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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Pierre Lemieux, Du libéralisme à l'anarcho-capitalisme (1983)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Pierre Lemieux (1988), Du libéralisme à l'anarcho-capitalisme. Paris: Les Presses universitaires de France, 1983, 171 pp. Collection: “Libre échange”. [Autorisation formelle accordée par l'auteur le 23 mars 2007 de diffuser ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.]

Introduction
Étatisme et anarchie

« L'homme vivant sous la servitude des lois prend sans s'en douter une âme d'esclave. » 
(Georges Ripert.)

 

Si les gens qui habitent à l'intérieur des frontières marquées « France » ont le droit d'être séparés de l'Europe et du reste du monde, s'ils ont le droit de vivre sous le joug d'un État distinct gouverné par leur seule majorité, il va de soi que les habitants de la région que les jeux de couleurs des cartes identifient comme Paris jouissent du même droit devant le reste du monde et devant la France. Si on reconnaît à une majorité de Français le droit de maintenir la France souveraine, on devra reconnaître à la majorité des Parisiens le droit de séparer Paris de la France. La République une et indivisible ne change pas la logique et la force ne fait Pas le droit. 

C'est le puissant argument que, dans le contexte canadien, le Premier Ministre Pierre-Elliot Trudeau opposait aux sécessionnistes québécois : si le Canada est divisible, le Québec le serait aussi. Si l’Europe est divisible, la France l'est aussi. Si la France est divisible, Paris l'est tout autant. Et la majorité des habitants du XIXe arrondissement pourrait légitimement revendiquer le même droit contre la majorité des Parisiens, c'est-à-dire le droit de séparer son quartier de Paris Pour le faire gouverner par sa propre majorité. 

L'argument du droit de sécession par décision majoritaire, qui revient au droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, va beaucoup plus loin que ne le soupçonnent la plupart de ses avocats. Si la majorité des habitants de la France ou de Paris ou du XIXe arrondissement a le droit de constituer son territoire en État souverain, on doit aussi reconnaître à la majorité des résidents du quartier des Buttes-Chaumont le droit de séparer leur quartier de l'arrondissement ; le même droit s'ensuit pour n'importe quelle partie du quartier des Buttes-Chaumont ; et de même pour n'importe quelle propriété individuelle qui s'y trouve. En poursuivant la logique de la souveraineté démocratique, on en arrive au droit de tout individu de séparer de l'État souverain le territoire qu'il occupe, d'en soustraire la juridiction à toute majorité, autre que lui-même, qui prétendrait le gouverner. On arrive a la souveraineté de l'individu, à l'anarchie. 

Logiquement, l'État démocratique et souverain est absurde. La majorité territoriale qui le définit est essentiellement arbitraire et s'appuie en définitive sur le droit du plus fort. Qui dit que les gens doivent se soumettre corps et biens à une majorité territoriale pour la simple raison que les hasards géographiques de la naissance et les manipulations de frontières des guerres précédentes les ont jetés dans une geôle patriotique plutôt qu'une autre ? 

Qu'est-ce qu'une majorité électorale a-t-elle donc de si sacré ? Pourquoi 51% est-il plus magique ou moins magique que 41% ou 66% ? Aurions-nous une démocratie de droit divin ? Imaginons un monde de trois individus dont deux que les hasards de la naissance auraient faits aveugles alors que le troisième aurait été favorisé d'une double vision perçante. Supposons maintenant que les deux aveugles organisent un référendum qui pose la question : « Yeux-de-lynx doit-il être forcé de donner un de ses yeux à chacun des deux autres citoyens ? » Une telle redistribution de la richesse, après tout, ne ferait qu'appliquer le principe du plus grand bonheur pour le plus grand nombre. Après un long débat, le dépouillement du scrutin donne deux oui et un non. Est-ce suffisant pour conférer à la majorité souveraine le droit d'exproprier l'individu minoritaire ? 

