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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de la professeure Nicole Laurin-Frenette, “Les rapports entre Église et État: procès de régulation sociale et contradictions”. Un texte publié dans l'ouvrage sous la direction de Louis Maheu et Arnaud Sales, La recomposition du politique. Chapitre 11, pp. 295-307. Montréal : L'Harmattan et Les Presses de l'Université de Montréal, 1991, 324 pp. Collection : Politique et économie. Tendances actuelles. [Autorisation accordée par l’auteur, sociologue et professeure au département de sociologie de l’Université de Montréal, le 14 janvier 2003.]

Nicole Laurin-Frenette 

Les rapports entre Église et État:
procès de régulation sociale et contradictions
”. 

Un texte publié dans l'ouvrage sous la direction de Louis Maheu et Arnaud Sales, La recomposition du politique. Chapitre 11, pp. 295-307. Montréal : L'Harmattan et Les Presses de l'Université de Montréal, 1991, 324 pp. Collection : Politique et économie. Tendances actuelles. 

 

Ce travail se situe dans le prolongement d'un texte publié en collaboration avec Louis Rousseau, en 1983, sous le titre « Les centres de la régulation : essai sur les rapports entre l'Église et l'État dans l'histoire québécoise » (Laurin-Frenette et Rousseau, 1983) [1]. Dans cet essai, nous avons tenté de montrer que dans les sociétés où l'Église et l'État sont présents, les deux appareils se produisant ou étant produits comme centres des procès de régulation, ils se partagent globalement le champ de la régulation sociale, dans des proportions et selon des modalités variables. Ce partage ou cette division du travail de régulation, pourrait-on dire, entre l'Église et l'État, sont fondés sur la complémentarité des fonctions politiques et symboliques assumées par l'un et l'autre appareils. La complémentarité requiert l'homologie du mode de contrôle exercé par l'Église et par l'État et du type de discours qu'ils génèrent, mais elle n'empêche pas la différence entre les deux institutions. De même, le partage n'exclut pas la contradiction, le conflit et l'opposition entre l'Église et l'État ; bien au contraire, il les conçoit et les provoque. 

Enfin, le partage n'exclut pas davantage la subordination de l'un des appareils à l'autre ou l'hégémonie de l'un des appareils sur l'autre. Sur cette base, on a tenté d'analyser les diverses modalités des rapports entre l'Église et l'État qui correspondraient à trois modes de régulation, celui de la société féodale, celui de la société moderne ou bourgeoise et un troisième, qui serait actuellement en voie d'émergence et dont nous avions esquissé quelques grands traits. C'est cette question que je reprendrai maintenant. 

Nous croyons que le changement affectant actuellement le mode de régulation serait lié à la mondialisation d'une fraction importante de l'ensemble des procès du contrôle, tant politique que symbolique. La mondialisation de ces procès implique une « dé-nationalisation » relative du contrôle ; elle entraîne aussi l'organisation d'appareils nouveaux de la régulation et la restructuration de ceux qui en étaient ordinairement le cadre. Cette transition s'accompagne par conséquent d'une crise de l'État et d'une crise de l'Église, dont on peut observer et caractériser certaines manifestations et les tendances qu'elles révèlent. 

Ces dernières années, la sociologie politique a défini la crise de l'État comme une double crise de son infrastructure économique et bureaucratique (crise financière, crise de l'appareil étatique) et de sa superstructure (crise de légitimité, crise de l'institution politique). Sur le plan de l'idéologie, la crise de l'État se manifeste par l'inefficacité et l'impraticabilité relatives des principes bourgeois ou modernes de la rationalité et du progrès, ce qui en fait à la limite une crise éthique, une crise de la moralité publique. Ces principes sont des conditions nécessaires du contrôle ; ils modèlent l'intervention étatique et la légitiment. Or, la définition bourgeoise (libérale, moderne) de la rationalité et du progrès cède progressivement la place à une conception technicienne et technocratique de l'organisation sociale et de sa dynamique, qui en diffère considérablement (en particulier Horkheimer, 1974 et Habermas, 1978). La rationalité technique et instrumentale est une rationalité sans raison, immanente à la pratique. Elle est dépourvue de référent quasi transcendental, de nature éthico-philosophique, tels que la démocratie, le droit du citoyen et les principes de la légalité universelle qui en dérivent : fondements de l'État libéral depuis la révolution française jusqu'au XXe siècle ; et tels que le bien commun, le progrès social et la justice sociale : fondements de l'État-providence et moteurs de ce qu'on a nommé dans les années 1950 et 1960, la nouvelle citoyenneté (new citizenship), c'est-à-dire l'extension des droits individuels aux sphères du bien-être économique, de l'éducation, de la santé et autres. Dans l'idéalité, l'État de droit libéral aussi bien que l'État-providence sont choses du passé [2]. 

