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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Pierre Lemieux (1988), L’anarcho-capitalisme
Introduction


Pierre Lemieux (1988), L’anarcho-capitalisme. Paris: Les Presses Universitaires de France, 1988, 126 pp. Collection: Que sais-je?, no 2406. [Autorisation accordée par l'auteur le 18 novembre 2005.]

Introduction

Définition. Au sens propre du terme, l’anarcho-capitalisme est la doctrine selon laquelle une société capitaliste sans État est économiquement efficace et moralement désirable.

L’anarcho-capitalisme se distingue des doctrines pro-capitalistes orthodoxes en ce qu’il étend l’anarchie constitutive de l’économie capitaliste à tous les domaines: même quand il s’agit d’offrir les services de sécurité publique (police, tribunaux, défense nationale), l’État devrait céder sa place à des entreprises ou des associations libres, privées et concurrentielles. L’anarcho-capitalisme se distingue de l’anarchisme traditionnel de deux manières: d’abord, loin de nier la propriété privée, il se fonde sur elle pour réconcilier les multiples actions individuelles; ensuite, après avoir posé l’égalité formelle de tous les individus en droit, l’anarcho-capitalisme admet les inégalités matérielles que produit ou cautionne la liberté totale. L’anarcho-capitalisme se présente ainsi comme la limite et le mariage des deux doctrines: la liberté de l’anarchisme s’étend à l’économie, et la liberté capitaliste envahit le social et les conditions de base de la vie en société.

Les précurseurs. Conjonction de l’anarchisme et du capitalisme, l’anarcho-capitalisme a trouvé ses premiers précurseurs chez les économistes libéraux classiques d’une part et chez les anarchistes individualistes d’autre part.

Les économistes libéraux classiques découvrirent et expliquèrent le fait essentiel que la liberté engendre l’ordre. Déjà, dans sa Fable des abeilles publiée en 1714, le médecin londonien Bernard de Mandeville (1670-1733) avait soutenu que les vices privés sont des bienfaits publics. Adam Smith (1723-1790) reprendra cette idée dans sa célèbre Richesse des nations (1776): en cherchant son intérêt individuel, l’individu est amené pas une main invisible à travailler pour l’intérêt de la société. Au moment où Adam Smith exposait ses théories empiristes en Angleterre, florissait en France l’école rationaliste des physiocrates, à laquelle se rattachent notamment François Quesnay (1694-1774), Pierre Dupont de Nemours (1739-1817), Pierre Mercier de la Rivière (1720-1793), Robert Jacques Turgot (1727-1781). Les physiocrates veulent substituer l’empire de la nature, de la raison et du droit naturel à l’autorité arbitraire du souverain. La liberté s’identifie à la maxime « laissez faire, laissez passer » qu’ils reprennent [1] pour réclamer la liberté de l’industrie et du commerce. L’intérêt personnel gouvernant, « Le monde va alors de lui-même », écrit Mercier de la Rivière. Les économistes libéraux français du XIXe siècle comme Jean-Baptiste Say (1767-1832), Charles Dunoyer (1786-1863) ou Frédéric Bastiat (1801-1850) occupent une place de choix dans la tradition libérale, ne serait-ce que pour avoir amené le courant économique si près de l’anarcho-capitalisme.

Parmi les précurseurs , un deuxième grand courant de pensée converge (avec les économistes libéraux) vers l’anarcho-capitalisme: il s’agit de l’anarchisme individualiste, représenté par les Anglais William Godwin (1756-1836) et Herbert Read (1893-1968), l’Allemand Max Stirner (1806-1856), le Français Pierre-Joseph Proudhon (1809-1864), les Américains Ralph Waldo Emerson (1803-1882), Henry David Thoreau (1817-1862), Josiah Warren (1798-1874), Lysander Spooner (1808-1887), et Benjamin Tucker (1854-1939). Celui-ci écrivait: « Les anarchistes sont simplement des démocrates jeffersoniens impavides. Ils croient que “le meilleur gouvernement est celui qui gouverne le moins” et que le gouvernement qui gouverne le moins n’existe pas. »

Le premier anarcho-capitaliste: Gustave de Molinari.  

