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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Pierre Lemieux (1988), L’anarcho-capitalisme
Préface à l'édition électronique 2006


Pierre Lemieux (1988), L’anarcho-capitalisme. Paris: Les Presses Universitaires de France, 1988, 126 pp. Collection: Que sais-je?, no 2406. [Autorisation accordée par l'auteur le 18 novembre 2005.]
Préface à l'édition électronique 2006

Presque vingt ans ont passé depuis que j’ai écrit ce livre. Je le réécrirais aujourd’hui de manière différente. L’anarcho-capitalisme et les théories sous-jacentes ont fait l’objet de nombreuses recherches et d’une importante littérature autant philosophique qu’économique [1]. Du côté de l’économie, je n’avais pas mesuré l’importance des idées d’Anthony de Jasay, dont les premiers écrits sur l’anarcho-capitalisme [2] sont contemporains de mes propres écrits. Les travaux de Robert Axelrod et de Robert Sugden, auxquels j’ai introduit nombre de lecteurs français, ont été suivis d’une vaste littérature utilisant la théorie des jeux pour expliquer la coopération spontanée parmi des acteurs égoïstes.

Sous l’influence de de Jasay, mais également d’économistes néoclassiques [3] et de l’école du Public Choice [4], je suis devenu plus agnostique devant la construction théorique, à la Rothbard, de la société idéale de l’avenir. Même si je continue à croire que les fondements philosophiques de l’anarcho-capitalisme sont solides, j’insisterais maintenant davantage sur sa dimension économique. Plus économiste, j’utiliserais le présent ou le futur plutôt que le conditionnel. Au lieu de me laisser tenter par une éthique englobante comme celle de Rothbard ou de Rand, j’essaierais de ne faire intervenir qu’une éthique minimale, d’économiser sur l’éthique [5].

Bien que mon « Que sais-je ? » se voulait évidemment un exposé universitaire plutôt qu’un pamphlet politique, on peut se demander si l’anarcho-capitalisme est un idéal à poursuivre. Comme je l’ai expliqué dans un article récent [6], nous ne savons pas dans quelle mesure ni dans quelles conditions l’anarchie est possible dans une société moderne, ne serait-ce que parce que les États, qui infestent la planète entière, en rendent l’expérimentation extrêmement coûteuse. D’un point de vue théorique, Holcombe a bien défendu la thèse que l’État est inévitable et que, n’en déplaise à Rothbard, il n’est pas impensable que l’anarchie mène à un État pire que ceux sous lesquels nous vivons actuellement en Occident [7]. À l’encontre de ces doutes, notons que les États sont entre eux, sur la scène internationale, comme dans un état de nature [8]. Mais quelles conclusions peut-on en tirer quant à la possibilité d’anarchie parmi les individus ? De plus, il arrive souvent qu’un État gouverne ou essaie de gouverner la communauté des États : l’État britannique au 19e siècle, l’État américain aujourd’hui. Je demeure un anarchiste théorique, mais je crois que l’anarcho-capitalisme est plus un idéal à viser et une idée à expérimenter qu’un programme à la Rothbard.

Dans le court laps de temps qui sépare l’édition papier de l’édition électronique de L’anarcho-capitalisme, la progression de la tyrannie a été foudroyante. L’effondrement du bloc soviétique s’est accompagné de la soviétisation douce des États qui l’avaient combattu et qui ont inventé la tyrannie à visage humain. Amélioration, certes, pour les anciens esclaves du communisme, mais détérioration pour nous. Même en Amérique, les gens se sont habitués à être fichés et à porter le passeport intérieur que constituent les papiers d’identité officiels. Les techniques d’identité biométriques et les bracelets de surveillance (le cas emblématique étant celui de Martha Stewart à sa sortie de prison) ont fait leur apparition. Partout dans le monde, et peut-être davantage en Amérique, les gens se sont habitués à être fouillés. Les prisons sont remplies de gens qui ont commis des crimes qui s’appelaient des libertés il y a à peine quelques décennies.

L’État monstrueux que l’on connaît maintenant n’est pas un produit du 9 septembre 2001 : c’est parce qu’ils avaient déjà des pouvoirs inouïs que « nos » États ont pu se servir de la « guerre à la terreur » pour écraser davantage nos libertés. Contrôle des marchés financiers au nom de la répression des transactions d’initiés, contrôle des entreprises pour motifs d’« éthique » ou de « gouvernance », lutte à la drogue puis au tabac, contrôle des transactions monétaires pour contrer le « blanchiment d’argent », généré lui-même en bonne partie par des crimes fabriqués par l’État, renforcement des contrôles des armes à feu aux mains de quiconque n’est pas un agent de l’autorité, limitations de la liberté d’expression au nom du prétexte du jour, pouvoirs accrus de la police – toutes ces mesures avaient commencé bien avant 9/11, et l’État n’a fait qu’ajouter « terrorisme » aux raisons antérieures pour contrôler ses sujets.