Ainsi, I'État est peut-être en train de devenir ce qu'il n'a jamais été : le gestionnaire en titre des affaires de la bourgeoisie, comme disaient les vieux marxistes, de même que des petites affaires de tout un chacun. De plus en plus, la légitimité de l'État repose sur des considérations techniques, la démocratie même n'étant que l'une de ces considérations techniques. En effet, l'efficacité et la productivité gestionnaires se justifient d'elles-mêmes, par elles-mêmes et pour elles-mêmes ; elles ne renvoient à aucune valeur qui les déborde ou les dépasse. Ce discours de l'État, à vrai dire cet anti-discours, ressemble à celui de l'entreprise capitaliste qui connaît en ce moment un regain de faveur et repasse au premier plan de la scène idéologique. L'État est un entrepreneur comme les autres et il se trouve en concurrence avec les autres sur le terrain de l'efficacité et de la productivité. Ou plutôt, États et entreprises ne sont que des intervenants parmi tous les autres, intervenant, intervention, intervenir... étant les termes privilégiés du langage de la neutralité technicienne. 

L'affaiblissement progressif des significations et des références démocratiques de la pratique politique, remet en cause le fondement contractuel de la relation du sujet juridico-politique à l'État, c'est-à-dire la citoyenneté dans ses formes classiques et dans ses formes plus contemporaines. La distinction entre la personnalité socio-juridique et la personnalité privée des citoyennes et des citoyens, distinction qui fondait l'universalité même des droits et des obligations en oblitérant, en refoulant les différences, s'efface progressivement. Non seulement le privé a-t-il tendance à devenir politique comme on l'a souvent observé, mais l'inverse est aussi vrai. En effet, les sujets des institutions étatiques et para-étatiques sont gérés en fonction de critères qui ne sont plus universels mais particuliers et qui relèvent de l'existence privée de ces sujets et même de leur subjectivité : âge, sexe, emploi, état matrimonial, état de santé physique et mentale, appartenance ethnique, éducation, orientation sexuelle, etc. Une des conséquences importantes de ce double débordement du public dans le privé et vice versa -est l'effondrement de la catégorie même du politique dans la mesure où tout devient politique, plus rien ne l'est. La problématique des relations entre la société civile et l'État ignore ce fait troublant qu'il n'y a plus ni société civile ni État, dans le sens qu'on donnait à ces termes, mais un magma socio-technique de relations institutionnelles et non institutionnelles dont il est à peu près impossible de dégager les dimensions constitutives. 

Ces transformations dans l'idéologie pourraient être reliées au déplacement de la centralité dans les nouveaux procès de la régulation. Le pouvoir politique évoluerait à cet égard vers une structuration transnationale dont on perçoit encore mal les formes institutionnelles. On peut penser toutefois que ces formes émergent de l'interrelation complexe des appareils économiques transnationaux et des États nationaux ou, plus précisément, des blocs organisés d'États nationaux. La problématique nationale en tant que discours sur la centralité se trouve ébranlée ; la nation devient la proie réelle et symbolique de forces et de mouvements centrifuges (régionalismes, etc.) et de forces et de mouvements transnationaux, de nature économique, culturelle, religieuse ou autre [3]. Le niveau national du pouvoir politique demeure manifestement un relais essentiel de la régulation, en ce qui concerne principalement le contrôle des populations par la voie du « service » et par celle de la « police ». Toutefois, cette régulation revêt progressivement un caractère totalitaire ; ne reposant plus sur la relation contractuelle entre l'État et le citoyen, elle recourt à des mécanismes institutionnels nouveaux qu'on ne peut plus situer dans le champ de la démocratie conventionnelle : consultation et participation dirigées, propagande, conditionnement et mobilisation de masse, informatisation de la gestion, mise en scène politique par la voie des médias, etc. Dans certaines sociétés occidentales, ce syndrome qu'on pourrait qualifier de totalitaire, présente des formes plutôt douces mais dans la majorité des autres sociétés du globe, il prend des formes plus violentes, essentiellement celles de la dictature civile ou militaire [4]. 

