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Collection « Les sciences sociales contemporaines »
Une édition électronique réalisée à partir de l'article de la professeure Nicole Laurin-Frenette [sociologue, Université de Montréal],“ Contre les théories de l’idéologie ”. Un article publié dans l’ouvrage sous la direction de Claude Panaccio, L’idéologie et les stratégies de la raison. Approches théoriques, épistémologiques et anthropolo-giques, pp. 23-34. Montréal: Éditions Hurtubise HMH, ltée, 1984, 236 pp. Collection: Brèches. [Avec l’autorisation formelle de l’auteure, Mme Nicole Laurin-Frenette, sociologue, professeure au département de sociologie à l’Université de Montréal, le 29 juillet 2003.]
Texte intégral de l'article

Contre les théories de l'idéologie. ” (1984)

Le titre de mon exposé résume brièvement la réponse que je tenterai d'apporter, non pas à la question posée (la théorie de l'idéologie est-elle possible?), car elle l'est, manifestement, à ne plus savoir qu'en faire, mais plutôt à une autre question que je prends la liberté de formuler: les théories de l'idéologie sont-elles pertinentes? À cette question, je réponds non, en m'excusant d'être aussi impertinente. Selon moi, une théorie de l'Idéologie n'est pas davantage souhaitable qu'une théorie de la Nature, de l'Homme, de la Société, de l'Histoire comme tels. catégories qui n'en sont pas et qui ne peuvent pas être, pour la théorie s'entend, sauf sous de fausses représentations car leur forme naturelle, si je puis dire, est celle d'êtres métaphysiques dont on s'efforce de rechercher l'essence qu'on a, au préalable, dissimulée pour le plaisir de la chose. En effet, la jouissance a priori de l'intuition de l'essence est la seule règle et la seule raison de cette version pour adultes éclairés du jeu de cache-cache dont nous avons tous, au moins dans l'enfance, goûté les délices. Contre lesquels je n'ai rien sauf que les pseudo-objets comme l'homme, la nature, la société, le sens, dans l'absolu de leur généralité, s'obtiennent au prix d'un désintérêt navrant pour la contingence, autrement dit d'un mépris pour les joies et les peines de l'existence, que l'on peut toujours rapporter, si on y tient, à l'homme, la société, l'histoire, l'idéologie ou quelque autre représentation des multiples facettes et dimensions de la vie.

Un rapide examen de quelques tentatives de théorisation de l'idéologie permet d'observer que ces théories frôlent presque toujours l'abîme de la métaphysique, d'assez près pour y basculer irrémédiablement au premier coup de pouce épistémologique. En cela, les théories de l'idéologie sont la réplique exacte de leur objet, l'idéologie. Elles relèvent d'une spéculation sur le sens en soi du sens. Démarche suicidaire pour la théorie: l'entêtement à résoudre des questions insolubles en ce bas monde l'obligeant à recourir à l'au-delà, à quel-que principe d'explication transcendant. Ce qui est aussi la démarche propre au raisonnement de l'idéologie, propriété qu'on lui reproche d'ailleurs. Dans la théorie de l'idéologie, la quête du sens se présente comme un questionnement sur la vérité et l'erreur: vérité de l'erreur, erreur de la vérité, vérité de la vérité et erreur de l'erreur... Questionnement qu'on croit, à tort, opposable à l'idéologie alors qu'il en constitue le ressort même. Selon que la réflexion sur l'idéologie est, implicitement, théiste ou athée, c'est ou bien Dieu ou bien le Diable qui est appelé au secours de la vérité contre l'erreur. En effet, en utilisant un modèle simple, on peut montrer que la transcendance apparaît, dans la théorie, comme l'axe vertical bipolaire qui traverse de part en part l'axe horizontal de l'immanence et gouverne celle-ci, la domine, aussi bien d'en haut que d'en bas. Les principautés théoriques de l'autre monde sont des figures infernales aussi bien que célestes. Tels la Matière, l'Esprit, le Sujet, l'Être, l'Idée, la Praxis, la Loi... dans leurs costumes d'apparat, c'est-à-dire sous la forme métalangagière et suprahistorique que ces concepts revêtent pour le voyage dans l'au-delà (dont il reviennent comme les autres fantômes pour hanter les vivants, les torturer et les persécuter).

