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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Les cheminements de l’influence. Systèmes, stratégies et structures du politique. (1979)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Vincent Lemieux, Les cheminements de l’influence. Systèmes, stratégies et structures du politique. Québec: Les Presses de l’Université Laval, 1979, 282 pp. Une édition numérique réalisée par Réjeanne Toussaint, bénévole, Chomedey, Ville Laval, Québec. [Autorisation de l'auteur accordée le 13 août 2004 de diffuser toutes ses publications dans Les Classiques des sciences sociales.]

[1]

Les cheminements de l’influence.
Systèmes, stratégies et structures du politique

Introduction

UNE SCIENCE FONDAMENTALE
DU POLITIQUE


Information, organisation et communication
Quatre dimensions de la communication
Trois caractéristiques du politique
Une typologie des définitions du politique
Plan de l'ouvrage


Il existe de nombreuses définitions du politique. Le plus souvent elles tournent autour des notions de pouvoir, de décision, de gouvernement ou d'État. On peut les évaluer selon différents critères, mais deux d'entre eux s'imposent, du moins selon notre conception de la science. D'abord, la science du politique, ou science politique, doit se rattacher à la science fondamentale actuelle et non pas être construite hors d'elle, à partir de quelques concepts à la mode ou dans l'illusion d'un nouveau départ. Ensuite, la science politique doit rendre compte des faits observés - ceux qui sont généralement considérés comme politiques. Il faut donc que la science politique s'appuie sur la science fondamentale et qu'elle s'ajuste aux observations faites sur le politique (à la différence du social, de l'économique, du juridique).

Comme l'a écrit Gregory Bateson (1972, p. XX-XXI), dans la recherche scientifique il y a toujours deux points de départ : d'une part les observations ne peuvent pas être contredites ; d'autre part le savoir fondamental doit y être ajusté. Dans les sciences humaines et sociales, au contraire, la préférence excessive pour l'induction et pour l'élaboration de concepts supposément heuristiques a produit une masse de spéculations quasi théoriques, sans rapport avec le savoir fondamental. À l'inverse, plusieurs tentatives de rattachement au savoir fondamental sont demeurées stériles parce qu'elles n'ont jamais rejoint les faits observés.

[2]

Notre ouvrage veut se attacher au savoir fondamental qui s'est organisé, vers le milieu des années quarante, autour des sciences de l'information, grâce surtout aux ouvrages de Wiener (1948), de Shannon et Weaver (1949), de von Neumann et Morgenstern (1944). Ces sciences découlent du deuxième principe de la thermodynamique, alors que les sciences de l'énergie découlaient du premier principe. Rappelons que celui-ci affirme que dans un système clos la quantité d'énergie demeure constante, tandis que le deuxième principe énonce que dans un système clos il y a évolution des formes les moins probables vers les formes les plus probables, c'est-à-dire augmentation de l'entropie ou du désordre, et, comme on allait le montrer plus tard, diminution, d'une forme à l'autre, de la quantité d'information. L'insistance n'est plus mise sur la substance énergétique, comme dans le premier principe, mais sur la forme, l'information et l'ordre. Le nouveau savoir fondamental traite de ces problèmes et nous allons nous en préoccuper.


Information, organisation et communication

L'information a un support énergétique dont la teneur est généralement faible, mais elle ne peut être réduite à ce support. D'un certain point de vue, d'ailleurs, l'information est indifférente à tel ou tel support. Ce que je dis en parlant, c'est-à-dire en produisant des ondes sonores, je puis aussi le dire en langage morse ou grâce au sémaphore, donc en utilisant d'autres supports énergétiques. C'est pourquoi Norbert Wiener disait que l'information n'est qu'information, qu'elle n'est ni masse ni énergie. Les lois de conservation de l'énergie, découlant du premier principe de la thermodynamique, ne s'appliquent pas à l'information. Si de l'énergie est transportée d'un point A à un point B, ce qui est gagné en B est perdu en A, alors que l'information transmise de A à B est acquise en B sans être perdue en A.

Mais qu'est-ce au juste que cette information qui n'est qu'information ? La définition la plus générale et à la fois la plus précise qu'on puisse en donner est celle de Karl Deutsch (1966, p. 82) : l'information consiste dans un rapport [3] structuré (patterned) entre des phénomènes. La quantité d'information, notion proposée par Shannon et Weaver (1949), mesure l'originalité du rapport, tandis que la signification du rapport réside plutôt, comme l'a proposé Mackay (1969), entre autres, dans sa relation avec les dispositions à agir (ou attitudes) d'un acteur. À ces aspects syntactique et sémantique s'ajoute l'aspect pragmatique, où l'information est considérée comme ce qui déclenche l'action.