Dans ce contexte, la prolifération - en théorie - des droits dont les personnes peuvent exiger de la part de l'État non seulement le respect mais la satisfaction - le droit au travail, au loisir, à la santé physique et mentale, le droit à une enfance heureuse, à une vieillesse aisée, le droit à un environnement sain, le droit à la culture, à la différence et autres -, masque peut-être l'effondrement - en pratique - du droit au sens fort du terme : le pouvoir de participer à la vie civique, garanti par le vote, l'expression et la représentation démocratiques, cette garantie s'étendant à la possession des ressources minimales qui rendent (supposément) la participation possible, revenu minimum, scolarisation et autres. Dans l'idéologie, une forme de caractérisation socio-biologique des personnes s'est substituée à l'ancienne conception des attributs universels des sujets de l'État. En effet, l'État et les institutions publiques ont eu tendance à redéfinir leurs sujets en fonction du sexe et de l'âge d'abord, mais aussi de l'appartenance ethnique, de l'état de santé physique et mentale, de l'orientation sexuelle et autre. Les critères de ces définitions sont sociaux en apparence seulement ; il est relativement aisé de montrer qu'ils reposent sur des postulats relatifs à la nature des sujets, nature qui correspond en dernière instance aux propriétés et aux états du corps (Guillaumin, 1978a et 1978b). En ce sens, la fiction tant dénoncée par le marxisme, de l'universalité et de l'égalité des sujets en droit de l'État, est sans doute aussi chose du passé. Au cours du XXe siècle, ces sujets abstraits se sont d'abord transformés, sur la scène politique, en classes et en catégories socio-économiques, reconnues et gérées pour telles dans la pratique : riches et pauvres, patrons et travailleurs, urbains et ruraux. Ce sont ces classes que l'idéologie est maintenant en voie de dissoudre au profit de classes d'âge et de classes de sexe, auxquelles s'ajoutent des catégories ethniques et autres, qui sont désormais reconnues et gérées pour telles. L'idéologie bourgeoise de l'égalité recouvre depuis toujours une idéologie naturaliste de la personne et des collectivités. On a tenté de résoudre cette contradiction avec plus ou moins de bonheur, en rapport avec les classes socio-économiques, en remplaçant le principe de l'égalité par celui de l'égalité des chances. En rapport avec les classes de sexe et les groupes ethniques, on tente maintenant de résoudre la même contradiction en remplaçant l'égalité tout court et l'égalité des chances, par l'égalité dans la différence. 

On peut observer que les catégories de sexe, d'âge, et à un moindre degré les catégories ethniques, sont aussi en voie de se structurer sur la base de leur place dans l'économie capitaliste, dans les procès de la production, de la consommation et de la redistribution. Autrement dit, les femmes, les jeunes, les personnes âgées et les « ethniques », représentent la grande majorité des pauvres, de la main-d'œuvre non qualifiée et à bon marché, des bénéficiaires de l'assistance sociale. Le mécanisme idéologique de la « naturalisation » touche donc en réalité des catégories ou des classes sociales et économiques. L'intégration dans la vie civique et politique des dites minorités - les femmes et certains groupes ethniques et raciaux -, jadis privées des droits démocratiques, parce qu'elle se fait sous le couvert du droit, n'apparaît pas pour ce qu'elle est dans sa nouvelle version particulariste : l'indice d'une transformation du mode de gestion politique du social et du sujet social même sur lequel s'exerce la domination [5]. 

