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Questions de culture, no 13
“Couples et parents des années quatre-vingt.”
PREMIÈRE PARTIE
8
“Quelques enfants, des chats,
des chiens, une tourterelle...
Les nouvelles familles
au coin de l’imaginaire.”
par
Denise LEMIEUX
Si l'on en croit les chiffres les plus récents, les nouvelles familles, tout en constituant le mode le plus courant de résidence, se distingueraient des anciennes par leur taille réduite. En 1981, les couples avec un ou deux enfants, quelquefois trois, représentaient 58,3% des ménages québécois alors que 32% étaient formés de couples sans enfants. Certes, ces couples sans enfants comprennent, outre ceux qui resteront sans enfants, les parents qui ont vu partir leur progéniture et ceux des jeunes couples qui n'ont pas encore amorcé la création d'une descendance projetée.
Ces données semblent cependant révéler une certaine uniformité des modèles familiaux, que renforcent encore, dans notre perception, les modalités de la cueillette des données de recensement : on y assimile à une même catégorie unions libres et mariages, familles conjugales et familles reconstituées. Façon commode de reconnaître les changements culturels dans les formes de mise en ménage et la constitution des unions, cette comptabilité des phénomènes de population nivelle en quelque sorte des comportements, qui semblent pourtant, sous nos yeux, se livrer à d'infinies explorations. La famille alternative serait-elle devenue par le jeu des définitions [114] et des catégories statistiques la famille de nos arrières-grand-mères ?
L'excellente monographie de Louis Duchesne sur Les ménages et les familles au Québec [1] s'inspirant des travaux similaires de Sylvia T. Wargon pour le Canada, demeurera un outil de référence précieux pour ceux et celles qui s'intéressent aux phénomènes familiaux. Notant que le principal changement de structure des familles depuis trente ans est l'importance accrue des couples sans enfants, l'auteur s'attarde aussi à la multiplication des ménages d'individus seuls, à l'allongement de l'espérance de vie, à la baisse de la fécondité bien en deçà du seuil de remplacement de la population et à la baisse significative des jeunes dans l'ensemble de la population. Si la proportion de familles monoparentales demeure autour de 10% entre 1951 et 1981, ce qui est modifié, c'est leur création par divorce et séparation plutôt que par veuvage, ainsi qu'une augmentation récente des mères célibataires.
Si les données de recensement par leur caractère synchronique sont toujours difficiles à interpréter, masquant les étapes de la vie familiale et les passages des individus à des types successifs de ménages et de familles, elles permettent de constituer des portraits d'ensemble qui se peuvent comparer à ceux des décennies antérieures, mais qu'il faut mettre en perspective pour leur restituer un contexte et une histoire. À cette fin, d'autres types de cueillette et de données peuvent enrichir notre connaissance des phénomènes.
En interrogeant une source qui renvoie à l'imaginaire, sans doute pourrons-nous retrouver quelques éléments de sens susceptibles de révéler, sous cette réalité familiale d'allure homogène, quelques représentations de sa diversité et même de sa singularité. Là se devine aussi la présence d'une certaine spécificité culturelle, par-delà la similitude de tendances démographiques qui semblent effacer les frontières entre pays occidentaux, entre cultures. Quelques romans de la dernière [115] décennie, choisis pour la place accordée aux relations enfants-parents ou enfants-adultes, permettront d'explorer ici les profondes mutations des rapports familiaux sous l'apparente uniformité des moyennes.
Il ne saurait s'agir de transposer intégralement aux réalités sociologiques des imageries et des situations façonnées par la création littéraire pour ses propres fins. Cependant, l'imaginaire d'hier et d'aujourd'hui suggère des pistes nombreuses à qui veut comprendre les changements des modes de vie. En explorant plutôt librement quelques traits d'une vie familiale réinventée, nous introduirons, à des fins de comparaison, d'autres observations tirées d'une étude plus étendue de la famille dans le roman québécois, pour la période antérieure aux années 1960 [2].
Si les recensements découpent un portrait de la vie familiale qui met en lumière les groupes encore majoritaires formés des couples avec un ou deux enfants, la littérature, comme on peut s'y attendre, en trace un tableau moins statique. Elle s'attarde aux transitions, aux situations en devenir et aux moments de crise et elle transcende la temporalité trop immédiate pour saisir ce qui est émergent, mais aussi ce qui, du passé, subsiste dans l'imaginaire. L'usuel et l'ordinaire retiennent plus difficilement l'attention et les familles nucléaires intactes semblent moins susceptibles de capter l'intérêt des romanciers.