Le mariage des deux courants fut consommé par Gustave de Molinari (1819-1912), économiste français d’origine belge, qui fut le premier anarcho-capitaliste au sens contemporain. Gustave de Molinari croyait à une loi naturelle qui définit un droit individuel équivalent à la « souveraineté individuelle ». Dans une approche tout à fait lockéenne, il écrivait:

« La souveraineté réside dans la propriété de l’individu sur sa personne et sur ses biens et dans la liberté d’en disposer, impliquant le droit de garantir lui-même sa propriété et sa liberté ou de les faire garantir par autrui… Si un individu ou une collection d’individus use de sa souveraineté pour fonder un établissement destiné à pourvoir à la satisfaction d’un besoin quelconque, il a le droit de l’exploiter et de le diriger suivant les impulsions de son intérêt, comme aussi de fixer à son gré le prix de ses produits et de ses services. C’est le droit souverain du producteur. Mais ce droit est limité naturellement par celui des autres individus non moins souverains, considérés en leur double qualité de producteurs et de consommateurs. »

À cette théorie du droit, Molinari ajoute les conclusions des économistes libéraux classiques, qu’il pousse à la limite de leur logique. Tout ce qui est demandé peut être produit sur le marché. Dans Les soirées de la rue Saint-Lazarre , qui se présente comme un dialogue socratique entre un socialiste, un conservateur et un économiste c’est-à-dire un libéral, Molinari explique que, la propriété étant le fondement des « lois naturelles, immuables et absolues » qui gouvernent la société, la liberté du travail et la liberté contractuelle favorisent l’intérêt de tous, le libre-échange est efficace, « l’intervention du gouvernement dans la production est toujours nécessairement nuisible », même dans la production de la monnaie. Le domaine public et les routes pourraient être avantageusement privatisés: des entrepreneurs formeraient des compagnies immobilières pour construire des villes, des routes et les autres biens publics que les individus recherchent, et demanderaient un loyer aux clients qui s’y établiraient.

La justice et l’efficacité du marché valent aussi pour la protection ou sécurité publique. Se présentant comme un « économiste radical », Molinari exposa d’abord cette thèse anarcho-capitaliste dans deux oeuvres parues en 1849, son ouvrage Les soirées de la rue Saint-Lazarre et son célèbre article « De la production de la sécurité » publié dans le Journal des Économistes: « Ou le communisme vaut mieux que la liberté, et, dans ce cas, il faut organiser toutes les industries en commun, dans l’État ou dans la commune. Ou la liberté est préférable au communisme, et, dans ce cas, il faut rendre libres toutes les industries encore organisées en commun, aussi bien la justice et la police que l’enseignement, les cultes, les transports, la fabrication des tabacs, etc… ».

Reconnaître au gouvernement un monopole de la production de la sécurité est incompatible avec le principe général des avantages de la libre concurrence. Le monopole étatique de la sécurité débouche souvent sur le communisme et toujours sur la terreur et la guerre. Il faut lutter pour « la liberté de gouvernement » en laissant le marché organiser et fournir la sécurité.

Contrairement à la société, un « fait purement naturel » répondant aux besoins des hommes et à leur instinct de sociabilité, le gouvernement est une institution « artificielle », dont l’objet est de « garantir à chacun la possession paisible de sa personne et de ses biens », de pourvoir au besoin de sécurité qu’engendrent la violence et la ruse de certains individus. Le gouvernement est donc nécessaire mais le principe économique des avantages de la libre concurrence s’y applique: le gouvernement même doit être concurrentiel, « la production de la sécurité doit, comme toute autre, être soumise à la loi de libre concurrence ».

