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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Jacques Lavigne, L'Inquiétude humaine. (1953)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Jacques Lavigne, L'Inquiétude humaine. Paris Aubier, Éditions Montaigne, 1953, 230 pp. Collection: Philosophie de l'esprit. [En attente de l'autorisation des ayants droit de diffuser dans Les Classiques des sciences sociales.]

[7]

Introduction


I. La méthode
II. Cette méthode dans l’histoire
III. L’actualité de cette méthode



I. LA MÉTHODE.

Il y a deux façons d’étudier le problème de l’homme engagé dans la vie : l’une s’efforce de découvrir les principes qui fondent cette vie et les lois qui la dirigent, l’autre raconte la série des événements par lesquels l’homme y pénètre et la transforme. Employées séparément, l’une et l’autre manière offrent des embûches. Une systématisation qui ne dépasse pas l’unité subjective de l’expérience individuelle peut nous présenter un témoignage instructif et stimulant, mais jamais un savoir défini, parfaitement communicable et objectivement unifié. Si, par ailleurs, on ne cherche que des principes, des définitions claires, des agencements logiques, on risque de ne retenir du monde et de l’homme qu’un schéma abstrait, incapable d’atteindre l’existence dans son cheminement concret.

Nous avons tenté de conjuguer les deux méthodes, nous rappelant sans cesse que la vie de l’homme se déroule dans le temps, comme une histoire qu’il nous serait impossible de rendre intelligible sans la penser dans des notions universelles. Le plan qui commande le développement de notre étude essaie de reproduire quelque chose du mouvement de la durée humaine. Il en dégage les moments importants : ceux qui marquent une étape, qui annoncent une victoire, qui lient l’avenir, qui exigent une option.

Sans doute, nos analyses se déploient selon une méthode objective, mais elles sont commandées par une logique subjective. Partout elles ménagent des entrées au sujet; partout, elles préparent une place pour la vie concrète, elles soulignent un travail à parfaire, un mécanisme à utiliser, un amour à vivre, une vérité à intégrer. Et lorsque nous étudions l’art, la science ou la société, nous ne nous proposons pas d’en épuiser le contenu intelligible. En ébauchant dans un volume la synthèse des principales facultés et activités humaines, nous ne voulons pas composer une somme, mais saisir la marche de la vie de l’homme sollicité, dans sa pensée et dans son appétit, par un Absolu qu’il se dispose à recevoir en Le cherchant, et qu’il ne peut trouver sans se donner librement à Lui.

[8]

Cette logique subjective n’en demeure pas moins scientifique puisqu’elle atteint l’universel et qu’elle peut s’imposer à tous. Et si elle va prendre sans cesse son point de départ en l’homme, ce n’est pas pour s’y enfermer, mais afin d’assister en lui à la genèse d’un mouvement qui a son origine en dehors de lui et le conduit au-delà de lui afin de l’attacher à son terme par les mêmes moyens qui le lui font découvrir; afin de lui révéler l’Absolu qui, en même temps qu’infiniment transcendant, est plus intime à lui-même que sa propre conscience.

II. CETTE MÉTHODE DANS L’HISTOIRE.

Le christianisme, par sa doctrine du salut personnel, posait un problème nouveau à la philosophie : la signification du devenir humain. Si, par une suite d’actions temporelles, nous travaillons à faire un salut éternel, le temps n’est plus une simple imitation de l’éternité comme le pensaient les Grecs, il a une valeur propre. C’est dans le temps que Dieu nous appelle, c’est dans le temps que nous acceptons ou refusons son amour.

Il devenait alors naturel au penseur chrétien d’étudier la vie de l’homme comme une histoire, l’histoire d’une évolution, d’une option, d’une conversion. L’homme est dans le devenir et dans le temps non pour se dissoudre ou poursuivre en vain une existence qui lui échappe toujours, mais afin de bâtir, avec du devenir et du temps, son être et son éternité.

Ni Platon, ni Aristote, ni Plotin n’avaient eu l’idée d’un temps instrument d’un salut éternel : d’un salut qu’on ne peut atteindre sans s’y disposer progressivement, sans le choisir sans cesse dans la vie en devenir; d’un temps dont on puisse faire de l’éternel; d’un devenir dont on puisse faire de l’être. Chez Platon, le temps imite l’éternité; chez Aristote, il est éternel; Plotin, lui, le supprime.

Le temps de Platon imite l’éternité. Le démiurge fabrique le monde à l’image des idées divines et il crée le temps afin de rappeler, dans la copie, l’éternité du modèle : le temps devient donc l’image mobile de l’éternité immobile. Mais le démiurge ne crée pas de rien. Avant le cosmos, avant le temps, le devenir existait. Le devenir est éternel : c’est l’éternelle résistance au divin, l’éternel [9] principe de la dispersion des choses et de l’espace qui les reçoit. Il était donc impossible pour Platon de définir le temps comme l’occasion d’un progrès; de comprendre le devenir comme le lieu nécessaire d’un être qui ne peut se posséder sans se parfaire. Moins il y aura de nouveauté dans le cosmos, plus le temps se rapprochera de son modèle éternel où rien ne change. Plus nous échapperons au devenir, plus nous nous approcherons de notre béatitude. Car le devenir ne nous sollicite que pour nous perdre.

Si Platon réduisait le temps à une pure image de l’éternité, la destinée de l’homme n’en cessait pas moins de préoccuper son esprit religieux. Comment expliquer que nous soyons séparés du monde des intelligibles qui seul peut combler notre âme, et engagés dans le devenir qui ne peut nous apporter rien si ce n’est l’anéantissement de nous-mêmes? Cette présence du devenir dans notre vie est un scandale pour la raison. On ne peut donc en rendre compte sans abandonner le plan des idées pour celui des faits [1]. C’est par un mythe qu’il essaie d’éclairer le mystère de notre âme enfermée dans la matière. Notre vie serait une épreuve, donc un état qui a commencé et qui finira, une suite d’événements et d’actes qui ont un but : la libération de l’âme par la contemplation.

