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Collection « Les sciences sociales contemporaines »
Une édition électronique réalisée à partir de l'article de la professeure Nicole Laurin-Frenette, “ Les intellectuels et l'État ”. Un article publié dans la revue Sociologie et Sociétés, vol. 15, no 1, avril 1983, pp. 121-129. Montréal: PUM. [Autorisation accordée lundi le 14 janvier 2003].
Texte intégral de l'article

Les intellectuels et l'État


Le sujet proposé ce soir à la réflexion, les intellectuels et l'État, peut être abordé sous divers angles. J'en ai choisi deux: le pouvoir et l'illusion. La relation des intellectuels avec l'État peut être considérée comme un cas particulier, bien qu'il soit particulièrement important, de leur relation avec le pouvoir. Il est possible d'imaginer l'État comme une araignée au centre de sa toile; l'araignée ne peut pas être séparée de la toile, c'est-à-dire qu'on ne peut séparer l'État du réseau des structures, des institutions, des appareils de la domination. Pour éviter de trop s'émouvoir, il est préférable de dire le réseau des structures, des institutions, des appareils du contrôle et de la régulation sociale.

Il faut donc distinguer des catégories d'intellectuels pour être en mesure de situer ceux-ci dans les différents contextes ou lieux et places de la domination. Ces catégories peuvent se recouper en pratique et leurs étiquettes sont assez arbitraires; il sera question d'abord des scientifiques ou des spécialistes des sciences dites pures ou appliquées; en second, des spécialistes des sciences dites humaines ou sociales et enfin, des idéologues, c'est-à-dire des intellectuels au sens noble et romantique du terme. L'analyse, forcément rapide et superficielle, que j'essaierai de faire de ces trois catégories d'intellectuels, va chercher à privilégier l'illusion: l'illusion dont le pouvoir revêt les intellectuels et l'illusion qu'ils entretiennent sur eux-mêmes, sur leur relation avec le pouvoir et en particulier avec l'État. Ayant affaire à plusieurs instances du pouvoir et à plusieurs catégories d'intellectuels, nous risquons de trouver une grande variété d'illusions mais rassurez-vous, nous nous limiterons aux plus belles.

Les intellectuels sont obsédés par le pouvoir plus peut-être que la moyen-ne des gens. Il est pour eux un objet de désir, de haine, d'étude, de critique, mais règle générale, ils n'ont pas le pouvoir et ils ne sont pas au pouvoir. Cependant, ils sont indissociables du pouvoir pour autant que le pouvoir parle et qu'il pense. Il se pourrait, en effet, qu'il n'y ait pas deux logiques distinctes: celle du pouvoir d'un côté, de l'autre côté celle de la science, du savoir et de la pensée, de sorte que l'une et l'autre se trouveraient tantôt réunies, combinées, conjuguées et tantôt disjointes, séparées, opposées. Il se pourrait qu'il y ait, au fond, une seule logique et si elle supportait qu'on la contredise, ce ne serait jamais que dans ses termes et sur sa base, c'est-à-dire sur la base de l'organisation du monde, de l'ordre dont elle serait la règle.

Dans le domaine économique au sens large, la logique du pouvoir est imposée par la production de masse et la consommation de masse; c'est la logique du profit et la logique de la croissance mesurée en termes économiques. Dans le domaine politique au sens large, la logique est celle de l'ordre, du contrôle de l'existence publique et privée des gens. Or, dans les sociétés actuelles, le pouvoir s'enveloppe dans le discours de la rationalité technique et scientifique. Bien des théories et des analyses affirment que, par conséquent, les spécialistes, les experts et les techniciens des sciences pures et des sciences humaines ont le pouvoir ou qu'ils sont au pouvoir par l'intermédiaire de ce qu'on a appelé la bureaucratie, la techno-bureaucratie ou la technostructure des appareils d'État et des entreprises privées. À mon avis, cette thèse est faible.

