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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Denise Lemieux, “Le travail de la femme mariée en dehors du foyer”. Un article publié dans la revue Les Cahiers de droit, vol. 7, no 2, 1965-1966, pp. 337-342. Numéro intitulé: “Recherche interdisciplinaire: la famille”. Québec: revue des étudiants de droit de l'Université Laval.

[337]

Denise Lemieux

M.A., Sc.S. assistante do recherche, Sociologie, Université Laval

Le travail de la femme mariée
en dehors du foyer


Un article publié dans la revue Les Cahiers de droit, vol. 7, no 2, 1965-1966, pp. 337-342. Numéro intitulé: “Recherche interdisciplinaire: la famille”. Québec: revue des étudiants de droit de l'Université Laval.


Parler du travail féminin dans une revue ayant pour thème la famille n'est pas une vaine digression ; en effet, pour un assez grand nombre de familles, le travail de la mère devient une réalité quotidienne, tandis que pour beaucoup de travailleuses célibataires, la perspective de fonder un foyer joue un rôle déterminant sur le choix d'un travail et l'intérêt plus ou moins grand qu'elles y portent. Au Québec, 27.9% de la population féminine de quinze ans et plus travaillent, soit 478,694 femmes [1]. Quelle est la proportion d'entre elles qui sont mariées, donc qui font double tâche ; et en l'absence de toute aide de la part de la société, comment se débrouillent-elles ?

De tels chiffres peuvent nous sembler muets, et ne font pas le poids avec les idéologies anciennes et nouvelles lorsqu'il s'agit de préconiser tel ou tel type de législation sociale concernant le travail des femmes, la famille ou la maternité. Par ailleurs, le travail féminin est une réalité particulièrement complexe et ne peut être étudié qu'en relation avec toutes les composantes de la vie individuelle et familiale. La nécessité d'une étude de ce genre devient de plus en plus manifeste et des interventions se multiplient dans les mass-media, réclamant une enquête qui prélude à une législation réaliste et humaine. Notre article se propose uniquement, en l'absence d'études auxquelles nous pourrions nous référer, concernant le Québec, de poser quelques-unes des questions qui surgissent à la lecture de certaines données du recensement fédéral de 1961. Nous verrons également, à partir d'études faites en d'autres pays, comment les tâches familiales (soins des enfants et tâches ménagères) posent des limites aux possibilités de travail à l'extérieur, en ce qui concerne les mères de jeunes enfants.

[338]

Revenons aux chiffres du début. Ils doivent être répartis différemment pour devenir plus loquaces. En effet, la subdivision de la population féminine selon l'état civil donne les pourcentages suivants de travailleuses. Alors que dans la population totale, on a 32.9% de célibataires et 67.1% de femmes mariées, la main-d'œuvre féminine comprend 62.8% de célibataires, 31.7% de femmes mariées et 5.4% de veuves et divorcées.

La mesure qui nous donne l'image la plus claire du travail des femmes est le taux d'activité qui exprime l'importance de la population active féminine sur la population féminine totale. [2] Ce taux, nous l'avons dit, s'élève à 27.9% mais change considérablement si on le calcule selon l'état civil. Le taux d'activité de la population féminine de la province de Québec est de 14.4% et celui des célibataires est de 57.9%.

Si l'on examine les taux d'activité par groupes d'âge, cette fois, on remarque une diminution des taux d'activité après l'âge de 24 ans, baisse due au mariage et à la naissance des enfants. Il y a un très minime accroissement, pour la période de 40-55 ans, puis une nouvelle diminution pour le groupe d'âge de 55 ans et plus.

Taux d'activité selon le groupe d'âge
pour la population féminine, Québec

Ages

Taux d'activité

15-24

43.19

25-39

26.03

40-55

26.13

55 et plus

13.93


D'après ces données, le retour sur le marché du travail ne semble pas très fréquent. Les données françaises plus détaillées (les classes d'âge étant plus petites permettent de déceler des changements de façon plus précise) indiquent pour le travail féminin une courbe de taux d'activité ayant deux sommets : l'un, vers 20-24 ans, est le plus élevé des deux maxima, et l'autre, vers 45-49 ans, alors que culminent les retours sur le marché du travail. Dans le modèle français, la discontinuité de la courbe trahit le conflit entre deux tâches à jumeler ou deux rôles à assumer [339] par la même personne ainsi que l'arrêt temporaire du travail pour beaucoup de personnes. [3]

Tandis que la courbe que l'on pourrait imaginer, à partir des données sur le Québec, indiquerait à la fois le même conflit et la substitution progressive et en général définitive d'une tâche à l'autre, d'un rôle à l'autre. Une étude plus complète des données statistiques pourrait apporter quelques précisions là-dessus, mais seule une enquête approfondie apporterait une explication valable. Soulignons cependant qu'en France, les courbes d'activité des années antérieures (1906) semblent indiquer une situation identique (diminution progressive des taux d'activité par groupes d'âge). [4]

