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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de la conférence de Jean Michel Leclercq, Alexis de Tocqueville au Canada. Conférence prononcée pour la première fois à l'Université pour tous du Pays de Gex. Cette même conférence sera donnée au étudiant(e)s du Cégep de Chicoutimi le 17 septembre 2008 et devant le public de l'Université Inter-Âges de l'Ain, à Bourg-en-Bresse le 14 octobre 2008. [Autorisation accordée par l'auteur le 16 juillet 2008 de diffuser cette conférence dans Les Classiques des sciences sociales.]

Jean Michel LECLERCQ 
Alexis de Tocqueville au Canada.

 

Conférence prononcée pour la première fois à l'Université pour tous du Pays de Gex. Cette même conférence sera donnée au étudiant(e)s du Cégep de Chicoutimi le 17 septembre 2008 et devant le public de l'Université Inter-Âges de l'Ain, à Bourg-en-Bresse le 14 octobre 2008.

 

Introduction
 
1. Alexis Clérel de Tocqueville: portrait d’un aristo-démocrate
2. Tocqueville au Canada
3. Tocqueville et la Nouvelle-France
 
a. Les institutions de la Nouvelle-France ont entravé son essor: un gouvernement autoritaire et centralisé, pas d’institutions locales.
 
b. Le caractère national s’opposait à l’entreprise coloniale
 
4. Ce que Tocqueville n’a pas vu: la dimension économique

 

 

Source: Beinecke Rare Book and Manuscript Library, Yale University 

« Je n’ai pas de traditions, je n’ai pas de parti,
je n’ai point de cause,
si ce n’est celle de la liberté humaine
. »

 

Introduction

 

Mesdames et Messieurs,

chers amis de................................,

 

En venant m’écouter ce soir, vous me permettez de rajeunir d’un peu plus de 44 ans... En effet, c’est en février 1964, en revenant du service militaire, que je décidai de préparer le diplôme d’études supérieures de sciences politiques à la Faculté de droit de Lille. À l’époque, l’examen comprenait un écrit et un oral. Pour l’écrit, il fallait notamment rédiger un mémoire en histoire des idées politiques. Dans ce domaine, nous avions, à l’époque, un maître éminent en la personne de Roland Drago qui, comme Tocqueville, devait plus tard siéger à l’Académie des sciences morales et politiques. 

En 1964, l’auteur au programme était Alexis de Tocqueville. Ce qui signifiait qu’il nous fallait choisir un aspect (si possible peu connu) de son œuvre et, après avoir pressé le citron, en tirer une monographie d’une bonne centaine de pages. Un de mes condisciples (devenu par la suite sénateur, ce qui montre bien que le droit mène à tout à condition d’en sortir) avait choisi d’analyser la correspondance entre Tocqueville et l’économiste anglais John Stuart Mill. Un autre se proposait d’étudier Tocqueville et l’Algérie, sujet qui était encore d’une brûlante actualité, en ce temps-là. De mon côté, ayant parcouru la correspondance de Tocqueville - parue dans l’édition de Jean-Pierre Mayer - je ne tardai pas à découvrir qu’à l’occasion du séjour qu’ils firent en Amérique du Nord en 1831, Alexis de Tocqueville et son ami Gustave de Beaumont s’étaient rendus au Canada. Poursuivant mes recherches, je m’aperçus aussi que, dans L’Ancien Régime et la Révolution, Tocqueville faisait de nombreuses allusions à la colonie de Nouvelle-France. 

J’avais les deux volets de mon étude que j’intitulais: 

• Réflexion sur l’échec d’une entreprise coloniale : de Tocqueville et la Nouvelle-France.

• D’une méthode d’observation à une vision prophétique : de Tocqueville et les Canadiens français. 

Si je vous donne ces détails, c’est que d’aucuns prétendent parfois qu’on a longtemps mis Tocqueville en quarantaine et qu’il n’a été redécouvert qu’à la suite de la publication du cours de Raymond Aron sur Les étapes de la pensée sociologique, en 1967, et surtout de l’article Tocqueville retrouvé que le même Raymond Aron a fait paraître en 1979. Nos modestes travaux de 1964 ont le mérite de montrer - qu’à Lille tout au moins – Tocqueville n’avait jamais été oublié. 

Je vais donc ordonner mon propos de la façon suivante : 

1)   Je commencerai par vous présenter Alexis de Tocqueville et vous exposer sommairement sa pensée politique qui est celle d’un aristo-démocrate, en expliquant le choix de ce vocable barbare.
 