Le règne de la raison est un mythe déjà vieux de quelques siècles; son dernier avatar est le règne de cette rationalité technique et scientifique. Ce mythe d'ailleurs est partagé jusqu'à un certain point par la droite et la gauche idéologiques: la première défend le principe de cette rationalité, la seconde en critique l'application. On admettra peut-être que la domination, toute domination est le règne de la déraison, c'est-à-dire de sa seule raison arbitraire. On admettra sans doute moins aisément que la science et la technique en tant que discours du pouvoir, sont une des formes de sa déraison. On préfère penser que la rationalité technique et scientifique est absolue, neutre et universelle, que la science et la technique ont été asservies par le pouvoir mais qu'elles pourraient être détournées du pouvoir, qu'elles pourraient même être retour-nées contre le pouvoir et alors, mises au service du peuple ou de l'humanité, du bien commun ou du bien tout court. Il me semble que c'est une illusion, une illusion libérale et c'est contre elle-même que la gauche retourne cette illusion.

La science dite pure et ses applications sont conçues comme le noyau dur de cette rationalité dominante. L'industrie des biens et des services, notamment l'industrie de guerre - avec le profit et la puissance qui en dérivent pour les classes possédantes - seraient dépendantes de la science et donc, des scientifiques. Les scientifiques auraient le pouvoir d'envoyer les hommes sur la lune, de faire sauter la planète, de tranquilliser, stériliser, exterminer les populations. C'est ce qu'on dit... En réalité, ceux qui ont le dessein et le pouvoir d'aller sur la lune, de tranquilliser, stériliser, exterminer, est-ce que ce ne sont pas les États les plus puissants, même pas les hommes d'État pris isolément; est-ce que ce ne sont pas les entreprises capitalistes les plus puissantes, même pas les capitalistes pris isolément? Est-ce que la science et la technique ne seraient pas dépendantes de ce mode de production et de gouvernement plutôt que l'inverse? C'est bien ce mode de production et de gouvernement qui a favorisé le développement de cette science et de cette technique, qui les a orientées et maîtrisées et il se pourrait bien qu'elles n'en soient pas détourna-bles globalement. Autrement dit, on peut douter qu'elles puissent servir d'autres maîtres que le profit, la production et la consommation de masse, l'exploitation internationalisée, la guerre planétaire, la normalisation des conduites par le conditionnement des corps et des esprits.

Adopter cette analyse ne signifie pas selon moi, qu'il faille en pratique, tenter de remplacer les ordinateurs par le boulier-compteur, les antibiotiques par les incantations et l'imposition des mains, dans l'espoir de transformer la pratique scientifique et de réorienter le développement technologique. Les techniques et les savoirs anciens qu'on essaie de remettre en usage, ne sont pas dépourvus d'intérêt mais ils sont liés pour une large part à des formes périmées de l'organisation sociale et de la culture. On peut penser cependant qu'un nouveau mode de vie qui s'organiserait selon une autre logique que celle du profit, de la croissance et du contrôle mais sur la base des conditions démo-graphiques et écologiques présentes, pourrait générer des techniques et des savoirs différents dans leurs fins, dans leurs méthodes et dans leur mode d'utilisation de ceux que nous connaissons et que rien n'empêcherait qu'ils puissent s'incorporer des éléments et des résultats de la science et de la technologie existantes comme cela s'est toujours produit dans le cours de l'histoire.

Les sciences humaines différent quelque peu des sciences pures en ce qui concerne leur relation avec le pouvoir. Les sciences humaines, à mon avis, sont une des plus mauvaises blagues du siècle. Leur prétention à la propriété d'un savoir théorico-empirique qui serait instrumental, c'est-à-dire appliquable et efficace, demeure en bonne partie dépourvue de fondement. D'ailleurs, cela est sans doute fort heureux. À quoi peuvent bien servir alors les armées d'experts des secteurs public et privé et les tonnes de papier qu'ils noircissent de leurs études, analyses, recherches, rétrospectives et prospectives? Ils produisent et organisent de l'information sur l'état du système qui est l'objet du contrôle de l'État et des autres appareils requérant les services de ces experts: toute information jugée pertinente touchant tout élément de l'existence personnelle ou de la vie sociale que tout appareil a jugé dans son intérêt de chercher à contrôler. Il fut toujours nécessaire d'être informé pour gouverner ou pour administrer mais pourquoi faudrait-il maintenant parler d'information scientifique? Combien de voitures passent le mardi matin à telle intersection d'un centre-ville? Combien les ménages ont-ils investi dans la saucisse à hot-dog selon leur statut socio-économique au cours des dix dernières années? Quel sera dans vingt ans le prix d'un gadget qu'on inventera dans dix ans? Quelles citoyennes se prévaudraient du droit d'épouser leur grand-père si le code civil leur accordait ce droit?... C'est de l'information seulement parce que les appareils s'y intéressent et c'est scientifique seulement parce que les experts de la saucisse à hot-dog et des amours incestueuses doivent faire cinq années de scolarité universitaire sinon ce serait de l'imbécillité.