Que l'on considère l'originalité du rapport ou sa relation aux attitudes et à l'action, l'information a une capacité organisatrice, elle s'élève contre le désordre ou l'entropie positive. Les rapports structurés entre les événements font que les acteurs perçoivent, intériorisent ou réalisent des situations qui combattent le hasard. Des codes s'établissent, plus ou moins partagés entre les acteurs, qui, définissant les possibles, permettent la mise en commun et en particulier l'action commune finalisée qui est l'essentiel de l'organisation, entendue comme action organisée entre les hommes.

La communication, ou mise en commun de l'information, apparaît alors comme une façon très généralisée de voir cette fonction organisatrice de l'information dans les relations entre les acteurs et les objets de leur action [1]. La communication n'est plus réduite à la transmission intentionnelle de messages d'un destinateur à un destinataire, elle est élargie à toute mise en commun, d'un acteur à l'autre (ou plus généralement, d'un point de l'espace-temps à l'autre), par le moyen de l'information. Si j'observe le jeu d'un enfant qui ne se sait pas observé et qui n'a pas l'intention de communiquer des messages, il n'y a pas communication au sens strict, mais au sens large en ce qu'il y a perception d'information de lui à moi et donc mise en commun de certains rapports structurés, à nous deux « conformés ».


Quatre dimensions de la communication

On peut distinguer quatre dimensions dans cette notion générale de la communication selon que sont observées, [4] d'une part, les relations entre les acteurs, ou des acteurs aux objets de leur action ; et selon que l'information est considérée, d'autre part, chez le destinateur ou chez le destinataire, que ce dernier soit un acteur ou un objet : la relation sera dite expressive dans le premier cas et instrumentale dans le deuxième. Selon ces critères :

  • la dimension sociale de la communication réside dans la relation expressive d'un acteur à l'autre ;
  • la dimension politique se réalise dans la relation instrumentale d'un acteur à l'autre ;
  • la dimension culturelle réside dans la relation expressive d'un acteur à un objet ;
  • la dimension économique se trouve dans la relation instrumentale d'un acteur à un objet.

Soit un destinateur, A, qui envoie un message, m, a un destinataire, B. La dimension sociale de cette communication réside dans l'information qui est en A du fait de sa relation avec B. La dimension politique se trouve dans l'information qui est en B du fait de sa relation avec A. La dimension culturelle réside dans l'information de A par rapport au message, m. La dimension économique est réalisée dans l'information que comporte m, en tant que produit par A.


Trois caractéristiques du politique

Au moins trois caractéristiques peuvent être dégagées de cette définition du politique à l'intérieur d'une science généralisée de la communication.

Premièrement, le politique renvoie à une dimension spécifique qui se distingue analytiquement des autres. Cette dimension est celle des relations instrumentales d'un acteur à l'autre. On peut les nommer relations de pouvoir.

Deuxièmement, la dimension politique est extensive en ce qu'elle se retrouve dans toutes les organisations et non seulement dans les organisations étatiques ou celles qui sont munies d'un appareil gouvernemental.

[5]

Troisièmement, cette dimension comme les autres renvoie à la communication dans l'ensemble de l'organisation, c'est-à-dire aux mises en commun et aux interdépendances qui assurent l'organisation contre le désordre. La dimension politique est holistique, et non atomiste, elle porte sur la gouverne de l'organisation et non sur les relations de pouvoir considérées isolément les unes des autres.

Ces trois caractéristiques conduisent à la définition suivante : le politique consiste dans les relations de pouvoir par lesquelles se fait la gouverne des organisations, c'est-à-dire des systèmes finalisés d'action. Définition plus étroite que celles qui orientent vers les relations de pouvoir sans plus, mais beaucoup plus large que celles qui limitent la science politique à l'étude du gouvernement, étatique ou non, des organisations sociétales.