La « naturalisation » des sujets, dans le sens qu'on a donné à ce terme, va de pair avec ce qu'on pourrait appeler la « psychologisation » du contrôle et de la régulation, tels qu'ils s'exercent dans l'État et hors de l'État, dans le système scolaire, le système sanitaire, la famille et les relations interpersonnelles en général. Bien qu'il prenne de plus en plus d'envergure et d'importance, ce phénomène a été trop peu étudié dans une perspective sociologique. Tout système politique au sens large mise dans une certaine mesure sur l'autorégulation des sujets ; la moralité et la responsabilité personnelles sont une dimension importante de cette auto-régulation. En l'absence de principes généraux, éthico-philosophiques, de moralité publique, l'autocontrôle et l'autorégulation sont de plus en plus fonction de critères psychologiques normatifs, relatifs aux divers états subjectifs de bien-être ou de mal-être des individus, sur la base de leurs besoins et de leurs désirs. Ces critères sont l'exact équivalent, dans la sphère psychologique, des critères de la rationalité technique et instrumentale dans les sphères économique et politique. 

Et si la « naturalisation » permet de politiser, voire d'étatiser le corps individuel des sujets, la « psychologisation » permet, à l'inverse, de dépolitiser, de « désocialiser » pourrait-on dire, le corps social, c'est-à-dire les rapports sociaux et politiques qui fondent l'organisation et l'exercice du pouvoir. Le nouveau masque du pouvoir a deux faces, celle du technocrate et celle du thérapeute : les intervenants des intervenants ! 

La crise de l'Église, qui répondrait à la phase de transition du mode de régulation, manifeste des tendances différentes et parfois inverses de celles que révèle la crise étatique. Dans les dernières décennies, l'Église s'était retirée ou avait été repoussée du champ national de la régulation, en ce qui concerne le contrôle des populations par la voie des services matériels et spirituels d'éducation, de santé, d'assistance, etc. Le corps de fonctionnaires ecclésial - le clergé et les congrégations religieuses de femmes et d'hommes -, son recrutement, ses fonctions et son organisation, s'en sont trouvés profondément modifiés. L'État-providence à son apogée tend à monopoliser toutes les formes du service et de l'assistance, au nom du bien commun et de la justice. Dans ce contexte idéologique, la charité au nom de laquelle l'Église agissait dans ces domaines du service et de l'assistance, était un obstacle à la justice, en constituait la négation. La forme de cette relation entre l'Église et l'État est cependant en voie de transformation. En effet, l'Église a tendance à reprendre à son compte certains des idéaux qui servaient à l'État de justification, dans la mesure où ce dernier les abandonne pour s'en tenir à la rhétorique technicienne. L'Église élabore un discours nouveau, axé sur les principes de la justice et du progrès sociaux, qui diffère de son ancienne doctrine sociale. Ce discours englobe et déborde le champ d'intervention de l'État ; il s'applique aussi bien aux questions des diverses formes de l'inégalité entre les personnes, les groupes et les sociétés, qu'à celles des droits sociaux et juridiques, du développement et de la paix [6]. Dans certaines circonstances, ce discours peut s'opposer au nouveau discours (ou anti-discours) de l'État, mais fondamentalement, il le complète, lui apporte ce « supplément d'âme » que l'État ne peut se donner. Pour l'Église, la mission de l'État, comme celle de l'entreprise capitaliste ou autre, sont purement techniques et instrumentales car c'est à elle qu'il revient de formuler et de proclamer les valeurs ultimes de la praxis humaine, qu'États et entreprises se contenteront de respecter dans leurs sphères propres. 

