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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

La sociologie de la religion et la hantise de la science catholique” (1991)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Raymond Lemieux, La sociologie de la religion et la hantise de la science catholique”. Un article publié dans l'ouvrage sous la direction de Michel Despland, La tradition française en sciences religieuses. Pages d'histoire, pp. 145-176. Les Cahiers de recherches en sciences de la religion, vol. 10, 1991, 176 pp. Québec: Groupe de recherche en sciences de la religion, Université Laval. [Autorisation formelle accordée par l’auteur le 29 août 2006.]

Introduction

Trois interrogations sont à la source de ce texte. La première provient du champ théorique général des sciences de la religion et les deux autres de l'observation des conditions concrètes de la pratique sociologique contemporaine, dans ce champ. 

1. Nous commencerons par la plus générale : comment les sciences de la religion, en tant que procédures analytiques, se dégagent-elles de la culture qui les voit naître ? Parler de sciences de la religion, c'est évoquer une dimension de la culture - la science - qui se donne comme objet une autre dimension de la culture, la religion. Quel mode de distance s'établit-il entre l'une et l'autre pour qu'on puisse les considérer comme des réalités distinctes ? 

La première condition d'existence d'une science de la religion, quelle que soit sa discipline particulière, est d'élucider ce rapport. Ce faisant, elle doit se donner des concepts opérationnels tant en ce qui concerne la notion de science et celle de religion que celle de culture qui représente le terrain commun aux deux autres. Elle doit prendre une distance critique par rapport aux notions usuelles qui semblent aller de soi parce qu'elles habitent ce terrain commun où réside, lui aussi, le chercheur. Pour les sciences de la religion, en effet, la signification du mot science ne peut se réduire ni aux savoirs techniquement efficaces ni à l'expression de vérités indiscutables, telle qu'on la conçoit ailleurs, parce qu'alors il leur serait impossible de distinguer leurs procédures de celles de la religion elle-même, dépositaire elle aussi de savoirs techniquement efficaces, tels les processus de guérison, et de vérités indiscutables, tels les énoncés de foi. De même la signification du mot religion ne peut pas se réduire aux manifestations institutionnelles des religions reconnues, telle qu'on la considère la plupart du temps. Il faut apprendre à dénoter comme religieux des phénomènes qui, dans la culture, jouent les rôles de la religion sans en porter le nom : les liturgies civiles, les mythes séculières, voire les sacralités inconscientes qui président aux choix vitaux tant des individus que des collectivités. Sinon, non seulement risque-t-on de passer à côté de phénomènes importants, mais encore de perdre de vue la dynamique même de la culture, en tant que religieuse. 

Le scientifique qui s'intéresse aux phénomènes religieux doit donc prendre une distance critique par rapport à sa culture parce celle-ci, quelle qu'elle soit, séculière ou confessionnelle, est prégnante de religieux. Sans doute est-ce la une des raisons fondamentales pour laquelle, malgré les exemples des grands classiques, d'Auguste Comte à Max Weber, en passant par Marx, Tönnies, Troeltsch et Durkheim, cela a pris tant de temps, au XXe siècle, pour que la sociologie de la religion émerge des groupes confessionnels qui en ont, vers le milieu du siècle, réactivé les préoccupations (Beckford, 1990 : 48). 

Quelles sont les règles de construction et les conditions d'efficacité de cette distance critique ? 

2. Notre deuxième interrogation est plus particulière. Elle questionne l'intérêt développé pour la sociologie dans les milieux religieux eux-mêmes, au cours des cinquante dernières années. Dans beaucoup de facultés de théologies catholiques, par exemple, on trouve aujourd'hui, en juxtaposition sinon en interaction avec d'autres pratiques intellectuelles, celle de la sociologie. On la trouve aussi dans le gouvernement des Églises, surtout quand ces dernières tentent de mettre au point des stratégies pastorales. L'action, en effet, suppose une lecture de situation. Qui mieux que le sociologue peut assurer les conditions de validité élémentaires de cette lecture ? Mais jusqu'à quel point le sociologue peut-il participer aux intérêts, idéaux et projets promus par les autorités ecclésiales ou conçus par la pensée théologique ? Comment peut-il faire de la sociologie en étant inscrit dans un rapport organique avec un milieu religieux ? Qu'est-ce que faire de la sociologie ? La question est vaste et présente de multiples facettes. Elle renvoie fondamentalement à l'exigence de mettre à jour les enracinements culturels de la pratique scientifique. 

Certes, les conditions de la pratique sociologique dans les milieux religieux ne sont pas radicalement différentes de celles qu'on trouve dans d'autres milieux, par exemple en politique, en éducation ou en santé. Elles ne sont pas différentes non plus de celles des autres disciplines scientifiques, telles l'histoire, l'anthropologie, la psychologie. Toutes ces disciplines ne se réfèrent-elles pas, au moins implicitement, à la méthode historique, légitimant leurs énoncés non pas à partir d'une orthodoxie mais selon leur capacité à démontrer la logique de leur cheminement et sa dépendance envers des documents ou des observations concrètes. 