Le gouvernement signifie un appareil gouvernemental, c'est-à-dire un ensemble de postes plus ou moins spécialisés et plus ou moins permanents, dont les titulaires sont chargés officiellement de la gouverne d'une organisation, ou d'un système finalisé d'action. Disons provisoirement de la gouverne qu'elle consiste dans deux types de décisions, distinguées ainsi par J. W. Lapierre (1973, p. 34-35) :


— celles qui sont relatives à la régulation ou à la coordination des rapports entre les parties ;

— celles qui sont relatives aux entreprises ou actions collectives qui engagent ou mobilisent la totalité.


Plus généralement, selon Etzioni (1968, p. 45), la gouverne ou le contrôle, c'est l'activité qui consiste à préciser les états que l'on préfère et à corriger les processus en cours de façon à ce qu'ils évoluent en direction des états préférés.

La gouverne renvoie à ce genre d'activité alors que le gouvernement renvoie à l'appareillage qui parfois en est spécialement chargé.

La gouverne est une notion fonctionnelle, alors que le gouvernement est une notion plus organique. La première est plus abstraite que la seconde, en cela au moins qu'il peut y avoir gouverne sans gouvernement, comme l'ont montré les anthropologues.

[6]

Citons les propos de l'un d'entre eux, Schapera (1956), au sujet des Boschimans et des Bergdamas, propos d'ailleurs repris par Bertrand de Jouvenel dans son livre sur la politique pure (1963, p. 192) :


Les affaires d'une bande sont conduites dans les deux peuples par l'ensemble des hommes. Chaque soir ils s'assemblent autour du feu du camp central et suivant les besoins ils discutent de ce qui devra être fait : ils organisent la prochaine journée de chasse et périodiquement ils décident d'autres problèmes tels que le changement de camp, ou l'incendie du « veld » pour stimuler la croissance de nouvelles plantes.


Si on pose, avec Jouvenel (1963, p. 188), qu'une autorité établie implique l'existence de trois catégories de personnes : les sujets auxquels sont adressés les ordres, les agents qui appliquent ces ordres et les sélecteurs qui décident de leur contenu, on peut dire que dans ces bandes chacun des acteurs remplit successivement les rôles de sélecteur, d'agent et de sujet.

Un livre d'anthropologie politique au titre évocateur, Tribes Without Rulers, publié sous la direction de John Middleton et de David Tait (1958), a apporté une documentation de première main, montrant que des sociétés parfois nombreuses se passaient de gouvernement. Mais elles ne se passaient pas de gouverne, car aucune société et aucune organisation ne peuvent se le permettre. Toujours des décisions « publiques » sont prises qui coordonnent ou mobilisent. Il serait malheureux que le politiste ne s'y intéresse pas, sous prétexte que ces décisions sont prises et exécutées sans le soutien d'un appareil gouvernemental [2].

Cette distinction entre gouverne et gouvernement peut paraître inutile pour la science politique « moderne », car il est bien connu que les sociétés actuelles sont toutes gouvernées par le moyen d'un appareil gouvernemental. Mais, d'une part, une théorie politique qui se veut universelle ne peut faire l'économie des enseignements de l'anthropologie [7] politique. Et, d'autre part, il y a, même dans les sociétés actuelles, des organisations autres que sociétales qui sont gouvernées sans appareil gouvernemental, et que le politiste aurait tort d'ignorer.

Les définitions de l'organisation sont aussi nombreuses et variées que celles du politique. Toujours cependant elles opposent organisation à désorganisation, ordre à désordre. Et cet « ordre » est donné, maintenu, ou restitué par la gouverne qui règle ou coordonne, engage ou mobilise.

Soit, par exemple, cette définition de Peter Blau (1968, p. 298) proposée dans la prestigieuse International Encyclopedia of the Social Sciences :


Une organisation commence d'exister quand des procédures explicites sont établies pour coordonner les activités d'un groupe dans la poursuite d'objectifs spécifiques.


La définition insiste manifestement sur la gouverne, constitutive des organisations. De même les travaux de Michel Crozier montrent bien comment les organisations se caractérisent par leurs problèmes de gouvernement, ou plus généralement de gouverne, et par les façons dont elles les règlent.

Pourtant une tradition encore dominante confine le politiste à l'étude de l'organisation sociale la plus englobante, l'organisation sociétale. Elle lui concède bien une part dans l'étude des organisations administratives et partisanes, où il vient en compétition avec le sociologue, mais, à moins qu'il fasse partie de la grande famille multidisciplinaire des spécialistes des organisations, le politiste ne s'intéressera généralement pas aux phénomènes de gouverne dans les syndicats, les entreprises, les universités, les hôpitaux, les prisons.