Par ailleurs, un second phénomène pourrait être mis en parallèle avec le premier, concernant la main-d'œuvre féminine du Québec. Dans une étude du ministère du Travail du Canada, on fait l'observation suivante : "Il est à remarquer que dans les provinces où une proportion élevée de l'ensemble des femmes travaillent, la proportion dès femmes mariées en emploi est également susceptible d'être élevée. Il n'y a pas de doute que la disponibilité d'emploi joue ici un rôle important. Le Québec est l'exception frappante à cette règle générale. C'est une province hautement industrialisée et une proportion de femmes plus élevée que pour l'ensemble du Canada y travaillent ; cependant, la proportion de femmes mariées en emploi hors du foyer est bien au-dessous de la Moyenne nationale. Ce fait résulte des traditions sociales et culturelles de la province". M. Guy Rocher [5], citant ce passage, fait l'hypothèse que la société canadienne-française, privilégie l'image de la femme au foyer et que les valeurs attachées à ce rôle suffisent à annuler ici les aspirations, économiques ou autres qui incitent les femmes mariées à travailler, en plus grande proportion dans les autres provinces. Mais cet auteur rappelle que seule une étude Plus détaillée, d'ordre qualitatif, pourrait éclairer son hypothèse.

On pourrait supposer que la population de femmes pour qui la diminution des charges familiales rendrait possible un retour au travail n'a pas la formation requise pour le faire. Cette hypothèse semble également plausible si l'on observe que le taux d'activité croît en même temps que le niveau de scolarité.

[340]

Taux d'activité, selon le niveau de scolarité

Niveau de scolarité

Taux d'activité

élémentaire

35.11%

secondaire 1, 2, 3

34.44%

secondaire 4, 6

46.19%

partie d'université

58.20%

université

57.16%


Une enquête sur le travail féminin devrait être capable de faire la part des obstacles d'ordre culturel ou d'ordre économique dans ces traits particuliers de la main-d'œuvre québécoise. Si les générations concernées n'ont pas les qualifications requises pour reprendre un travail assez intéressant au point de vue salaire et conditions de travail, il faudrait voir dans ces caractéristiques une forme de chômage technologique déguisé, susceptible d'être modifié par un accroissement de la scolarité ou par un système d'éducation permanente.

S'il existe des facteurs économiques, sociaux et culturels qui viennent orienter dans un sens ou dans l'autre les décisions concernant le travail de la femme mariée, certaines études faites à l'étranger permettent de faire ressortir la difficulté et, dans beaucoup de cas, l'impossibilité pour les femmes mariées de poursuivre leur travail à l'extérieur pendant qu'elles ont des enfants en bas âge. Ces difficultés sont atténuées lorsqu'il existe une forme quelconque d'aide aux mères qui travaillent. Les différents systèmes (maisons maternelles, crèches, garderies) [6] ne présentent pas tous les mêmes avantages et inconvénients pour l'enfant et pour la mère. Il faudrait s'enquérir des solutions auxquelles recourent les mères obligées de travailler et voir si des institutions nouvelles ne seraient pas plus adéquates.

La difficulté de conserver un travail à plein temps, lorsqu'une femme a des enfants en bas âge, apparaît nettement lorsque l'on consulte quelques études : "Que nous disent les chiffres ? Que les travailleuses mariées se répartissent très inégalement dans leur propre groupe et que cette répartition est éloquente sur la gravité du conflit : 42% de celles qui ont un enfant travaillent, mais avec deux enfants, nous n'en trouvons que 30% ; avec trois, nous tombons à 20.9%. La chute est plus encore dans la sous-catégorie des mères veuves et divorcées, pour [341] qui un salaire est pourtant une nécessité absolue ; avec un enfant, on en compte 72% ; avec deux et trois, leur proportion retombe à 59% et 45%. Les difficultés matérielles ne peuvent s'exprimer plus clairement que par cette sécheresse impartiale et mathématique des chiffres : une certaine charge familiale rend le travail presque impossible". [7]

Ces chiffres sont évidemment valables pour la France uniquement ; mais si nous consultons des données concernant la main-d'œuvre canadienne, on observe la même diminution des taux d'activité si l'on considère ces taux en regard de la présence d'enfants de moins de 16 ans dans les familles. Et ceci est valable pour toutes les classes d'âge. [8]

Des études de budget-temps [9] sont également révélatrices quant aux limites qui se posent aux mères qui travaillent. Ces mesures, tout en étant sujettes à des variations selon les pays, permettent d'établir les limites au-delà desquelles il devient impossible de réduite les heures de travail. De telles données laissent deviner à quelles tensions sont soumises les femmes que des nécessités économiques obligent à travailler, Qu'elles soient peu nombreuses en termes de pourcentage ne doit pas nous rassurer ; si l'on peut supposer qu'un certain nombre d'entre elles ont pu, par leur salaire ou par l'aide d'un parent, éliminer une partie de leur tâche familiale, dans d'autres cas les difficultés sont cumulatives.