Cependant, cette explication du devenir qu’il nous offre sous la forme d’un récit, Platon est incapable de l’interpréter comme le symbole d’un dynamisme efficace. Sa métaphysique du devenir et du temps lui interdit de penser la vie humaine comme une histoire réelle. Son temps est une répétition; son devenir, un éternel inachèvement. C’est pourquoi ce devenir n’a qu’une fonction négative. Et lorsqu’il raconte la genèse, les luttes et la fin de l’homme, il construit un mythe. Sans doute, quand le penseur chrétien voudra faire la philosophie de la vie concrète, c’est à Platon qu’il s’adressera de préférence. Il trouve dans le mythe la forme historique qui convient à sa notion de l’homme créé et racheté dans le temps. Mais, là où le chrétien découvre l’expression symbolique d’une histoire réelle, un philosophe païen comme Plotin ne voit que le symbole temporel d’une réalité intemporelle.

Pour Aristote, le temps est un mode du mouvement : c’est le « nombre du mouvement selon l’antérieur et le postérieur » [2]. Il n’y aurait pas de temps dans l’univers s’il n’y avait quelque part [10] un temps absolu, éternel [3]. Mais si le temps est le nombre du mouvement, il ne peut y avoir de temps éternel s’il n’y a un mouvement éternel. Ce mouvement, Aristote le rencontre dans le transport circulaire [4] des sphères incorruptibles, à la fois unité de mesure du temps et cause du déroulement éternel de l’univers.

Quel usage l’homme peut-il faire du temps? Il peut s’en échapper. Parti d’un univers qui s’écoule il passe brusquement, par la pensée, du mouvement à l’immobilité. La pensée en acte est en dehors de la durée : elle est éternelle comme les essences qu’elle comprend [5]. L’homme peut penser le devenir en l’éternisant. À chaque moment du devenir, c’est tout le devenir que l’on voit. Rien n’arrivera qui ne soit arrivé. Car les sphères dans un mouvement uniforme conservent éternellement le même univers en le répétant éternellement. Il n’y aura jamais de nouveau, il n’y a pas de véritable progrès. Tout est imitation de l’immobilité du moteur premier. Ni le temps, ni le devenir n’aboutiront dans l’éternité : le temps sera toujours; le devenir sera éternellement séparé de l’éternité.

Plotin, avons-nous dit, supprime le temps. Il en étudie la nature avec d’autant plus de soin que, partout où il se manifeste, il veut nous prouver qu’il n’est qu’une illusion. Et d’abord il construit sa notion d’éternité avec des éléments du temps. Aussi bien, lorsqu’il aborde le temps, il n’a pas de difficulté à nous montrer qu’il n’est qu’une dégradation de l’éternité [6]. L’éternité, c’est [11] l’éternel mouvement d’un désir qui reprend sans cesse un objet qu’il possède toujours. Le temps commence lorsqu’il s’introduit un petit intervalle entre le désir et l’objet, lorsque l’âme, comme dans une chute, est détachée de son bien. Et cependant, le temps n’a pas d’histoire et la chute de l’âme n’est pas un événement. L’âme est éternelle. Par sa contemplation elle produit comme un reflet d’elle-même : le monde des corps. Elle peut se mêler à son image, s’oublier en elle. Elle est alors comme tombée. Mais c’est toujours en haut qu’elle vit. Pour reprendre possession d’elle-même il lui faudra se convertir, c’est-à-dire anéantir en elle la conscience, la mémoire et le temps qui sont l’envers de son âme, de sa vie véritable. Le philosophe grec tente donc de s’évader du temps et du devenir : du temps, parce qu’il n’apporte qu’une éternelle répétition d’un monde toujours semblable; du devenir, parce qu’il défait éternellement ce qu’il recommence toujours. Le chrétien, au contraire, entre dans la vie, non pour y demeurer, cependant, mais afin d’y tracer le chemin qui le conduira à Dieu. Il pénètre dans le devenir, non pour s’y installer, mais afin d’y faire croître la semence d’éternité qu’il contient. Pour penser sa vie, le chrétien emprunte à la philosophie grecque, mais non sans la transformer profondément. Le temps n’est plus uniquement une mesure extérieure, il est une manière d’exister. Le devenir n’est pas un chaos, il est créé par l’Être pour engendrer des êtres. Le monde a été créé, il se développe, et il se terminera avec la résurrection éternelle des corps. Le monde a donc une histoire : il naît, il grandit et lorsque sa mission sera accomplie, il disparaîtra. C’est au milieu de cette histoire que l’homme surgit. Il ne peut échapper à son influence. Il lui faut assimiler un passé qu’il n’a pas fait pour travailler à la réalisation d’un avenir qu’il ignore. Mais le monde n’a une histoire que parce que la vie concrète de l’homme est une histoire. C’est en cherchant d’abord le royaume de Dieu pour lui que l’homme assimile le passé pour demander et trouver avec lui. C’est en travaillant d’abord à se donner à Dieu qu’il mûrit l’avenir pour la moisson de Dieu. Le monde entier n’a été fait qu’en vue du cheminement de l’homme vers l’Amour [12] inépuisable. Si le monde existe, s’il évolue, c’est afin de permettre à l’homme individuel, à l’homme que je suis, d’apparaître, de progresser et d’achever sa vie au-delà de la mort en l’épanouissant en Dieu. Car telle est notre condition qu’il nous faut traverser le temps pour conquérir notre éternité. De même qu’on ne peut vivre de l’esprit sans l’incarner, on ne peut accéder à la vie éternelle sans d’abord engendrer en soi, dans le temps, un amour toujours grandissant des choses invisibles.

Cette intuition nouvelle de l’univers, inspirée par la révélation, aura ses répercussions sur la recherche philosophique : elle invente une méthode dont saint Augustin est le génial instigateur. Pascal définit cette méthode : l’ordre du cœur. En langage technique, on traduirait : le dynamisme de l’appétit. Car, en effet, elle naît d’un amour pour le communiquer : toute l’œuvre d’Augustin en fait foi.