Les politistes s'accommodent assez bien de cette répartition du travail. Les organisations sociétales, administratives et  partisanes ont de l'importance, au sens plutôt péjoratif qu'Alain  donnait à ce mot, et le politiste qui les étudie peut  en acquérir lui aussi si ses travaux sont remarqués ou s'il a l'oreille des ministres, hauts fonctionnaires ou dirigeants de partis. Il est moins prestigieux d'étudier la gouverne dans [8] d'autres organisations, surtout si elles comptent peu pour l'État, ses administrations et ses partis.

Les contraintes de la division du champ de compétence entre les spécialistes des sciences humaines et sociales continueront sans doute d'inviter les politistes à s'occuper des organisations sociétales, administratives ou partisanes. La gouverne de ces organisations mérite d'être étudiée. Mais celle des autres le mérite aussi, du point de vue d'une science politique qui se veut universelle, et cela à un double titre. D'abord parce qu'on observe là des phénomènes dont on ne peut préjuger, scientifiquement tout au moins, qu’ils sont moins significatifs que les autres. Et ensuite, sur un plan aussi pratique que scientifique cette fois, parce que certaines de ces organisations, les entreprises et les syndicats par exemple, peuvent arriver à dominer les partis, les administrations ou les États.

Une autre tradition assigne au politiste l'étude du pouvoir (ou de l'influence, de l'autorité). Ces notions apparemment claires comportent de nombreuses ambiguïtés, dont quelques-unes ont jadis été recensées par Riker (1964).

La définition qui a été proposée du politique permet déjà de dissiper quelques-unes de ces ambiguïtés. Il ne s'agit pas tellement d'étudier le pouvoir comme possession, mais bien les relations de pouvoir d'un acteur à l'autre. Ces relations ne sont pas considérées isolément les unes des autres, selon une vue atomiste qui a été reprochée à Dahl (voir la préface de Birnbaum à l'édition française de Dahl (1973) ), mais elles sont articulées les unes aux autres dans la gouverne des organisations, ou systèmes finalisés d'action. Cette vue holistique de la gouverne par les relations de pouvoir se retrouvera tout au long de notre ouvrage.

Les trois choix qui sous-tendent la définition du politique peuvent se résumer ainsi : choix d'une notion extensive des organisations à étudier, qui ne se limitent pas aux organisations sociétales, ou encore aux organisations administratives ou partisanes ; choix d'une notion holistique de la gouverne, vue comme un ensemble de relations de pouvoir ; et choix d'une notion spécifique du pouvoir considéré comme une dimension distincte des trois autres dimensions de la communication.

[9]

Une typologie des définitions du politique

Dans une typologie des définitions du politique, construite à partir de la réalisation positive ou négative des trois critères qui viennent d'être discutés, notre triple choix épistémologique ne représente qu'un des huit types de définitions possibles. C'est ce que montre le tableau 1.

Tableau 1.
Différents types de définitions du politique

Type

Définition extensive (+)
non extensive (-)

Définition hoslistique(+)
non hoslistique (-)

Définition spécifique (+)
non spécifique (-)

I

-

-

-

II

-

-

*

III

-

*

-

IV

-

*

*

V

*

-

-

VI

*

-

*

VII

*

*

-

VIII

*

*

*


Signalons brièvement un exemple de chacun de ces types de définitions, pris dans des ouvrages de politique relativement récents.

Le type I, c'est-à-dire celui d'une définition non extensive, non holistique et non spécifique du politique, caractérise assez bien l'approche « institutionnelle », étroitement liée au droit publie. C'est évidemment la définition la plus éloignée de celle que nous proposons. On peut prendre comme exemple l'ouvrage bien connu de Maurice Duverger, Institutions politiques et droit constitutionnel (1970), qui porte sur les institutions des organisations sociétales, et plus précisément étatiques. Ce sont les organes de l'appareil gouvernemental qui sont étudiés davantage que les phénomènes plus holistiques de la gouverne. Enfin l'auteur ne s'attache pas spécifiquement aux relations de pouvoir, mais un peu à toutes les relations observables entre les entités étudiées. Cette façon de [10] voir le politique se conforme, est-il besoin de le rappeler, à une longue tradition, qui trouve encore des adeptes en Europe et ailleurs.