De qui l'État tiendrait-il le droit de soumettre les individus minoritaires ? Le contrat social que l'on invoque a des fondements plutôt fragiles, en droit comme en fait. En fait : nous n'avons aucune indication que pareil contrat ait jamais été signé par qui que ce soit, et pas davantage par les citoyens actuels. En droit : la notion de contrat exige l'accord volontaire de chacune des parties, une obligation imposée n'est pas un contrat. Un contrat social devrait donc être unanime, pour être obligatoire. Or, dans toute société ayant dépassé le stade tribal, la possibilité d'un tel contrat universel et unanime est tout à fait chimérique. 

S'il existe une souveraineté, c'est celle de l'individu. Aucune autre n'est défendable, surtout pas celle de l'État démocratique. 

 

L'étatisme actuel

 

Pourtant, à cet État dont les fondements logiques sont si fragiles, la plupart de nos contemporains, mêmes rationalistes, accordent une légitimité indubitable. A gauche comme à droite, les idées politiques de notre temps sont étatistes. Partout on réclame l'intervention de l'État pour assurer l'ordre et la justice sociale. L'observation de Tocqueville demeure bien actuelle : « Qu'on écoute attentivement la voix de nos différents partis... La plupart estiment que le gouvernement agit mal ; mais tous pensent que le gouvernement doit sans cesse agit et mettre à tout la main » [1]. 

Sollicité à gauche comme à droite, l'État ne se fait pas prier pour intervenir de plus en plus dans la vie des gens. Et à mesure que s'accroît l'emprise de l'État, le domaine de l'indépendance individuelle diminue. 

Dans sa préface à l'édition « Pluriel » de La liberté chez les Modernes de Constant, Marcel Gauchet nie l'incompatibilité de l'étatisme et de l'indépendance individuelle. Contrairement à ce qu'ont cru les penseurs libéraux comme Benjamin Constant, dit Gauchet, « l'appesantissement de l'étreinte étatique » s'est révélé inséparable de « l'expansion de la zone d'indépendance individuelle », « la dynamique de la libéralisation est simultanément et indissociablement dynamique du renforcement de l'État administratif » [2]. Cette idée, qui donne à réfléchir, est profondément ressentie par bien des intellectuels. Un moment de réflexion donne la clé de l'énigme : dans nos sociétés, les intellectuels sont payés et choyés par un État qui leur demande peu de chose en retour. Or, si l'aventure de l'intellectuel n'est pas étouffée par l'État administratif, il en va bien autrement pour toute autre aventure originale. Même l'homme du commun se bute de plus en plus souvent aux permis et autorisations qu'il doit demander à l'État. Et pour ceux qui poursuivent des aventures hors de l'ordinaire ou de l'intellectuel, l'État est devenu un obstacle continuel. 

En 1975, deux funambules français, Philippe Petit et Henry Rechatin, décident de répéter les exploits bicentenaires de Blondin en traversant les chutes du Niagara sur un fil. Forts de l'enthousiasme soulevé par leur projet, les deux aventuriers s'adressent à l'administration de chacun des deux parcs qui, du côté canadien et du côté américain de la rivière Niagara, bordent les chutes. En plus des nombreuses exigences de ces deux administrations, Petit et Rechatin apprennent qu'ils devront aussi obtenir des autorisations de l'État de New York, du corps polytechnique de l'armée américaine et même de la garde côtière, qui ont chacun certaines juridictions sur la rivière. De plus, leur câble et ses ouvrages de soutien devront respecter les normes de construction du ministère fédéral des Transports ainsi que certaines normes techniques de l'État de New York. L'ouvrage étant érigé sur des terres de l'État, les pouvoirs publics américains exigeront aussi une étude de son impact environnemental. Comme le câble passera en territoire canadien au milieu des chutes, il faudra obtenir toutes les autorisations correspondantes du gouvernement de la Province d'Ontario et du gouvernement fédéral du Canada. Deux commissions internationales canado-américaines devront aussi être consultées. Enfin, déclare un officier canadien de l'immigration, les deux funambules devront obtenir un visa d'entrée au Canada, sous peine d'être arrêtés immédiatement en descendant de leur fil. Deux ans plus tard, l'administration des parcs de l'État de New York, accablée par la complexité administrative du projet, décida de l'interdire [3]. On ne traversera plus le Niagara sur un fil, l'État l'interdit. 

