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Collection « Les sciences sociales contemporaines »
Une édition électronique réalisée à partir de l'article de la professeure Nicole Laurin-Frenette, “ Le démantèlement des institutions intermédiaires de la régulation sociale. Vers une nouvelle forme de domination. ” Un article publié dans la revue Sociologie et sociétés, vol. XXXI, no 2, automne 1999, p. 65-72. Montréal: PUM. [Autorisation accordée par l’auteur, sociologue et professeure au département de sociologie de l’Université de Montréal, le 14 janvier 2003].

Texte intégral de l'article

Le démantèlement des institutions intermédiaires de la régulation sociale. Vers une nouvelle forme de domination. ”

Simone Weil écrit, en 1943, dans son livre intitulé L'enracinement:

L'enracinement est peut-être le besoin le plus important et le plus méconnu de l'âme humaine. C'est un des plus difficiles à défi-nir. Un être humain a une racine par sa participation réelle, active et naturelle à l'existence d'une collectivité qui conserve vivants certains trésors du passé et certains pressentiments d'avenir. (Weil, 1949, p. 61).


Weil ne s'est jamais inspirée de Marx mais elle pensait néanmoins que «la vue marxiste selon laquelle l'existence sociale est déterminée par les rapports entre l'homme et la nature établis par la production reste bien la seule base solide pour toute étude historique» (Weil, 1955, p. 64). Dans notre perspective, celle de la sociologie, l'enracinement dépend des institutions. Toutefois, elles ne sont ni le reflet ni l'émanation pure et simple des rapports de production. Pour avoir confondu bien souvent les modes de production et les formes de l'organisation sociale, les marxistes se sont interdits de penser les institutions; elles demeurent une sorte de point aveugle de la théorie. Au cours des dernières années, la sociologie hors du marxisme n'a fait guère mieux. Des thèses récentes comme celles qui conçoivent la modernité ou la postmodemité comme le fondement de l'explication des faits sociaux font l'impasse sur l'analyse des institutions. En effet, celles-ci peuvent être connues par simple déduction. Ces théories réifient la société, elle n'est plus que l'ombre portée sur l'histoire de principes, de types, de modèles ou d'autres abstractions transcendantes (1). À l'opposé, les nouvelles approches actionnalistes partagent la société entre deux éléments, supposés distincts et complémentaires, l'acteur et la structure dont l'unité, dès lors, n'est plus saisissable (2). Cette unité constitue pourtant l'essentiel du fait social. Les institutions sont ainsi réduites à la détermination qu'elles exerceraient sur des individus définis par leur liberté. Pour éviter cette dérive de la sociologie, il convient de tenir compte de l'histoire, du contexte et des conditions propres à une société ou un ensemble de sociétés de même que des procès généraux qui sous-tendent les formes sociales, y compris les formes de la subjectivité. Cette approche permet de réfléchir sur l'existence sociale, ainsi nommée à défaut d'un meilleur terme.