Un ouvrage de J.W. Lapierre, Essai sur le fondement du pouvoir politique (1968), fournit un exemple des définitions de type II, qui sont non extensives et non holistiques comme celles de type I, mais spécifiques cette fois [3]. Dans cet ouvrage, comme dans celui qui a suivi, sur l'analyse systémique (1973), Lapierre s'en tient aux organisations sociétales. Sa définition du politique est donc non extensive. Elle est aussi non holistique en ce qu'elle est centrée sur les relations de pouvoir qui sont à l'origine des décisions collectives, sans que l'auteur considère pour autant l'ensemble des relations de pouvoir dans la société. À la différence du livre de 1973, l'Essai de 1968 se fonde de façon systématique sur l'étude des relations de pouvoir, ou plus exactement sur la différence entre le pouvoir, phénomène de commandement-obéissance, et la puissance, phénomène de domination-soumission. Cette vue est donc plus spécifique que celle proposée dans l'Analyse des systèmes politiques (1973), où les deux modalités du pouvoir sont rappelées à l'occasion, mais sans qu'elles « informent » vraiment l'analyse.

L'analyse systémique présentée par Easton (1965a, 1965b) ou Lapierre (1973), ou encore l'analyse cybernétique de Deutsch (1966), appartiennent au type III, où la définition du politique est non extensive, holistique et non spécifique. Tous ces auteurs s'en tiennent, en effet, à l'étude de l'organisation sociétale, bien que les modèles qu'ils emploient ne leur interdisent aucunement l'application à d'autres organisations sociales. L'analyse est holistique en ce qu'elle porte sur le fonctionnement de l'ensemble plutôt que sur les « institutions » ou les organes concrets du gouvernement : ce parti pris méthodologique, auquel invite fortement le modèle employé, est exprimé clairement par chacun de ces auteurs. En aucun cas, toutefois, l'étude ne porte spécifiquement sur le pouvoir, même si cette notion [11] est discutée par Lapierre et Deutsch. L'utilisation qui est faite de l'approche systémique incline à une option non spécifique, de notre point de vue, en ce qu'elle néglige les phénomènes de pouvoir au profit d'une notion naïve de l'information (à ce propos, voir Birnbaum, 1975).

L'ouvrage de Gérard Bergeron, Fonctionnement de l'État (1965), apparaît représentatif du type IV, c'est-à-dire d'une définition non extensive, holistique et spécifique. Le titre même de l'ouvrage indique que Bergeron se limite à l'étude de l'État, même si l'auteur indique parfois que la construction théorique vaut également pour d'autres formes d'organisation sociétale. La théorisation de Bergeron est de nature holistique, car il considère l'ensemble des contrôles qui définissent l'État, et parmi eux il distingue des contrôles super-fonctionnels qui ont justement pour but d'assurer l'unité de l'ensemble. L'approche est aussi spécifique en ce qu'elle s'attache aux relations de contrôle entre fonctions ou plutôt entre organes.

Les quatre premiers types ont ceci de commun qu’ils renvoient tous à une définition non extensive du politique. Au contraire les quatre derniers types renvoient à une notion extensive, où ne sont pas considérées les seules organisations sociétales. Le livre de James Q. Wilson, Political Organizations (1973), peut être donné comme exemple d'une définition de type V, extensive, non holistique et non spécifique. Le politique n'est plus étudié dans les organisations sociétales, mais dans les partis, les syndicats, les entreprises. L'analyse porte sur les relations atomistes de contribution-rétribution davantage que sur le fonctionnement d'ensemble de l'organisation. La démarche est aussi non spécifique : toute l'analyse de Wilson repose sur la notion plutôt économique d'incitations (incentives) et de gestion des incitations qui explique le succès ou l'échec du gouvernement des organisations.

Le livre bien connu de Robert Dahl, l'Analyse politique contemporaine (1973), offre un assez bon exemple d'une définition de type VI, extensive, non holistique et spécifique. Même si Dahl s'attache surtout au système politique des organisations sociétales, il indique que le système politique des entreprises, des syndicats et d'autres associations peut [12] aussi être étudié. Le système politique, d'après Dahl, est n'importe quel ensemble de rapports humains qui impliquent dans une mesure significative des relations de pouvoir, d'autorité ou de gouvernement (p. 28). Concernant la nature du gouvernement, Dahl le perçoit plutôt comme un ensemble de rôles joués par des personnages qui à un moment donné font le gouvernement. Ces rôles et les relations qu'ils entraînent sont vus de façon plus atomiste que holistique, comme l'a noté Birnbaum dans sa préface à cet ouvrage. Mais les rapports entre acteurs dans un système politique sont spécifiques. Dahl donne des définitions précises de l'influence, du pouvoir et de l'autorité, et construit toute son analyse à partir de ces concepts qu'il a contribué, plus qu'aucun autre politiste, à clarifier.