La vie de l’homme est une histoire en train de s’écrire et qu’il revient à chacun de comprendre pour l’orienter et l’achever par l’amour. Aussi, cherchera-t-on en vain dans les œuvres de saint Augustin un système totalement achevé, des définitions complètes, un ensemble de thèses parfaitement enchaînées [7]. Enfermé dans un ordre purement rationnel, Augustin eût manqué son but [8]. Sa philosophie débute à la fois partout et nulle part. Partout où nous sommes, au milieu même de l’écoulement de nos jours, Augustin recommence toujours à nous montrer la présence de Dieu et les formes variées de son appel et de son assistance. [13] Mais nous n’aboutissons nulle part à un commencement absolu. Il avance en se reprenant sans cesse. Quel que soit le problème qu’il examine, c’est toute sa philosophie qu’il repense. Et cela s’explique puisqu’il considère l’homme du point de vue de son devenir. L’histoire de l’homme n’est pas d’abord chronologique, elle est avant tout et essentiellement ontologique. Aussi bien tous les événements que la vie charrie ne sont pas uniquement à noter, à décrire, mais à rapporter à Dieu, à intégrer dans l’homme. C’est dans le temps et le devenir que notre fin immuable et éternelle s’offre à nous. Il s’agit donc à la fois de recueillir ce qu’il y a de devenir, d’évolution dans notre vie, pour nous référer toujours à un même centre immuable qui donne à notre existence sa signification et sa direction.

Cependant, si l’augustinisme n’a pas de point de départ défini, il n’a pas davantage de terme. Lorsqu’il analyse des idées, ce n’est pas d’abord pour présenter à notre intelligence la synthèse complète des essences immuables, mais avant tout pour nous introduire à aimer une vie, celle qui a choisi Dieu comme son seul bien. C’est à nous de terminer la philosophie d’Augustin en acceptant de vivre pour la fin qu’il nous propose et qu’il nous fait voir partout. Saint Augustin cherche l’intelligible, mais afin de séduire notre volonté. Il s’appuie sur l’être, mais pour rejoindre la vie en devenir. C’est à l’appétit qu’il revient toujours; non pas qu’il veuille le substituer à l’intelligence, mais parce qu’il est la faculté de l’action, de l’amour, de l’avenir.

Gilson a rappelé à plusieurs reprises [9] qu’il était vain de comparer l’augustinisme [10] au thomisme, soit pour montrer la supériorité de l’un sur l’autre, soit pour les identifier. On n’y réussit qu’en les défigurant. Il faut plutôt y voir deux expressions différentes et complémentaires d’un même objet [11]. D’ailleurs, il est significatif que ce qui est défaut pour une méthode est une qualité pour l’autre. Saint Thomas est plus clair que saint Augustin. Mais [14] justement, saint Augustin ne pouvait être clair sans manquer son objectif : la complexité de la vie concrète. Saint Augustin est plus vivant que saint Thomas. Mais justement saint Thomas ne cherche jamais l’aspect dramatique de la vie, il veut en donner l’intelligence. Ce ne sont là, cependant, que des signes extérieurs; ils nous avertissent que le point de vue thomiste n’est pas le même que celui de l’augustinisme; ils ne nous apportent pas la raison profonde de cette divergence.

Pourquoi cette opposition? La question est importante. C’est demander pourquoi l’esprit chrétien ne parvient jamais à s’exprimer totalement dans une seule philosophie? Pourquoi, après saint Thomas, l’augustinisme continue-t-il d’exercer une influence absolument distincte de celle du docteur angélique? C’est demander si, aujourd’hui, pour comprendre l’humanité inquiète et travailler à son salut, il ne vaudrait pas mieux retenir de la tradition chrétienne, qu’un aspect de sa philosophie : celui qui répond davantage à ses besoins [12] ?

[15]

On a voulu voir dans l’augustinisme la philosophie de l’existence, et dans le thomisme, celle de l’essence. Sans doute, il y a un élément de vérité dans cette distinction, mais encore faut-il prendre garde au sens qu’on lui donne. Si l’on entend que l’augustinisme se nourrit exclusivement d’expériences intimes, d’introspections, on en fait une philosophie purement subjective qui ne dépasse pas l’ordre des phénomènes. Et l’on justifie ceux qui, pour discréditer l’augustinisme, comme philosophie, l’accusent de se satisfaire d’un fondement sentimental, capable d’émouvoir, mais non de prouver et d’instruire. Par ailleurs, si l’on soutient que le thomisme cherche d’abord des idées et des enchaînements logiques, on le réduit à un système plus préoccupé de satisfaire les exigences de l’intelligence que celles du réel, plus soucieux de clarté que de vérité. Et l’on se range avec ceux qui lui reprochent son caractère abstrait, artificiel. En réalité, nous sommes en face de philosophies qui font une part à l’essence et à l’existence, qui passent constamment de l’une à l’autre, et c’est en cela qu’elles sont des philosophies authentiques. Mais leur mouvement ne va pas dans le même sens et c’est en cela qu’elles diffèrent. L’une, le thomisme, va de l’existence à l’essence; l’autre, l’augustinisme, va des essences vers l’existence. L’une part de la mobilité du sensible pour s’élever à l’immobilité de l’intelligible, l’autre, des idées pour assister à la genèse des choses, pour suivre le progrès d’une nature dans l’existence en devenir. On reconnaît ici l’influence de Platon et d’Aristote, mais d’un Platon et d’un Aristote corrigés par le christianisme.

Le centre de la philosophie chrétienne ce n’est donc ni l’idée séparée de Platon ni la forme abstraite d’Aristote, c’est l’être, c’est Dieu. Aussi bien, lorsque saint Augustin part d’une idée nécessaire, c’est Dieu qu’il quitte pour le retrouver au terme du devenir. Lorsque saint Thomas passe de l’existence concrète au concept, il abandonne le réel, mais pour évaluer ses limites et le posséder dans sa source. Le concept lui donne les limites du réel, mais seule la source de toute existence, l’acte pur, lui donne le réel. Cependant, si saint Augustin et saint Thomas définissent Dieu par l’être, ils ne définissent pas l’être de la même façon. Le premier [16] en fait une essence, le second, un acte. C’est pourquoi leurs métaphysiques n’ont pas la même valeur [13]. L’être d’Augustin, c’est le Dieu de la Bible, mais analysé selon l’esprit de Platon, comme une idée. C’est pourquoi il définit Dieu comme une essence par son immobilité et pas son intelligibilité : Dieu, c’est l’Essence pure. Pour Thomas d’Aquin, au contraire, l’être est un acte, il n’est pas une idée. Dieu ne se définit pas par l’absence de changement, mais par l’existence; non par l’intelligibilité, mais par l’être. L’essence de Dieu, c’est d’abord l’existence. C’est parce que Dieu est celui qui est, qu’Il est parfaitement intelligible.