Les institutions forment la trame même de l'existence sociale, son fond et sa liaison. Elles désignent les places occupées par les sujets dans différentes sphères et les discours qui organisent les rapports entre les sujets dans ces places. Lieux de la régulation, le plus souvent hiérarchisées, les institutions sont aussi les lieux où s'élabore le sens: l'interprétation de la continuité et du changement. La «participation réelle, active et naturelle» à la collectivité, pour reprendre l'expression de Weil, présuppose une infinité de relations de différentes natures entre les individus, les groupes, les classes, les sociétés. Le procès d'institutionnalisation met de l'ordre dans ces relations, leur donne une certaine stabilité mais il génère ainsi de nouvelles possibilités de désordre et d'instabilité. Vues sous cet angle, les institutions sont en crise permanente de même que le sens. Néanmoins, certaines époques, la nôtre comme celle dont Marx s'inspire, détruisent les assises des institutions. D'ailleurs, elles sont pratiquement absentes de son oeuvre. Tout au plus, le Manifeste du parti communiste fait-il rétrospectivement, en quelques phrases, l'éloge funèbre des relations sociales complexes qui unissaient les être humains à leurs égaux et à leurs supérieurs, et que la bourgeoisie a foulées aux pieds partout où elle a conquis le pouvoir, selon les auteurs du texte. Ces relations, «elle les a brisé(e)s sans pitié pour ne laisser subsister d'autre lien, entre l'homme et l'homme, que le froid intérêt, les dures exigences du paiement 'au comptant'» (Marx et Engels, [1847]1970, p. 114). Ainsi en serait-il de la religion, des sentiments, de la famille, de l'honneur, des droits et libertés, tout cela «noyé ... dans les eaux glacées du calcul égoïste» (Ibid. p. 114), sans oublier le sort des Professions qui passaient pour vénérables: «le médecin, le juriste, le prêtre, le poète, le savant, elle [la bourgeoisie] en a fait des salariés à ses gages» (Ibid. p. 114). Même les distinctions d'âge et de sexe n'ont plus d'importance pour la classe ouvrière, affirment Marx et Engels. Cette situation les conduit à dénoncer «l'exploitation ouverte, éhontée, directe, brutale» (Ibid. p. 114) qui aurait remplacé les formes précédentes de l'exploitation «que masquaient les illusions religieuses et politiques» (Ibid. p. 114). Incidemment, on décèle une certaine ambivalence dans ces propos de Marx et Engels. Haïssables de leur vivant si on peut dire, les institutions distillent une indéfinissable nostalgie lorsqu'elles sont mortes ou en voie de disparition. Leur dualité en est la cause. Elles se nourrissent de la vie, c'est-à-dire du corps et de l'esprit des sujets; famille, patrie, Église, parti sont des machines à broyer, on ne saurait l'oublier. En échange, les institutions assurent l'identité et la sécurité, la permanence du sentiment et de la raison, entre autres avantages de l'enracinement.

Pour l'essentiel, Marx nous parle du déracinement: le mouvement sauvage de l'expropriation et de l'accumulation dite primitive, le déplacement, la mise en mouvement, la mobilisation pour le service du capital des populations qui deviendront des prolétaires, ces «individus nus», selon son expression, dépouillés de tout sauf de leur force de travail, «libres», souligne-t-il, de toute attache, de toute entrave à la vente de cette force de travail, possibilité néanmoins incertaine car le prolétariat de Marx se compose d'abord de femmes et d'enfants embauchés à vil prix et, en outre, de ce que Marx appelle «l'armée de réserve» des chômeurs, des pauvres, des vagabonds cernant de toutes parts le «travailleur productif», réduit à la portion congrue. Le travail des esclaves pourtant fort nombreux aux États-Unis et en d'autres pays n'est pas mentionné. Au-delà de la période de constitution du capitalisme, l'incessant bouleversement de la vie sociale continue sous l'impulsion plus ou moins aveugle de la bourgeoisie. Cette classe ne peut exister, selon les auteurs du Manifeste, sans «ce constant ébranlement de tout le système social, cette agitation et cette insécurité perpétuelles [qui] distinguent l'époque bourgeoise des précédentes» (Ibid. p. 115). Finalement, la société se voit privée, du moins temporairement, de la capacité de s'adapter, de se transformer pour assurer sa reproduction. En effet, «tous les rapports sociaux [...] se dissolvent; ceux qui les remplacent vieillissent avant d'avoir pu s'ossifier. Tout ce qui avait solidité et permanence s'en va en fumée» (Ibid. p. 115). Marx et Engels en concluent que «les hommes sont forcés enfin d'envisager leurs conditions d'existence et leurs rapports réciproques avec des yeux désabusés» (Ibid. p. 115).