F.G. Bailey, dans les Règles du jeu politique (1971), propose une définition qui s'apparente au type VII plus qu'à tout autre. Pour Bailey comme pour Dahl l'étude du politique ne doit pas se limiter aux organisations sociétales. Il y a des arènes plus restreintes, dans des villages par exemple, où le politique se joue d'après des règles, normatives ou pragmatiques. Le contrôle de l'ensemble est assuré par des arbitres, mais, plus fondamentalement, il est contraint par des règles du jeu. L'ensemble forme une structure politique, dont Bailey dit expressément qu'elle peut être gouvernée sans qu'il y ait gouvernement. Enfin le jeu des acteurs n'est pas défini en termes de relations de pouvoir. C'est plutôt une compétition ou un combat, où importent les règles et les ressources. Tout cela pourrait certes être analysé comme des phénomènes de pouvoir, mais Bailey ne va pas jusque-là, s'en tenant plutôt à une démarche descriptive où les aspects proprement « politiques »(tenant au pouvoir) des relations ne sont pas démêlés des aspects économiques ou informationnels de la compétition ou du combat.

Le type VIII correspond à la démarche ici proposée pour l'étude du politique. C'est aussi la démarche d'autres auteurs, dont, par exemple, Michel Crozier dans le Phénomène bureaucratique (1963) (voir aussi Crozier et Friedberg, 1977). Il y a en effet une véritable analyse politique chez Crozier, pour qui les problèmes de gouvernement sont caractéristiques des organisations. Les organisations qu'étudie  [13] Crozier sont autres que sociétales, les problèmes de gouvernement sont vus, un peu comme chez Bailey, sous forme de structures de jeu, et il s'intéresse à la régulation de l'ensemble. Et dans ces jeux, le pouvoir en tant que contrôle des sources d'incertitude est déterminant. L'analyse est donc extensive, holistique et spécifique.

Ce triple choix n'est pas proposé parce qu'il serait le meilleur dans l'absolu. Il l'est pour sa valeur diacritique, c'est-à-dire pour distinguer suffisamment la science politique de disciplines voisines, dont la science économique, et surtout pour la rattacher aux sciences fondamentales d'aujourd'hui, articulées autour des notions d'information, d'organisation et de communication.

Parmi ces sciences fondamentales nous avons choisi la cybernétique, la théorie des jeux de stratégie et le structuralisme, d'où le sous-titre de Systèmes, stratégies et structures du politique.

La cybernétique a été définie par Wiener (1948) comme la science de la communication et de la gouverne (control). Particulièrement apte à établir les principales connexions des systèmes complexes, elle nous servira à faire l'étude macroscopique du politique.

La théorie des jeux de stratégie montre, à un niveau plus microscopique des systèmes d'action, comment dans des situations d'interdépendance les acteurs « informent »mutuellement les résultats de leur action. Grâce à la théorie politique des jeux nous pourrons conduire l'analyse des connexions établies par l'analyse cybernétique.

Enfin l'analyse structurale cherchera à dégager des propriétés ou mieux des principes d'organisation des formes constituées par l'analyse cybernétique et l'analyse stratégique. Achèvement de ces deux types préalables d'analyse, l'analyse structurale nous permettra de formuler une loi du jeu politique qui intégrera les points de vue cybernétique et stratégique.

[14]

Plan de l'ouvrage

À l'intérieur de la première partie, intitulée « Systèmes du politique », un premier développement présentera le modèle cybernétique. La cybernétique, science (ou art ?) de la communication et de la gouverne dans les systèmes finalisés, permet de bien poser et de bien relier entre eux les concepts d'organisation, de gouverne et de pouvoir, constitutifs de notre notion extensive, holistique et spécifique du politique. Ces concepts seront situés parmi d'autres, propres à la cybernétique, dont celui de rétroaction qui constitue l'aspect dynamique d'un système cybernétique.