Avant d'examiner les situations familiales imaginées aujourd'hui, et qui peuvent s'inspirer à la fois du passé et du présent, sans doute faut-il rappeler que les familles des romans de l'après-guerre, loin d'être le havre de paix et d'harmonie que pourraient nous suggérer les mutations actuelles, apparaissaient souvent comme des refuges étouffants, comme des lieux de conflits majeurs. Celles d'une époque plus lointaine étaient maintes fois décimées par la mort. On en redécouvrait aussi, à l'occasion, les richesses affectives ou les vertus nostalgiques.
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Plutôt qu'un refuge immobile, la famille des romans récents semble un lieu de changements ininterrompus. Les ruptures dont font état les statistiques se manifestent plus fortement encore dans ces données. Mais l'écriture, si elle évoque les séparations, depuis peu s'affaire aussi à colmater les brèches, à rétablir des liens rompus, à réinventer d'autres familles.
L'ENFANT, UNE VALEUR
Une lecture tragique du roman Le matou [3], d'Yves Beauchemin mettrait l'accent sur l'histoire d'un gamin alcoolique, abandonné à la rue par une mère seule vivant de prostitution. Pourtant, le ton burlesque et la série d'événements invraisemblables qui enchaînent l'action autour du narrateur Florent, sa lutte avec un personnage diabolique qui incarne la puissance, l'argent et une caricature de la paternité, (le mystère du livre Un père chrétien debout à l'aube), viennent souligner toute l'importance de l'accès à la procréation, véritable enjeu de ce récit picaresque.
Émile et son chat, surgissent sur le lieu de travail de Florent, un petit restaurant dont la propriété lui sera disputé par ses ennemis. L'enfant mal aimé et mal élevé s'impose dans la vie de Florent et surtout d'Élise, qui lui accorde nourriture et affection et fait preuve à son égard d'une patience inaltérable. Le jeune couple qui aspire à la procréation, mais dont les échecs à cet égard suivent les péripéties de la lutte pour la possession du restaurant, adoptera peu à peu le garnement dont la mort dramatique sera suivie de la naissance tant attendue.
Si l'enfant demeure l'objet des aspirations des héros de ce roman, sa présence semble questionner les adultes. Une règle bureaucratique placée en exergue du livre au sujet des allocations familiales payables le mois qui suit la mort d'un enfant, mais non payables le mois de la naissance, révèle la [117] signification sociale de l'événement clef du Matou, la mort d'Emile. Si la mort de l'enfant renvoyait souvent dans les romans québécois des années 1940 à une critique de la famille nombreuse, elle dénonce plutôt dans cette œuvre une place de l'enfant devenue problématique dans la société actuelle. Émile, « c'est notre enfant à tous », clame le vieux cuisinier célibataire, qui le conduit chez Florent et Élise.
Le désir de procréation demeure aussi au centre de l'action du roman Maryse [4], de Francine Noël. Ici, l'héroïne, coincée entre les souvenirs d'une enfance pauvre et malheureuse et les difficultés d'une union insatisfaisante et inféconde, cherchera dans la création la réalisation personnelle que la vie réelle semble lui dénier. Les événements qui arrivent à son amie Marité tracent, d'un bout à l'autre du récit, le tableau parallèle d'une famille qui passe par le stade d'une naissance, d'un divorce, d'un avortement, d'une vie monoparentale puis d'une famille reconstituée heureuse. Plus ou moins oublié par son père biologique qui finit par le prendre chez lui à toutes les deux fins de semaine, le petit Gabriel, enfant du récit, est l'objet de la tendresse et des soins attentifs de sa mère et de ses amis, en particulier de Maryse et de François qui deviendra son père substitut en cohabitant avec Marité. Un petit chat sera offert à Gabriel par Maryse, alors qu'elle garde le bambin pendant l'avortement de Marité.
Dans cet ouvrage, le soin d'un enfant pose de nombreux problèmes pour la mère qui travaille. Le passage qui raconte les démarches de Marité et de Maryse à la recherche d'une garderie constitue une pièce d'humour qui pourrait figurer dans une anthologie. C'est pourtant à travers le drame du suicide d'une jeune monitrice de la garderie que l'on exprime davantage les angoisses qui surgissent au sujet des enfants. Si ce roman s'achève sur l'épisode idyllique de la naissance à la campagne du second enfant de Marité et de François, famille reconstituée non seulement de Gabriel, mais de Maryse, d'autres œuvres sont davantage empreintes de pessimisme.