Je vais essayer d'illustrer ces remarques à propos des théories de l'idéologie. Tirant raison de leur échec, je plaiderai en faveur de quelques principes qui peuvent peut-être, selon moi, guider la théorie dans le domaine, dans le champ de l'idéologie. C'est-à-dire permettre à la théorie, d'abord et surtout, de rester dans ce champ une fois qu'elle a choisi d'y travailler, lui éviter de se projeter, de s'exiler hors de sa démarche propre, dans la fuite métaphysique qui la contredit et l'annule. Pour les fins de cette discussion, il sera intéressant de considérer trois thèmes généraux sur lesquels s'entendent la plupart des théories de l'idéologie. J'aborderai brièvement chacun de ces thèmes, en apportant quelques exemples qui ne seront ni assez nombreux, ni assez variés pour étayer une démonstration.

Pour les théories, l'idéologie est le sens, la valeur, la signification, la conscience, l'interprétation d'objets et d'événements ou d'ensemble d'objets et d'événements par et pour un sujet ou un ensemble de sujets. L'idéologie comporte un mode quelconque de relation entre objet, événement et sujet dont les effets sont diversement qualifiés de connaissance, méconnaissance, reconnaissance, projection, idéalisation, formalisation, construction, distorsion, renversement, etc., de l'objet ou de l'événement par le sujet. Ce vaste et vague terrain d'entente théorique est aussi un champ de bataille. Enjeu principal du débat: le mode de relation, d'articulation dans l'idéologie, du signifié et du signifiant et, par conséquent, la mode d'explication, d'analyse et d'interprétation de ce rapport. La terminologie des définitions employées par les théories de l'idéologie permet de constater que cette relation entre les diverses parties en cause dans l'idéologie, si on peut dire, se prête à de multiples interprétations: l'idéologie-reflet, l'idéologie-travail, l'idéologie-effet, l'idéologie-représentation, l'idéologie-pratique, l'idéologie-procès, l'idéologie-structure, l'idéologie-valeur, l'idéologie-signe, l'idéologie-langage, l'idéologie-écran, l'idéologie-voile, l'idéologie-définition, l'idéologie-vision, l'idéologie-croyance ...

On doit remarquer que les théories succombent aisément à la tentation de résoudre la dichotomie signifiant-signifié (et du même coup, le problème théorique du mode d'interaction entre les deux éléments et le problème méthodologique du mode d'interprétation de ces éléments), en supprimant subrepticement l'un ou l'autre des deux termes. Subrepticement, j'insiste, car le tour est si habile que l'opération passe toujours inaperçue. De sorte que c'est bien plutôt dans le travail même de l'interprétation auquel se livrent les théories que dans les principes méthodologiques qu'elles énoncent qu'on parvient à débusquer les diverses formes du monisme et du déterminisme, qu'elle soient matérialistes ou idéalistes. En effet, les théoriciens sont d'habitude des gens bien élevés, suffisamment informés de ce qui se fait et de ce qui ne se fait pas, en matière philosophique. Aussi, chacun ne manque-t-il jamais de récuser d'abord, comme une grossièreté inadmissible, le mode de réductionnisme auquel il va s'abandonner ensuite. Ainsi, dans les sciences humaines, les principes matérialistes et idéalistes explicites sont, à l'heure actuelle, quasi introuvables, cependant que le matérialisme et l'idéalisme sont bien vivants et poursuivent de concert un laborieux travail d'éborgnement de la pensée. Tout le monde prétend regarder avec ses deux yeux mais chacun ne voit que d'un oeil.