Nous sommes familiers en sociologie de cette forme de désabusement mais le Manifeste a tout de même quelque chose à nous apprendre ou à nous rapprendre. Le grand bouleversement des institutions - de la famille, des rap-ports fondés sur le sexe ou sur l'âge, des professions, de la religion, de l'organisation du travail - ne résulte ni de la technique ou de la technologie, de la science ou même de l'économie, il est l'œuvre d'une classe, la bourgeoisie, dont l'existence même en dépend. Cette classe se rend maître non seulement du capital, sous la forme qu'il revêt à l'époque, mais d'abord et avant tout du «système social», de «tous les rapports sociaux», c'est-à-dire du procès de la régulation. Au sein des institutions, elle renverse les places, subvertit les discours; elle livre le sens à l'illusion et renvoie les sujets à eux-mêmes. Ainsi, elle crée les conditions de sa reproduction et celle d'une autre classe, le prolétariat, dont Marx affirme dans plusieurs textes qu'il s'élargira jusqu'à former «la quasi-totalité de la société». Mais dans le texte précité, il n'y a pas encore de classe en face de la bourgeoisie. Il y a des individus errants, dépouillés, nus, déracinés, désabusés et libres, (cette funeste liberté de celui ou celle qui n'a rien ni personne). Cependant, même si la bourgeoisie révolutionne sans cesse le mode de production comme l'affirme le Manifeste, elle doit faire régner l'ordre, le sien. Contrairement à la thèse de Marx et Engels, l'ébranlement incessant de toute la société ne distingue pas spécifiquement l'époque bourgeoise des précédentes, il caractérise les périodes de transition. À plus ou moins long terme, le démantèlement des institutions a des effets dévastateurs; il bloque ou entrave les processus les plus fondamentaux, ceux dont dépend la reproduction des sociétés: le renouvellement des générations, la socialisation, la transmission de différentes formes de savoir, les pré-requis de l'échange social, matériel et symbolique. Au-delà d'un certain seuil, la société est livrée à la violence et elle se désintègre éventuellement. Les exemples ne manquent pas.

Marx à peine disparu et déjà de son vivant, l'institution fait retour en force asilaire, pénitentiaire, scolaire, hospitalière, conjugale, familiale, religieuse, industrielle, militaire elle nourrit, soigne, socialise, normalise, assiste, discipline, police, gouverne, surveille, punit, confesse, forme et réforme du berceau à la tombe, pour reprendre la terminologie de Michel Foucault (1975, 1976). Les États, les églises, les entreprises, les spécialistes de diverses sciences médicales ou sociales, les associations philanthropiques, hygiénistes, morales et bien d'autres s'emploient à fixer, encadrer, organiser les masses. Si on en croit Foucault, l'institution alimente tout de même la résistance et le désir d'émancipation. Aussi les classes dominantes demeurent-elles encore et toujours hantées par le spectre des «classes laborieuses, classes dangereuses», non seulement les classes dominantes mais également les sociologues, ceux de la fin du dix-neuvième et du début du vingtième siècle, notamment Spencer, Mead, Cooley, Durkheim et Weber. La sociologie paraît motivée par la nécessité d'exorciser le marxisme; en effet, l'intégration sociale est sa grande préoccupation. Pourtant, ces auteurs ne cherchent pas à nier la réalité des classes, ils veulent démontrer l'indissolubilité de la société, celle-ci formant selon eux une totalité régie par un principe de cohésion et d'unité qui permet de transcender la division et le conflit. La nature de ce principe varie selon le modèle privilégié par l'une ou l'autre théorie: l'organicisme, le fonctionnalisme, l'actionnalisme; toutefois, il s'enracine toujours dans la conscience, collective ou individuelle. Les institutions, tout particulièrement celles qui transmettent, soutiennent, exaltent les normes, les valeurs et les significations, sont considérées comme le socle de la société, par exemple, l'école, les groupes religieux, les «status groups». Cependant la rationalité aussi sous-tend l'intégration, au sein de l'entreprise, du syndicat, du parti, de l'organisation bureaucratique, de l'État. Ces institutions forment un rempart contre la violence révolutionnaire ou contre-révolutionnaire.