La sociologie a peut-être une place particulière, cependant, parmi les sciences humaines. Née à une époque et dans des milieux où les modes positifs de penser semblaient vouloir dominer le monde, elle peut moins que d'autres prétendre au statut de philosophie de l'histoire. Elle se définit avant tout comme une discipline empirique, avec toutes les exigences d'humilité et de conscience des limites que cela comporte. Elle ne peut s'appuyer que sur l'observation des faits et la vérification de ses hypothèses, incapable d'intégrer les conceptions aprioriques de l'être humain, non pas pour des raisons idéologiques ou philosophiques mais à cause de leur non vérifiabilité, c'est-à-dire leur non pertinence méthodologique. Plus que les autres, pourrait-on penser, elle devrait échapper au contentieux séculaire de la foi et de la raison, puisqu'elle ne prétend à rien d'autre qu'aux « notions et procédés inférieurs de l'empirisme et de l'expérience ». 

Personne, aujourd'hui, ne penserait seulement à demander au géologue ou au chimiste - autres empiristes impénitents - de légitimer leurs procédures en faisant intervenir la symbolique de Nicée - Constantinople. Or, il arrive qu'on le demande au sociologue... Pourquoi en est-il ainsi ? 

3. Observant, du point de vue limité qui est celui d'un sociologue ayant l'habitude d'un champ d'observation particulier, les pratiques sociologiques concernant le catholicisme, une autre remarque s'impose. La sociologie du catholicisme se soutient encore, aujourd'hui, d'un milieu catholique. Ou bien ceux qui s'y adonnent sentent le besoin de légitimer leur discours par le fait qu'ils appartiennent à ce milieu, de façon à lever tout soupçon concernant leur bonne volonté, étant donné le caractère parfois non conventionnel de leurs positions fondées sur les faits plutôt que sur les idéaux, ou bien ce milieu attend d'eux un tel discours de légitimation, pour mieux les intégrer à ses stratégies politiques ou pastorales. Autrement dit, le rôle (ce que l'on attend d'un acteur social) normal d'un sociologue du catholicisme consiste à faire état de pratiques congruentes avec le catholicisme tel qu'il se pense lui-même, ou du moins tel que ses agents autorisés le pensent, supposant qu'ils sont eux-mêmes en congruence avec une culture catholique implicite, sinon explicite. 

Cette situation soulève non seulement des problèmes épistémologiques, mais une question éthique. Elle met en cause la posture même du sociologue dans son acte scientifique, son identité et la valeur spécifique de son discours. 

Peut-il exister une sociologie catholique de plein droit du point de vue scientifique, c'est-à-dire telle que. n'importe qui, même en n'étant pas catholique, devrait en accepter les conclusions pourvu qu'il en respecte les procédures ? On ne peut contester le droit - et le devoir - qu'ont les catholiques, à commencer par leurs leaders, de faire de la sociologie. Bien au contraire. Ils peuvent et ils doivent s'y adonner, parce que la sociologie fait désormais partie des outils mis à la disposition de tous les êtres humains. Elle leur permet de se donner une conscience plus juste de leur place dans la société, d'élaborer des procédures d'action plus efficaces, voire de clarifier les assises de leur réflexion théologique. Cependant, il est consternant de constater que les autres - les non catholiques -semblent bien peu s'intéresser au catholicisme et que leur sociologie, quand elle existe, semble bien peu intéresser les catholiques eux-mêmes. 

Peut-être le champ scientifique est-il trop bien occupé par les indigènes ? Il ne fournit en tous cas que très peu de leviers de carrière aux autres. Peut-être le poids de l'institution catholique y est-il encore tel qu'il bloque, du moins dans les pays ou régions à catholicisme dominant, le développement de l'hétéro-interprétation, alors qu'ailleurs, dans les pays à catholicisme dominé ou minoritaire, le phénomène ne susciterait qu'un intérêt mitigé ? Ce sont là des hypothèses parmi d'autres. Le fait est cependant que si on considère le corpus de textes, en anglais comme en français, qui résulte de ce qu'on pourrait appeler la sociologie du catholicisme, on est frappé d'être en présence d'une sociologie largement endogène. Malgré la tolérance traditionnelle du catholicisme face aux apports culturels extérieurs (par exemple son intégration de la philosophie grecque et du droit romain), malgré sa volonté d'inculturation pour se dire à travers des cultures diversifiées (volonté qui n'est pas sans contradictions dans l'histoire, cependant), il reste en cette fin de XXe siècle particulièrement intolérant envers l'analyse scientifique de sa réalité. 