En outre, dans la mesure où l'État met désormais un frein plus ou moins puissant au maintien et à l'expansion des services, s'ouvre de nouveau à l'Église la voie inépuisable du bénévolat en tant que fonction supplétive, et l'exercice de cette fonction revêt des formes originales. L'entreprise bénévole vise en premier lieu à assumer, à l'intérieur des secteurs desservis par l'État, des tâches indispensables que la pénurie de ressources matérielles et humaines ou que la philosophie technicienne dominante, empêchent d'accomplir. Il s'agit, dans les systèmes scolaire, sanitaire et dans les services sociaux, de tout ce qui déborde l'action instrumentale et qu'on appelle désormais la dimension humaine, l'aspect qualitatif.. En second lieu, l'entreprise bénévole vise à établir et à prendre en charge de nouveaux services dans des domaines que l'on dit négligés, délaissés ou ignorés par l'État. Ces domaines sont innombrables : problèmes des jeunes, des toxicomanes, des femmes violentées, des psychiatrisés, des suicidaires, des personnes seules, des itinérants, des immigrants, des réfugiés, des handicapés physiques et mentaux, etc. La demande de services pour résoudre ces problèmes est en réalité une demande d'État. Elle est générée moins par ce qu'on désigne comme l'affaiblissement ou la dislocation du tissu social que par l'omniprésence de l'État et par son mode d'intervention dans les plis et replis de ce tissu social. Cette demande se nourrit ainsi de la crise de l'État qui vient redoubler l'effet sur les agents de la crise économique. L'actuelle réorganisation du capitalisme entraîne chômage, déplacement de main-d'œuvre, nouvelles formes de paupérisation. Non seulement le besoin de services divers s'accroît-il, mais aussi l'offre de travail au sens large, et il s'agit pour l'Église d'organiser, c'est-à-dire d'inspirer et d'encadrer le travail gratuit ou quasi gratuit de laïques, des femmes pour la plupart, qui ne sont pas nécessairement des catholiques, pratiquants ou non. Cela se fait plus ou moins visiblement mais tout naturellement parce que l'institution ecclésiale est mieux que toute autre placée et préparée pour donner un sens au nouveau bénévolat, pour en assurer la cohérence et dans bien des cas, pour le gérer et le financer, à l'échelle paroissiale, diocésaine ou nationale. La demande de nouveaux services comme la demande d'humanisation des services existants, prend la forme idéologique d'une revendication de justice et de progrès et c'est à ce titre que l'Église y répond par le bénévolat. C'est alors l'intervention plus ou moins efficace et plus ou moins répressive de l'État, par ses agents, ses prestations, ses subventions, qui est perçue comme un nouvel avatar de cette charité tant honnie que l'État pourtant devait éliminer. 

À certains des mouvements sociaux qui se sont formés au cours des dernières années, l'Église catholique (souvent de concert avec d'autres Églises) est également disposée à fournir d'importantes ressources symboliques, financières et organisationnelles. Il s'agit du mouvement pacifiste, du mouvement tiers-mondiste et, à un moindre degré, du mouvement écologiste. Auprès de ces mouvements comme dans le bénévolat, la présence de l'Église est importante mais elle est plus ou moins visible et officielle. Les objectifs de ces mouvements et la mobilisation qu'ils suscitent débordent le cadre de la société nationale. Ils ont tendance à formuler dans des termes fortement moraux, les problèmes sociaux, économiques et politiques dont ils se préoccupent. Ainsi, ils réconcilient en leur sein un assez vaste éventail de tendances politiques et tolèrent une assez grande diversité de stratégies et de moyens d'action. Pour ces mouvements, ni l'État, ni l'entreprise capitaliste ne sont l'ennemi principal, bien que l'un et l'autre soient l'objet de certaines critiques et la cible de diverses attaques. L'ennemi principal serait plutôt, en dernière analyse, le mode de vie, le type de civilisation, le système de valeurs dominant, caractérisés par le matérialisme, l'égoïsme, l'individualisme, la violence. Cette problématique rejoint parfaitement le nouveau discours social de l'Église, qui dénonce ces attitudes et propose la fraternité, la solidarité, le partage équitable des richesses, une société axée sur l'être humain, une civilisation au service de la vie. 