2)   Puis, nous verrons dans quelles circonstances il se rend en Amérique du Nord et singulièrement au Canada, les observations qu’il y fait et les conclusions qu’il en tire quant à l’avenir des Canadiens français.
 
3)   Enfin, en suivant le fil de sa pensée, nous verrons le jugement qu’il porte sur l’entreprise coloniale française en général et sur les raisons de l’échec de la colonie de Nouvelle-France.
 

 

1) Alexis Clérel de Tocqueville :
portrait d’un aristo-démocrate

 

Regardons, si vous le voulez bien, le portrait de ce beau jeune homme, à l’époque de son voyage en Amérique et qui semble tout droit sorti d’une comédie d’Alfred de Musset. C’est d’ailleurs un « enfant du siècle ». Alexis Clérel de Tocqueville est né à Paris, le 29 juillet 1805, l’année de la bataille d’Austerlitz. Socialement, c’est un aristocrate. 

En effet, du côté de son père, Hervé de Tocqueville, il appartient à la plus ancienne noblesse féodale de Normandie. En 1066, l’un de ses lointains ancêtres Clarel (ou Clérel) a accompagné Guillaume le Conquérant lorsque celui-ci a débarqué en Angleterre et défait son rival Harold à la bataille d’Hastings. 

Du côté maternel, c’est la haute noblesse de robe. Par sa mère, Louise Le Peletier de Rosambo, il descend des Lamoignon de Malesherbes. Il est l’arrière petit-fils de Chrétien Guillaume de Lamoignon de Malesherbes - le grand Malesherbes - qui dirigea la Librairie royale (doux euphémisme désignant la censure) où il protégea les philosophes, notamment les encyclopédistes. (À Genève, on retiendra que c’est grâce à lui que J.-J. Rousseau put publier l’Emile), présida le Cour des aides et, surtout, défendit Louis XVI devant la Convention – défense qu’il paya de sa vie. Tocqueville éprouvera toujours une grande admiration pour cet ancêtre qui avait si bien su à la fois défendre le peuple contre le roi et le roi contre le peuple. N’écrira-t-il point : 

C’est parce que je suis (l’arrière) petit-fils de Monsieur de Malesherbes que j’ai écrit ces choses. 

Il reçoit l’éducation des jeunes nobles de son temps. Il a comme précepteur l’abbé Lesueur qui a déjà été celui de son père. À l’âge de quinze ans, Hervé de Tocqueville, qui est alors préfet de la Moselle décide de faire venir son fils près de lui à Metz. Sans doute juge-t-il que grandir entouré de femmes et d’un vieil ecclésiastique n’est pas propice à l’épanouissement d’un jeune homme. Or, cette période va être absolument décisive dans sa vie. En effet, à la bibliothèque de la préfecture, le jeune Alexis va littéralement dévorer les auteurs dont le bon abbé Lesueur ne lui a certainement pas parlé : Voltaire, Rousseau, les Encyclopédistes mais, surtout, Montesquieu dont il va devenir le véritable fils spirituel. Il poursuit ses études à Paris, y fait son droit et commence sa carrière en qualité de juge auditeur (stagiaire) à Versailles. 

C’est là que nous allons le laisser pour nous interroger sur ses options politiques. Bien que sa famille ait connu la Terreur, que son oncle et sa tante aient été guillotinés, que ses parents n’aient dû leur salut qu’à la chute de Robespierre, Tocqueville n’est nullement un réactionnaire. Ce n’est pas un Louis de Bonald, ce n’est pas un Joseph de Maistre, ce n’est pas ce que le général de Gaulle aurait appelé un « nostalgique des lampes à huile » ! 

Vous savez, lorsqu’il rentre d’exil, le 3 mai 1814, Louis XVIII, le comte de Provence, a des paroles très sages. Il déclare : 

« Il n’y a rien de changé en France, il n’y a qu’un Français de plus ». 

Il va octroyer une Charte constitutionnelle à ses sujets, mais laisser subsister les acquis de la Révolution et du Consulat, et notamment le Code civil. Eh bien, Tocqueville est du même avis. C’est quelqu’un qui épouse son temps. Il le dira : 

« Je suis aristocrate par nature et démocrate par raison ». 

Il a une conviction et une certitude. 