L'interprétation idéaliste dissout l'objet de l'idéologie dans sa signification, sa valeur ou sa représentation. L'objet bascule dans le néant sous l'impulsion du sens que, supposément, l'idéologie lui confère. On trouve des illustrations brillantes et variées de ce procédé chez des penseurs d'obédience théorique différente par ailleurs et dont les champs d'intérêts sont très dissemblables. Ainsi, dans les courants français des sciences humaines, chez Touraine, Lefort, Kristeva, Faye, Dumont, pour n'en nommer que quelques-uns. En Europe et aux États-Unis, chez les représentants de la théorie et de la méthode dite interprétative, croisement complexe de filiations phénoménologiques, herméneutiques et existentialistes dont les objets privilégiés sont souvent du domaine de la religion. Dans le marxisme, chez les penseurs de la tradition lukácsienne et hégélienne, dite hégéliano-marxiste. De même, chez les représentants marxistes, freudiens et autres de divers structuralismes plus ou moins explicites. Les conceptions idéalistes de l'idéologie se présentent souvent les armes à la main, menant la lutte contre l'empirisme, à laquelle, il faut l'avouer, il est toujours gênant de ne pas se rallier. Elles ont aussi la fâcheuse habitude d'adopter, dans bien des cas, une terminologie qui introduit une sorte de matérialité sémantique dans l'idéalisme des concepts. Ainsi, des notions ambiguës comme celles de pratique (idéologique), de matériau (idéologique), d'ancrage (idéologique), etc. Enfin, les conceptions idéalistes aiment se draper dans des déclarations d'intentions morales, inspirées de l'humanisme marxiste, libéral ou chrétien, qui laissent croire que l'idéalisme assume le sauvetage du sujet qu'il écrase, en réalité, sous le poids de la conscience réifiée.

Dans l'interprétation matérialiste de l'idéologie, c'est le sens qui est rabattu sur l'objet et dissous en lui. Ou, pour employer une autre métaphore, c'est la conscience elle-même qui s'envole en fumée, privée d'efficace, de substance et de pesanteur. Du sujet, singulier ou pluriel, ne subsiste que le cadavre décapité. On peut distinguer actuellement deux variantes importantes de cette forme de réductionnisme: l'économisme et le psychologisme, qui ont d'ailleurs tendance à se fondre l'une dans l'autre, dans les profondeurs de leur incon-scient. Au sein de cet univers théorique, si le marxisme dit orthodoxe détient une sorte de privilège d'ancienneté, il faut souligner qu'il a des concurrents sérieux: non seulement les behavioristes traditionnels et les néo-naturalistes, mais aussi les mystérieux courants récents issus paradoxalement du structuro-fonctionnalisme parsonien et de l'historico-fonctionnalisme wébérien, frottés de fraîche date à l'althussérianisme. Ceux qui croient que je plaisante n'ont qu'à se mettre temporairement à l'école de la jeune sociologie de gauche américaine, anglaise et allemande. Il appert donc que le matérialisme se porte bien. Il a pour lui le sens commun, c'est-à-dire les évidences les plus superficielles et les plus grossières de l'idéologie dominante dans la société capitaliste actuelle, si on veut bien me pardonner l'expression. (Par exemple, l'argent et le sexe mènent le monde!) L'idéalisme, il faut le dire aussi, a pour lui d'autres évidences de l'idéologie dominante mais plus raffinées, plus circonstanciées, moins populaires. (Par exemple, les idées mènent le monde!) Naturellement, le matérialisme a également pour lui la bonne conscience politique, je veux dire la conscience de gauche. Enfin, sur la scène théorique, il apparaît souvent auréolé de l'éclat prestigieux bien qu'un peu terni de la dialectique dont il se réclame à tout propos, bien qu'il la confonde la plupart du temps avec la gymnastique.