Il faut attendre la fin de la Seconde Guerre mondiale pour assister à l'émergence d'une sociologie des institutions sans remords et sans état d'âme, théorisant tranquillement la victoire de l'ordre. Cette sociologie s'intègre d'ailleurs dans les institutions en contribuant à définir et à gérer certains problèmes sociaux. La théorie de Parsons connaît une diffusion extraordinaire, elle devient en quelque sorte l'inconscient de toute une génération de sociologues même dans les pays de l'Europe de l'Est. Parsons récapitule Durkheim et Weber, il emprunte les concepts clé de Freud et des théoriciens de la psychologie sociale. L'intégration sociale est l'axe de son système, cependant, elle ne dépend plus du postulat implicite ou explicite de la solidarité entre les classes (Parsons et Shils, 1951). Une seule classe existe dans la pensée de Parsons, la classe moyenne, qui représente la quasi-totalité de la société, pour reprendre la formule de Marx. Au sein même de l'interaction, l'adhésion de tous et chacun des membres de cette non-classe à l'ensemble des valeurs communes assure l'intégration. Certes, les institutions organisent l'interaction mais sa conformité avec les valeurs est déjà inscrite dans les besoins et les dispositions des acteurs (Parsons, 1951). La vie sociale est un long fleuve tranquille: l'ordre sans le pouvoir, le capitalisme sans exploitation, l'impérialisme sans domination. Cette perspective s'accorde bien avec la tonalité idéologique de l'époque du New Deal, du fordisme, du Plan Marshall, qui se termine avec la guerre du Vietnam, la révolte des jeunes et celle des Noirs aux États-Unis. Le structuro-fonctionnalisme amorce alors son déclin.

Entre-temps, son vis-à-vis, la sociologie critique néo-marxiste, structuraliste, tiers-mondiste, n'est pas absente de la scène intellectuelle mais elle a du mal à percer avant la décennie 1960. À cette époque, les institutions sont mises en scène dans la théorie althussérienne des appareils idéologiques d'État, dérivée de la conception gramscienne de l'hégémonie dont elle présente toutefois une version contestable comme on le verra. Gramsci est sans doute le seul penseur marxiste qui prend les institutions au sérieux. Selon lui, la famille, l'école, l'Église, les partis, les professions, l'institution scientifique, universitaire, artistique, les moyens de communication de masse sont la domination de classe (Gramsci, 1975). Elle se réalise au sein d'un mode de vie et de pensée, d'une forme de la culture et des rapports sociaux. Dans les plis et replis de l'existence quotidienne se fabriquent l'adhésion et le consentement qui assurent l'hégémonie. Pour Gramsci, le pouvoir de l'État n'est donc pas la source de l'hégémonie mais son résultat, proposition dont Althusser inverse les termes. Par ailleurs, la réflexion gramscienne s'inspire de l'histoire de l'Église catholique, modèle canonique de l'institution qui traverse et assume des formes de domination successives tout en y adaptant ses pratiques et son discours. Pour Gramsci, les intellectuels jouent un rôle déterminant dans la constitution et le maintien de l'hégémonie. Ainsi, le parti communiste serait à l'intellectuel dit révolutionnaire, c'est-à-dire marxiste, ce que l'Église est à l'intellectuel dit traditionnel, c'est-à-dire catholique. Cette hypothèse de Gramsci nous permet de comprendre comment l'opposition entre ces deux institutions, dans les sociétés de tradition catholique ou orthodoxe, provient de l'étonnante similitude de leurs structures et des processus à l'œuvre en leur sein. À une différence près: le parti aspire à devenir l'État mais l’Église est déjà sinon l'État, du moins une instance centrale, semblable à l'État. Or, l'Église et l'État sont reliés étroitement aux autres institutions. Dans certaines sociétés, à certaines époques, ces liens prennent une forme totalitaire. Gramsci ajustement sous les yeux le totalitarisme instauré par les fascistes, et il en sera lui-même victime. L'État totalitaire ne supprime pas les institutions, il les colonise, il les annexe, les met à son service. Elles deviennent une courroie de transmission de sa doctrine et de ses volontés. La vie sociale se soumet au politique, elle cède à sa violence. Vingt ans plus tard, Althusser confond cette contrefaçon avec l'hégémonie; il définit toutes les institutions comme des appareils de l'idéologie d'État, y compris l'Église, ô comble de l'hérésie! (Althusser, 1970).