Le plus souvent, les spécialistes des sciences humaines servent à justifier la prise de décision comme telle bien plus que le sens ou le contenu de cette décision. Le travail de ces spécialistes légitime la politique qui sera adoptée à la suite de leurs recherches, quelle que soit la relation entre cette politique et le résultat de ces recherches et, en général, cette relation est très vague. Il suffit que le pouvoir puisse affirmer que les experts se sont penchés sur la question. Ainsi, c'est la somme de papier noirci qui garantit la rationalité de la politique adoptée plutôt que le sens de l'information couchée sur ce papier. Cette constatation s'applique aussi bien aux politiques des entreprises privées, industries, banques, etc., qu'aux politiques de l'État.

Il arrive tout de même que l'information produite par les spécialistes des sciences humaines soit importante et il arrive que le pouvoir agisse en s'appuyant sur le contenu de cette information. Dans ce cas, la science sociale participe à la domination de la même manière que la science exacte. Lorsqu'on considère des exemples concrets, on se rend compte que l'une et l'autre formes d'utilisation politique des sciences sociales, leur emploi disons idéologique et leur emploi disons expérimental, sont toujours présentes dans des proportions variables. De tels exemples locaux ne manquent pas; on pourrait citer parmi les plus célèbres, la recherche effectuée pour la Commission Parent sur la ré-forme de l'éducation, la recherche effectuée pour la Commission Laurendeau-Dunton sur le bilinguisme et le biculturalisme; plus près de nous, la recherche qui a inspiré le rapport du Conseil du Statut de la Femme sur l'égalité et l'indépendance et bien d'autres. J'évoquerai toutefois une expérience oubliée, celle du B.A.E.Q. (Bureau d'Aménagement de l'Est du Québec): des dizaines de millions de dollars investis par les deux gouvernements dans la recherche-animation sur le territoire du Bas Saint-Laurent et de la Gaspésie, dans les années soixante; une armée de sociologues, économistes, politologues et anthropologues compétents et de gauche, étudiant jusqu'à la racine tous les problèmes économiques, sociaux et culturels de la population du territoire, avec la collaboration active et parfois enthousiaste de cette population; et après plusieurs années de travail, un rapport dont les multiples tomes s'empoussièrent aujourd'hui sur un rayon entier des archives nationales. Le résultat pratique de cette recherche effectuée dans le cadre du B.A.E.Q. peut se résumer comme suit: 1. une partie importante de l'information recueillie, traitée et analysée, n'a pas été retenue, c'est-à-dire qu'elle n'a pas été incluse dans le rap-port, n'étant pas jugée pertinente; 2. une autre partie des résultats a été retenue et utilisée comme base des politiques d'aménagement et de développement proposées dans le rapport; 3. de ces politiques éclairées proposées dans le rapport, quelques éléments seulement ont été mis en application; la politique qui a retenu l'attention publique fut le déménagement de force de plusieurs communautés hors de leurs villages; 4. les autres réformes si on peut dire, entreprises par les deux États dans les années subséquentes, s'inspiraient assez peu du rapport du B.A.E.Q.; elles ont consisté pour une large part à distribuer des subventions à certains entrepreneurs de la région.

Quelle que soit la manière, idéologique ou expérimentale, dont la science sociale est employée, il se pourrait bien qu'elle ne soit pas davantage que la science exacte, dissociable ou détournable des formes modernes du gouverne-ment, de la gestion et de l'administration, qui requièrent ses services. D'ailleurs, on pourrait montrer sans difficulté qu'elle leur doit dans une grande mesure, ses principes et sa méthode non seulement ceux qui relèvent de la re-cherche empirique ou appliquée mais aussi ceux de la théorie en apparence pure. Depuis son origine, en effet, la science sociale théorique est animée par un projet politique: la reconstruction rationnelle de la société, fondée sur sa connaissance objective. Peu importe que la science sociale conçoive cette reconstruction comme une restauration, une réforme ou une révolution, suivant les époques et les écoles de pensée, elle demeure par ce projet, solidaire du pouvoir et particulièrement de l'État, dans l'illusion du règne de la raison.