Sa conviction, nous l’avons vue dans sa profession de foi : 

«  Je n’ai pas de traditions, je n’ai pas de parti, je n’ai point de cause, si ce n’est celle de la liberté humaine » 

Sa certitude, c’est l’inéluctable avènement de l’égalité. 

Dans l’introduction de son ouvrage majeur, De la Démocratie en Amérique, Tocqueville écrit : 

« Si, à partir du XIe siècle, vous examinez ce qui se passe en France de cinquante en cinquante années, au bout de chacune de ces périodes, vous ne manquerez point d’apercevoir qu’une double révolution s’est opérée dans l’état de la société. Le noble aura baissé dans l’échelle sociale, le roturier s’y sera élevé ; l’un descend, l’autre monte. » 

Il sent bien que ce « surgissement » de la démocratie est une évolution qu’on ne peut arrêter. 

Dans une note intitulée « Mon instinct, mes opinions », on peut lire cet aveu révélateur : 

« J’ai pour les institutions démocratiques un goût de tête, mais je suis aristocratique par l’instinct, c’est-à-dire que je méprise et crains la foule ». 

« La preuve du pire, c’est la foule » a écrit Sénèque. Tocqueville redoute la tyrannie de la démocratie, la toute puissance de la plèbe carnassière. Dès lors, toute sa démarche consistera à se demander comment faire pour que l’avènement de la démocratie ne s’accomplisse pas aux dépens de la liberté. Et c’est pour cela qu’il va vouloir aller aux Etats-Unis d’Amérique. 

En effet, une occasion s’offre à lui de voir fonctionner ce qui lui paraît être, à l’époque, la démocratie la plus avancée. En 1831, alors qu’il est en poste à Versailles, Tocqueville apprend que le Ministère de la Justice veut envoyer une mission aux Etats-Unis pour y étudier le nouveau régime pénitentiaire, le régime dit pennsylvanien. Tocqueville, à l’instar du grand Malesherbes, s’est toujours intéressé aux prisons. Son ami Gustave de Beaumont et lui postulent et obtiennent la mission. Mais, le véritable dessein est bien plus vaste. Il dira : 

J’avoue que, dans l’Amérique, j’ai vu plus que l’Amérique ; j’y ai cherché une image de la démocratie elle-même, de ses penchants, de son caractère, de ses préjugés, de ses passions ; j’ai voulu la connaître, ne fût-ce que pour savoir du moins ce que nous devions espérer ou craindre d’elle.  

Voici nos deux jeunes gens qui cinglent vers le Nouveau Monde. Partis du Havre le 2 avril 1831, ils débarquent à Newport le 9 mai 1831 et sont, le surlendemain, à New York. Ils y resteront dix mois.

 

2) Tocqueville au Canada

 

Initialement, Tocqueville et Beaumont n’avaient pas prévu de se rendre au Canada. L’idée leur en vient après une conversation avec un ecclésiastique irlandais, l’abbé John Power, qui est le grand vicaire de l’évêque catholique de New York, Mgr. Jean Dubois. 

Il faut dire que, comme Chateaubriand et comme tous leurs compatriotes, ils brûlent d’envie de voir les grands espaces, les Grands Lacs et... les Indiens ! 

Ce voyage, ils le feront essentiellement par la voie d’eau. L’Amérique de l’époque n’a pas de grandes routes, mais Fulton a inventé le bateau à vapeur en 1807 et, comme les Américains sont entreprenants, une ligne régulière fonctionne sur le Mississipi dès 1811. Ils remontent donc l’Hudson, puis gagnent le lac Oneïda, Syracuse et Buffalo d’où ils embarquent pour Détroit. 

La ville n’est pas encore la capitale de l’automobile, mais c’est un point de départ pour une petite expédition que Tocqueville racontera sous le titre : « Quinze jours au désert ». Ils louent des chevaux, s’attachent les services de jeunes guides indiens et décident de rallier Saginaw Bay, à l’autre pointe du lac Huron, à travers les bois. Ce sera leur premier contact avec les terres vierges, ce que les Américains appellent la wilderness. C’est aussi au cours de cette équipée qu’ils rencontreront leur premier Canadien dans des circonstances qui méritent qu’on s’y attarde car elles seront décisives.  