Le 18 juillet 1980, un jeune Californien décolle de Farmingdale dans l'État de New York à bord du « Spirit of California », un miniplaneur équipé d'un moteur de motoneige. Il salue la statue de la Liberté au passage et met le cap sur le Canada, première étape de sa grande aventure : dans quelques jours, il se lancera à l'assaut de l'Atlantique et, via le Groenland et l'Écosse, il prévoit atteindre Paris dans six semaines. Trois jours plus tard, à l'escale de Baie-Comeau au Québec, le ministère canadien des Transports cloue au sol ce coucou défini comme un avion, niais qui ne satisfait pas aux normes réglementaires de sécurité aérienne. Le jeune aventurier risque sa vie, expliquent les porte-parole du gouvernement, et s'il devait être secouru en territoire canadien, les recherches coûteraient cher aux contribuables. « C'est mon aventure et je suis prêt à en payer le prix », réplique Eagle Sarmont, qui offre aux autorités canadiennes de signer une renonciation les libérant de toute responsabilité. l'État administratif refuse et oblige le jeune aventurier à rapatrier sa machine volante par voie de terre [4]. Il y a loin du Spirit of Saint-Louis au Spirit of California. 

L'État est l'ennemi de l'aventure et de tout ce qui sort de l'ordinaire. Vous partez en camping sauvage avec vos enfants et, en bon père de famille, vous voudriez glisser un revolver dans votre sac à dos, au cas où... Ou encore, vous aimez tout simplement les armes à feu et vous voudriez aller faire du tir au revolver en forêt, à plusieurs kilomètres de toute habitation. Le Code criminel canadien et la réglementation des armes à feu vous l'interdisent : pour un simple citoyen, il est illégal de transporter une arme de poing ailleurs que de chez lui à un club de tir officiel. 

« Vous n'avez qu'à devenir membre d'un club de tir, c'est simple », dira l'intellectuel moyen. Vous n'avez qu'à descendre à l'hôtel plutôt que de coucher en forêt. Et pourquoi diable traverser les chutes du Niagara sur un fil, il y a un pont plus haut. Pour traverser l'Atlantique, prenez le vol régulier d'Air France Montréal-Paris. Et à Saint-Exupéry : « Prenez donc le chameau comme tout le monde... » 

Aucun pays occidental n'a échappé à la vague étatiste, pas même les Etats-Unis d'Amérique : « Il y a bien des corrections à apporter a la conviction si répandue que l'économie américaine est restée fidèle au modèle libéral classique » [5], écrit fort justement Jean-François Revel. Mais les meilleurs modèles d'étatisme contemporain sont ailleurs. Il y a déjà plus d'un quart de siècle, Georges Ripert écrivait des lignes devenues classiques [6] sur l'étatisme français et la prolifération des lois que l'honnête citoyen ne peut s'empêcher de violer. « Nous continuons à dire que nul n'est censé ignorer la loi. Mais ironisait Ripert, il faut reconnaître quelque mérite à ceux qui la connaissent. » Il observait que « notre siècle voit tous les jours le miracle de la multiplication des lois », que les gouvernements démocratiques sont devenus des « machines à fabriquer des lois ». 

Est-on moins étatiste à gauche ? Prenez La nouvelle économie française de Jacques Attali. Cette pensée n'exprime-t-elle pas le paradoxal espoir de repousser l'État en accroissant ses pouvoirs ? Avec une intelligence qui manque à plusieurs de ses confrères, Attali reconnaît d'abord que nous ne vivons pas dans un vrai régime capitaliste. Le modèle libéral s'est écroulé devant « l'État keynésien ». Et alors qu'une économie de marché, « le capitalisme théorique, sans État », s'adapterait sans heurts graves aux mutations de l'offre et de la demande, le capitalisme actuel a besoin de crises pour organiser le changement. 