Pourtant, Althusser ne se trompe pas complètement, car l'État-providence à son apogée, bien qu'il soit démocratique, ressemble à certains égards à l'État totalitaire. En effet, il ne cesse de remodeler les institutions existantes et d'en façonner de nouvelles pour mieux gérer les multiples composantes de la vie privée ou publique. Henri Lefebvre va jusqu'à parler d'un mode de production étatique pour décrire l'invasion et l'appropriation de la société par l'État dans les pays occidentaux industrialisés (Lefebvre, 1977). L'expansion des services publics et des programmes de redistribution sociale favorise cette évolution mais elle résulte aussi des stratégies politiques d'un capitalisme qualifié de monopoliste d'État par plusieurs penseurs marxistes. Les États-Unis font exception, ils n'ont pas d'État-providence et d'État technocratique au sens strict même si les fonctions de l'État se multiplient dans l'après-guerre. Ailleurs, ces décennies se caractérisent par la croissance exponentielle des activités et de l'intervention étatiques dans tous les domaines: le travail, la sécurité, la santé, les loisirs, les sciences, les arts de même que les rapports entre les individus ou les groupes, par exemple, entre employeurs et employés, hommes et femmes, générations, groupes d'origines culturelles différentes, etc. La vie sociale doit se frayer un chemin vers l'État, s'y représenter sous la forme du besoin, du problème, de l'intérêt, du droit. En retour, l'État recrée la vie sociale selon le modèle de la rationalité technocratique. Par exemple, l'école est engloutie par le système scolaire, l'hôpital par le système hospitalier, les localités et les régions traditionnelles disparaissent sous les structures administratives territoriales. Les places et les hiérarchies propres aux institutions demeurent mais le discours s'érode et lorsque les fins de l'institution sont disparues, il reste seulement les moyens, les procédures et les objectifs.

Sur cette toile de fond, un nouveau mode de régulation s'est mis en place au cours des dernières années. Il entraîne le démantèlement ou l'effondrement des institutions intermédiaires, celles qui organisent, au quotidien, les pratiques des sujets: leur vie familiale, leur travail, leurs loisirs, leurs activités politiques, religieuses, etc. Ces institutions du quotidien jouent le rôle de tampon, elles médiatisent les rapports entre les individus et les groupes à la base et les institutions qui coordonnent, centralisent les procès de la régulation à d'autres niveaux. Par conséquent, la suppression ou l'ébranlement des structures intermédiaires livrent les individus à l'influence de plus en plus directe, immédiate des instances supra-locales des réseaux de contrôle économique, politique, administratif, symbolique. Les sujets sont satellisés, emportés dans l'orbite de pouvoirs universels: le pouvoir de l'État mais par-delà l'État et les autres institutions nationales - qui servent parfois de relais - le pouvoir des grands médias de communication de masse et des organisations territoriales ou extra-territoriales, gouvernementales ou non gouvernementales dont le nombre et les activités croissent sans cesse. Ces instances - moitié institutions, moitié appareils - déterminent directement ou indirectement les rapports entre les États, les conditions économiques et tout particulièrement celles de l'emploi, les politiques de protection sociale, les formes du développement. Elles gèrent aussi la misère, les désastres humains ou écologiques; elles créent les événements et les interprètent; elles imposent un mode de consommation, un mode de pensée, un mode de vie (3).