Entre ces deux versions du monisme et du déterminisme dans la science sociale contemporaine, le débat comme je l'ai signalé, est d'ordre méthodologique au sens large et il engage aussi des principes proprement théoriques quant à la nature du fait social en tant que fait de signification, rapporté au sujet ou à l'objet de l'idéologie. Cependant, il n'est pas aisé de mettre à jour ces positions théoriques, qu'il s'avère impossible de démêler d'avec divers présupposés philosophiques, implicites et confus. Ces présupposés pourraient bien être, en définitive, le véritable enjeu du débat. En effet, la logique qui se cache sous l'argumentation réciproque des tenants du matérialisme et de l'idéalisme, ramène ce débat explicite sur la primauté du signifiant ou du signifié, de l'objet ou du sens, à une opposition implicite sur la question de la matérialité ou de l'idéalité de l'objet et du sens. Cette opposition recouvre, à son tour, un désaccord plus profond portant sur la réalité ou l'irréalité de l'objet et du sens. En dernière analyse, le sujet de toute cette controverse est la vérité ou la fausseté du sens, des croyances, des idées, de la pensée. Découverte qui nous ramène à l'hypothèse qui a été le point de départ de cet examen des théories de l'idéologie, selon laquelle celles-ci représentent une version pseudo-théorique de la quête métaphysique de la vérité. Je n'insisterai pas sur ces aspects philosophiques du débat théorique au sujet de l'idéologie. J'épargnerai également aux auditeurs et aux lecteurs la démonstration, peu édifiante pour des philosophes, des postulats idéalistes de la version matérialiste des théories de l'idéologie et des présuppositions empiristes de sa version idéaliste. En effet, chacun se doute bien qu'un débat aussi interminable et stérile que celui-là doit reposer sur une complicité profonde dans le malentendu.

Ceci m'amène à aborder le second point d'entente des théories de l'idéologie, entente relative à l'objet supposé de la théorie. Il semble manifeste que celui-ci se présente sous des formes variées, au sein desquelles les théoriciens distinguent, en gros, de l'idéologie et des idéologies. De l'idéologie d'abord, rapportée à l'univers social vaste et général de la signification, du signe, du symbole, de la représentation, de la croyance, etc. : ce à quoi font référence les catégories de culture, de vision du monde, de conscience de classe, de con-science collective, etc. Donc, en quelque sorte, la matrice d'un discours qui, par ailleurs, se présente également dans des formes plus spécifiques, celles des idéologies. Il s'agit, dans ce second cas, d'idéologie restreinte et particulière, désignée et définie soit par la nature de son propos, par ce dont elle parle (par exemple, le libéralisme, le fascisme, le nationalisme), soit par le lieu d'où elle parle, le champ de son discours (par exemple, l'idéologie politique, religieuse, scolaire, l'idéologie des «mass media», etc.). Sommes-nous en présence d'une distinction, d'une différence entre le tout et la partie, le modèle général et des exemplaires particuliers, le moule et ses produits, le système et ses coordonnées internes, l'ensemble et ses éléments constituants, le matériau et ses multiples confections, ou s'agit-il plutôt de discriminer des niveaux et des strates, des couches de l'idéologie, ou encore des compartiments, des secteurs, des zones, des régions, des quartiers de l'idéologie? On peut aussi se demander selon quelles modalités les relations entre ces instances ou ces formes de l'idéologie peuvent être conçues. Faut-il imaginer des principes d'interaction inductifs, déductifs, systématiques, hiérarchiques, expressifs, dialectiques ou autres? Sur toutes ces questions, au-delà de l'intuition générale d'une variété, d'une «multidimensionalité» dans l'idéologique, les théories de l'idéologie n'ont pratiquement rien à dire.

Pourtant, il me semble que ces questions indiquent la voie d'une réflexion théorique féconde sur l'idéologie, qui peut permettre de soumettre celle-ci à l'analyse critique. Par opposition aux spéculations qui visent à juger de la raison de l'idéologie, je définis l'analyse critique comme un décryptage qui sert à comprendre ce que dit l'idéologie et ce sur quoi elle fait silence, à qui, de quoi, où, comment et au nom de quoi parle l'idéologie et quand, comment elle se tait. Cette approche doit s'appuyer sur l'examen des questions relatives aux formes et aux objets du discours et des discours de l'idéologie, aux lieux et aux champs de ces discours, de même qu'aux relations et aux configurations qui s'établissent entre ces formes, ces objets, ces lieux.