Ces remarques sur la théorie des sciences sociales nous rapprochent de la troisième catégorie d'intellectuels que nous avons définie, celle des idéologues. Qu'est-ce donc qu'un intellectuel dans cette acception du terme? Ce n'est pas facile à cerner. Il ne suffit pas de définir l'intellectuel comme un producteur, un diffuseur, un propagateur, un manipulateur d'idées ou de discours car tout un chacun n'est-il pas à ses heures, sans le savoir peut-être, producteur, diffuseur, propagateur d'idées ou de discours? Ce qui distingue l'intellectuel du commun, ne serait-ce pas alors les conditions et le contexte socio-politiques dans lesquels il exerce de telles activités? Dans l'histoire occidentale des derniers siècles, ce contexte est celui des institutions centrales du contrôle et de la régulation sociale: l'Église et ensuite l'État. Les intellectuels ont d'abord pensé et parlé dans le champ institutionnel et symbolique créé par l'Église - ils ont pensé et parlé pour et contre l'Église - puis ils ont pensé et parlé dans le champ institutionnel et symbolique créé par l'État - ils ont pensé et parlé pour et contre l'État.

Marx écrit dans un passage célèbre de l'Idéologie allemande: à chaque époque, les pensées dominantes sont celles de la classe dominante parce que ce sont les idées de sa domination. Selon moi, il serait plus simple de dire que les idées dominantes sont les idées de la domination. Pour donner raison à Marx, il faudrait en principe analyser toutes les idées, une par une, pour montrer que dans chaque cas, il s'agit non seulement d'une idée dominante mais qu'elle appartient aussi à la classe dominante et qu'il s'agit de surcroît d'une idée de sa domination. Ce serait un travail colossal dont on pourrait craindre de ne jamais voir le bout. Peut-être est-il plus facile de constater que les idées ou les discours produits dans les lieux de la domination, sont des idées et des discours de la domination, c'est-à-dire du contrôle et de la régulation. Par exemple, quand ça parle dans l'État, c'est l'État qui parle ou, à tout le moins, ça parle le langage de l'État même si ça s'oppose à l'État.

Cette perspective toutefois peut conduire d'une certaine manière, à mettre en question le sens, c'est-à-dire ce qu'on appelle le contenu de l'idée ou du discours. En effet, dans le contexte de la domination, ce contenu parait souvent quelque peu fortuit, gratuit, en regard de l'effet auquel l'idée ou le discours sont associés. C'est que l'effet qu'on attribue à l'idée ou au discours est, en réalité, l'effet du pouvoir: de l'appareil, de l'institution, des agents qui agissent dans l'idée et sous le discours; on pourrait dire que c'est l'effet plus précisément des moyens dont dispose ce pouvoir: les armes, l'argent, l'organisation. Hélas, sans doute, ce n'est que bien peu l'effet du sens. On a opprimé et tué, faut-il le rappeler, au nom de toutes les idées: au nom du passé, de l'avenir, de la liberté, de la dignité, du progrès; au nom du Christ et de l'évangile, au nom de l'égalité, de la fraternité et de la démocratie, au nom de Marx et du communisme. On pourrait continuer et la liste ne serait jamais close. Heureusement, les procès du contrôle et de la régulation et par conséquent, les idées et les discours, ne sont pas tous mortels; en temps normal, la plupart sont indolores.

Ainsi, pour résumer, on peut dire que le discours participe à la domination lorsqu'il se produit et s'entretient dans les lieux et les places du pouvoir, du système politique au sens large. Certaines de ces places sont occupées par les intellectuels; il y en a plusieurs types, dans différents secteurs: l'enseignement et la recherche universitaires, le journalisme et d'autres médias, les partis, etc. Or, les systèmes de la régulation - leurs appareils, leur mode d'organisation, les conditions de leur fonctionnement - présentent une certaine diversité. Ils varient notamment suivant le degré et le type de variété qu'ils tolèrent. En effet, réguler, contrôler, c'est en un sens, réguler et contrôler la variété... des conduites, des discours, de l'information et des autres productions sociales. Dans le cas du discours ou des idées, le système pourra éliminer toute variété - c'est ce qu'on appelle une société totalitaire - mais il pourra tout aussi bien tolérer voire favoriser une grande variété, en autant qu'il parvienne à la gérer - c'est ce qu'on appelle une société libérale. Une telle société supporte que les idées de la domination rencontrent l'opposition et la contradiction pourvu que l'opposition et la contradiction soient gérées dans le système de la régulation et plus spécifiquement dans les places de ce système qui définissent les intellectuels. On obtient ainsi des intellectuels de gauche.