Les remarques précédentes ne signifient pas que les sociologues du catholicisme sont tous des catholiques pratiquants faisant acte de fidélité aux normes institutionnelles de l'Église. Elles impliquent que les catégories analytiques qu'ils emploient appartiennent d'emblée à la culture catholique telle qu'elle se donne à travers ses propres énoncés normatifs. Comment, dans ces conditions, juger de la distance entre l'observateur et l'objet de son observation, ce qui est l'essence même de l'acte scientifique ? 

Cela n'est pas sans conséquences pratiques. On a pu construire, au cours des dernières décennies, quelques portraits du catholicisme tel que les normes de l'Église le conçoivent. A l'intérieur d'un paradigme de crise, on a surtout tenté d'interpréter, sinon de mesurer adéquatement, l'influence de l'institution catholique - entendre de la hiérarchie - dans les sociétés où elle est fortement présente. Ce paradigme de crise, généralement admis par les sociologues comme par les autorités ecclésiastiques, est fondé sur un certain nombre d'« évidences » : affaissement de la pratique dominicale, chute des vocations cléricales, indifférence du catholique moyen par rapport aux normes diffusées par l'Église, celles de la morale sexuelle mais aussi, plus encore, celles de l'éthique économique et de la doctrine sociale. Mais non seulement néglige-t-il la réalité du catholicisme en dehors du monde bourgeois occidental, c'est-à-dire là où il est avant religion populaire, mais néglige-t-il aussi sa réalité comme système de significations et d'imagination, porteur d'identités culturelles et de légitimités sociales [1] ? Ne néglige-t-on pas aussi sa force mobilisatrice, parfois paradoxale et laissant les sociologues quelque peu pantois, comme fut le cas lors des premiers voyages pontificaux ? (Lemieux, 1987). 

On s'est beaucoup intéressé, certes, à la pratique dominicale, indicatrice explicite d'un certain niveau d'appartenance normative à l'Église. On ne sait pourtant que très peu de choses de ceux qui ont abandonné cette pratique au cours des trente dernières années - ou qui ne l'ont jamais connue - mais qui continuent de se dire catholiques. On connaît très peu leur vie spirituelle, leur imaginaire religieux, leurs rapports à l'Église, leurs orientations sociales et politiques, comme on en sait très peu, de toute façon, de ceux qui ont continué de pratiquer « régulièrement ». On connaît très mal, également, les autres pratiques sacramentelles : le baptême, le mariage, l'eucharistie, la pénitence... On a marginalisé le sens des manifestations religieuses populaires, comme les pèlerinages, qui entrent difficilement dans le paradigme de crise. Ou bien, comme c'est le cas au Québec au moins, on continue de méconnaître le sens des pratiques qui transitent par d'autres institutions, telles les pratiques scolaires qui, statistiquement, ne connaissent pas de crise mais dont les contenus sont remis en question régulièrement depuis vingt ans. 

Le catholicisme est devenu aujourd'hui, en bien des milieux, un phénomène de culture plutôt qu'un phénomène d'Église (Lemieux, 1990). Les sociologues, comme tout le monde, sont tributaires de cette culture. Une sociologie implicite marque, souvent à leur insu, leur discours explicite. Même s'ils sont distants, marginaux ou indifférents à l'Église, ils sont marqués par une culture catholique dont la prégnance dans la culture générale reste extrêmement forte. Ils pratiquent dès lors, souvent à leur insu, une sorte de sociologie « intra-culturelle ». Cela bien sur pose un problème méthodologique grave, celui de la distance entre l'objet et le sujet. Qu'est-ce que cette « sociologie catholique » ? Comment se dégage-t-elle, précisément, de la culture qui l'englobe ? Que peut-elle nous apprendre concernant le développement de la pensée sociologique en général ? 

*
* * 

Ces questions ouvrent un immense champ de travail. Pour y discerner quelques pistes de recherche, il faut passer par l'histoire de la discipline. Nous considérerons cette dernière d'abord en France, puisque c'est de « tradition française » que traite le présent collectif, mais nous verrons rapidement que cette tradition française n'est pas très loin de l'américaine, d'une part, et de la québécoise d'autre part. Nous tenterons ensuite de tirer quelques leçons de ce rapprochement.


[1] Au moment de réviser ce texte, je reçois le livre d'Andrew Grecley, The Catholic Myth (1990), qui reposant sur vingt-cinq ans de recherches veut relever exactement ce défi. Parviendra-t-il vraiment à imposer, au moins aux États-unis, un nouveau paradigme d'analyse du catholicisme ?


Revenir au texte de l'auteur: Raymond Lemieux Dernière mise à jour de cette page le lundi 22 janvier 2007 10:56
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur au Cégep de Chicoutimi.
 



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