Pour illustrer ce type d'approche théorique, je citerai quelques thèmes du questionnement de Marx sur l'idéologie. Ce qui surprendra peut-être, sachant que Marx n'a pas produit une théorie de l'idéologie comme telle, ce qu'on déplore fréquemment. Pourtant, toute son oeuvre apparaît, à bien des égards, comme un travail sur l'idéologie: un effort titanesque, du point de vue de la critique, pour «découvrir», «soulever», «percer», «déchirer le voile de la société bourgeoise», expressions qui reviennent constamment sous sa plume, de la jeunesse à la maturité. Les angles et les points d'attaque de cette critique sont multiples. Dans L'Idéologie allemande et d'autres oeuvres de jeunesse, c'est au cœur de la philosophie, de la théologie et du droit qu'il tente de débusquer l'idéologie: «langage de la vie réelle», «image renversée» de l'activité politique et économique, «nuage autour du noyau terrestre»; ainsi, dans le langage, «conscience réelle, pratique», dans le pouvoir, la propriété des «moyens de la production intellectuelle» qui fait que «les pensées de la classe dominante sont à toutes les époques, les pensées dominantes». Plus tard, dans ces modèles d'analyse critique que représentent les travaux dits politiques, tels Le Dix-huit Brumaire, La Lutte des classes en France et autres, Marx dénonce l'idéologie: cette «tradition des générations mortes qui pèsent... sur le cerveau des vivants», il la tourne en ridicule; ce «déguisement que les hommes empruntent pour paraître sur la scène de l'histoire», il la dissèque sous la forme de la conscience et de l'inconscient des classes et des fractions de classes, des partis, du personnel et des chefs politiques. Dans Le Capital, que Marx, n'en déplaise à plusieurs, n'a jamais intitulé «pour une économie marxiste» mais plutôt «Pour une analyse critique de la production capitaliste», le ressort de l'économie capitaliste est découvert dans les mécanismes idéologiques de la fétichisation de la force de travail et du produit du travail. Et c'est en tant que le capitalisme est médiatisé par les motivations, les décisions et les attitudes des individus de la bourgeoisie dont «la conscience ne reflète que les besoins du capital» et qu'il est, à un autre niveau, formulé et formalisé dans le système de l'économie politique dont les «catégories sont vraies tant et aussi longtemps que le capitalisme subsiste», que ce mode de production est reconstruit théoriquement par Marx, à partir d'un concept critique de l'échange et de la valeur.

Si Marx avait eu en sa possession une théorie de l'idéologie, s'il avait disposé d'une théorie marxiste de l'idéologie, par exemple, je me demande s'il aurait eu la liberté et l'audace de parcourir comme il l'a fait toutes les avenues de ce cheminement dans l'idéologie et dans les idéologies de la société bourgeoise, jusqu'à oser même poser cette fabuleuse question qui conclut l'Introduction générale à la critique de l'économie politique: pourquoi «l'art grec et l'épopée nous procurent-ils encore une jouissance artistique»? Question dont il sent d'ailleurs qu'elle menace l'équilibre de sa théorie de l'histoire et à laquelle il ne donne qu'une réponse médiocre. Peu importe que Marx ait cru dans sa jeunesse et, qui sait, jusqu'à la fin de sa vie, que se cachait derrière le voile de la société bourgeoise, une vérité de la société bourgeoise autre que celle du voile. Peu importe pour nous, car c'est bien moins cette voie du tourment métaphysique qu'il nous a ouverte que celle de la critique qui n'interprète le monde, le sens, que pour autant qu'elle le transforme: projet qu'il formule dans la onzième des Thèses sur Feuerbach et qui inspire l'ensemble de son oeuvre. Fort mal comprise, à cet égard, comme en témoigne l'affligeante polémique dans l'exégèse du marxisme, qui oppose un Marx scientifique à un Marx révolutionnaire et humaniste. Il faut dire que le laborieux forage, le dangereux dynamitage des galeries et des tranchées obscures du sens - qu'on le nomme pensée, langage, conscience, mythe, science, doctrine, opinion ou autre répugnent aux théoriciens de l'idéologie parce qu'ils soupçonnent, avec raison, que de ces expéditions souterraines, on ne remonte jamais à la pleine lumière de la vérité. Or, je l'ai dit, c'est de la vérité que s'occupent presque exclusivement les théories de l'idéologie.