Nous nous intéresserons principalement à cette catégorie d'intellectuels, à sa relation avec le pouvoir et particulièrement avec l'État, ainsi qu'aux illusions qu'elle peut nourrir sur elle-même et sur l'État. Il n'empêche que ce soit bien souvent des intellectuels de droite qui occupent le devant de la scène politique et que ce soient leurs illusions sur le pouvoir et sur l'État qui bouchent le paysage idéologique. Ainsi, le mythe de la neutralité de l'État et du droit, celui de l'efficacité des règles du jeu démocratique; le mythe de la concurrence qui garantirait la victoire des individus et des idées les plus valables, le mythe de l'objectivité de la pensée, de la transcendance des lois et des valeurs et j'en passe. Mais souvent, ces illusions de droite sont le repoussoir qui nous évite de considérer notre propre illusion d'intellectuels de gauche, que cette illusion soit réformiste, socialiste, marxiste ou libertaire.

La position objective des intellectuels de gauche dans les lieux du pouvoir, est instable et précaire par définition. La limite stratégique de variation tolérée par le pouvoir n'est jamais fixe; elle dépend du système et de la conjoncture. Un mot de trop, au mauvais moment et c'est l'excommunication, le bûcher, le procès, la guillotine, l'exil, le camp de concentration ou l'asile psychiatrique, selon les époques. De manière générale, un intellectuel de gauche qui n'a pas été, n'est pas ou ne prévoit pas devenir la victime d'une forme quelconque de répression, n'est digne ni du titre, ni de la mention. Pourtant, un bon mot, au bon moment et c'est la gloire, l'accès aux titres les plus honorables et aux charges les plus importantes: archevêque, chancelier, doyen, commissaire du peuple, secrétaire du parti, conseiller du prince, ministre. En effet, les intellectuels de gauche deviennent ministres dans les gouvernements de gauche tout comme les intellectuels de droite dans les gouvernements de droite. On comprend de quelles illusions doivent se soutenir ceux qui se vouent à la critique du pouvoir lorsque, advenant une conjoncture propice, la critique devient une source de pouvoir et, à plus forte raison, lorsque la critique accède au pouvoir.

Le pouvoir des idées, c'est dans son essence l'illusion dont se soutiennent les intellectuels de gauche lorsqu'ils sont portés par le pouvoir ou lorsqu'ils sont portés au pouvoir. Cette illusion revêt une certaine diversité; nous nous arrêterons brièvement à ses formes les plus actuelles que nous avons énumérées précédemment. L'illusion réformiste ou socialiste, c'est celle des bonnes ménagères: faire du neuf avec du vieux; en termes politiques, injecter ce que l'on croit être de bonnes idées dans ce que l'on juge être un mauvais système, dans le dessein de le rendre bon ou en tout cas, moins mauvais. Ne soyons pas sectaire, le réformisme ne donne pas rien. Il donne souvent des places aux intellectuels de gauche et parfois, de l'espoir aux déshérités. En plus, il donne des aigreurs d'estomac à la droite, à l'extrême-droite et aussi, à l'extrême-gauche. Il arrive fréquemment que le réformisme soit porté et poussé par un mouvement populaire; alors, il doit endiguer ce mouvement, au nom du réalisme politique, par crainte d'être renversé soit par la révolution, soit par la réaction d'origine intérieure ou extérieure. Mais lorsqu'il réussit, le réformisme redonne une nouvelle vigueur et une seconde jeunesse au système de la régulation; souvent, il permet à l'État et aux appareils de l'État d'augmenter leur capacité d'adaptation et l'efficacité de leur emprise.