Nous voilà parvenus à des conclusions qui, apparemment, contredisent radicalement les premières distinctions que nous avions faites au début. Nous posions l’augustinisme comme le type des philosophies de l’existence et le thomisme, comme le type des philosophies de l’essence. Et nous découvrons qu’Augustin a construit une métaphysique de l’existence [14]. Cependant, et voilà le paradoxe, si l’augustinisme n’a pas réussi à créer la métaphysique de l’existence, il a inventé le moyen de la découvrir dans le devenir de la vie concrète. C’est là son message authentique. Et à ce point de vue, aucune autre philosophie ne l’a remplacé ni dépassé. Chaque fois que l’on étudie l’homme, sa vie et sa pensée sous l’angle de l’évolution, du devenir, de l’histoire, c’est à la méthode d’Augustin que l’on revient fatalement. Chaque fois qu’on étudie la connaissance et son objet, l’action et ses œuvres, la vie et sa destinée sous l’angle du faire, la manière augustinienne s’impose naturellement [15].

[17]

Tout peut être analysé comme un faire. L’homme fait tout : les techniques, les arts, les langues, le droit, les nations, les civilisations. S’il connaît par la science un objet qu’il n’a pas fait, c’est lui qui fait la science. L’homme lui-même est l’auteur de lui-même. On peut tour à tour étudier la sensation, les facultés, la connaissance pour elles-mêmes et comme un devenir que l’homme utilise, comme une ébauche qu’il achève, comme la matière d’une œuvre dont il sera l’auteur. L’art, la science, la société sont des objets de savoir dont on peut chercher les règles, les éléments, les lois. Ce sont aussi des systèmes, des travaux que l’homme fait; différents aspects d’une seule vie construite et voulue par l’homme en vue d’une seule fin. L’être lui-même est dans l’univers un être que l’homme termine et, en l’homme, un être que l’homme fait.

Chaque fois que l’on cherche la genèse et le progrès des choses et des hommes dans le devenir de la vie, on retrouve l’auteur des Confessions et de La Cité de Dieu. Chaque fois que l’on veut saisir, à l'intérieur de la pensée et de l’action, les sollicitations et la croissance de Dieu, c’est la méthode du cœur qu’il faut utiliser. Mais, parce que la métaphysique de saint Augustin est incomplète, on est tenté de refuser à son œuvre une valeur philosophique originale. Parce que sa métaphysique a été dépassée, on voudrait qu’il ne nous ait laissé, en philosophie, que le témoignage d’un débutant. D’ailleurs, tout ce qui serait proprement philosophique dans son œuvre aurait été recueilli, précisé et complété par saint Thomas.

Sans doute on rencontre à peu près tout Augustin dans l’Aquinate, tout sauf la méthode : celle de l’amour; tout, sauf l’objet formel : la vie concrète. Aussi, malgré sa métaphysique déficiente, malgré la solidité de l’universalité de la synthèse thomiste, la méthode d’Augustin conserve toute son efficacité, sa valeur propre, chaque fois que l’esprit humain s’efforce de saisir, par l’intérieur, le mouvement de l’existence, de tracer l’itinéraire de l’âme à Dieu, d’écrire l’histoire individuelle de l’homme s’acheminant dans le temps vers sa destinée éternelle. Sans doute saint Augustin s’est inspiré ici du Platon des mythes. C’est qu’il y trouvait plus qu’un système, plus qu’une pédagogie : le mouvement même de toute pensée tournée vers la vie concrète [16].

[18]

Il reste une difficulté. Comment utiliser une méthode appuyée sur une métaphysique inachevée? Grâce au progrès de la pensée, à l’apport du thomisme, il nous est possible, aujourd’hui, d’établir l’augustinisme sur une métaphysique de l’existence. D’ailleurs ce rapprochement est déjà une réalité dans l’œuvre admirable du grand philosophe contemporain, Maurice Blondel. C’est le mérite de ce profond penseur catholique d’avoir su réunir dans sa philosophie les exigences d’une science objective de l’être et du dynamisme de la vie intérieure.

Maurice Blondel n’est pas thomiste. Lorsqu’il prit connaissance de l’œuvre du docteur angélique, l’orientation de sa pensée était déjà fixée. Aussi a-t-on relevé quantités de propositions que l’on a crues incompatibles avec l’esprit du thomisme [17]. Mais cette incompatibilité n’est qu’apparente. Elle est d’une nature analogue à celle que nous avons rencontrée entre l’augustinisme et le thomisme. Elle est née d’une confusion. On veut juger la philosophie de Maurice Blondel comme si son point de vue était le même que celui de saint Thomas. Il n’en est rien. Saint Thomas construit [19] la science objective de l’être ; Blondel, celle de la vie. L’un fait l’analyse de l’âme et de ses facultés; l’autre, l’itinéraire de la vie de l’esprit. Saint Thomas va de l’existence aux concepts qui en contiennent l’intelligence, du devenir de l’être à la nature de l’être; Blondel, par les idées, veut nous livrer l’histoire, le mouvement incommunicable de l’existence concrète en marche vers Dieu. Il nous introduit à l’intérieur du dynamisme dont le docteur angélique nous a fourni les principes et les lois.

Blondel lui-même, à plusieurs reprises, définit les diverses formes de sa méthode : génétique, d’implication, d’immanence, d’expérimentation personnelle. Or en chacune d’elles, on retrouve l’idée d’un devenir à achever, d’une histoire personnelle à accomplir, d’une croissance à favoriser, d’une présence à reconnaître, à aimer. Pour nous en rendre compte, il nous suffira d’une brève analyse des méthodes d’implication et d’immanence : toutes les autres en découlent.