En outre, les nouveaux mouvements sociaux sont vastes et décentralisés, ils sont laïques et a-religieux ; l'origine sociale et nationale de leurs militants est hétérogène. L'État et les autres institutions politiques ne peuvent pas facilement les « récupérer », c'est-à-dire les rendre dépendants des appareils politiques et les réorganiser dans le cadre de ces appareils. Les nouveaux mouvements, en effet, ne représentent pas une clientèle de l'État et leurs objectifs ne se traduisent pas principalement par une demande de droits ou de services. L'Église n'est pas non plus en mesure de contrôler ces mouvements, ni de les intégrer dans sa structure propre sous le mode traditionnel de l'Action catholique par exemple. Cependant, elle peut se mettre à leur service - c'est l'expression consacrée - et ce faisant, exercer à leur endroit une forme discrète mais efficace de régulation. Par ailleurs, il se pourrait bien que ces mouvements puissent difficilement se consolider et se fortifier sans le soutien moral et l'aide matérielle d'institutions comme l'Église, qui disposent de moyens importants et qui ne sont pas directement et entièrement compromises avec le « système » que ces mouvements combattent. 

L'Église inspire et encadre aussi un ensemble de mouvements de moindre envergure que les précédents et qui ont en commun la critique et la mobilisation contre certaines des normes et des pratiques actuelles dans les domaines de la sexualité, du couple, de la famille, par exemple le mouvement pro-vie, celui du « marriage encounter », et la lutte contre la pornographie. Ces mouvements sont de nature plus conservatrice que les précédents et l'évolution prévisible des idées permet de penser que leur force et leur impact iront en s'accroissant [7]. 

Par ailleurs, le discours et la structure d'autorité interne de l'appareil ecclésial tendent vers l'éclatement sur une base nationale. De multiples Églises dans l'Église se créent et se reproduisent, d'une confusion doctrinale et de conflits idéologiques peut-être sans précédent dans la période moderne. Les critères d'appartenance à l'institution ecclésiale semblent s'être embrouillés au point que pratiquement, l'Église ne puisse plus compter le nombre ou la qualité de ses fidèles sur la base de la pratique religieuse, de la confession déclarée, ou de la soumission à l'autorité ecclésiastique en quelque matière. Elle ne contrôle plus désormais leurs convictions et leur conduite aussi bien morale que religieuse. Tout se passe comme s'il existait une sorte de supermarché des croyances, des rites, des pratiques religieuses où chacune et chacun choisissaient les éléments qui lui conviennent et dont l'assemblage original forme sa religion personnelle, laquelle pourra inclure aussi des éléments empruntés à des traditions religieuses non catholiques ou non chrétiennes. Une bonne partie de ces fidèles d'un nouveau genre fréquentent peu ou pas du tout l'église, ils se trouvent rarement en relation avec l'autorité ecclésiastique [8]. Pour eux, les messages religieux véhiculés par l'intermédiaire des médias, en particulier la télévision, sont aussi importants sinon plus que ceux que véhiculent les moyens traditionnels d'inculcation des idées religieuses, telles la catéchèse et la prédication. On peut se demander si, pour l'Église, cette perte de contrôle direct sur ses sujets n'est pas compensée par une plus vaste diffusion de son influence dans le domaine religieux en général. Ce qui importe, du point de vue de l'institution, c'est peut-être en soi la production et la reproduction du fait religieux. L'institution joue alors le rôle d'inspiratrice et d'organisatrice du discours religieux et de sa propagation, en dernière instance, elle devient la régulatrice des consciences autogérées [9]. 

De même, les contradictions idéologiques qui opposent - au niveau du clergé et à celui des laïques - les divers groupes de progressistes aux divers groupes d'intégristes, malgré la menace constante d'éclatement qu'elles font peser sur l'institution, lui assurent paradoxalement une certaine force [10]. Outre que la conciliation entre les extrêmes justifie le maintien du centre, la critique et le débat internes, fussent-ils virulents, peuvent faciliter l'adaptation de l'Église à des conjonctures sociales et politiques objectivement marquées par la contradiction. L'État souffre de n'être plus le jeu et l'enjeu de tels projets et de telles visions qui se complètent autant qu'elles se contredisent, car ce qu'on a appelé la fin des grandes idéologies, remplacé-es par l'indifférence morose aux valeurs, est une autre conséquence de la crise éthique de l'État. Dans le cas de l'Église, ce qui est à l'œuvre ici encore, c'est le processus de production de l'hégémonie, bien compris par Gramsci, qui consiste depuis des siècles à coordonner au prix de tours de force doctrinaux et politiques, la religion des « simples » à celle des savants, celle du peuple à celle des gouvernants. 