On pourrait citer divers exemples d'aventure réformiste plus ou moins réussie. Il est trop tard pour parler du Chili, trop tôt pour parler de la France. Parlons du Québec qui a fait une certaine expérience du réformisme, à sa manière modeste et discrète: la révolution tranquille d'abord et ensuite, la social-démocratie péquiste. Dans les deux cas, une gauche politique étroitement associée à un groupe d'intellectuels a pris en main l'appareil d'État. Ces intellectuels de gauche sont ceux qui ont forgé les discours de l'identité, de l'autonomie, du progrès et du développement de la nation dont l'État s'est nourri et nous a nourris, par l'intermédiaire du Parti Libéral dans les années soixante et du Parti Québécois depuis 76. D'autres intellectuels progressistes, souvent plus à gauche que les premiers, armés des savoirs et des technologies les plus modernes, ont investi l'administration et la fonction publique pour forger eux, les outils de cette autonomie, de ce progrès, de ce développement: l'appareil scolaire, le système d'assistance sociale et de santé, l'Hydro-Québec, les structures de planification et d'orientation économiques, etc. De l'identité, de l'autonomie, du progrès et du développement, nous en avons eus relativement peu; de l'État par contre nous en avons à revendre, de la bureaucratie en particulier et du patronat étatique, pas plus et pas moins patronal, c'est le moins qu'on puisse dire, que le patronat privé. Certains disent même que nous aurions une bourgeoisie d'État ou, en tout cas, une bourgeoisie formée et soutenue par l'État. Et de surcroît, c'est de l'État officiellement français, tout neuf, chromé et informatisé. À ce dernier égard, on nous a donné ce qui s'appelle dans les documents de l'État du Québec, un «patrimoine informatique»: expression d'une grande richesse qui résume à elle seule toute la problématique du nationalisme québécois des vingt dernières années (1).

Sans doute sommes-nous débarrassés de la corruption politique et du monolithisme idéologique de l'époque où Duplessis régnait avec les archevêques et l'Iron Ore mais je vous demande quand même où est passé l'espoir de changement qui a accompagné toutes ces réformes et que sont devenus ces intellectuels réformistes eux-mêmes? Car maintenant, on dirait que ce sont de nouveau des intellectuels de droite que le pouvoir attire: les nouveaux économistes et les nouveaux philosophes locaux qui sont en train d'essayer sans doute de reformuler le discours de l'ordre dans la conjoncture de la crise économique et du désastre constitutionnel. Les intellectuels de gauche qui sont demeurés dans l'opposition - socialistes, léninistes, trotskystes, etc. - ont cru d'une certaine manière à ce réformisme tout en le qualifiant de bourgeois ou de petit-bourgeois. Ils ont nourri l'illusion que cet État, une fois engagé sur la voie de l'autonomie et de la modernité, pourrait être cueilli par la classe ouvrière ou les travailleurs, comme un fruit mûr pour le socialisme. Mais il ne mûrit pas vite, on dirait même qu'il verdit et bien des gens ont eu le temps de comprendre qu'il se pourrait que ce soit aussi un fruit empoisonné. En attendant, les intellectuels de la gauche révolutionnaire se sont installés en nombre dans l'université, leur discours critique légitimant pour une part l'institution elle-même et les places qu'ils y occupent. Ce qu'on pourrait appeler des techniciens de gauche qui sont demeurés aussi dans l'opposition, s'y sont également taillés des places, plus aléatoires toutefois que les précédentes: animateurs sociaux, organisateurs communautaires, conseillers et cadres populaires en tout genre. À ces places, l'État a greffé des fonctions cruciales dans le processus d'intégration des groupes et des mouvements populaires dans les appareils étatiques via les divers mécanismes et structures de financement, d'encadrement, de réglementation des pratiques et des interventions de ces groupes et de ces mouvements.

Il y a eu aussi des intellectuels de gauche, maoïstes en particulier, qui ont choisi pour leur part, de mettre en oeuvre sans tarder la théorie supposée révolutionnaire du parti prolétarien. Nous avons été à même d'apprécier également l'effet de cette illusion lorsqu'elle s'est emparée non pas des masses heureusement, mais de quelques bataillons de militants et de leurs chefs. Grâce à eux, aussi bien et parfois davantage qu'aux pouvoirs en place, le débat et la réflexion politiques au Québec se sont trouvés partiellement paralysés, les organisations populaires ont été ébranlées, souvent démantelées et bien des personnes qui cherchaient à transformer leur milieu se sont découragées. Chose certaine, si ces embryons de parti totalitaire avaient eu l'occasion de se muer en État totalitaire, plusieurs parmi nous ne seraient pas assis dans cette salle ce soir mais en train de casser des cailloux à la frontière du Labrador.