Le « capitalisme d'autosurveillance » qui nous guette au sortir de la crise serait « un nouveau capitalisme, plus froid, plus dur (...) où chaque individu apprendra (...) à désirer consommer les moyens de sa propre surveillance ». l'État, écrit Attali, « trouvera sa légitimité dans la réponse qu'il pourra donner à l'insécurité, qu'il aura lui-même produite (...) Cela ne signifie pas qu'un retour au libéralisme économique est prévisible (...) Mais, au contraire, cela annonce la prolifération de l'État, pour camoufler sa faiblesse fondamentale, par un mélange d'interventionnisme et d'irresponsabilité, de bureaucratie et de marché, de réglementation et de laissez-faire, de sélection naturelle et de sauvetage ponctuel, de privatisation et de nationalisation ». L'action collective, poursuit le théoricien socialiste, « prendra alors des formes quasi totalitaires ». 

Mais nous pouvons encore choisir la voie socialiste : « une libération des conditions de production de la demande venant contrôler l'offre au lieu d'être produite par elle ». Il s'agit de « libérer la demande pour en faire l'outil de la liberté »... C'est, pour ainsi dire, un beau socialisme capitaliste auquel nous convie Attali : « Le marché parfait, où les consommateurs déterminent l'évolution de la production, n'a jamais été une réalité capitaliste et devient une des dimensions de l'utopie socialiste. » 

Nouvelle « hiérarchie » des revenus, « nouvelles conditions d'enseignement dès l'enfance », accès facile aux « réseaux » de la technologie et des relations humaines, tout cela conduit à la « libération du sens », selon le titre ésotérique d'un chapitre de La nouvelle économie française. Centralisation des communications et de l'énergie ainsi que d'une bonne partie de la santé et de l'éducation, multiples contrôles et rapports imposés à l'entreprise dite « privée » ou « autogérée », nationalisation de tout ce qui ressemble à un monopole, un monopsone ou un « réseau », « sélectivité » du crédit évidemment nationalisé, encadrement strict de douze « filières clés de développement » qui vont de l'information au matériel ferroviaire en passant par « l'industrie de l'habitat » (qu'est-ce à dire ?) : et voilà « la production réconciliée ». Rien n'y manque, pas même le « service public » obligatoire « d'un certain nombre de jours par an », que, dans des temps où le sens n'était point libéré, on appelait simplement des corvées. 

La « nouvelle politique économique » confirme le rôle d'un État omniprésent. Il y a un plan, des agences de ci et de ça, des réseaux contrôlés, des filières encadrées... Et, pince-sans-rire : « Cet ensemble d'institutions devra permettre de réduire considérablement le poids des administrations centrales... »Mais comment donc, avec un tel État, peut-on rêver que la « demande collective et individuelle (...) s'organise largement autour de l'autoconsommation (sic), de l'inutile, du jeu, de l'absence de sens, de l'affirmation généralisée de l'éphémère créatif et de l'indiscipline » ? Alors que, comme dans les pays où l'oisiveté est un crime, il y a « du travail dû par chacun à la collectivité »... 

Il charrie un peu, le camarade Attali. Des périodes marquées du sceau de l'Histoire s'organisent dans le plus grand sérieux autour des voitures qui s'autodéplacent, des cuisines qui s'auto-entretiennent (au fait, depuis quand ?) et des calculateurs de poche qui annoncent l'autosurveillance. Petites causes, grands effets. Ce qu'il s'en passe des choses en quelques années : transformation ici, mutation là, nouveau réseau par-ci, nouvelle société par-là, les lois de l'histoire sont devenues bien fécondes. Même la France n'est plus la France : « Presque aucune des valeurs aujourd'hui acceptées ne sera encore respectée dans la France de l'an 2000. » Et, tenez-vous bien, vingt ans après l'arrivée au pouvoir de la gauche, « émerge et se reproduit la société socialiste relationnelle » 1 Mais attention, « si un seul des éléments de la transformation ici évoqués n'est pas disponible et efficace à la date où il est nécessaire, l'ensemble bascule dans l'autosurveillance ». On sent bien que c'est la CIA qui prendra le blâme et les dissidents qui recevront les coups. 