La conquête de l'hégémonie par l'Église se joue également sur la scène sociale-politique. La présence de l'Église dans le processus politique est moins visible dans les sociétés du centre impérialiste que dans les sociétés du tiers-monde. L'Église a tendance à s'y constituer en force principale d'opposition politique lorsque l'État devient une dictature civile ou militaire et lorsqu'il interdit, détruit les organisations politiques, sociales, syndicales ou qu'il entrave leur développement. On ne peut éviter de remarquer que ce genre de situation a tendance à se multiplier. Dans ce contexte, la force politique de l'Église ne vient pas principalement de sa capacité d'assurer à un parti politique l'adhésion de ses fidèles ; la stratégie de la démocratie chrétienne n'est plus vraiment à l'ordre du jour. Par contre, l'Église est la seule institution capable, sur le terrain de la société civile, de tenir tête à un État totalitaire, c'est-à-dire de fournir aux citoyens un espace public où ils et elles puissent s'exprimer, se regrouper, se mobiliser, hors de l'État et parfois contre l'État. À cet égard, l'exemple de plusieurs sociétés de l'Amérique latine, des Philippines et de la Pologne, est éclairant. Il est possible que dans les sociétés du centre même, où vont en s'amenuisant les lieux de la démocratie et en s'affaiblissant le cadre de la vie civique, l'Église ait de plus en plus souvent l'occasion de jouer ce rôle d'organisatrice d'un espace public, hors de l'État. Il se pourrait ainsi que le pouvoir de l'Église en vienne à fonder, structurellement ou symboliquement, une résistance individuelle et collective au pouvoir politique. Cependant, il y aurait lieu de penser que la résistance religieuse aux formes totalitaires de contrôle étatique est susceptible de s'ancrer dans des mouvements de coloration politique très variée, allant du nationalisme ou du régionalisme au socialisme de la libération populaire, en passant par le néo-conservatisme de type reaganien. Cette résistance est également susceptible d'emprunter des voies plus individualistes : mysticisme, « familialisme » et autres. 

Dans le champ transnational de la régulation, l'Église semble sur la voie d'une forme nouvelle d'institutionnalisation de ses pratiques de régulation. On peut interpréter comme l'indice d'une telle restructuration, la recrudescence de l'activité diplomatique de l'Église - notamment à l'occasion des voyages papaux - de même que les moyens que cette diplomatie met en œuvre : usage massif des médias, ouverture oecuménique et universalisation de la symbolique tant sur le plan politique que sur le plan religieux, etc. On peut interpréter dans le même sens, l'organisation à l'intérieur de l'Église, d'un nouveau type d'échanges transnationaux sur la base de mouvements religieux divers, de tendance progressiste ou conservatrice : charismatisme, « marriage encounter », « chrétiens pour le socialisme », etc. Il importe de souligner que l'Église se trouve déjà et depuis longtemps présente dans le champ transnational de la régulation. Sa structure dans ce champ pourrait d'ailleurs constituer un des modèles dont s'inspire l'actuel développement des réseaux de contrôle supra-étatiques et trans-étatiques. 