En effet, l'illusion marxiste des intellectuels de gauche -dans les diverses versions étatistes du marxisme: léninisme, trotskysme, maoïsme, et autres - est assez grandiose dans ses intentions et plutôt dangereuse dans ses résultats. Elle se résume au scénario suivant: les intellectuels qui auraient atteint le niveau approprié de conscience historique, délaisseraient les lieux du pouvoir établi afin de se mettre au service d'un pouvoir révolutionnaire, celui du prolétariat, des travailleurs, qu'ils encadreraient et guideraient sur la voie radieuse de la société sans classes et sans État. Depuis que les masses ont un sexe - et il semble que ce soit très récent - il est de bonne guerre d'ajouter parfois l'émancipation des femmes à la liste des bénéfices qui pourraient leur être octroyés dès la prise du pouvoir ou... peu de temps après. Les conséquences pratiques de la mise en oeuvre du scénario - le parti totalitaire et, dans son sillage, l'État totalitaire - sont trop bien connues pour qu'on s'y attarde. Cependant, il est important de remarquer que le parti totalitaire - obéissant aux principes du centralisme démocratique ou d'autres formes de l'autoritarisme - de même que l'État totalitaire - instauré sous étiquette révolutionnaire et à titre d'État de transition - sont dans leur essence pourrait-on dire, un parti et un État d'intellectuels.

Nulle part ne s'y trouve plus achevée l'illusion du règne de l'idée par bureaucratie et par gouvernement interposés. (Nulle part excepté peut-être dans l'Église catholique à l'époque où elle atteignait son apogée). L'État libéral parle, discourt, théorise mais l'État totalitaire est, pour lui-même et pour ses sujets, discours, idée, théorie. Toutes les places y sont consacrées en principe à la propagation des idées de la domination. Ainsi, Gramsci a-t-il raison lorsqu'il affirme imperturbablement que tout militant du parti même le plus obscur, devient un intellectuel parce qu'il se trouve placé au service de la théorie révolutionnaire, du matérialisme historique dirait-il. À l'échelle mondiale, à notre époque, l'épiphanie dans l'État totalitaire de l'illusion du pouvoir des idées, coïncide avec le moment historique où l'appareil de contrôle - sa bureaucratie, sa police, ses tribunaux - atteint un maximum d'envergure et d'efficacité. Autrement dit, plus la domination étatique s'appesantit, plus l'État prend l'apparence d'une pure abstraction, d'une théorie, d'une idée.

Cet État totalitaire dévoile un paradoxe qui est le paradoxe de la domination en général: le règne de l'idée est absence de pensée. La pensée, si on peut oser en donner une quelconque définition, pourrait être une interrogation, une élucidation de l'expérience et cette conscience de l'expérience est précisément ce que les processus du contrôle et de la régulation ont pour effet d'émousser et à la limite, de supprimer. En se nourrissant des idées, les appareils vident progressivement ces idées de leur substance. L'histoire des derniers siècles nous a légué le cadavre desséché de telles puissances idéales qui se sont succédées sur le trône des papes, des empereurs, des princes, des présidents de la république et des présidents du soviet suprême: Dieu, la Raison, le Progrès, l'Humanité, la Révolution... Il n'en reste pas grand chose; il reste l'État. On dirait même que l'État, ayant atteint un point de relative perfection, peut désormais se passer de telles apparences. L'État capitaliste et l'État socialiste tournent maintenant en dérision non seulement les idées mais aussi les intellectuels et les théoriciens des intellectuels.

Rappelons-nous la célèbre théorie de Gramsci selon laquelle les intellectuels - dits intellectuels organiques - élaboreraient, expliciteraient, organise-raient et diffuseraient la vision du monde propre à une classe ou à une fraction de classe dominantes ou aspirant à la domination; cette vision du monde s'exprimerait alors dans les discours politique, moral, religieux, littéraire, scientifique, etc. Cette théorie est belle mais sa conception de l'idéologie comme une vision du monde propre à la classe dominante, parait un peu désuète. Le pouvoir en place n'a pas de vision du monde. Il a plutôt tendance à se justifier par l'absence de vision, de principes, de valeurs. Son utopie est l'absence d'utopie. Et quiconque aspire sérieusement au pouvoir doit se dépouiller de toute vision, écarter toute utopie. La science, l'expertise et la technique sont censées être pragmatiques, empiriques et réalistes et tout autre type de discours est décrété irrationnel du point de vue de cette raison immanente au capital et à l'État.