Utiliser la méthode d’implication, ce n’est pas aller de l’explicite à l’implicite, du clair à l’obscur, mais des idées et des faits au dynamisme concret qui précède, unifie et dirige la pensée discursive et les actions particulières. En se plaçant au sein de la pensée et du vouloir en opération, on veut retrouver ce qui est donné à l’origine pour qu’ils puissent devenir ce qu’ils sont, ce qui les accompagne pour intégrer ce qu’ils font, ce qui est exigé en eux pour qu’ils deviennent ce qu’ils doivent. Le passé, le présent, le futur d’une existence en mouvement, tel est l’objet de la méthode d’implication. L’implicite c’est cette unité vivante au-dessus de l’analyse et de la synthèse que ne pourra jamais nous livrer aucun raisonnement, aucune idée explicite [18]. C’est l’histoire de l’individu, [20] l’histoire de l’humanité, l’évolution de l’univers. Cette histoire, cette unité vivante est toujours impliquée parce qu’elle n’est jamais livrée par l’idée, elle la « précède, accompagne, suit, devance et domine ». Elle n’est jamais l’objet d’un concept parce qu’elle est toujours vécue, « existée ». C’est elle qui est la source de tous les élans, de tous les dépassements. C’est en elle que se fait le lien entre l’ascension qui ordonne tout l’univers en vue de l’apparition de l’esprit et la descente de Dieu dans les âmes. Cet implicite c’est, en somme, notre existence charnelle qui progresse en visant dans le temps et le relatif, l’éternité, l’absolu. L’essence est explicite, cependant elle ne contient jamais l’existence. Et de même qu’il n’y a jamais, chez saint Thomas, d’essence sans une existence pour lui conférer son acte; de même chez Blondel, il n’y a pas d’idée explicite sans un implicite qui la précède comme une vie, comme une action. De part et d’autre, c’est l’acte qui est premier. Mais alors que saint Thomas procède de l’existence à l’essence, Blondel, comme nous l’avons souligné plus haut, va de l’idée au devenir, à l’histoire, à l’existence concrète.

L’idée d’immanence précise un aspect de la méthode d’implication. Dieu est impliqué dans le développement de notre vie. Il est caché à l’intérieur de nous. Il ne suffit pas de prouver à l’homme que Dieu existe pour qu’il vive de Dieu. Il faut lui montrer que toute sa vie appelle le Dieu qu’on lui donne. Car l’homme peut savoir que Dieu est et vivre comme s’il était absent de la vie. Dieu est peut-être au commencement et au terme de l’existence, mais le temps est pour l’homme et ne contient pas Dieu. La méthode d’immanence veut dissiper cette sécurité illusoire. Elle nous place au sein du sujet, au milieu de ses activités. Non pas qu’elle veuille nous enfermer dans un univers borné par nos fins finies et nos idées construites1. Au contraire, elle veut nous [21] apprendre que nous n’irons jamais de nous à nous sans rencontrer Dieu; bien que la vie que nous voulons n’est jamais la vie que nous faisons aussi longtemps que nous n’avons pas reconnu qu’elle ne peut s’achever qu’en passant par l’infini. Dieu est en nous d’abord pour nous inviter à Le chercher. Il est présent en nous dans la conscience que nous avons de l’insuffisance de notre vie. Celle-ci se présente à nous comme une attente, comme une place pour un autre que nous, comme un vide s’il n’y a que nous. Mais il n’y a pas que nous. Et cette vie qui s’offrait à nous comme un vide parce qu’elle se disposait à recevoir un infini acquiert son sens dans la découverte et la possession de cet infini. Mais l’homme peut se refuser à Dieu et se donner infiniment à ce qui manque. Car tel est le privilège de sa nature spirituelle de ne pouvoir aimer sans aimer librement.

La méthode d’immanence de toute évidence vise le centre du devenir de l’homme. Elle n’étudie pas la créature dans son achèvement, mais dans son cheminement. Elle n’étudie pas l’infini d’abord en soi, mais elle le cherche en nous. Elle nous montre notre vie comme un espoir de Dieu et l’histoire de notre vie comme un lieu qui se forme pour contenir l’infini. Elle ne nous découvre pas Dieu comme le fondement d’une morale, comme le sommet d’un système, mais comme l’occasion d’une alternative ultime où l’homme accepte ou refuse par sa vie totale de renoncer à soi pour que Dieu vive en lui.

La méthode de Blondel est nettement d’inspiration augustinienne. Mais le philosophe de l’Action dépasse la métaphysique des essences de saint Augustin. Il intègre l’augustinisme dans une métaphysique de l’être. Assurément, on ne trouve pas dans Blondel une étude systématique de l’être en tant qu’être. Son objet formel c’est le mouvement de l’existence. Mais l’analyse qu’il fait de la vie implique continuellement l’être dont saint Thomas a fait la science [19]. C’est en particulier dans la métaphysique [22] de l’appétit que la philosophie de l’action de Maurice Blondel vient rencontrer la métaphysique de l’être de saint Thomas. L’une commence au point précis où l’autre finit.

Chez saint Thomas, c’est l’appétit qui nous met en relation avec l’être concret. Les choses sont dans l’intelligence par leur image; dans l’appétit, comme en creux, par la tendance qu’elles y produisent. L’immanence de l’existence dans notre appétit est donc bien différente de l’immanence de l’essence dans notre intelligence. L’idée est une sorte de terme pour l’intelligence. L’existence dans le désir commence et dirige un mouvement. La chose dans l’intelligence est immanente à notre pensée parce qu’elle lui est devenue identique. La chose est immanente dans le désir parce qu’elle en est absente : elle est précontenue, elle n’est pas possédée; elle est attendue, cherchée. Et cependant, c’est ce sentiment même de l’absence qui constitue le fond de notre existence. Tout notre être vit de cet être qui lui est promis. Telle est l’immanence de notre fin en nous : une impulsion qui nous pousse à nous dépasser toujours. En effet le désir en acte est analogue à un mouvement. Le mouvement selon la formule d’Aristote c’est « l’acte de ce qui est en puissance en tant que tel ». La puissance est avant le mouvement : elle le permet; l’acte est au terme : il le finit. Aussi bien, l’acte dans le mouvement n’est pas un acte parfait, il traîne avec lui une privation qu’il veut combler. L’acte du mouvement n’est pas un terme, il est ordonné à un acte ultérieur. Il se transforme en s’accomplissant. Le mouvement est donc création d’existence, invention, nouveauté. De même l’appétit. Il est un appel à l’existence, un projet à réaliser.

Saint Thomas constate le mouvement et il en cherche la justification ontologique. À la suite d’Aristote, il place dans l’être les notions qui lui permettent d’y inclure le devenir. Mais l’acte et la puissance ne sont pas le devenir. Le devenir est un passage : c’est ce passage que Blondel veut nous livrer. Partout, il se réfère à l’appétit parce que partout il poursuit l’existence concrète. S’il découvre l’infini en nous, dans notre action et notre pensée, ce n’est pas comme une idée, mais comme un dynamisme, comme la fin dans le désir. D’où l’importance qu’il accorde à l’action. Elle traduit l’immanence de notre fin en nous. C’est en regardant du côté de l’appétit qu’il peut dire que le désir précède la connaissance pour la provoquer, qu’il la suit pour l’achever. Et s’il répète sans cesse que l’idée de Dieu et les preuves de son existence ne [23] suffisent pas pour nous donner à Dieu, c’est qu’il veut nous conduire, au-delà des notions, dans l’existence, à la remise de notre être limité à l’être sans limites.