Le démantèlement des institutions se situe dans le contexte général de la mondialisation mais celle-ci n'en est pas la cause. Ce bouleversement des rapports sociaux marque une transition, le passage vers une nouvelle forme de domination. Il est l'œuvre d'une classe comme l'ébranlement du système social décrit dans le Manifeste, une classe difficile à saisir à tel point qu'on envie l'aisance des propos de Marx sur la bourgeoisie, sa bourgeoisie pourrait-on dire. Plusieurs éléments de la thématique marxiste des classes s'adaptent mal à l'analyse de la conjoncture actuelle; néanmoins, il convient de retenir l'idée générale de Marx selon laquelle certains groupes, à toutes les époques, s'approprient les moyens de produire la richesse dans une société - fût-elle vaste comme le monde - et contrôlent leur mise en oeuvre de manière à ce qu'une part considérable du produit du travail social leur revienne (4). Outre l'appropriation, le pouvoir crée la classe, c'est-à-dire l'organisation. Or, la classe qui s'organise actuellement dans les nouveaux lieux du contrôle et de la régulation exerce son hégémonie d'une manière abstraite, anonyme, systémique, inévitable comme si sa finalité se situait au-delà des rapports sociaux. Aussi semble-t-il à peu près inutile désormais de s'en prendre aux politiciens, aux hauts fonctionnaires, aux patrons lorsque les choses vont mal parce qu'ils n'y seraient pratiquement pour rien ni même, en dernière analyse, les dirigeants des grandes multinationales ou les responsables des principaux organismes internationaux (Laurin, 1996, p. 25). La classe dominante prend tous les visa-ges mais elle n'en a aucun. Il en va de même des groupes placés sous sa domi-nation. L'inégalité augmente, elle est omniprésente mais l'extrême diversité de ses formes et de ses principes la rend indéchiffrable. Doit-on parler d'une classe virtuelle comme le prolétariat du Manifeste? et celui-ci a-t-il jamais existé hors du vaste mouvement social et politique qui l'a nommé et organisé? La face idéologique de la «servitude libérale» (Beauvois, 1994) ou néo-libérale, c'est la conception fort répandue de la société comme une scène où se déploieraient les stratégies, les désirs, les valeurs, les choix conscients et délibérés de tous et chacun des acteurs et des actrices, créant et recréant leur destin librement (Laurin, 1996). Un grand nombre de sociologues adoptent cette problématique. D'une part, les postmodernistes qui privilégient le dis-cours de l'acteur sur sa situation, celle-ci n'ayant aucune réalité hors du discours. D'autre part, les nouvelles versions de l'actionnalisme, apparemment plus réalistes mais qui s'intéressent essentiellement à l'action individuelle, ses intentions et ses conséquences. On revient à une position pré-parsionnienne et même pré-wébérienne, comme si ces nouvelles théories voulaient exorciser le spectre de la société, les relations d'interdépendance qui permettent à ses membres d'être et de devenir au prix toutefois de la contrainte et de la sou-mission. Cette sociologie passe sous silence l'institution et le pouvoir, l'endroit et l'envers des rapports sociaux. Elle peut afficher un certain optimisme dans une conjoncture qui met en danger les acquis sociaux et politiques des siècles derniers, la survie d'une partie de l'humanité et le sort de la planète.

Atomisés et déterritorialisés, les agents sociaux sont à la poursuite d'eux-mêmes et ils se représentent hors de toute dépendance sociale. L'autonomie individuelle tend à devenir l'ultime fondement de la praxis et de l'éthique (Ehrenberg, 1998). La psychologie, la psychiatrie, la criminologie visent à rendre leurs clients autonomes plutôt qu'à les guérir, les redresser, ou les protéger contre eux-mêmes ou leur environnement. L'autonomie est le fil conducteur du discours des agences gouvernementales ou privées qui gèrent l'assistance aux multiples catégories de personnes en difficulté, qu'il s'agisse des sans-travail ou des handicapés, des sans-logis ou des femmes maltraitées, des toxicomanes ou des personnes âgées, ces dernières étant définies précisément par la perte d'autonomie. Plus les ressources s'amenuisent, plus l'injonction d'être autonome se durcit comme une menace. On la retrouve au cœur du discours pédagogique et du discours sur le couple et la famille. Dans la sphère du travail, l'autonomie caractérise le travailleur ou la travailleuse modèles, contractuels, mobiles, créant soi-disant leur propre emploi, assumant seuls les coûts du chômage, de la maladie... Dans cette perspective, la notion de responsabilité renvoie aussi le sujet à sa capacité d'être autonome. Paradoxalement, cette conception de l'autonomie rend non seulement possible mais quasi-inéluctable la subordination des agents aux procès actuels de la domination; elle enserre la liberté dans le carcan de l'individualité, ce qui contrecarre tout projet d'émancipation sociale et culturelle. En effet, l'auto-régulation des sujets est complémentaire du démantèlement des institutions intermédiaires et du renforcement, en retour, des appareils de contrôle à l'échelle nationale et transnationale.