Enfin, considérant les conclusions des psychologues, qui insistent sur la nécessité de la présence maternelle ou de son substitut affectif, pendant la première enfance, on est conduit à penser que le problème ne se réduit pas à un calcul d'heures de travail. Le Dr Favez-Boutonnier parle d'une disponibilité plutôt que d'une présence nécessaire. Mais Ménie Grégoire souligne la difficulté de cette disponibilité pour les travailleuses qui n'ont ni mère ni aide familiale. [10]

Nous avons jusqu'à présent évoqué presque uniquement des études statistiques ou des chiffres pour souligner certaines difficultés du travail des femmes mariées. Ces chiffres suffisent à poser des questions et c'est le but que nous nous étions proposé. Nous avons examiné quels facteurs ou quels aspects de la situation d'une femme jouent sur le travail ou les taux d'activité. Il faudrait maintenant présenter le travail comme l'un des facteurs de transformations de la famille. En l'absence d'études sociologiques, faites dans différentes classes de la société québécoise, il [342] nous semble difficile d'imaginer l'orientation de ces transformations. Les modèles de famille où la mère travaille seraient sans doute multiples. D'autres articles de cette revue posent sans doute des jalons pour l'élaboration d'hypothèses à ce sujet. C'est à ce niveau qu'apparaîtrait avec le plus d'évidence l'urgence d'une amélioration du système de sécurité sociale. Escamoter cette phase d'une enquête pour préconiser des mesures susceptibles d'avoir un effet direct sur la main-d'oeuvre féminine (effet de diminution ou d'augmentation) nous conduirait peut-être à ajouter aux contraintes sociales ou économiques d'une situation qui en comporte déjà suffisamment.

Ayant montré les difficultés que pose temporairement un travail à l'extérieur pour les femmes mariées qui ont de jeunes enfants, nous n'en concluons pas qu'il serait préférable qu'elles ne travaillent pas. Ce serait nier une situation : il existe des mères qui travaillent. Il faudrait donc faire l'inventaire des besoins tant au point de vue des institutions susceptibles d'aider celles qui choisissent de travailler qu'en ce qui concerne un système de sécurité sociale pour celles qui choisissent de ne pas travailler.

Par ailleurs, il nous paraît très important d'insister sur le caractère habituellement temporaire des difficultés évoquées. En effet, l'allongement de l'espérance de vie et la diminution de la natalité sont deux changements démographiques importants qui font que la maternité occupe une période de la vie proportionnellement plus restreinte qu'auparavant. [11] Les tâches familiales diminuant, les femmes se voient en possession d'un temps libre qui permettrait un retour au travail, soit à temps partiel, soit à temps complet. Un arrêt de travail de dix ou quinze ans nécessite toutefois une réadaptation qui devient difficile sinon impossible si la société n'en prévoit pas les cadres. Ici encore, il s'agirait d'établir quels sont les besoins afin d'y adapter un système d'éducation permanente. Cette formule pourrait non seulement permettre aux femmes de continuer et, dans certains cas, d'acquérir une formation professionnelle pendant que leurs enfants sont jeunes, mais elle devrait les conduire progressivement à une participation sociale accrue en les initiant aux questions syndicales, sociales et politiques et en les dirigeant vers des loisirs créateurs.

Sans une politique d'ensemble qui tente de rendre possibles des choix multiples, les femmes seront toujours vis-à-vis d'un dilemme qui leur fait sacrifier l'un ou l'autre des univers dans lesquels toute personne a droit de rechercher des sources d'épanouissement complémentaires.



[1] Chiffres tirés du recensement fédéral de 1961.

[2] Françoise Guélaud-Léridon, Le travail des femmes en France, Travaux et Documents, Cahier 42, Paris, P.U.F., 1964, 13.

[3] F.Guélaud-Léridon, op. cit. 14-19.

[4] F. Guélaud-Léridon, op. cit. 14-19.

[5] Guy Rocher, "Les modèles et le statut de la femme canadienne-française, dans Images de la femme dans la société, Les Éditions Ouvrières, Paris, 1964, pp. 194-204. [Texte disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

[6] Marie-Louise Tournier, "L'aide aux mères qui travaillent", dans Esprit, mai 1961, pp. 841-861.

[7] Ménie Grégoire, "Mythes et Réalités", dans Esprit, mai 1961, 742.

[8] Women at work, Department of Labour, Ottawa, 1964, 22.

[9] Jean Stoetzel, "Une étude du budget-temps de la femme dans les agglomérations urbaines", dans Population, Paris, 1948, ne 1.

[10] Ménie Grégoire, op. cit., 753-754.

[11] Myrdal et Klein, Women's Two Roles, London, 1956, 21.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le samedi 1 novembre 2014 16:29
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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