Pour nous, saint Thomas et Maurice Blondel s’offrent comme deux maîtres dont la pensée de l’un complète celle de l’autre. Saint Thomas nous a fourni la métaphysique objective de l’être et de la nature achevée; Blondel, la philosophie de la vie, de l’existence qui se fait. Nous les avons rencontrés à peu près au même moment et il nous a paru aussi impossible de les opposer que de les identifier. Tous deux répondaient à deux problèmes différents posés par une même vie.

III. L’ACTUALITÉ DE CETTE MÉTHODE.

La méthode, dont nous venons de retracer les sources dans l’histoire, convient particulièrement aux besoins de notre temps. Depuis la dernière guerre, c’est à l’homme concret que l’on parle, c’est de l’homme nouveau que l’on discute, c’est à un homme dans l’histoire que l’on s’adresse : un homme que l’histoire a fait et qui fera l’histoire. Cet homme est avide et pauvre, sa conscience est « malheureuse », sans vie intérieure, sans liberté matérielle. L’humanité, en même temps qu’elle invente la science qui lui donne la puissance et le confort, en même temps qu’elle accumule les richesses qui lui assurent la sécurité et la liberté, engendre la guerre et multiplie le nombre des misérables. Chacun en face d’une société à reconstruire, d’une civilisation à transformer, d’une science à remettre au service de l’homme. Aussi lorsqu’on traite aujourd’hui de l’être humain, c’est un problème d’avenir qui semble être posé : l’édification d’un ordre nouveau. Tous les efforts sont tendus vers demain. Seules s’imposent les doctrines promettant un futur qui abolira le monde présent. L’homme de la masse est un désespéré ou un visionnaire. Il n’est plus résigné.

Il faut refaire une civilisation avec les débris de celle qui vient de s’écrouler. Et de par le monde tant d’institutions sont tombées, qu’on a parfois l’impression qu’il faut créer de rien un univers tout neuf ; qu’il n’y a rien à conserver, car tout est usé, vieilli, inhumain. Quel esprit guidera notre action dans cette tâche immense? Il y a ceux qui s’attachent désespérément à un passé mourant, comme s’il emportait avec lui l’essence même de la grandeur de [24] l’homme. Il y a ceux qui veulent tout détruire comme pour creuser un trou énorme où la civilisation nouvelle pourra édifier une cité future. Il y a ceux pour qui cette vie n’est que mort, néant et désespoir. Allons-nous vers l’absurde ou vers un lieu terrestre de bonheur et de paix?  Nous laisserons-nous conduire passivement vers un avenir riche de nos vagues désirs? Faut-il nous abandonner à la folie révolutionnaire dans l’espoir d’empêcher, par ce suprême détachement, que l’avenir soit la répétition d’un présent qui nous révolte?

Tous sont d’accord qu’il faut sauver l’homme. L’homme qui a faim et soif, sans abri et sans soleil et qui souffre la faim et le froid que souffrent ses enfants. Mais qui sauvera l’homme s’il n’a pas découvert son âme à sauver, et dans l’homme qui a faim une âme que Dieu aime?  Seule l’éternité peut sauver les temps, seul l’absolu peut donner un sens au devenir.

C’est pourquoi la méthode d’immanence s’impose particulièrement aujourd’hui. On a déclaré révolues quantité de formes de penser et de manières d’agir. Le monde économique, social et politique se transforme. Le passé ne contient à peu près aucune norme qui nous aiderait à interpréter l’avenir. Tout commence, tout est à faire. Il semble que l’avenir seul soit la réalité. Il importe donc de pouvoir retracer au milieu même des transformations les signes de l’origine et de la fin transcendante de l’homme. De rechercher le sens de la vie dans le développement de l’action et de la pensée humaine. Puisqu’il y a tant à construire, à inventer pour le salut et le progrès de l’homme, nous saurons alors ce qui reste toujours à faire et l’amour qu’il faut pour l’accomplir. Nous pourrons, quel que soit le point de départ que nous offriront les événements, les âges, les guerres et les révolutions, retrouver l’esprit qui nous permettra de continuer l’histoire de l’homme en marche vers l’éternité.

Mais comment peut-on dire de notre vie qu’elle a un sens, qu’elle est une histoire? Il n’y a d’histoire que d’événements passés. Pour écrire notre histoire, il faudrait que nous soyons à la fois témoins de notre origine et rendus au terme de notre vie. Lorsque nous prenons conscience de notre vie, elle est déjà engagée et nous ne savons pas où elle nous conduira. Nous sommes entre un passé perdu et un avenir incertain. C’est pourquoi nous prenons conscience de nous-mêmes dans l’inquiétude. Le passé nous apporte la déception, l’avenir, l’angoisse.

[25]

Et cependant, dans l’existence, cette inquiétude est le premier signe d’un appel de l’au-delà. C’est le point de départ naturel de toute philosophie dont l’objet est d’abord le concret. C’est dans cette inquiétude que se pose à un certain moment du temps, à un certain stage du devenir, le problème de notre destinée. C’est en effet par l’inquiétude que nous sommes comme placés au-dessus du temps et du devenir et forcés d’en demander le sens. C’est le premier signe, dans le relatif et le temporel, de la présence en nous de l’éternité et de l’absolu.



[1] Le Timée.

[2] Physique, IV, 2, 219 b.

[3] Physique, VIII, 1, 251 b. L’instant est comme la limite du temps. Il n’est pas une partie du temps, mais c’est par lui qu’on le mesure. Sans lui, il n’y a ni postérieur ni antérieur et par conséquent sans instant il n’y a pas de temps. « Si donc il est impossible que le temps existe et soit conçu sans l’instant, et si l’instant est une sorte de moyen terme, étant à la fois commencement et fin, commencement du temps futur et fin du temps passé, alors nécessairement le temps existe toujours : car l’extrémité du dernier temps saisi sera dans un instant, vu que dans le temps on ne peut rien saisir que l’instant. Par suite, puisque l’instant est commencement et fin, nécessairement de part et d’autre de lui-même, il y aura du temps. »

[4] Seul, le mouvement circulaire peut être éternel parce que seul il est uniforme, continu (Physique, VIII, 8, 261 b).