Qu'est-ce que les idéologues, dans ce contexte, peuvent bien élaborer, expliciter, organiser et diffuser, pour reprendre les termes de Gramsci? On peut poser la question. Il me semble que l'idéologie en tant qu'elle serait une vision, une conception du monde et de la vie, se retire progressivement des institutions qui organisent l'existence. Ce retrait est ressenti subjectivement comme un vide moral, un vide de sens qui ronge tous les fils de l'existence: le travail, J'activité politique, la pratique religieuse, la vie familiale, le jeu... Il ne faut rien dramatiser et ce n'est certainement pas la première fois dans l'histoire des institutions qu'il y a passage à vide. Mais actuellement, ce vide provoque le retour de toutes sortes de fantômes qu'on avait cru reléguer au musée de l'idéologie. Ainsi, ce qu'on a appelé le retour du sacré, la remontée des nationalismes et autres phénomènes dont s'emparent avidement certains intellectuels et dont l'État et le capital tirent aussi profit. Des moralistes diagnostiquent une crise des valeurs et des philosophes évoquent une crise de la civilisation. Est-ce que ce ne serait pas plutôt l'indice d'un nouveau mode de la domination, d'une forme nouvelle de la violence politique? Theodor Adorno écrit: «Ce n'est pas seulement la théorie mais également son absence qui devient violence matérielle dès qu'elle saisit les masses» (2). Il se pourrait que le mode de domination soit entré dans une phase de transition; diverses dimensions des systèmes de contrôle et de régulation pourraient être en train de se transformer et, en particulier, la relation symbolique entre l'État et ses sujets, c'est-à-dire le fondement du sens pour les sujets de leur domination. Il faut approfondir cette question.

Mon intention était de montrer, d'essayer de montrer, que la critique participe du pouvoir aussi bien que l'apologie du pouvoir lorsqu'elle sert d'opposition loyale au pouvoir, sur son terrain et dans ses termes. Ou lorsqu'elle est le discours d'un autre pouvoir, d'un pouvoir aspirant. Mais lorsqu'elle refuse l'une et l'autre positions, la critique devient-elle pour autant le discours, la théorie d'un désordre réel qui menacerait l'ordre établi? On peut en douter. Les intellectuels anarchistes ne partagent pas l'illusion de certains autres intellectuels de gauche qui croient parfois être ou devenir les guides intellectuels et politiques des masses opprimées qu'ils convaincraient de faire leur révolution. L'illusion toutefois qui guetterait les intellectuels anarchistes serait de croire parfois que discourir contre le pouvoir, contre tout pouvoir, contre la domination en soi, puisse subvertir le pouvoir, anéantir le lieu du pouvoir et la place des intellectuels dans ce lieu.

L'organisation de la société par le pouvoir et en particulier par celui du capital et de l'État, peut être anéantie seulement par une organisation de la société sur des bases différentes; c'est une évidence. La critique peut simplement permettre d'ouvrir une réflexion collective, un débat lucide et sans illusion sur les conditions de possibilité du changement que nous pourrions désirer et sur la manière ou les manières d'organiser ce changement. La critique n'est pas elle-même ce débat, elle n'est pas ce changement mais si elle n'y menait pas, elle serait encore illusoire pour les intellectuels et inoffensive pour le pouvoir.


Notes:

(1) C'est à Guy Fréchet, étudiant au Département de sociologie de l'Université de Montréal, que revient la découverte de cette expression, employée dans les documents gouvernementaux qu'il a analysés dans sa thèse de doctorat, en cours de rédaction, sur l'informatisation de l'administration publique au Québec.

(2) Theodor Adorno, dans De Vienne à Francfort: la querelle allemande des sciences sociales; Bruxelles, Éditions Complexe, 1979, p. 72.


Retour à l'auteur: Nicole Laurin-Frenette, sociologue, Université de Montréal Dernière mise à jour de cette page le Dimanche 12 septembre 2004 19:07
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue.
 



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