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DES FAMILLES BRISÉES
AUX FAMILLES RECONSTITUÉES
Un roman de Jacques Poulin Jimmy [5] fait au contraire l'histoire de la dissolution d'une famille. Ici tout se déroule du point de vue d'un petit garçon imaginatif. Après des images de bonheur familial évoquées au début par l'enfant, on assiste à l'ébranlement de son univers. Sa mère a perdu un bébé à la naissance et elle a été très malade. Depuis son retour, il se passe, aux yeux de Jimmy, des choses étranges. La mère s'achète des poupées et parle toute seule dans sa chambre ; le père se réfugie au grenier pour écrire. La mère semble sombrer dans la maladie mentale et le père dans l'alcoolisme. L'enfant désemparé dialogue avec son chat.
La maison familiale, sorte de chalet sur pilotis, se met à pourrir lentement, comme la famille elle-même qui se désagrège. Dans la progression du roman, la distance grandit entre les personnages ; le chat nommé « Chanoine », devient plus important que les parents. La maison à la dérive se transforme en bateau et l'enfant y fait entrer non seulement son chat, mais des écureuils et des ratons laveurs : « Papou et Mamie n'existent plus, dit-il, les animaux sont entrés, je ne parle plus à personne. » Ces fantasmes d'animalerie, transformant la maison en arche de Noé permettent-ils à Jimmy, alias le « Capitaine », de surnager dans la tourmente à la roue de sa maison bateau ? De son fragile esquif, il lance un cri de détresse : « Besoin de tendresse, crotte de chat ! Besoin de tendresse ! Over [6]. »
L'identification avec les animaux surgit dès le début de L'aventure de Blanche Mord, d'Aline Beaudin-Beaupré. La petite fille qu'on emmène dans une « demeure pour enfants embarrassants, sans parents ou avec parents de toutes sortes [...] » se sent elle-même comme un petit chien, un chat ou même un insecte. Élevée par sa grand-mère, elle fabule l'abandon dont elle fut victime à sa naissance, poussée en bas du lit comme en un conte, et elle s'invente sept frères tous [119] délaissés par une mère belle et indifférente. Bien que le sentiment d'être rejetée de l'univers des adultes demeure une constante du récit, la petite fille semble construire une relation quasi filiale avec mademoiselle Pauline, en charge de la famille d'accueil. L'arrivée inopinée de la mère, qui a décidé de reprendre l'enfant lors d'un prochain mariage, brise ce lien fragile et place la fillette dans une situation où elle doit vivre, incapable de se couper de ce passé malheureux qui fait partie de son identité. Elle s'entend mal avec sa mère qui la comble de jouets et de vêtements et c'est Victor, le futur époux, qui réussit à gagner son affection. Tout semble aller pour le mieux, lorsque la perspective d'être à nouveau mise au pensionnat provoque une crise soudaine, qui nécessite l'intervention d'un médecin pour enfant, personnage nouveau des romans de la famille.
Si ce roman nous fait assister à la reconstitution d'une famille, la petite fille de douze ans, bousculée constamment dans son existence, réagit par l'agressivité et la hargne. La scène finale où Blanche provoque une esclandre pendant la cérémonie du mariage, traduit bien sa peur d'être exclue :
- Ce n'est pas tous les enfants qui assistent au mariage de leur mère. Tu as de la chance.
- Je ne vous le fait pas dire. D'autant plus que je n'assisterai pas au mien.
- […]
- Assise dans le dernier banc, malheureuse, j'entends Christine et Victor se donner l'un à l'autre. Grand-mère sourit. Je baisse la tête et pleure. Christine Morti et Victor sortent de l'église enlacé sous une pluie de confettis. Je me lève, tends vers eux ma main et murmure : « Et moi ? » Ils vont leur chemin sans me voir. Dans le bruit des cloches, ils ne m'ont pas entendue [7].
C'est aussi à la reconstitution d'une famille que nous fait assister le roman de Christine Latour, Le triangle brisé [8], mais cette fois à travers les yeux d'un petit garçon bien équilibré. [120] Quand s'ouvre le récit, la séparation du couple formé par les parents est terminée et le petit Julien se promène entre ses deux parents qu'il aime et dont il se sent aimé, sans trop comprendre pourquoi sa mère n'aime plus un homme aussi intéressant que son père. L'enfant vit avec sa mère et une tante qui semble apporter dans la vie familiale une dimension d'humour et de discipline. Les deux femmes travaillent et l'écolier profite parfois de moments de solitude au retour de l'école pour prendre quelques initiatives malencontreuses.