Par ailleurs, le discours de l’Église pourrait aussi être en train de se réorganiser dans ce champ supranational, de manière à subsumer les contradictions idéologiques qu'on a signalées précédemment, sous une dogmatique et une morale renouvelées. Celles-ci comporteraient la redéfinition du salut et de sa distribution, sur la base d'une conception modifiée de l'individu dans son contexte aussi bien temporel que spirituel. Il n'est pas encore possible de discerner clairement ce que serait cette conception religieuse du sujet mais on peut émettre l'hypothèse qu'elle représenterait la contrepartie de celle que l'État est en voie d'élaborer et d'imposer dans sa propre sphère. Dans cette nouvelle conception du sujet, seraient réintégrées certaines des composantes essentielles de l'humanisme moderne, mises au rancart par l'État technicien et autoritaire : la valeur unique et incommensurable de chaque personne, le caractère inviolable de sa liberté et de sa dignité, l'égalité de nature entre les personnes au delà des distinctions de sexe, d'âge, de classe, d'origine ethnique, et les principes de la solidarité et de la communauté universelles entre les individus, les groupes et les sociétés. À cet égard, le discours de la théologie de la libération et celui de la nouvelle théologie mystique ouvrent deux perspectives différentes mais complémentaires. Pour la théologie de la libération, est chrétienne toute conduite orientée vers l'émancipation sociale et politique des opprimés ; la foi quitte le terrain de la subjectivité, son référent est déployé dans l'histoire, matérielle et collective [11]. Par contre, la nouvelle théologie mystique exalte la subjectivité dans la mesure où la relation personnelle avec la divinité est conçue comme la voie d'un développement optimal du moi, de ses potentialités, hors des limites du milieu socio-historique [12] Telles seraient les « voies de l'esprit » ouvertes au corps social dépolitisé et au corps individuel étatisé... et ainsi s'établirait globalement un nouveau partage du champ du contrôle et de la régulation entre l'appareil politique et l'appareil religieux, sur la base d'une forme nouvelle de complémentarité conflictuelle. 

 

Références bibliographiques 

 

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Sutter, Jacques (1985), « Comment sonder les reins et les cœurs », Autrement, (La scène catholique), no 75.



[1]    La part de mon collègue Rousseau demeure très importante dans la démarche qui a mené à la présente communication.

[2]    L'un et l'autre discours, parce qu'ils ne vont plus de soi, redeviennent l'enjeu de débats et de combats ; ainsi, au cours des dernières années, une partie des voix de la gauche a repris la défense et l'illustration soit de l'État de droit, soit de l'État-providence. En ce qui concerne l'État de droit, voir entre autres Barret-Kriegel (1979) et Lefort (1981). Pour une critique de la promotion, à gauche, de l'État-providence, voir Renaud (1986).

[3]    À ce sujet, voir Alain Le Guyader, Contributions à la critique de l'idéologie nationale, Paris, Collection 10/18, 1978.

[4]    De nombreux travaux sont consacrés à ces questions ; voir, entre autres, le recueil publié sous la direction de Hewitt et Roussopoulos (1984). en particulier les articles de Murray Bookchin, John P. Clark et Stephen Schecter.

[5]    C'est l'hypothèse que démontre Nicole Morf, en ce qui concerne les femmes, dans une thèse de doctorat inscrite au Département de sociologie de l'Université de Montréal, sous le titre « Problématique de l'insertion de la femme dans la théorie de l'État moderne ».

[6]    Pour une analyse de ce nouveau discours social de l'Église et des attitudes politiques qu'il recouvre, voir Casanova (1985).

[7]    Pour une analyse du discours de ces mouvements, on consultera Caron et al. (1985).

[8]    Pour se faire une idée de ces nouveaux fidèles, on lira avec profit le supplément spécial du journal Le Devoir, consacré à la religion des Québécois, Montréal, le samedi 8 septembre 1984, et on puisera dans les textes du no 75, décembre 1985, de la revue Autrement, intitulé « La scène catholique » ; voir en particulier les articles de Jacques Sutter, « Comment sonder les reins et les cœurs », de Pierre Mayol, « Les déçus du christianisme ».

[9]    Le fait religieux est un fait social même si les croyances et les pratiques religieuses sont vécues dans la sphère privée de la vie des sujets. Mon raisonnement là-dessus s'oppose à celui de Marcel Gauchet pour qui la modernité marque la fin non pas de la croyance religieuse, qui subsisterait en tant que fait individuel et privé, mais la fin du rôle social de la religion (Gauchet, 1985).

[10]   Sur ces contradictions idéologiques, voir Breton (1985).

[11]   Voir par exemple, les travaux désormais classiques de Gustavo Gutiérrez et de Leonardo Boff.

[12]   Voir parmi bien d'autres, les ouvrages de Maurice Zundel et au Québec, ceux de Yves Girard.



Retour au texte de l'auteur: Fernand Dumont, sociologue, Université Laval Dernière mise à jour de cette page le mercredi 6 août 2008 12:10
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cegep de Chicoutimi.
 



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