Aussi, ne saurait-on s'étonner de ce qu'elles s'entendent -et c'est là le troisième sujet de leur consensus - à observer, bien aisément d'ailleurs, que l'idéologie légitime sa prétention à la vérité, au-delà des contradictions qui la déchirent, en invoquant un principe transcendant, fondateur du sens: Dieu, le Bien, le Beau, la Raison, l'Ordre... Pour certains théoriciens, la forme que revêt ce principe transcendant permet de départager le mythe, la religion et l'idéologie. On frôle ici, non sans danger, la conception d'une idéologie primitive et irrationnelle, s'opposant à une idéologie raisonnable et civilisée. Nonobstant ce problème, la question primordiale de la vérité et de l'erreur de l'idéologie est résolue par la théorie de la même façon que par l'idéologie, en recourant à un principe, un fondement transcendant. C'est l'irrésistible chute dans l'abîme de la métaphysique dont je me suis émue dès le début de cet exposé.

Je n'insisterai pas sur la variété des formes transcendantes que revêt la vérité, dans la théorie de l'idéologie; j'en énumérerai quelques-unes sans souci d'exhaustivité. La Science, pour plusieurs théoriciens marxistes, de Engels à Althusser et pour la majorité des représentants de différents courants du positivisme dans les sciences humaines. De même, la Conscience collective, la Rationalité et le Sujet historiques pour Durkheim, Weber, Parsons, Touraine et d'autres. L'Instituant pour Lefort et Castoriadis; la Loi pour Lacan. Et j'en passe: la Structure, le Système, l'Esprit, la Nature, le Corps, le Maître ... Ces entités ont une nature et des propriétés transcendantes communes. En revanche, le point d'ancrage de cette transcendance peut être situé dans l'individu aussi bien que dans la collectivité, dans la classe ou dans le parti. Autrement dit, la transcendance se déguise tour à tour en raison commune ou individuelle en raison historique ou naturelle, en raison subjective ou en raison d'État. Rien ne distingue les êtres transcendants qui fondent la théorie de ceux qui fondent l'idéologie, hors le niveau et les termes du langage qui les décrit. Le trajet parcouru est donc circulaire: il va de la métaphysique de l'idéologie à la métaphysique de la théorie et revient à la première. D'ailleurs, le sens de cette démarche est de plus en plus explicite. Jadis, les théoriciens des sciences humaines maquillaient soigneusement les catégories métaphysiques de la théorie en leur contraire. Maintenant, ils affichent leurs obsessions de méta-physiciens, la profession redevenant à la mode.