« L’homme qui était accroupi au fond de cette fragile embarcation portait le costume et avait toute l’apparence d’un Indien. (...) Comme je me préparais moi-même à y monter, le prétendu Indien s’avança vers moi, me plaça deux doigts sur l’épaule et me dit avec un accent normand qui me fit tressaillir : ‘N’allez pas trop vite, y en a des fois qui s’y noient’. Mon cheval m’aurait adressé la parole que je n’aurais pas, je crois, été plus surpris. J’envisageai celui qui m’avait parlé et dont la figure frappée des premiers rayons de lune reluisait alors comme une boule de cuivre : ‘Qui êtes-vous donc, lui dis-je, le français semble être votre langue et vous avez l’air d’un Indien ?’ Il me répondit qu’il était un bois-brûlé, c’est-à-dire le fils d’un Canadien et d’une Indienne. » 

Il me faut vous dire quelques mots de ces bois-brûlés. Si les 2.000 colons anglais (les Pilgrims) qui, avec Thomas Winthrop, s’installent sur les côtes de Nouvelle-Angleterre en 1620, arrivent avec femmes et enfants, les colons français sont exclusivement des hommes. Et comme les Indiennes sont assez accueillantes, il se produit dans les premiers temps de la colonisation un important métissage. La mère Marie de l’Incarnation écrit que les colons s’ensauvagent. D’ailleurs, les intendants de Nouvelle-France adressent inlassablement le même message à Versailles : « Envoyez des cavales et des femmes ». Finalement, Colbert aura pitié des pauvres colons et créera les Filles du Roy, ces orphelines de la région parisienne à qui l’on remet un trousseau et une petite somme d’argent en guise de dot et que l’on expédie en Nouvelle-France afin qu’elles s’y mariassent et y engendrassent... 

Toujours est-il qu’une importante population de métis s’était constituée et qu’elle s’était déplacée toujours plus à l’ouest au fur et à mesure de la pénétration de l’homme blanc, au point de former un part importante des habitants de la région des Grands Lacs. Ces bois-brûlés en vinrent même à rêver d’un Etat métis au centre du Canada. Très attachés à la foi catholique et à la langue française, ils se soulèveront à deux reprises contre le gouvernement fédéral canadien au XIXème siècle et seront chaque fois vaincus. Leur chef, Louis Riel, sera arrêté et pendu en 1885.

En tout cas, on le voit, la première rencontre avec les Canadiens est absolument « fusionnelle ». Tocqueville retrouve non seulement des francophones, mais des Normands. Il écrit à sa belle-sœur Émilie : 

Si jamais vous allez en Amérique, chère sœur, c’est là qu’il faut venir vous établir. Vous retrouverez vos chers Bas-Normands trait pour trait. Monsieur Gisles, Madame Noël, j’ai vu tous ces gens-là dans les rues de Québec.  

Nos deux voyageurs vont passer quatorze jours au Bas-Canada, employant leur temps à mener une véritable enquête de sociologie politique que j’ai pu reconstituer. (Tableau 13). 

Que voient-ils ?  

Un peuple vaincu et humilié :

 

« Le fond de la population, l’immense majorité, est partout française. Mais, il est facile de voir que les Français sont le peuple vaincu ».
 
« Nous avons retrouvé, surtout dans les villages éloignés des villes, les anciennes habitudes, les anciennes mœurs françaises. Autour d’une église surmontée du coq et de la croix fleurdelysée... »
 
« Je viens de voir dans le Canada un million de Français braves, intelligents, faits pour former un jour une grande nation française en Amérique, qui vivent en quelque sorte en étrangers dans leur pays. Le peuple conquérant tient le commerce, les emplois, la richesse, le pouvoir. Il forme les hautes classes et domine la société entière. Le peuple vaincu, partout où il n’a pas l’immense supériorité numérique, perd peu à peu ses mœurs, sa langue, son caractère national. Voilà les effets de la conquête ou plutôt de l’abandon. »

 

Un réveil national

« Mais, parviendront-ils jamais à reconquérir leur nationalité ? C’est ce qui est probable sans malheureusement être assuré. Un homme de génie qui comprendrait, sentirait et serait capable de développer les passions nationales aurait ici un admirable rôle à jouer. Il deviendrait bientôt l’homme le plus puissant de la colonie. Mais, je ne le vois encore nulle part ».

 

Et il ajoute : 

« Celui qui doit remuer la population française, et la lever contre les Anglais, n’est pas encore né ». 

Là, Tocqueville se trompe car, s’il ne voit nulle part l’homme providentiel, c’est qu’il n’a pas bien regardé. En effet, un grand chef nationaliste est à l’œuvre, c’est Louis-Joseph Papineau qui sera l’instigateur du soulèvement de 1837.