Ne nous étonnons pas que le socialisme soit étatiste, lui qui doit tant au marxisme. Mais, objectera-t-on, le marxisme n'est-il pas plus libertaire qu'étatiste ? L'État, dit Lénine, n'est qu'un pouvoir spécial de répression destiné à mater une classe déterminée. Quand, la révolution accomplie, l'État sera devenu l'État prolétarien, qu'il représentera effectivement toute la société, le pouvoir spécial de répression qui le définit aura perdu sa raison d'être et l'État se rendra lui-même superflu. L'État prolétarien est transitoire, un « État en voie d'extinction, c'est-à-dire constitué de telle sorte qu'il commence immédiatement à s'éteindre et qu'il ne puisse pas ne point s'éteindre » [7]. Engels décrit remarquablement bien l'espoir marxiste : « La société (...) reléguera toute la machine de l'État là où sera dorénavant sa place : au musée des antiquités, à côté du rouet et de la hache de bronze [8]. » 

L'observation des sociétés contemporaines qui se réclament de la philosophie de Engels suggère au profane que le socialisme a plutôt pour effet de ramener l'économie justement là, à l'époque du rouet et de la hache de bronze, pour tenir compagnie à un État dont la disparition ne semble pas imminente. Sous l'État prolétarien transitoire, Lénine voyait « toute l'économie nationale organisée comme la poste ». Et quand il ajoute « sous le contrôle et la direction du prolétariat armé », on se rend compte que la hache de bronze ne sert pas seulement à distribuer le courrier. 

Évidemment, Lénine n'a jamais prétendu que l'État prolétarien transitoire serait un pique-nique. Pour la phase inférieure du socialisme, il parle d'une « discipline de fer », d'un châtiment prompt et rude imposé par les « ouvriers armés » à ceux qui se soustrairaient à « l'enregistrement et au contrôle » ; et il nous prévient que l'extinction « future » de l'État « constituera nécessairement un processus de longue durée ». Un marxiste libertaire soutiendrait que toute cette coercition se veut quand même dirigée vers l'objectif de la disparition de l'État. 

Mais le marxisme demeure irrémédiablement étatiste. Lénine, Engels et Marx n'ont jamais compris que, comme disait Proudhon, l'ordre est fille et non mère de la liberté ; ils ont posé la nécessité de l'autorité pour maintenir l'ordre. Il s'ensuit que, dans la théorie marxiste, la chose qui s'éteint (si l'on est prêt à attendre) n'est pas réellement l'État, mais seulement l'une de ses multiples formes possibles, l'État dit bourgeois. Car n'en déplaise à Lénine et Engels, l'État ne s'éteint pas quand le « gouvernement des personnes fait place à l'administration des choses et à la direction des opérations de production » par la « majorité du peuple ». En effet, l'administration des choses et le contrôle de la production constituent des conditions suffisantes au gouvernement des personnes. 

Qu'arrivera-t-il dans la société communiste dite sans État si un individu décide d'utiliser la production à des fins non approuvées par la collectivité, s'il décide de publier des livres dissidents par exemple ? La répression, répond naïvement Lénine, une répression maintenant dirigée contre des « excès individuels » (souligné par Lénine) et non contre des classes, viendra du « peuple armé (qui) se chargera lui-même de cette besogne ». L'État n'est pas disparu, il n'a fait que changer de propriétaire. 