Le deuxième chapitre portera sur les relations de pouvoir et d'influence, élément spécifique de la dimension politique de l'action, parmi les autres dimensions, sociale, économique et culturelle. Une définition opératoire du pouvoir et de l'influence sera proposée, qui s'inspirera de différents auteurs et qui sera apte à formaliser la dimension politique des connexions d'un schéma cybernétique des organisations.

Les exposés suivants (3 et 4) seront consacrés à la formalisation de l'influence et à établir la différence entre les « systèmes » et les « processus » d'influence, distinction qui permet de poser clairement d'autres distinctions utiles dans la suite de l'analyse : celles entre opérations et institutions, entre appareil et réseau, et entre pression et commandement.

La deuxième partie de l'ouvrage, intitulée « Stratégies du politique », s'ouvrira, un peu comme la première, par une présentation de la théorie des jeux, fondement de l'analyse stratégique. Cette présentation en sera une des principaux concepts de la théorie, en insistant sur la capacité de celle-ci de traiter des arrangements microstructuraux sous-jacents aux connexions cybernétiques et aux relations d'influence.

Suivra une étude du jeu « politique » des connexions. Celle-ci suppose une réinterprétation « politique » de la théorie des jeux, théorie d'abord économique. On montrera que cette réinterprétation est possible et qu'une fois accomplie elle permet l'analyse microscopique, complémentaire de l'analyse cybernétique, des connexions d'influence d'une organisation.

[15]

La troisième partie traitera des « Structures du politique ». Le texte d'ouverture (7) tentera de présenter les traits principaux du type d'analyse considéré ici, l'analyse structurale. Ce type d'analyse ayant été peu utilisé jusqu'à maintenant en science politique, nous nous demanderons si le politique est susceptible d'une analyse structurale, et en quoi consistent ses structures. Celles-ci seront identifiées comme des structures de jeu, en rapport évident avec la perspective de la théorie des jeux.

Le développement suivant proposera une typologie des formes de structuration des relations d'influence, qui reprendra un certain nombre de types de connexité, tels que définis en théorie des graphes. Ces types seront nommés de façon plus politique en employant les termes de coarchie, de stratarchie, de hiérarchie et d'anarchie.

La dernière partie de l'ouvrage sera consacrée à une formulation provisoire et à un premier test de la théorie. Dans le chapitre 9 des propositions analytiques rassembleront les principaux éléments mis en place au cours des chapitres précédents, puis des propositions proprement théoriques s'élèveront à partir de cette base, qui porteront sur des limites inhérentes aux structures du politique et sur l'action des acteurs à l'intérieur de ces limites. Une loi générale du jeu politique viendra résumer les propositions théoriques.

Dans la section suivante (10) on trouvera un premier test de la théorie : une étude, selon les propositions analytiques du développement précédent, des relations d'influence du gouvernement du Québec avec les établissements de santé et de services sociaux. L'analyse se concentrera surtout sur les débats autour d'un projet de loi visant la réforme de ces services. On verra alors si l'analyse se conforme aux propositions théoriques et à la loi du jeu politique ; le lecteur pourra formuler un premier verdict sur la valeur de la théorie.

La conclusion discutera des autres dimensions de l'action et de la prévalence des unes sur les autres. On montrera  brièvement comment elles sont susceptibles, comme la dimension politique, d'une analyse systémique, stratégique structurale. À titre d'exemple, la dimension sociale, celle des statuts, sera traitée en elle-même puis mise en rapport [16] avec la dimension politique, dans un début d'intégration en vue d'une science totale de l'action.

Deux appendices apporteront un complément à des idées présentées dans le cours de l'ouvrage. L'appendice A, « Signes absolus et signes relatifs », traite de la communication des signes dans la société et propose une définition des dimensions de l'action, proche de celle qui aura été présentée jusqu'alors. L'appendice B, « L'Anthropologie politique et l'étude des relations de pouvoir », discute, à propos des faits établis par les anthropologues, de la pertinence d'une analyse stratégique et structurale du politique.



[1] À ce propos, voir l'appendice A.

[2] Les enseignements de l'anthropologie politique sont commentés dans l'appendice B. Sur cette branche de l'anthropologie, le livre de G. Balandier (1969) est tout spécialement recommandé.

[3] L'Essai a été repris et amélioré récemment dans un livre intitulé Vivre sans État ? (1977), où la définition du politique demeure non extensive, non holistique et spécifique, de notre point de vue.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mardi 13 novembre 2012 11:53
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cegep de Chicoutimi.
 



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