[5] Métaphysique, 7, 1072 b, 24; 9, 1075 a, 10.

[6] « En représentant l’éternité comme un assemblage toujours unifié, comme un mouvement toujours accompli et comme un désir toujours comblé, - en suggérant qu’elle est un équilibre toujours parfait et une sorte de perpétuelle réussite, Plotin introduisait au cœur de l’être intelligible ce soupçon d’instabilité qui allait lui permettre d’expliquer, en même temps que d’atténuer, le paradoxe de l’existence temporelle. Qu’un intervalle (si minime soit-il) vienne séparer le désir de son accomplissement, qu’une chute (infiniment petite) vienne rompre cet équilibre, et l’ordre des essences sera troublé. Ce trouble éternel c’est précisément le temps. » (Jean GUITTON, Le temps et l’éternité chez Plotin et saint Augustin, Boivin et Cie, Paris, 1933.)

[7] « Le cœur a son ordre : l’esprit a le sien qui est par principe et démonstration, le cœur en a un autre. On ne prouve pas qu’on doit être aimé, en exposant l’ordre des causes de l’amour : cela serait ridicule.

Jésus-Christ, Saint-Paul ont l’ordre de la charité, non de l’esprit : car ils voulaient échauffer, non instruire. Saint Augustin de même. Cet ordre consiste principalement à la digression sur chaque point qu’on rapporte à la fin, pour la montrer toujours. » (B. PASCAL, Pensées, éd. L. BRUNSCHVICG, no 283.) Ce texte célèbre de Pascal a maintes fois été utilisé par les interprètes de saint Augustin. Nous l’utilisons à notre tour convaincu que nul n’a su, en si peu de mots, évoquer la richesse de l’augustinisme et suggérer avec autant d’acuité le sens de la méthode.

[8] « C’est que, peut-être, cette absence d’ordre dont souffre l’augustinisme n’est que la présence d’un ordre différent de celui que nous attendions. À la place de l’ordre synthétique et linéaire des doctrines qui suivent la norme de l’intellect, nous trouvons le mode d’exposition nécessairement autre, qui convient à une doctrine dont le centre est dans la grâce et dans la charité. S’il s’agit moins de savoir que d’aimer, la tâche propre du philosophe est moins de faire connaître que de faire désirer ; pour exciter l’amour, on ne démontre pas, on montre, et c’est ce que ne se lasse pas de faire saint Augustin. (E. GILSON, Introduction à l’étude de saint Augustin, J. Vrin, Paris, 1943, p. 312.)

[9] La philosophie de saint Bonaventure, Vrin, Paris, 1963, p. 396; Christianisme et tradition philosophique, dans Chercher Dieu, les Éditions de l’Abeille.

[10] Par « augustinisme », nous n’entendons pas exclusivement les œuvres de l’évêque d’Hippone, mais tous les systèmes où sa méthode et son esprit dominent : en particulier l’œuvre de saint Bonaventure au xiiie siècle et, de nos jours, l’œuvre de Maurice Blondel.

[11] « La philosophie de saint Thomas et celle de saint Bonaventure se complètent comme les deux interprétations les plus universelles du christianisme, et c’est parce qu’elles se complètent qu’elles ne peuvent ni s’exclure, ni coïncider. » (GILSON, La philosophie de saint Bonaventure, p. 396.)

[12] Mais on ne s’entend pas sur le choix d’un seul objet formel. Plusieurs pensent que le point de vue thomiste est seul capable, grâce à son objectivité, à la rigueur de sa technique et à la précision de son vocabulaire, d’apporter la lumière et l’ordre à notre monde égaré. D’autres soutiennent que, pour atteindre l’âme moderne, il faut en pénétrer l’intérieur, épouser ses inquiétudes, analyser par le dedans ses tendances morales et intellectuelles. En somme, ils préconisent la méthode de l’immanence. Et lorsque ces derniers se cherchent un guide dans l’histoire de la tradition chrétienne, ils aboutissent naturellement à saint Augustin. Par ses analyses psychologiques, son interprétation de l’histoire et ses constants appels à l’action, Augustin s’impose au penseur chrétien qui veut comprendre, pour la transformer, la vie concrète actuelle.

On voudrait donc qu’il n’y ait qu’un point de vue; mais on est loin d’un accord. C’est peut-être qu’il est essentiel à l’esprit d’une philosophie chrétienne d’envisager son objet sous deux angles différents pour en obtenir une vision totale. C’est du moins ce que l’histoire nous incline à conclure. Le problème posé sur le plan théologique a donné lieu à un véritable débat. Les uns estiment que la théologie issue du Moyen Âge est incapable d’apporter une réponse adéquate aux inquiétudes de notre temps; ce serait une théologie plus ou moins démodée; ce qu’il faudrait à notre monde à refaire, c’est une théologie de l’action, à un monde qui s’écroule, une théologie de l’Histoire. Ils pensent en trouver le principe dans la théologie des premiers Pères de l’Église dont le Moyen Âge aurait peu à peu perdu l’esprit. Ce qui avait été manifesté à l’âge patristique serait retourné dans le contenu implicite du dogme.

Les autres, appuyés sur la synthèse thomiste, s’attachent, surtout à défendre le caractère définitif, acquis, des formules où s’exprime le dogme; la nécessité et l’éternité des vérités qu’elles véhiculent; l’objectivité scientifique de la synthèse qui les explique.

Il ne nous appartient pas d’apprécier au mérite la valeur d’une méthode théologique. Nous avons cru utile de rapporter les divergences de point de vue qui séparent actuellement les théologiens en deux écoles, parce qu’elles illustrent bien l’opposition de deux philosophies : l’aristotélisme et le platonisme. La théologie des Pères est, en effet, édifiée avec l’aide du vocabulaire de Platon et de Plotin ; celle de saint Thomas, à l’aide de la technique d’Aristote.

[13] C’est ici que les comparaisons sont légitimes. Il est vrai de dire, sur le plan strictement métaphysique, que le thomisme, par la richesse de sa notion d’être, complète l’augustinisme.