La critique est la seule authentique science (et théorie) de l'idéologie. Critique du langage et de ses discours; subversion du pouvoir du signifiant et ainsi du pouvoir comme tel, dans ses multiples formes, en ses différents lieux et sous ses diverses figures - pouvoir de la classe dominante, pouvoir de l'État, pouvoir du sexe masculin, pouvoir des nations développées, etc. Je pense avec Marx que l'oppression est la clé de l'existence sociale et qu'elle se présente, dans «le cerveau des vivants», comme une énigme à décrypter: celle du sens, de la conscience, de l'idéologie. Althusser a rappelé brillamment ce que d'autres avant lui ont remarqué: que l'idéologie produit l'agent social dans les formes de son assujettissement. Cependant, les procès de la production sociale ne sont pas circulaires; ils procèdent à leur transformation et de leur transformation. Aussi, le sens est-il, pour le sujet, assujettissement et résistance à l'assujettissement. En d'autres termes, si l'évidence, la certitude, le voile et l'aveuglement sont l'endroit de l'idéologie, le doute, l'interrogation, la critique et la subversion en sont l'envers. Ces procès, qu'on pourrait qualifier de critiques ou de subversifs, ne sont pas externes, extérieurs au sens, au langage et à la conscience, pas plus qu'ils ne sont extérieurs aux procès de la production et de la transformation sociales. Ces procès sont inhérents au mouvement dialectique du sens, du langage et de la conscience en tant que dimensions de l'existence sociale. Althusser semble oublier que le procès de l'idéologie, pour être «sans sujet ni fin», n'en est pas moins dialectique et qu'il génère ainsi les conditions de sa propre révolution. Il s'agit moins d'un oubli de la part d'Althusser que d'une incapacité de penser le potentiel révolutionnaire de l'idéologie, une fois qu'il a réduit celle-ci à la méconnaissance et à l'erreur et qu'il a transféré toute vérité possible au parti, ce dernier étant dépositaire de la science du social sous les espèces transcendantes du matérialisme historique. Dans cette perspective, il devient également impossible de penser la capacité révolutionnaire des classes, des groupes, des individus exploités et dominés. On ne peut que les inviter à se départir d'eux-mêmes pour s'assujettir à la vérité transcendante, dans ce cas au pouvoir du parti via le pouvoir de la théorie.

À l'encontre de cette perspective, je pense que malgré tout, la conscience aveugle, fausse, mauvaise et aliénée, est le moyen de sa propre libération, dans et par la critique. Cette critique est nécessairement pratique: transformation des conditions de son aliénation. Elle est aussi nécessairement «interne», c'est une «autocritique», car le sujet ne peut se départir de lui-même que dans l'au-delà de la mort, physique ou imaginaire. En effet, si le sens est produit dans l'idéologie, le sujet ne peut être tel que dans l'idéologie, sous sa domination et dans la résistance à cette domination. Le dehors de l'idéologie n'est que silence, vide et, pour la conscience, absence d'elle-même et du monde. Or, le pouvoir qui interpelle l'agent social et ainsi le constitue en sujet, comme l'affirme Althusser, ne cesse en outre de le hanter, de le tenter en l'invitant, en lui ordonnant de renoncer à lui-même: à la pensée et au désir, en autant qu'ils ne sont vécus que dans l'impuissance et l'inassouvissement. En échange, le pouvoir lui offre de posséder ce monde qui, jusque-là, lui échappait, de saisir le sens qui jusque-là le possédait. C'est le leurre, je l'ai dit, de la métaphysique au plan de la théorie; c'est aussi le leurre des autres fuites de l'esprit et du corps hors d'eux-mêmes: dans la violence, dans l'obéissance, dans la folie, dans la mystique...

Pour échapper à ce leurre, le sujet doit renoncer au pouvoir et pour cela apprendre à reconnaître en lui cette voix du pouvoir qui peuple la solitude et trompe le silence. Peut-être alors lui devient-il possible de réinventer la vie dans un langage renouvelé qui ne cherche plus de repos qu'en son mouvement, de fondement qu'en sa précarité, de vérité qu'en son incertitude. Impression que je voudrais illustrer, en guise de conclusion, par quelques vers d'un poème de l'écrivain américain Adrienne Rich, que j'ai traduits librement:

Nulle n'a survécu pour parler Une langue nouvelle, sans éviter: L'arrache-ment à une force ancienne qui la rivait Dans une terre ancienne Le point ultime d'une solitude absolue Où elle-même et toute créature Semblaient pareillement éparses, sans consistance, son cri à jamais sans réponse. Mais nous avons toujours été ainsi Déracinés, disloqués: C'est de le savoir qui seul importe (1).


(1) A. RICH, The Dream of a Common Language, New York, Londres, W.W. Norton & Co., 1978.

Retour à l'auteur: Nicole Laurin-Frenette, sociologue, Université de Montréal Dernière mise à jour de cette page le Dimanche 12 septembre 2004 14:34
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue.
 



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