Les grands prêtres de la religion environnementale continuent de s’improviser porte-parole des générations futures, dont ils présument qu’elles seront satisfaites d’un monde vert d’esclaves heureux. De plus en plus ouvertement, l’État favorise ses clientèles électorales les plus fidèles et déclare la guerre aux styles de vie qui le menacent, qu’il s’agisse des fumeurs, des chasseurs, des propriétaires d’armes, des entrepreneurs et financiers innovateurs – bref, de ceux qui n’aiment pas se soumettre.

Sans doute le totalitarisme islamiste est-il menaçant, car il nous ferait passer de Charybde en Scylla, d’une tyrannie douce à une tyrannie dure. L’État, « notre » État, répond à la menace totalitaire en devenant lui-même plus totalitaire. Pour paraphraser Auberon Herbert, dans son article « The Ethics of Dynamite » [9], les tyrans islamistes ne sont que le nec plus ultra de l’État.

À l’aube du 21e siècle, l’important n’est-il pas de comprendre comment le Léviathan avance et comment l’enchaîner, plutôt que de théoriser sur l’idéal d’une liberté totale ?

Et pourtant, il est difficile d’imaginer l’avenir de l’humanité sous le joug de cette institution fruste et dangereuse qu’est l’État. Des troupeaux d’hommes sont forcés, officiellement pour leur propre bien, de payer des impôts qui servent essentiellement à favoriser certains d’entre eux et à enrégimenter et contrôler tout le monde. À la manière dont les choses progressent, l’argument de Rothbard selon lequel nous n’avons rien à perdre à essayer l’anarchie risque fort de devenir incontournable.

Et pourtant, si nous ignorons les idées philosophiques et économiques qui soutiennent l’anarcho-capitalisme, nous serons incapables de transmettre aux nouvelles générations les idées nécessaires pour critiquer et combattre l’État. J’espère que ce petit livre, écrit dans la grande noirceur du 20e siècle, servira de témoignage et, pour certains, de point de départ pour une périlleuse mais fascinante réflexion.

Pierre Lemieux
Professeur associé
Université du Québec en Outaouais
le 18 novembre 2005

 

[PL / Préface Anarcho-capitalisme v4.doc — 13 février 2006 à 05:56— Ce texte compte 5664 signes, ou 1031 mots.]



[1]      Voir, par exemple, John T. Sanders et Jan Narveson, For and Against the State, Rowan and Littlefield, 1996; et la recension que j’y ai consacrée sous le titre « Sommes-nous moralement tenus d’obéir aux lois ? », Figaro-Économie, 12 septembre 1996. (Les articles que j’ai publiés après 1995 sont généralement disponibles à www.pierrelemieux.org.) Le petit livre de Jasmin Guénette, La Production privée de la sécurité (Montréal, Varia, 2005) fait état de plusieurs recherches récentes. Il faut lire le débat entre Randall Holcombe et, d’autre part, Peter Leeson et Edeard Stringham dans les numéros de l’hiver 2004 et du printemps 2005 de The Independent Review, disponible à www.independent.org/publications/tir/.

[2]      Anthony de Jasay, The State (première edition: 1985), Indianapolis, Liberty Fund, 1998.

[3]      Voir notamment les ouvrages de David Friedman ; le dernier est Law’s Order. What Economics Has to Do with Law and Why It Matters, Princeton, Princeton University Press, 2000.

[4]      Voir Pierre Lemieux, « The Public Choice Revolution », Regulation, vol. 27, no 3 (automne 2004), p. 24-29, disponible à http://www.cato.org/pubs/regulation/regv27n3/v27n3-2.pdf.

[5]      Anthony de Jasay, « Before Resorting to Politics », in Against Politics : On Government, Anarchy, and Order, London et New York, Rougledge, 1997, p. 143-191.

[6]      Pierre Lemieux, « Explaining the State », Laissez Faire Electronic Times, 10 juin 2002, reproduit à www.pierrelemieux.org/artstate.html.

[7]      Randall G. Holcombe, « Government : Unnecessary but Inevitable », The Independent Review, vol. 8, no 3 (hiver 2004), p. 325-342.

[8]      Voir Peter T. Leeson et Edward P. Stringham, « Is Government Inevitable ? Comment on Holcombe’s Analysis », The Independent Review, vol. 9, no 4 (printemps 2005), p. 543-549.

[9]      Parlant des anarchistes de son époque qui protestaient à la dynamite, Herbert écrivait: « Dynamite is [...] a purer essence of government, more concentrated and intensified, than has ever been employed. It is government in a nutshell, government stripped, as some of us aver, of all its dearly beloved fictions, ballot boxes, political parties, House of Commons oratory, and all the rest of it. How, indeed, is it possible to govern more effectively, or in more abbreviated form, than to say: “Do this – or don’t do this – unless you desire that a pound of dynamite should be placed tomorrow in your groundfloor study.” It is the perfection, the ne plus ultra, of government. » Cet article de 1894 est reproduit dans Auberon Herbert, The Right and Wrong of the State, and Other Essays, Indianapolis, Liberty Fund, 1978, p. 191-226.


Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mercredi 28 mars 2007 16:53
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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