Par des observations très fines au niveau de la vie quotidienne, l'auteure sait décrire les difficultés de ces partages de l'éducation entre plusieurs adultes, mais aussi les plaisirs et les avantages dont l'enfant sait tirer parti. Julien n'aime pas toujours quitter sa maison pour les fins de semaines chez son père et s'ennuie d'un parent quand il est avec l'autre. Il devine leurs conflits à son sujet, hésite devant leurs normes différentes, leurs attentes respectives ; Julien a des problèmes à l'école et profite parfois de ses deux maisons pour esquiver des travaux scolaires.
Mais peu à peu, le père réussit à surmonter certaines difficultés dans son rapport avec son fils. Il lui offre un petit chat qui sera un compagnon pour les fins de semaines passées à son appartement. Loin de présenter l'absence du père, le roman évoque plutôt les étapes d'un approfondissement du lien père-fils. Il nous fait assister également à la formation d'un nouveau couple par les deux parents, mais en particulier par la mère. Un ensemble de situations sont ici analysées du point de vue de l'enfant. L'arrivée d'un inconnu dans la vie de sa mère suscite quelques explosions de colères chez Julien, mais le nouvel ami est gentil et ne cherche pas à prendre la place de son père ; il réussit même à gagner son amitié. Le prochain déménagement qui le privera de son école et de ses amis bouleverse un peu Julien, mais il y gagnera une petite sœur qu'il aime déjà. Le roman s'achève sur un repas de fête en compagnie de son père.
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Une telle analyse, sans verser dans les drames ou les traumatismes psychologiques entrevus ailleurs, laisse bien voir la diversité des situations vécues dans celles des nouvelles familles qui vivent ruptures et reconstitutions. Avec Le cœur découvert [9], les adaptations semblent davantage faire appel à des modèles inédits. Un jeune père homosexuel, formant un couple avec un célibataire de quarante ans, reçoit chez lui son petit garçon lors des fins de semaine et des congés. Dans ce roman de Michel Tremblay, ce n'est pas le point de vue du petit garçon qui nous révèle les difficultés de ces modes de vie, car à quatre ans, entouré d'adultes qui le choient à qui mieux mieux, il semble assez peu affecté par l'incongruité de certaines situations. Il vit la plupart de son temps avec sa mère et le nouveau conjoint de celle-ci et la fin du roman laisse espérer l'arrivée prochaine d'une petite sœur.
Ce qui ressort en premier lieu dans ce récit, c'est l'intrusion de l'enfant dans la vie d'un célibataire mal préparé à assumer un rôle paternel. La redécouverte de l'enfance et de ses joies, gagnées en échange des dérangements occasionnés par l'enfant, n'empêche pas l'auteur d'analyser la multiplicité des transformations de la vie quotidienne, mais aussi la difficulté de certaines relations sociales tissées autour de l'enfant et acceptées à cause de l'amour de son père :
- [...] et je me disais oui, à cause de lui, je peux, je dois accepter tout ça, l'enfant, la belle-mère, l'ancienne femme, le nouveau chum de l'ancienne femme... Mais le vieux garçon en moi se rebiffait encore et j'avais envie de ruer dans les brancards [10].
Du côté du petit Sébastien, dont le point de vue apparaît seulement vers la fin du récit, à mesure que sa présence s'affirme dans l'univers des adultes, on voit surgir quelques interrogations sur le fait d'avoir non pas deux pères et deux mères comme dans plusieurs familles reconstituées mais une mère et trois pères. Pour l'instant, la question semble davantage embarrasser les adultes qui l'entourent que l'enfant qui tire une supériorité de sa situation familiale exceptionnelle au sein de l'univers de la garderie.
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Pour Simon de la Fin des jeux [11], de Michel Gosselin, avoir deux pères semble plus problématique, bien qu'il aime chacun d'eux, tout comme il aime sa mère. En l'absence de son « premier père », il se réfugie à l'appartement de ce dernier qui lui en a confié secrètement la clef et il se met à écrire un conte, attendant le retour de voyage de ce père écrivain auquel il s'identifie, et dont la solitude et le manque d'aptitude à vivre le quotidien suscitent chez l'enfant un désir de combler ce manque. Sa mère et celui que l'enfant appelle son « deuxième père » recherchent désespérément l'enfant que tous croient disparu et qui suit les péripéties de sa propre histoire à la télévision, l'évoquant par écrit tout comme son père et sa mère le mettent lui-même en scène dans leurs romans et pièces de théâtre. Écrit dans un style tout à fait vraisemblable pour un enfant de dix ans, son récit offre une perspective enfantine sur la situation familiale qui est la sienne, avec ses efforts pour comprendre les adultes et leurs discordes. Au delà de cette fugue que le lecteur peut d'abord croire anodine, puisqu'il sait l'enfant en sécurité, se noue une seconde intrigue plus morbide, autour du père qui, atteint d'une maladie mortelle, planifie à distance son suicide en présence de son fils, (avec son fils ?), pour atteindre la mère de sa haine. Le dénouement fatal échappera à ce scénario, mais une lettre nous révèle que l'enfant après cette aventure est plongé dans un profond mutisme.