[14] Le thomisme cherche à rendre concevable l’exister, mais par l’essence. Cependant, si l’existence n’est intelligible  que par le concept, elle n’est pas dans le concept. À cause de cela, plusieurs disciples de saint Thomas ont oublié l’existence pour ne conserver que le concept. Et l’on a fini par croire que le thomisme n’était qu’une philosophie de l’essence. L’augustinisme vise sans cesse la vie concrète et partout il analyse l’expérience intime. À cause de cela, on voudrait qu’il contienne toute la philosophie de l’existence. Et faute de reconnaître les embûches que l’on rencontre en abordant le thomisme, faute de reconnaître les déficiences de l’augustinisme, on a détruit leurs valeurs authentiques et forgé les armes de la critique.

[15] Sans doute saint Thomas étudie le faire comme un sujet de science, rarement il l’utilise comme un objet formel. Il en fait la métaphysique comme il fait celle du devenir; il en fait la science comme il fait celle de la nature; il en détaille les articulations, il en distingue les variétés, il le divise en logique technique, politique et morale comme il a classé les parties de l’homme et de l’âme, Mais on découvrira rarement dans son œuvre le faire comme une perspective qui commande les cheminements de la pensée.

[16] « Il ne faut pas se représenter le platonisme comme ayant fourni à la pensée chrétienne, à la faveur d’illusions qui devaient se dissiper plus tard, une première philosophie chrétienne, provisoire en quelque sorte, dont on se serait progressivement dégagé par une critique spécifiquement philosophique. On dirait plutôt que le christianisme a usé du platonisme et de l’aristotélisme en vue de fins spécifiquement distinctes, l’une lui permettant de se penser dans tout ce qu’il comporte d’histoire du monde et de l’homme, l’autre, lui permettant de se constituer en savoir proprement dit et, si l’on peut dire, en science...

« Que l’aristotélisme ait rempli cette fonction, on le voit bien en étudiant la manière dont, au xiiie siècle, alors que le dogme chrétien avait déjà été défini par les Pères, on éprouvera le besoin de construire, en s’aidant de la technique d’Aristote, de vastes synthèses du savoir chrétien, où l’on ferait tenir en un seul tableau la science totale des connaissances relatives au salut de l’homme, l’opus creationis et l’opus recreationis tout entiers. La théologie ainsi comprise est d’intention première, une science à constituer, une vérité que l’on définit, afin de pouvoir la saisir et la transmettre par mode d’enseignement....

« Mais le christianisme est à la fois savoir et vie. Comme science de l’économie du salut, c’est-à-dire non plus simplement la connaissance abstraite des conditions du salut de l’homme en général, mais l’histoire individuelle et concrète du salut de chaque homme en particulier. Dès que se posent ces problèmes concrets dans l’histoire de la pensée chrétienne, les thèmes platoniciens revendiquent leurs droits et reprennent leur valeur. Rien de plus net dans le cas de saint Augustin. On a mille fois constaté et dit que sa technique philosophique n’est pas celle de saint Thomas d’Aquin. On a même dépensé des trésors d’ingéniosité à montrer que leurs doctrines, si différentes soient-elles, ne sont pas contradictoires. Elles ne le sont pas, en effet, pour la simple raison qu’elles ne se proposent pas le même objet formel. » (E. GILSON, Christianisme et tradition philosophique, pp. 72 à 77.)

[17] Par exemple, les études du Père J. DE TONQUÉDEC sur la philosophie de Maurice Blondel.

[18] « Trop souvent la philosophie, même quand elle s’est attaché au subconscient, aux formes élémentaires et confuses de l’activité sensorielle, sentimentale, esthétique, mystique, s’est uniquement appliquée à faire passer « l’implicite vécu à l’explicite connu », comme si, en dernière analyse, il n’y avait de vrai, de réel que ce qui est susceptible de devenir l’objet d’analyse discursive et de synthèse notionnelle. Or c’est là une immense lacune, une amputation meurtrière pour les plus hautes fonctions de l’art, de la métaphysique, de la vie sociale et religieuse elle-même. Non, l’explicite ne chasse pas, ne tue pas, n’absorbe pas tout l’implicite. Car, pour une part qu’on peut appeler principale, cet implicite précède, accompagne, suit, devance et domine l’activité analytique de l’esprit. Ce n’est pas la synthèse qui suffit à compenser l’abus de l’analyse avec des éléments fictifs. Ce n’est pas l’intuition qui peut légitimement remédier aux prétentions du discours; car, pour une pensée itinérante vers l’infini, jamais il n’y a, dans la force du terme, rien de purement intuitif. C’est l’implicite qui est le succédané de l’intuition, l’implicite qui, loin de nous arrêter dans une présomptueuse exhaustion, sert à la fois à étancher et à raviver notre soif de la Vérité. » (BLONDEL, La Pensée, Alcan, Paris, 1934, 11, p. 444.) 1. Ce serait restreindre et absolument dénaturer ce que nous entendons par le principe d’immanence que de l’assujettir ou à une métaphysique intellectualiste ou à une thèse pragmatiste. Il est faux notamment de la réduire à signifier que « la pensée s’impliquant tout entière elle-même à chacun de ses moments ou degrés », nous n’aurions pour atteindre la vérité et constituer la philosophie qu’à dévider en nous un écheveau préalablement formé, qu’à expliciter par l’analyse un implicite où « tout est intérieur à tout », qu’à réaliser un inventaire sans invention véritable, sans rapport étranger, sans dilatation nouvelle, sans progrès effectif. La méthode d’immanence s’appuie si peu sur ce principe ainsi compris qu’elle en est précisément la négation et l’antidote. Ni historiquement, ni doctrinalement elle n’en procède et ne s’y rapporte. Elle marque seulement le point de départ de la réflexion, qui ne peut s’établir d’emblée dans une transcendance ruineuse pour la philosophie et doit au contraire partir de la réalité donnée. Et cette démarche d’une pensée qui veut simplement user de tout ce qu’elle porte en elle est si loin d’aboutir à un « immanentisme » qu’elle engendre inéluctablement une attitude toute contraire. (M. BLONDEL, Immanence, dans Vocabulaire  technique et critique de la philosophie, t. 1, p. 345.)

[19] Le livre admirable du Père J. DE FINANCE, S. J., L’être et l’agir chez saint Thomas, bien que citant très rarement le nom de Blondel, nous laisse soupçonner la richesse d’un tel rapprochement.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le samedi 10 mai 2014 6:59
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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