Même l'homme marxiste tout à fait réformé n'échappe pas a l'étatisme. La majorité du peuple s'étendra alors à sa totalité, les minorités s'étant habituées à suivre la majorité à la queue leu leu, « sans violence et sans soumission », dit Lénine. Les « excès individuels » eux-mêmes disparaîtront, soufflant la bougie de l'État. Ce qui ne va pas là-dedans, c'est qu'en emportant avec lui l'indépendance individuelle et l'indocilité, l'État disparu aura emporté la liberté. Le pouvoir politique arraché à l'État bourgeois appartiendra maintenant à une masse réformée uniforme, uniformisatrice et toute-puissante. 

Malgré ses prétentions, le marxisme débouche donc infailliblement sur l'État. Il est foncièrement incompatible avec l'anarchie, ce qui explique, au fond, l'acharnement que met Lénine à pourfendre les anarchistes dans un pamphlet qui est censé démontrer la disparition de l'État. 

Quant à la social-démocratie, elle repose sur deux concepts qui ne sont en réalité que des slogans ambigus. Social n'est pas synonyme de bon, et démocratique n'est pas synonyme de juste. Vague et indécise, la social-démocratie offre un éventail idéologique dont l'un des extrêmes frôle sans doute un certain libéralisme, tandis que l'autre extrême touche au socialisme étatiste. Le problème est qu'entre ces deux extrêmes rien ne prouve qu'il existe des positions stables. 

 

L'autre chemin : l'anarchisme individualiste

 

Les idées et des pratiques contemporaines sont étatistes. Quand une intervention de l'État produit des effets pervers, ce qui arrive à peu près toujours, on se retourne suppliant vers l'État pour qu'il corrige par d'autres interventions les effets de ses interventions antérieures. De fil en aiguille, de problème en problème, de crise en crise, on aboutit à un État de plus en plus omniprésent et que personne ne semble vouloir mais qui s'impose d'une manière que l'on dirait inévitable. 

Le grand problème de notre époque est de sortir de l'étatisme. Si l'État a échoué pour résoudre les problèmes de notre temps, ne cherchons pas la solution dans l'agrandissement de l'État. 

L'anarchisme alors ? Le problème de l'anarchisme est que son alliance historique avec le socialisme l'a rendu incohérent et irréaliste : comment peut-on à la fois abolir l'État et imposer l'égalité et la collectivisation ? Ou bien les individus sont libres, ou bien ils ne le sont pas. L'anarchie ne peut pas interdire les actes capitalistes entre adultes consentants. 

Contrairement à ce que pensent la plupart des gens, il existe une autre tradition anarchiste, qui n'est pas socialiste mais qui est individualiste et libérale. Lancé aux XVIIIe et XIXe siècles par des théoriciens comme William Goodwin, Benjamin Tucker, Auberon Herbert, Lysander Spooner et quelques autres, l'anarchisme individualiste soutient que les intérêts égoïstes des hommes sont harmoniques dès lors qu'ils s'exercent dans la liberté ; et qu'il faut remplacer la coercition de l'État par l'extrême liberté contractuelle. 

Ceux que l'on appelle aujourd'hui les libertariens continuent la tradition de l'anarchisme individualiste. Inventé à Paris et propagé par Henri Lepage pour rendre l’Américain libertarian, le terme « libertarien » recouvre un vaste éventail philosophique qui va du libéralisme classique à l'anarcho-capitalisme. Voyons-y de plus près. 

Si on prend la droite comme le lieu des idées les plus conventionnelles et la gauche comme signifiant le moins conventionnel, on peut commodément représenter l'éventail idéologique libertarien avec le traditionnel axe droite-gauche. A l'extrême droite libertarienne, on rencontre d'abord la fameuse école de Chicago et son leader, Prix Nobel de science économique en 1976, Milton Friedman, tant décrié par ceux qui n'ont jamais osé lire son Capitalisme et liberté. Dans le voisinage immédiat de Friedman, d'autres courants contemporains se réclament de la science positive et associent le capitalisme et la liberté : l'école de Virginie avec les Prs Gordon Tullock et James Buchanan et leurs théories du Publie Choice ; les théories économico-historiques sur les droits de propriété développées par les Ronald Coase, Harold Demsetz, Armen Alchian ; « l'économie généralisée » de Gary Becker et compagnie... C'est principalement à ces économistes libéraux et positivistes que se rattachent ceux qu'on a appelés les « nouveaux économistes » français : Henri Lepage, Florin Aftalion, Georges Gallais-Hamonno, Pascal Salin, Jean-Jacques Rosa, André Fourçans, Maurice Roy, Jacques Garello et quelques autres. 