Avec Visions d'Anna de Marie-Claire Blais, dont l'héroïne est une adolescente, le point de vue du récit est totalement assumé par Anna. Pendant que sa mère travaille en compagnie d'experts en délinquance, une longue dérive intérieure lui fait revivre divers événements, en particulier son voyage en compagnie d'adolescents pauvres et drogués et certains épisodes de sa vie et de celles de ses amies. Aux sources de son errance, d'autres départs, celui de son père brisant leur vie familiale après des violences conjugales qu'Anna se rappelle encore avec haine ; le sentiment de n'avoir plus de place dans la vie de ce père tout occupé de sa vie professionnelle [123] et de sa nouvelle famille ; le départ plus récent d'Alexandre, l'amant de sa mère auquel elle s'était attachée ; les fugues de ses amies que des parents professionnels, accaparés par leur travail, aiment à leur façon mais comprennent mal ; et enfin un refus de la pauvreté et de la misère dont souffrent tant d'innocents. De retour d'un étrange périple, Anna s'isole dans sa chambre :
- Et ces oiseaux qui ont encore sali ma maison, pensait Raymonde, en secouant la poussière des rideaux. Anna était encore là, dans le sillon de cette vie animale qui persistait derrière elle, la perruche, les colombes, et le chien dont il faudrait se séparer parce qu'elle oubliait de le sortir, tout était ici lié à Anna, à cette perception du monde qui n'était que la sienne, au flottement de ses pensées, lorsqu'elle ne sortait pas, pendant plusieurs jours, ne sachant plus si c'était le jour et la nuit, comme à l'odeur des bêtes dont elle s'accompagnait sur son radeau, en ce coin de naufrage qu'était devenue sa chambre, même si elle était de retour, même si elle paraissait être revenue, il y avait là tout autour, une pointe d'île, de mer, qui continuait de l'isoler de tout, pensait Raymonde, […] [12].
Au mur de la chambre pend une toile de Boudin, représentation du bonheur placée là par Raymonde et qui vers la fin du récit ramènera les pensées d'Anna hors de son île, tandis que sa mère viendra la rejoindre, après avoir annoncé à ses collègues qu'elle prend une année de réflexion et de repos sentant que cette fois Anna est de retour.
LES FAMILLES NUCLÉAIRES INTACTES
Si la mère, Raymonde, incarne dans ce roman les valeurs positives auxquelles sa fille peut se rallier pour choisir de vivre, le couple formé par les parents des amies d'Anna, semble plus démuni pour affronter les problèmes de leurs adolescentes. Absorbés par leur travail respectif, ils comprennent mal les inquiétudes et le vide auxquels font face ces dernières.
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Un appauvrissement de la vie familiale est traduit dans le registre de l'humour et de la fantaisie dans Le récif du prince de Jacques Savoie. Ici la télévision n'est plus seulement un loisir qu'on propose aux enfants, elle a envahi totalement la vie de ceux qui habite la « Maison boudoir », ainsi nommée par allusion à la pièce où se trouve le petit écran. Du père et de la mère, à l'emploi d'une envahissante compagnie de télévision, l'adolescente Vassilie ne voit que les reportages journalistiques qui mènent sa mère aux quatre coins du monde tandis que lors de ses passages à la maison, son père commente inlassablement l'émission pour enfants dont il est la vedette depuis vingt ans. C'est non sans tendresse et bonhommie que les parents et les enfants de cette famille loufoque se lancent des messages à distance par la télévision, le téléphone ou le répondeur automatique. Comment quitter la maison familiale quand il n'y a personne ? Vassilie saura s'inventer une histoire, avec ce voyage sur le Récif du prince en vue d'y étudier la faune aquatique, pour retrouver la vie et accéder à sa manière à la vie adulte.