« Un seul gouvernement, explique-t-il, n’est pas plus nécessaire pour constituer l’unité d’un peuple, qu’une seule banque, un seul établissement d’éducation, un seul culte, un seul magasin d’épiceries, etc. »

Les seuls autres principes qui puissent gouverner « l’in­dustrie de la sécurité », et qui la gouvernent de nos jours, sont « ceux du monopole et du communisme ». Aucune raison ne justifie de faire du gouvernement, de l’industrie de la sécurité, une exception au principe que la libre concurrence est préférable au monopole et au communisme.

Les gouvernements, dit Molinari, ne savent pas mieux gouverner que les gens eux-mêmes. Il conçoit une société où, comme tous les autes biens et services, la sécurité serait librement échangée sur le marché. Pour prévenir ou réprimer les agressions contre lui, un individu achèterait des services de sécurité auprès du producteur ou assureur de son choix. « Chacun s’abonnerait à la compagnie qui lui inspirerait le plus de confiance et dont les conditions lui sembleraient les plus favorables », écrivait-il aussi dans Les soirées de la rue Saint-Lazarre. Un individu pourrait évidemment choisir de se protéger lui-même, mais les avantages de la division du travail joueraient là comme ailleurs. Les consommateurs jetteraient leur dévolu sur des fournisseurs offrant des conditions économiques intéressantes et aussi des « garanties morales » de justice. Chacun accepterait de se soumettre à sa compagnie de sécurité au cas où il se rendrait lui-même coupable de « sévices contre les personnes ou les propriétés », et tous accepteraient « certaines gênes » pour faciliter le travail de la justice.

Molinari croyait que des monopoles territoriaux apparaîtraient naturellement dans le marché de la sécurité. Mais ils ne mettraient en péril ni la justice ni l’efficacité puisque chaque producteur voudrait conserver la loyauté de sa clientèle devant les concurrents en puissance, qui n’attendraient qu’un signal d’insatisfaction des clients pour pénétrer dans le marché: « En cas d’une augmentation abusive du prix de la sécurité, [les consommateurs] auront, en effet, toujours la faculté de donner leur clientèle à un nouvel entrepreneur, ou à l’entrepreneur voisin. »

Si, comme l’écrit Molinari, « la production de la sécurité doit, dans l’intérêt des consommateurs de cette denrée immatérielle, demeurer soumise à la loi de la libre concurrence », il résulte qu’« aucun gouvernement ne devrait avoir la droit d’empêcher un autre gouvernement de s’établir concurremment avec lui, ou d’obliger les consommateurs de sécurité de s’adresser exclusivement à lui pour cette denrée ». La concurrence entre les monopoles régionaux de facto détenus par diverses compagnies de sécurité dont aucune ne détiendrait de monopole de jure produirait la liberté de gouvernement.

La guerre et l’oppression disparaîtront avec l’organisation monopolistique qui les maintient: « De même que la guerre est la conséquence naturelle du monopole, la paix est la conséquence naturelle de la liberté. » L’autorité que les consommateurs délèguent à leurs producteurs de sécurité sera une « autorité acceptée et respectée au nom de l’utilité et non l’autorité imposée par la terreur ». « Nous sommes bien convaincus […], écrivait Molinari en conclusion de son article de 1849, que des associations s’établiront un jour pour réclamer la liberté de gouvernement , comme il s’en est établi pour réclamer la liberté de commerce ».

Les libertariens d’aujourd’hui perpétuent cette union entre l’anarchisme et le capitalisme, quoique l’éventail des idées libertariennes embrasse un vaste courant dont l’anarcho-capitalisme n’est que la fine pointe.


[1] Selon Albert Schatz, cette maxime remonte au « laissez-nous faire » servi par l'industriel Legendre à Colbert qui lui demandait ce que le roi pourrait faire pour le commerce, ou peut-être au « laissez faire, morbleu! » de d'Argenson, apôtre du libre-échange.


Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le jeudi 22 mars 2007 7:09
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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