 1959) et il cherchait ainsi à nous le faire comprendre : 

Pour comprendre le bouddhisme, il faut voir ce qui arrive d'un seau d'eau qu'on renverse au Laos au mois d'août, au temps d'une extrême sécheresse. Il faut penser aussi aux fourmis qui, si vous êtes blessé dans la forêt, viendront en myriades. En quelques instants il ne restera que les os... Il faut penser à cela pour comprendre le bouddhisme, car on n'a pas d'appui pour lui accrocher les mots français. (P., 20 avril 1959.)
 
Le bouddhisme c'est la tension des actes passés et de ce que je suis momentanément. Autour de vous il y a des êtres, et ils ne vous sont pas indifférents et vous ne leur êtes pas indifférent... Il n'y a que l'action que je projette aujourd'hui avec mon passé derrière, et tous les êtres autour sont la comptabilité de ce que j'ai été pour eux. (P., 20 avril 1959.) 

Encore une fois, il ne faut pas voir là des substantifs, mais des verbes : 

Le bouddhisme a dissous le substantif dans le verbe, alors que nous avons dissous le verbe dans le substantif. Nous avons des verbes seconds au substantif, alors que le bouddhisme a des substantifs seconds au verbe, qui ne lui servent que d'attributs.
 
Pour le bouddhisme les êtres ne sont que les compléments circonstanciels de leur action... Quand Lavelle dit que nous participons à l'opération par laquelle le monde se fait, plutôt que nous sommes une partie du monde, c'est du pur bouddhisme. Mais Lavelle n'a pas porté, parce que ce qu'il a dit n'est pas dans notre sémantique. Pour un Européen, c'était de la grammaire et non de la sémantique. (P., 23 février 1959.) 

Pourtant, cette pensée, la plus asienne de toutes, n'est pas loin de la science moderne : 

Le bouddhisme ancien, c'est la pensée la plus asienne. De l'acte que vous faites sortira l'être que vous serez. La pensée asienne joue sur l'ondulatoire, alors que nous jouons sur le corpusculaire... Le bouddhisme se rapproche de la science positive moderne. (P., 16 février 1959.) 

Enfin, Mus montrait ce que le christianisme apportait à la construction de l'homme. Dans les paraboles évangéliques, disait-il, il faut prendre garde au coefficient de dépaysement. Quand l'expression symbolique fait non-sens, c'est qu'il y a changement de milieu, de niveau de communication. Le Christ parle du symbolisé, c'est-à-dire de l'homme. Ainsi dans la parabole du figuier stérile : 

Quand le Christ parle du figuier stérile, il parle d'autre chose. Il parle de l'homme. Ça n'a pas de sens de maudire le figuier... Ce qui est signifié c'est que le Seigneur frappe ceux que la grâce ne sauve pas. (A., 14 mars 1958.) 

Au terme de la toute dernière leçon du cours de 1960 sur l'analyse d'une société, il revenait sur cette parabole en montrant comment elle portait la sémantisation et non la mystification de l'homme. Ce dernier mot du maître disparu résume sa sagesse, son parti pris bouddhique et chrétien à la fois pour la responsabilité de l'homme, contre toutes les théories, si grandes soient-elles, qui lui font un sort : 

La mystification coupe en deux les institutions. Certaines sont techniques, d'autres mystificatrices... Mais la culture est-elle la mystification ou la sémantique ?
 
Comme l'a dit de Saussure, les signes sont arbitraires, on les convient entre nous et c'est de là que vient leur force... On convient d'un sens qui n'a pas de rapport avec la chose pour que quand on emploie le signe personne ne s'y trompe.
 
Marx n'a jamais pu décider quelles étaient les institutions authentiques... Pour les taoïstes, il n'y avait pas d'institutions. Ils n'acceptaient que la production et la consommation. Dans l'âge d'or, selon eux, quand les hommes avaient bien mangé ils se tapaient sur le ventre. C'était leur seul langage.
 
Pour avoir des échanges, un langage, une sémantique, il faut des conventions où les mots doivent être détachés des choses.
 