Plutôt que par la caricature, l'évocation littéraire d'une famille intacte est abordée ailleurs à partir d'un drame. C'est la mort d'une petite fille dans un accident qui déclenche la transformation de l'héroïne de Tout le portrait de sa mère de Christine Latour. Mère d'une jeune famille de trois enfants, Aurélie est depuis peu retournée au travail lorsque survient l'événement qui bouleverse chaque membre de cette famille et remet en question l'équilibre des rapports familiaux. Avec son deuil surgissent les plaies mal cicatrisées du suicide de sa mère ainsi qu'un désir de devenir peintre qui refait surface et que ses proches, en particulier son mari, vont encourager. Le roman trace un portrait assez complexe de la vie dans une famille contemporaine faisant place aux petits faits du quotidien avec des enfants et au cadre plus large des rapports de la parenté, encore bien vivace au milieu des changements suscités par les unions et ruptures de chacun. Davantage axé sur la vie du couple formé par Aurélie et Sébastien, on aborde [125] ici la transformation des rôles conjugaux et parentaux dans un contexte de partage des tâches et d'autonomie personnelle, normes acceptées en théorie mais apparemment difficiles à réaliser. Après quelques disputes où chacun remet l'autre en question, Aurélie et Sébastien, qui s'aiment toujours, arrivent à traverser cette crise non sans avoir remué quelques vieux fantasmes qui remontaient à leurs adolescences.
COMMENTAIRES
Si l'on cherche un point commun entre les enfants de ces différents romans, on pourrait le trouver dans le symbole des animaux auxquels plusieurs petits personnages sont associés. Le matou accompagne l'enfant Émile et détermine le titre du roman. Le « Chanoine » est présent de la première à la dernière ligne de Jimmy. On pourrait leur adjoindre le petit chat offert à François par son père, et ces animaux en peluche que les adultes s'empressent d'offrir à Blanche Morti comme à Sébastien. Pour Vassilie de la Maison-boudoir, « Gendron » le chien-vedette vit dans l'ombre de son père et à mesure qu'elle quitte son enfance, le chien s'écrase davantage devant la télé, mort, confondu avec les fleurs du tapis. Compagnons d'enfants solitaires dont ils sont parfois les doubles, les chats et les chiens ne sont pas encore leurs remplaçants, comme dans le roman de Gunther Grass, Les enfants par la tête ou les Allemands se meurent [13], qui relate les tergiversations d'un couple d'intellectuels entre « l'enfant oui/l'enfant non », désir ambivalent qu'une portée de chatons satisfait amplement.
Symboles de la vie auxquels enfants et petits animaux sont également associés, ils révèlent peut-être certaines difficultés de communication entre enfants et adultes, à tout le moins une tendance à mythiser les enfants et l'enfance, dont Marie-José Chombart de Lauwe a démontré la présence dans la littérature moderne. Au-delà de cette tendance mythisante qui fait de l'enfance un monde autre, posé comme un envers de la société et du monde adulte, les personnages imaginaires et les cadres où ils évoluent s'enracinent dans une série d'observations [126] sur des rôles, modèles et stéréotypes concernant la famille et l'enfant, qui nous livrent une moisson de données quasi ethnographiques [14].
À cet égard, il n'est pas toujours facile de déceler si les univers sociaux évoqués sont contemporains de leur publication ou s'inspirent des souvenirs d'enfance plus lointains des auteurs. Voyant dans les personnages des romans de Gosselin, de Savoie et de Beauchemin des « enfants du déclin », Jacques Michon suggère qu'« ayant reçu la désorganisation familiale en héritage, ils recherchent, contrairement à leurs prédécesseurs, à retrouver un ordre perdu [15] ». Si l'interprétation s'avère suggestive pour les romans auxquels il réfère et sans doute pour quelques autres, il est difficile de généraliser cette observation, tout comme il serait impossible de ramener la signification des romans cités à des codes identiques. Contentons-nous de dégager quelques tendances.
Peu nombreux, flanqués d'un animal, les enfants de ces œuvres appartiennent presque tous à des familles dont le couple parental est séparé. Ceci peut étonner en regard des statistiques. Mais de la même façon, c'est deux tiers de familles incomplètes qu'observait déjà Chombart de Lauwe dans les romans français du XIXe et XXe siècles, même s'il s'agissait presque toujours de familles frappées de décès ou de quelqu'autre malheur, plutôt que dissoutes par le divorce. Les romans québécois anciens contenaient également beaucoup d'orphelins et d'enfants qui mouraient en bas âge. Certes les taux élevés de mortalité atteignant les enfants et même les adultes encore au début du siècle pouvaient expliquer en partie ces caractéristiques que les romans reprenaient pour leur propre usage en les exagérant. L'enfant de famille séparée semble pour l'instant avoir pris la relève de l'orphelin dans l'imaginaire social.