Dans plusieurs domaines de la vie sociale, les sujets sont libérés des contraintes, de la dépendance, des devoirs et des obligations de toutes sortes qui pesaient sur eux. La famille offre un exemple de cette évolution, elle représente d'ailleurs un des champs privilégiés de l'analyse sociologique. Celle-ci n'a de cesse bien souvent de vouloir démontrer que la famille demeure fondamentalement inaltérable malgré tous les changements sociaux. Or, les données démographiques sur la fécondité, la nuptialité, le divorce, la monoparentalité et autres démontrent le contraire (Roussel, 1989; Kempeneers, 1995). La famille subsiste et se reproduit dans le discours incantatoire sur la famille, qu'il soit de nature médicale, religieuse, politique ou autre. Dans les faits, le lien mère-enfant reste le seul élément non contingent des rapports dits familiaux. Par conséquent, les femmes et les enfants sont devenus la cible privilégiée des politiques de différentes institutions nationales et supra-nationales dont le contrôle est d'autant plus efficace qu'il s'applique à des sujets isolés. De même, dans le monde du travail, le discours sur l'identité corporative et la culture d'entreprise fait écran à la désintégration du cadre institutionnel qui réunissait les différentes catégories de travailleurs, les cadres, les patrons au sein d'une collectivité fondée entre autres sur la confrontation et la négociation d'intérêts opposés (Castel, 1995). Ce processus d'institutionnalisation disparaît dans le contexte des mises à pied massives, de la précarisation de l'emploi, la chute de l'effectif syndiqué, etc. De plus, la réorganisation des structures de l'entreprise détruit l'appartenance aux unités qui regroupent les personnes selon leurs spécialités ou leurs activités; parfois même, l'entreprise disparaît par fragmentation ou par fusion. Des situations semblables prévalent dans la fonction publique. Ces transformations, parce qu'elles entravent la solidarité et la résistance à la base, donnent aux décideurs et aux gestionnaires à tous les niveaux une marge de manœuvre sans précédent. Par ailleurs, l'évolution récente de l'institution religieuse, notamment au sein du catholicisme, se révèle fort instructive. En effet, l'autorégulation des sujets et l'élargissement du pouvoir central vont de pair. Le processus de désintégration institutionnelle se manifeste principalement par l'effondrement de la pratique religieuse, c'est-à-dire la participation aux offices et autres activités encadrées par la paroisse. La régulation multiséculaire des croyances et des conduites par l'autorité religieuse au sein des différents regroupements locaux de fidèles n'a donc plus cours. Les croyants - et ils demeurent nombreux selon toutes les enquêtes - sont abandonnés à eux-mêmes, enfermés dans une religion individualiste, syncrétiste, strictement privée (Bibby, 1988; Lemieux et Meunier, 1993). En même temps, l'influence de l'Église s'est étendue considérablement dans le domaine public, à l'échelle internationale. Elle émane directement du pape et de la curie romaine et s'exerce par l'intermédiaire de la diplomatie vaticane auprès des gouvernements et des organismes internationaux. L'Église représente une puissance mondiale qui mène une politique cohérente comme on a pu l'observer en maintes occasions, par exemple, lors des grandes conférences mondiales sur la population et sur les droits des femmes (5). De plus, les voyages papaux, événements médiatiques planétaires, rassemblent de grandes foules de gens dont l'affiliation religieuse est incertaine ou même inexistante.