 

L’avenir des Canadiens français

« Les Français d’Amérique sont aux Français de France, ce que les Américains sont aux Anglais. Ils ont conservé la plus grande partie des traits originaux du caractère national et l’ont mêlé avec plus de moralité et de simplicité. Ils sont débarrassés, comme eux, d’une foule de préjugés et de faux points de départ qui font et feront toujours les misères de l’Europe. En un mot, ils ont, en eux, tout ce qu’il faudrait pour créer un grand souvenir de la France dans le Nouveau Monde ».

Donc, tous les ingrédients sont là pour un « grand souvenir de la France dans le Nouveau Monde ». D’ailleurs, quelques années plus tard, après les troubles survenus au Bas-Canada en 1837, dans une lettre qu’il adresse à son ami Henry Reeve, greffier du Conseil privé de Londres, Tocqueville pose un diagnostic définitif : 

« Les Canadiens forment un peuple à part en Amérique, peuple qui a une nationalité distincte et vivace, peuple neuf et sain, dont l’origine est toute guerrière, qui a sa langue, sa religion, ses lois, ses mœurs, qui est plus aggloméré qu’aucune autre population du Nouveau Monde, qu’on pourra vaincre mais non fondre dans le lieu de la race anglo-américaine. Le temps seul pourrait amener ce résultat, mais non la législation et l’épée. » 

 

3) Tocqueville et la Nouvelle-France

 

Après s’être interrogé sur ce que nous réserve l’avènement de l’égalité, Tocqueville va se livrer à une analyse historique de l’évolution politique de la France en se demandant pourquoi et comment la France a-t-elle connu une évolution aussi violente ? 

Ce sera L’ancien Régime et la Révolution, son œuvre de maturité. 

À cette occasion, il reviendra à plusieurs reprises sur l’échec de la colonie de Nouvelle-France dans laquelle il voit une sorte de caricature de l’autoritarisme monarchique.

 

a) Les institutions de la Nouvelle-France ont entravé son essor :
un gouvernement autoritaire et centralisé,
pas d’institutions locales.

 

« C’est dans les colonies qu’on peut le mieux juger la physionomie du gouvernement de la métropole, parce qu c’est là que d’ordinaire tous les traits qui la caractérisent grossissent et deviennent plus visibles. Quand je veux juger l’esprit de l’administration de Louis XIV et ses vices, c’est au Canada que je dois aller. On aperçoit alors la difformité de l’objet comme dans un microscope
 
« Au Canada donc, pas l’ombre d’institutions municipales ou provinciales, aucune force collective autorisée, aucune initiative individuelle permise. Un intendant ayant une position bien autrement prépondérante que celle qu’avaient ses pareils en France ; une administration se mêlant encore de bien plus de choses que dans la métropole, et voulant de même faire tout de Paris, malgré les dix-huit cents lieues qui l’en séparent ; n’adoptant jamais les grands principes qui peuvent rendre une colonie peuplée et prospère, mais, en revanche, employant toutes sortes de petits procédés artificiels et de petites tyrannies réglementaires pour accroître et répandre la population. »

 

Si la Nouvelle-France n’a pas prospéré, ce n’est pas, contrairement à ce qu’on a parfois soutenu, parce qu’on l’a délaissée, mais parce qu’on s’en est trop occupé. 

En effet, Colbert veut que sa colonie soit en tous points la réplique exacte de la France. Deux exemples : 

1) Apprend-il que les colons s’installent au milieu de leurs terres, choisissant l’habitat dispersé des provinces de l’ouest dont ils sont issus, il prescrit de les regrouper en villages. Talon n’en fera rien, mais il n’empêche...
 
2) Entend-il dire que la taille (le principal impôt direct) n’est pas perçue en Nouvelle-France, il ordonne que l’on taille les Canadiens. Là encore, les intendants n’en feront rien mais l’alerte a été chaude et, lors de son séjour au Bas-Canada, Tocqueville observe, que 150 ans plus tard, les Canadiens s’en souviennent encore... 

À l’inverse, les colonies anglaises d’Amérique se développent presque à l’insu de la métropole. Les Pèlerins de Nouvelle-Angleterre fuient les persécutions religieuses ; ce sont des réprouvés qui n’ont rien à attendre de la métropole. Du coup, ils se dotent d’institutions propres et leur établissement prospère tandis que le Canada végète. 