Même si l'on désire des enfants, leur venue au monde ne va plus de soi. C'est un peu ce que disent, chacun à leur manière. Le matou et Maryse. Une fois nées, ces enfants dérangent [127] les projets des adultes, travail, loisir, amours. Pour concilier les activités professionnelles avec la garde de ses enfants, on doit faire appel à diverses personnes, à des services. Comme autrefois mais moins fréquemment, quelques grands-mères, des amies, prennent parfois la relève. Outre l'école et la garderie, qui font désormais partie de l'univers social des enfants, plusieurs romans font intervenir l'expert qui conseille et dénoue les crises. À sa femme qui veut adopter Émile, déjà alcoolique, Florent affirme : « Tu vas voir un psychologue ou il retourne chez sa mère [...] [16]. Plus ironique vis-à-vis les experts qu'elle côtoie dans sa profession d'avocate spécialisée dans les causes de divorces, Marité se demande si la psychologue de la cour, devant ses propres impatiences envers Gabriel, l'aurait jugée adéquate [17].
De façon générale, toutes les mères de ces romans travaillent, même Élise dans Le matou qui, par certains côtés, se rapproche de la mère traditionnelle. Elle travaille au restaurant avec Florent, tous deux dormant à peine six heures par nuit : « Si jamais on réussit à fabriquer un enfant de cette façon-là » soupirait-elle, « il va être ennuyant comme une chaise [18] ». Si Raymonde, la mère d'Anna, délaisse temporairement son métier de thérapeute pour s'occuper de sa fille, Guislaine, la mère des amies d'Anna, « regrettait déjà cette maison pleine d'enfants, de rires, de musique, qu'elle n'avait jamais eue, car n'était-elle pas du matin au soir à l'hôpital, constamment absorbée par une vie qui déjà n'était plus la sienne [19] ». De cette absence de la mère, nouveau thème romanesque, la mère de Vassilie qu'on ne voit jamais que sur un écran où derrière une vitre, entre deux vols d'avion, est une véritable caricature. Bien au contraire, Maryse et les deux romans de Christine Latour évoquent davantage la double tâche de celles qui s'efforcent de travailler tout en élevant leurs enfants avec amour, incitant leurs conjoints à faire leur part de cette éducation, avec plus ou moins de succès selon les cas.
L'absence du père est depuis longtemps déjà un thème des romans québécois et paraissait lié aux formes de travail [128] introduites avec l'industrialisation, éloignant l'homme de la famille [20]. De nouveaux modèles se manifestent ici en ce qui concerne le rôle paternel et c'est sans doute une des particularités des romans québécois récents que de présenter de multiples scènes où un père prend soin de ses enfants ou fait la cuisine. Si l'on voit le mari d'Aurélie, faire un sérieux effort pour prendre sa part des tâches familiales, c'est souvent le conjoint d'une famille reconstituée qui est présenté dans ce contexte inédit. François Ladouceur dans Maryse incarne l'homme tendre et intéressé aux enfants qui contraste avec les ex-conjoints de Maryse et de Marité. Alors que la mère de Blanche Morti semble assumer le rôle de pourvoyeur, son amant Victor se fait aimer de l'enfant en lui faisant un gâteau, selon un modèle assigné traditionnellement à la mère. Le père de Sébastien et celui de Julien, tous deux divorcés, réussissent à intéresser leur fils à son foyer de fin de semaine, cherchant à créer un environnement agréable, prenant plaisir à jouer avec lui. Au contraire, Simon réfugié chez son père en son absence fait le compte de toutes les failles du logis paternel, ce qui lui inspire de l'angoisse et de la pitié.
Si la plupart de ces romans tentent d'évoquer et peut- être de proposer de nouveaux modèles de familles et de rôles familiaux, certains auteurs peignent la difficulté de plusieurs aspects des nouveaux styles de vie, tant pour certains enfants que pour certains adultes. Mais d'autres cherchent simplement à saisir sous leurs faces positive et négative, ces types de relations familiales fractionnées entre plusieurs ménages qui font désormais partie du paysage familial bigarré des sociétés contemporaines [21]. À leur manière, ils viennent pallier cette absence de modèles et même de mots qui semblent accroître la difficulté de la vie en « famille composée » [22], mais en font aussi un lieu d'innovation sociale. Leurs portraits contrastés témoignent de la diversité des façons de vivre en famille, qui débordent fréquemment l'unité d'un ménage, objet des recensements, mais dont on connaît encore mal les modes de fonctionnement et les effets sur la socialisation des enfants.
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Or, si l'on considère les prédictions américaines pour 1990, c'est 27% des enfants de moins de 18 ans qui vivraient alors avec un parent unique et 10% dans une famille issue d'un remariage [23]. En interrogeant des adolescents qui ont vécu le divorce de leurs parents à des âges différents, Odile Bourguignon [24] retrace dans une enquête française de type exploratoire un grand nombre de ces situations avec leurs répercussions sur l'enfant, dans le but d'en identifier les facteurs bénéfiques et d'en éviter les écueils.