Ce que Marx appelle une mystification, n'est-ce pas une sémantique ?
 
Pensez à la parabole du figuier stérile. Le Seigneur le maudit et pourtant l'évangéliste ajoute que ce n'était pas la saison des figues. Donc, c'est une mystification ? Non, si le Seigneur voulait parler de l'homme, s'il voulait dire : vous devez toujours avoir la charité, quelque chose dont vous ne manquerez pas si vous êtes un homme.
 
C'est une sollicitation du libre arbitre, et pour qu'on comprenne mieux, on parle du figuier. Le Seigneur veut dire : ne soyez pas comme le figuier qui a des saisons...
 
Le langage, c'est de décrypter le symbole. Il faut décrypter ce que le Seigneur a dit. Il ne parlait pas de poissons, de voleurs, de vierges folles. Il parlait de l'homme... Il ne sera jamais question que de l'homme. Comment parler à l'homme sans ces images ?
 
La culture, ce sont des échanges qui ont leurs lois, comme la production. Et la loi de la culture c'est : tout ce qu'on dit est faux, c'est à nous de le rendre juste.
 
L'Évangile est un cas où une sémantique s'est créée. Est-ce une mystification ? Oui, jusqu'au moment où un homme prend la responsabilité de décrypter. Un homme en pleine déification de lui-même à la société, qui prend sur lui de donner un sens à la société.
 
La communication sera au moment où quelqu'un fera la petite rectification. C'est un géomètre qui fait les paraboles, et il faut être le physicien de ce géomètre.
 
Il y a une seule insertion, c'est vous-même. Le langage est une mystification, une approximation pour éviter le pire. C'est là que le marxisme est tombé...
 
On doit laisser aux autres le soin de réaliser leur propre vérité. (A., 23 mai 1960.)

 

Université Laval, Québec.


[1]    Alain, Vingt leçons sur les beaux-arts, Paris, Gallimard, 1931, p. 70. [Texte disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

[2]    Lettre de Paul Mus à sa femme après son évasion du Viêtnam, tiré à part du Monde non chrétien, octobre-décembre, 1969, p. 11.

[3]    Paul Mus et l'esprit du bouddhisme Mahayana, tiré à part du Monde non chrétien, octobre-décembre 1969, p. 46.

[4]    Cet article est paru dans Arlibus Asiae, 1961, no 24.

[5]    Paul Mus et l'esprit..., p. 52.

[6]    Marcel MAUSS, Oeuvres, Paris, Les Éditions de Minuit, 1969, III, p. 545.

[7]    Les leçons des cours sur La participation seront notées P. et celles des cours sur l'Analyse d'une société seront notées A.

[8]    Je remercie Mme Mus et Serge Thion d'avoir proposé quelques corrections à une première version de cet article.

[9]    Annuaire du Collège de France, 49e année (1949), pp. 172-173.

[10]   Dans Le despotisme oriental.

[11]   Rappelons que Paul Mus a été pendant plusieurs années visiting professor à l'Université Yale, de New Haven.

[12]   Voir à ce propos le livre du B. P. Placide TEMPELS, La philosophie bantoue, coll. « Présence africaine », 1949 (traduit du néerlandais).

[13]   Annuaire du Collège de France, 59e année (1959), p. 417.

[14]   Annuaire (1959), pp. 417-418.

[15]   Il s'agit du candidat démocrate, deux fois défait par Eisenhower aux élections présidentielle de 1952 et 1956, et défait par John Kennedy à la convention démocrate de 1960.

[16]   Vingt leçons sur les beaux-arts, Paris, Gallimard, 1931. [Texte disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

[17]   Mars ou la guerre jugée, Paris, Gallimard, 1936. [Texte disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

[18]   Toshihiko IZUTSU, Paul Mus et l'esprit du bouddhisme Mahayana, tiré à part du Monde non chrétien, octobre-décembre 1969, p. 51.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le vendredi 30 mai 2008 14:35
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cegep de Chicoutimi.
 



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