À peu près au même endroit sur l'éventail libertarien, on retrouve le libéralisme classique anglais tel que synthétisé et reformulé par Friedrich Hayek, Prix Nobel de science économique en 1974. Economiste, Hayek s'est de plus en plus intéressé aux aspects philosophiques, politiques et juridiques du libéralisme dans la tradition des Adam Smith, Adam Ferguson, David Hume, Alexis de Tocqueville... Si nous voulons quitter la route de la servitude (titre d'un intéressant petit livre qu'il publiait dans les années 40), argue Hayek, il nous faut revenir au constitutionnalisme libéral et à l'économie de marché. 

Sur notre axe, les disciples contemporains de l'école « autrichienne » d'économie se situent un peu plus à gauche. Née dans la Vienne du début du siècle avec l'enseignement des Ludwig von Mises, Carl Menger, Eugen Böhm-Bawerk et, plus tard, Hayek lui-même, l'école autrichienne propose une approche qui tend vers la conclusion que toute intervention économique de l'État est inefficace. Les autrichiens contemporains les plus radicaux soutiennent même que le marché pourrait offrir, et plus efficacement, tout ce que l'État fournit maintenant d'utile. 

C'est à peu près id que l'on retrouve les économistes laissez-fairistes français du XIXe siècle, parmi lesquels Jean-Baptiste Say, Frédéric Bastiat et Charles Dunoyer sont sans doute les mieux connus. Ces économistes n'étaient pas loin de penser que le seul État économiquement défendable est un État qui se confinerait dans le seul rôle où il soit vraiment irremplaçable : la protection publique. Le seul État utile serait l'État-veilleur de nuit. 

Peut-on ainsi passer du libéralisme à l'anarchie ? Ne sommes-nous pas tout près de l'anarchie ? Un juriste du XIXe siècle à l'esprit rousseauiste s'en prenait à « l'individualisme excessif de certains économistes, auxquels il ne resterait qu'un pas à faire pour se retrouver avec les anarchistes » [9]. Dans son fascinant Éloge de la société de consommation, Raymond Ruyer met plutôt au crédit du libéralisme d'être « l'anarchisme véritable, réalisable et réalisé, et non resté à l'état de déclaration sentimentale » [10]. Nous voilà au cœur du sujet : sur l'éventail politique libertarien, il existe une voie anarchiste en continuité avec le libéralisme. 

Un peu plus à gauche sur notre axe, après l'État-veilleur de nuit des économistes libéraux du XIXe siècle, voici l'État minimal de Robert Nozick. Dans son livre de 1974, Anarchy, State and Utopia, qui fit beaucoup de bruit dans les milieux universitaires de Cambridge au Massachusetts, à Cambridge en Angleterre, le jeune philosophe de Harvard proposait une théorie éthique des droits de propriété qui ne reconnaît d'État légitime que celui qui se limiterait à la protection policière. Nozick attirait l'attention sur l'existence d'une riche tradition intellectuelle à la fois libertaire et capitaliste. 

Il existe plusieurs courants parmi les libertariens partisans de l'État minimal. Si nous les plaçons plus à gauche que les économistes autrichiens et que la plupart des laissez-fairistes français, c'est en partie afin de bien marquer l'importance que prennent chez eux les arguments éthiques. Ils sont habituellement d'abord philosophes et condamnent Big Brother non pas seulement parce qu'il est inefficace, niais surtout parce qu'il viole les droits de l'homme. 