Cette administration omniprésente et tatillonne a aussi un autre effet : elle encourage la course des bois, phénomène sociologique qui va gêner la colonisation et que les intendants ne parviendront pas à juguler. Comme les colons aspirent à plus de liberté, ils prennent le maquis, se munissent de provisions, de poudre et de pacotille et partent commercer avec les Indiens. Ces coureurs des bois étaient d’extraordinaires personnages. Les Radisson, les Des Groseillers, ont inspiré Fenimore Cooper et n’avaient rien à envier à Davy Crockett sur le plan de l’intrépidité et de l’esprit d’aventure.

 

b) Le caractère national s’opposait à l’entreprise coloniale

 

En revenant d’Amérique, Tocqueville jette sur le papier, dès 1833, Quelques idées sur les raisons qui s’opposent à ce que les Français aient de bonnes colonies. Au XVIIIème siècle, la France est le pays le plus peuplé d’Europe. Elle aurait pu nourrir une forte émigration. Mais, pour Tocqueville le Français est un terrien qui n’a pas la vocation à émigrer : 

« Il est presque impossible de déterminer la population pauvre et honnête de nos campagnes à aller chercher fortune hors de sa patrie. Le paysan craint moins la misère dans le lieu qui l’a vu naître que les chances et les rigueurs d’un exil lointain. C’est cependant avec cette espèce d’hommes qu’on peut former le noyau d’une bonne colonie ». 

Mais le colbertisme explique aussi cette réticence à émigrer. En effet, pourquoi partir, si c’est pour retrouver la même situation qu’en métropole ? Celle du bûcheron de la fable de La Fontaine : 

« Sa femme, ses enfants, les impôts, la corvée, les soldats ». 

Il y a aussi, à la différence des Anglais, des Hollandais ou des Portugais, une découverte tardive de la mer et des entreprises lointaines. Et cela, malgré de hardis marins et de grands capitaines : 

« La France, par sa position géographique, son étendue et sa fertilité, a toujours été appelée au premier rang des pouvoirs du continent. C’est la terre qui est le théâtre naturel de sa puissance et de sa gloire ; le commerce maritime n’est qu’un appendice de son existence. La mer n’a jamais excité chez nous et n’excitera jamais ces sympathies profondes, cette sorte de piété filiale qu’ont, pour elle, les peuples navigateurs et commerçants. De là vient que, parmi nous, on a vu souvent les génies les plus puissants s’obscurcir tout à coup lorsqu’il s’agissait de combiner et de diriger des expéditions navales » 

 

4. Ce que Tocqueville n’a pas vu :
la dimension économique

Malgré l’intérêt qu’il porte aux questions économiques, malgré la correspondance qu’il entretient avec des économistes comme John Stuart Mill, Tocqueville semble méconnaître une des raisons fondamentales de l’échec de la Nouvelle-France : le Canada apparaît comme une terre stérile. Les Espagnols ont eu la chance de tomber à pieds joints sur l’argent du Mexique et l’or du Pérou...Mais, au Canada, il n’y a que les animaux à fourrure. 

Encore actuellement, certaines des rues de La Rochelle et de Brouage sont revêtues de pavés de granit ramenés du Canada par des navires qu’il fallait bien lester avec quelque chose... Or, on n’émigre pas vers un pays dont on ne rapporte que des cailloux ! D’ailleurs, de l’avis de tous les beaux esprits de l’époque, le Canada est un pays stérile, quelques arpents de neige. Il n’aura qu’un défenseur, Etienne de Silhouette (qui fut Contrôleur général des finances), le seul intellectuel de l’époque qui ait pressenti le vaste potentiel du Canada, jugeant impossible qu’un si grand pays ne recélât pas d’immenses richesses. 

En outre, le Canada avait un concurrent dans la région. C’étaient « les Îles ». À Saint-Domingue, à l’époque, on faisait fortune en une génération avec le sucre, le café et les épices, sans parler de la piraterie... Résultat, en 1763, lorsque le Canada est cédé aux Anglais, il y a dix fois plus de colons français à Saint-Domingue. 

Cet aspect-là, Tocqueville ne l’a pas vu et, comme dans beaucoup d’autres domaines, on s’aperçoit qu’il n’appartient pas encore à l’ère industrielle. 

Il n’en demeure pas moins qu’à vingt-six ans et en passant quatorze jours au Bas-Canada (très précisément du 21 août au 3 septembre 1831), Tocqueville arrive à des conclusions qui seront à peu près celles d’André Siegfried qui y passera deux ans !



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le dimanche 31 août 2008 20:01
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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