Si la famille séparée et la famille reconstituée accaparent pour l'instant la création littéraire par ce qu'elles offrent de situations inédites, sans doute d'autres aspects entièrement nouveaux transformant le paysage familial devraient-ils provoquer l'imagination, telle l'arrivée de plus en plus fréquente d'une quatrième génération. Gunhild O. Hagestad [25] présente différentes facettes des phénomènes nouveaux engendrés par le vieillissement de la société, produisant des rôles pour lesquels il n'existe pas de mots. Annonçant la naissance prochaine d'un enfant, une arrière-grand-mère écrivait récemment à une autre arrière-grand-mère : « Cet enfant aura six grands-parents » !
Au-delà de la diversité des situations qui contredisent l'apparente homogénéité des structures familiales, se dessine donc dans la société actuelle, l'émergence de nouveaux modèles, l'affirmation de nouvelles normes et peut-être de nouvelles contraintes que les enfants d'aujourd'hui, devenus à leur tour écrivains, sauront peindre, caricaturer ou idéaliser.
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[1] Louis Duchesne, Les ménages et les familles au Québec, Québec, Les publications du Québec, Bureau de la statistique du Québec, 1987, 144 p.
[2] Denise Lemieux, Une culture de la nostalgie, Montréal, Boréal Express, 1984, 242 p.
[3] Yves Beauchemin, Le matou, Montréal, Québec/Amérique, 1981, 583 p.
[4] Francine Noël, Maryse, Montréal, VLB éditeur, 1983, 426 p.
[5] Jacques Poulin, Jimmy, Montréal, Éditions du jour, 1969, 158 p. (Coll. Les romanciers du jour.)
[7] Aline Beaudin Beaupré, L'aventure de Blanche Morti, Montréal, Les Quinze éditeur, 1981, p. 148-149. (Coll. Prose entière.)
[8] Christine Latour, Le triangle brisé, Montréal, Les Quinze éditeur, 1984, 246 p.
[9] Michel Tremblay, Le cœur découvert, roman d'amours, Montréal, Leméac, 1986, 318 p.
[11] Michel Gosselin, La fin des jeux, Montréal, éditions Triptyque, 1986, 147 p.
[12] Marie-Claire Blais, Visions d'Anna ou le vertige, Montréal/Paris, Stanké, 1982, 139 p.
[13] Günter Grass, Les enfants par la tête ou les Allemands se meurent, traduit de l'allemand par Jean Amsler, Paris, éditions du Seuil, 1983, 153 p.
[14] Marie-José Chombart de Lauwe, Un monde autre : l'enfance. De ses représentations à son mythe, Paris, Payot, 1971, p. 414-415.
[15] Jacques Michon, « Récit, Les enfants du déclin », Voix et images, Littérature québécoise, vol. XII, n° 2, hiver 1987, p. 331-334.
[16] Le matou, op. cit., p. 557.
[17] Maryse, op. cit., p. 200.
[18] Le matou, op. cit., p. 73.
[19] Visions d'Anna, op. cit., p. 126.
[20] Denise Lemieux, op. cit., chapitre III.
[21] Un article de Geneviève Brisac dans Le monde du 24 avril 1987, présentant le roman de Michel Tremblay, Le cœur découvert, voyait dans cette analyse de la vie quotidienne, une forme inusitée actuellement en France.
[22] Irène Théry, « Remariage et familles composées : des évidences aux incertitudes », L'année sociologique, vol. XXXVII, 1987, p. 118-152. Ce bilan critique des recherches portant sur les familles issues de rupture et de remariage introduit le concept de « famille composée » qui déborde l'unité du ménage (famille reconstituée) formé par le remariage. On y insiste sur le besoin de décrire et comprendre les modes du fonctionnement familial et les processus qui se déroulent dans le temps et l'espace.
[23] Paul C. Glick, « Mariage, Divorce, and Living Arrangements, Prospective Changes », Journal of Family Issues, vol. V, n° 1, mars 1984, p. 7-26. Des taux un peu moindre de divortialité pour le Québec atténuent ces prédictions.
[24] Odile Bourguignon, Jean-Louis Rallu et Irène Théry, Du divorce et des enfants, préface de Louis Roussel, INED, Cahier n° III, Presses universitaires de France, 1985, 247 p.
[25] Gunhild O. Hagestad, « The Aging Society as a Context for Family Life », Daedalus, hiver 1986, p. 119-139.
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