Les anarcho-capitalistes poussent les principes libertariens jusqu'au bout de leur logique : une société capitaliste sans État, l'abolition de l'État, l'anarchie capitaliste. Le premier anarcho-capitaliste fut un économiste et publiciste français, Gustave de Molinari, qui, dans un brillant article de 1849, se demanda pourquoi les avantages de la concurrence sur les monopoles gouvernementaux ne s'appliqueraient pas aussi à la protection publique, à ce qu'il appelait « l'industrie de la sécurité ». Il concluait de son analyse que les consommateurs devraient jouir de « la liberté de gouvernement », c'est-à-dire de la liberté d'acheter les services de protection (policière, judiciaire, militaire) qu'ils désirent auprès d'entreprises privées sur le marché. 

Mêmes conclusions chez Lysander Spooner, avocat et anarchiste américain du siècle dernier, qui allait encore plus loin. Le gouvernement, écrivait-il en 1870, n'est qu'une « bande de brigands et d'assassins » ; le gouvernement démocratique, « une bande clandestine de brigands et d'assassins » (a secret band of robbers and murderers). Les impôts ne sont qu'une extorsion de brigand, et pire encore puisque déguisée et continuelle. Les individus ont le droit de résister aux agents du gouvernement comme à n'importe quel brigand. 

Telles sont essentiellement les idées que reprend aujourd'hui le grand prêtre de l'anarcho-capitalisme, Murray Rothbard, professeur d'économie dans un collège de New York. Auteur prolifique, dans la cinquantaine, Rothbard a déjà publié une oeuvre volumineuse, qui va de son For a New Liberty, véritable manifeste de l'anarcho-capitalisme, jusqu'à de savantes oeuvres d'économie et d'histoire comme America's Great Depression, où il soutient que la crise des années 30 fut un produit de l'intervention grandissante de l'État. Plusieurs autres auteurs, comme par exemple l'économiste David Friedman, fils de Milton, confèrent à l'anarcho-capitalisme une importance intellectuelle qu'on ne peut plus négliger. 

Si l'étatisme est en faillite, si le collectivisme a échoué, n'est-ce pas dans l'anarchisme individualiste et dans l'anarcho-capitalisme qu'il faut rechercher des solutions nouvelles et originales aux problèmes de notre temps ? Peut-on trouver dans ce nouvel anarchisme une alternative à l'étatisme contemporain ? jusqu'où aller dans l'anarchie ? Ces questions constituent la trame du présent essai. 

Nous commencerons par mettre au jour le mythe de la liberté collective et des conceptions contemporaines de la société (chap. 1 et 2). Ensuite, nous étudierons chez les penseurs libéraux l'idée proudhonienne que c'est la liberté qui engendre l'ordre et non pas l'inverse (chap. 3). Nous pousserons ces principes jusque dans les théories économiques du laissez-faire (chap. 4). Nous nous interrogerons ensuite sur ce que sont véritablement les droits de l'homme et ce qu'ils impliquent pour les relations entre l'État et l'individu (chap. 5). Après avoir observé la faillite de l'État (chap. 6) et considéré les théories contemporaines de l'anarcho-capitalisme (chap. 7), nous conclurons sur l'idée d'un État minimal et d'un nouvel anarchisme.


[1] Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, p. 314. [Texte disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

[2] Marcel Gaucher, préface de Benjamin Constant, De la liberté chez les Modernes, pp. 71-81

[3] The Wall Street Journal, 29 novembre 1977.

[4] The Gazette (Montréal), 21, 22, 23, 25 et 26 juillet 1980, 2 et 4 août 1980.

[5] Jean-François Revel, La tentation totalitaire, p. 34.

[6] Voir Le Déclin du Droit et Le régime démocratique et le droit civil moderne.

[7] Lénine, l'État et la révolution.

[8] Cité par Lénine, ibid.

[9] Émile Beaussire, Les principes du droit, p. 97.

[10] Raymond Ruyer, Éloge de la société de consommation, p. 267.


Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le samedi 24 mars 2007 6:12
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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