Dans différents contextes de la vie sociale, non seulement la régulation est-elle intériorisée par les sujets mais elle ne procède plus de la contrainte, elle obéit à l'impératif du désir, du bien-être, de l'épanouissement. En effet, la régulation s'organise dans une psychologie du quotidien qui définit la vie comme un processus de croissance personnelle, guidé par la connaissance de soi, au sein duquel les relations ont une valeur instrumentale. Encore faut-il cependant que le sujet découvre son identité propre et qu'il apprenne à régler sa conduite selon les normes immanentes à sa constitution et à sa dynamique personnelle. Finalement, c'est en devenant ainsi fidèle à lui-même qu'il se conformera à la logique des pouvoirs. La question du lien social qu'on se pose de toutes parts, notamment dans la sociologie, est l'un des symptômes aigus du déracinement et de la déterritorialisation des agents. En effet, le lien semble désigner le point de contact virtuel entre les individus d'où naîtrait ou pourrait renaître la vie en société sous les apparences de la communauté, conçue comme une forme de relation humaine à la fois naturelle et librement consentie (6). Sous ce rapport, le lien apparaît en deçà et au-delà de l'institution, par conséquent hors du social. C'est le degré zéro du social. Les individus, on l'a vu, se définissent par leur identité qui signifie, dans cette perspective, ce qui se reconnaît et se voit reconnu, la communauté formant le substrat de ce procès circulaire sans fin qui produit, reproduit, fragmente et recompose l'identité. Dès lors, comme une fleur du désert, la communauté s'épanouit là où il n'y a presque plus rien ni personne, ni feu, ni lieu, ni parole, ni souvenir, ni avenir: communauté dite locale, urbaine, paroissiale, régionale, nationale, communauté des nations; communauté politique, culturelle, ethnique; communauté des citoyens, des usagers, des ayants droit, sans oublier la communauté tout court comme dans l'expression «prise en charge par la communauté», bien connue dans les ministères. Néanmoins, l'identité ne fait pas la personne, la communauté ne fait pas le groupe ou la collectivité. Dans ce contexte, identité et communauté sont des représentations qui justifient l'exercice d'une nouvelle domination.

Nicole Laurin
Département de sociologie
Université de Montréal
C.P. 6128, Succ. Centre-ville
Montréal (Québec)
Canada H3C 3J7

Notes:

(1) On pense ici notamment à certaines thèses de Jürgen HABERMAS (1981), Michel FREITAG (1986), Alain TOURAINE (1992), de même qu'aux travaux de Gilles LIPOVETSKY (1983), Charles TAYLOR (1984) et autres.

(2) Les théories de Anthony GIDDENS (1979) et de Jeffrey ALEXANDER (1987), entre autres, sont représentatives de ce courant de pensée.

(3) Plusieurs études portent sur les formes actuelles de la mondialisation, ses réseaux et ses appareils. On consultera avec profit les travaux des auteurs suivants qui s'inscrivent dans une perspective critique: Michel BEAUD (1997), Hans-Peter MARTIN et Harald Schumann (1997), Emmanuel TODD (1998), Immanuel WALLERSTEIN (1999), Ignacio RAMONET (1999).

(4) Partant de ces prémisses, certains auteurs essaient de redéfinir le concept marxiste de classe dans le contexte social et politique actuel. Voir, entre autres, Étienne BALIBAR (1988/1997) et Daniel BENSAID (1995).

(5) Je m'inspire de la problématique des recherches en cours de Marie-Andrée ROY (Département des sciences religieuses, Université du Québec à Montréal) sur les discours catholiques et musulmans aux Conférences des Nations Unies sur les femmes.

(6) Cette proposition et les suivantes sont reprises d'un article précédent (LAURIN, 1997).


Retour à l'auteur: Nicole Laurin-Frenette, sociologue, Université de Montréal Dernière mise à jour de cette page le Dimanche 12 septembre 2004 15:07
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue.
 



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